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L’État prédateur contre la Sociale (II): La Grande Guerre

L’État prédateur contre la Sociale (II): La Grande Guerre

En France, les institutions de protection sociale connaissent des transformations majeures en lien avec la Première Guerre Mondiale. Ces circonstances modifient notamment la conception de l’intervention de l’État. Mais elles permettent aussi à d’autres acteurs d’impulser une redéfinition des obligations et des droits des différents groupes sociaux, dans le cadre de la participation à l’effort de guerre.

Interventionnisme étatique

Voir L’État prédateur contre la Sociale (I) : la CommuneDans la période qui court de la fin du 19è s. au début des hostilités, l’idée qui l’emporte dans le champ politique est celle du non-interventionnisme étatique, dans le domaine social. Si l’État finit par adopter une attitude dite « providentielle », c’est avant tout parce qu’il se trouve confronté à une guerre totale.

A ce titre, il a besoin non seulement de soldats en nombre et en bonne santé, mais aussi d’adultes civils pour assumer l’effort de guerre, ainsi que d’enfants qui seront, dans le futur, appelés à remplacer les uns et les autres. Pour ce faire, la création, dès juillet 1914, de l’impôt sur le revenu dote l’État de nouvelles capacités d’intervention.

Identification des ayants droit

Dès le début du conflit, une question émerge dans les débats publics. Il s’agit d’identifier les catégories de population auxquelles la collectivité doit apporter son aide, dans le contexte de la guerre. Les ayants droit naturels sont les combattants. Viennent ensuite les victimes liées à ces premiers (leurs veuves et orphelins), mais aussi les victimes civiles collatérales et l’ensemble de la population engagée sur l’autre front de la guerre, celui de la production industrielle, minière, agricole…

A. Rasmussen, Protéger la société de la guerre: de l’assistance aux « droits sur la nation », Revue d’histoire de la protection sociale, 2016/1, n°9Pour l’historienne Anne Rasmussen, un nouveau système de réciprocité fondé sur l’échange de droits et de devoirs se met en place entre la nation et ceux qui participent à sa défense ou qui subissent les conséquences directes du conflit. La guerre est envisagée comme un risque social qui rend obsolète le statut d’assisté. La protection sociale d’hier qui était assumée par la charité devient un dû.

Les combattants : dons et contre-dons

Au premier rang des ayants droit de l’État social s’avancent les combattants. Depuis 1905 et la loi dite « Loi des deux ans », la conscription s’impose formellement à toute la population adulte et masculine. Cette dernière doit se former à l’usage des armes et exposer sa vie sur les champs de bataille. En contre-partie de l’accomplissement de leur devoir, ces hommes acquièrent des droits.

Avec la première guerre mondiale, l’obligation de solidarité de la nation avec les combattants « qui ont payé le prix du sang » acquiert un caractère d’évidence impérieuse. Ainsi, dans son Rapport sur le placement des mutilés de guerre (Paris, 1919), Grinon évoque la « dette sacrée » que l’État a contracté auprès de ces derniers et qu’il n’a pas le droit de renier. Aux blessés, la collectivité doit des soins. A ceux qui tombent dans la gène ou le besoin au retour du front, elle se doit d’apporter aide et assistance.

Ce système de réciprocité peut être représenté sous la forme d’un échange de dons et de contre-dons. Dons du « sang », d’un membre mutilé, de la santé…, contre-dons du soin, de la pension, de l’emploi au titre d’invalide de guerre, du statut d’ancien combattant… Cet échange connaît un troisième temps. Les anciens soldats bénéficiaires de la protection sociale sont à leur tour requis du devoir de se réinsérer dans la collectivité au bénéfice de tous.

Les veuves: assistées et subordonnées

La réalité de la guerre totale nécessite d’élargir la prise en compte des risques militaires à la population des victimes, constituée des ayants droit des combattants et des victimes collatérales. Cette conception s’appuie sur l’idée d’une dépendance réciproque entre tous les groupes sociaux constitutifs de la nation en guerre. Cette dépendance réciproque implique une répartition collective de la charge des biens publics bénéficiant à tous. L’action sociale est ainsi renforcée dans les domaines du soin, du logement, de l’éducation et de l’accès au travail, considérés comme des besoins impérieux.

A titre d’exemple, la politique dédiée aux veuves de guerre se construit progressivement. Le système d’assistance est d’abord fondé sur des œuvres de bienfaisance. Puis il passe sous le contrôle de l’État et de ses Offices nationaux en 1920. Toutefois, le statut des veuves au regard de la protection sociale est différent de celui des anciens combattants. Elles restent des assistées secondaires et subordonnées. Ce qui leur vaut un secours, c’est leur statut de mères d’orphelins et donc, au premier chef, l’intérêt des enfants.

A leur égard, l’aide sociale est conçue dans un cadre qui limite leur autonomie. Leurs choix de vie ou professionnels sont soumis à une évaluation morale. Ils doivent être jugés compatibles avec les intérêts présupposés de leurs enfants.

Les ouvriers: mobilisation et initiatives municipales

Sur le front de l’économie de guerre, la mobilisation industrielle a pour effet de conférer aux ouvriers des capacités accrues de revendication et d’action collective. Leur participation à l’effort de guerre permet de redéfinir les droits et les obligations des différents groupes sociaux, dans la vie de la collectivité.

Dans les grandes agglomérations industrielles (Paris, Lyon, Marseille, Tours, Bourges…), les municipalités créent des offices publics d’habitations à bon marché, des dispensaires, des restaurants populaires… Ces initiatives locales constituent une étape intermédiaire, entre les institutions paroissiales et charitables traditionnelles et les futurs programmes sociaux qui vont être conduits à l’échelle nationale.

Pluralité d’acteurs et dépendance réciproque

La construction de la protection sociale au cours de la Grande Guerre n’est pas uniquement la résultante de l’initiative d’un État « providence ». Elle intègre une pluralité d’acteurs sociaux. L’histoire des politiques sociales n’est donc pas seulement impulsée d’en-haut. Tous les acteurs concernés y prennent part.

Le contexte particulier de la guerre totale a permis de mettre au premier plan l’idée d’une dépendance réciproque entre tous les groupes sociaux constitutifs de la nation et donc d’affirmer la nécessité de la répartition collective de la charge des politiques de protection sociale. C’est seulement après la Seconde guerre mondiale que ce principe renouera avec la tradition du « bien être citoyen » ou de la Sociale, avec la création du Régime général de la Sécurité Sociale.

© Gilles Sarter

→ L’État prédateur contre la Sociale (I): La Commune

→ L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu (1946)

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L’État prédateur contre la Sociale (I): la Commune

L’État prédateur contre la Sociale (I): la Commune

L’histoire de la protection sociale en France mérite une relecture à la lumière de l’opposition entre l’État prédateur et la Sociale ou citizen welfare (bien-être des citoyens).

L’État prédateur contre la Sociale

D’une part, la protection sociale organisée par l’État naît à la veille de la première guerre mondiale, pour répondre à des besoins liés à la guerre totale, notamment le besoin démographique. D’autre part, la protection sociale est aussi l’héritière d’une tradition centrée sur l’auto-gouvernement de la population. A ce titre, l’origine de la Sociale remonte à la Commune de Paris (1871). Mais elle prend toute sa dimension avec la création du régime général de sécurité sociale, en 1946.

P. Batifoulier, N. Da Silva, M. Vahabi, La Sociale contre l’État providence, CEPN, Document de travail n°2020-01, Axe Santé Société Migration Depuis cette date, l’histoire de l’État prédateur concerne le mouvement d’appropriation du bien-être citoyen autogéré. Dans cette perspective, une succession de contre-réformes est engagée dès 1947. Ce processus d’étatisation de la Sociale, en plus de constituer un mouvement de dé-démocratisation et de désolidarisation s’accompagne de la marchandisation croissante des services et des prestations de protection sociale (privatisation des soins, des pensions de retraites, des assurances maladies…).

L’État obéit à une logique prédatrice, dans la mesure où il favorise les régressions sociales. L’État prédateur mène des politiques qui permettent aux intérêts privés de se renforcer, tout en délitant le pacte social.

La Question Sociale

Sous l’Ancien Régime, la protection sociale – envisagée comme un ensemble d’institutions, permettant d’assurer la survie des individus en incapacité de le faire par leur propres moyens – est assurée par les communautés de vie et de travail (familles, communes ou villages, corporations) ainsi que par la charité (généralement organisée par l’Église).

Le développement du mode de production capitaliste, l’urbanisation et la croissance démographique déstructurent les modes de protections antérieurs. Les solidarités familiales et villageoises commencent à se décomposer. Les corporations sont interdites. La charité chrétienne perd de son allant. La désolidarisation et la dégradation des conditions de vie des populations ouvrières et urbaines deviennent le sujet central d’un débat public. C’est la « Question Sociale ».

En réponse à cette Question, l’État adopte une position non-interventionniste. L’  « objection libérale » (H. Hatzfled) à l’intervention étatique s’appuie sur un argument économique (l’aide a un effet désincitatif sur l’offre de travail) et sur un argument juridique (l’obligation d’assister entraîne le droit d’assistance).

Les mutuelles ouvrières

De leur côté, les ouvriers s’organisent en mutuelles ou mutualités qui visent principalement à garantir des salaires en cas de maladie et le paiement des frais funéraires. Tant que les syndicats sont interdits (jusqu’en 1884), les mutualités deviennent aussi des structures semi-clandestines d’organisation de la lutte ouvrière. L’un des enjeux forts est la constitution d’un salariat en opposition avec sa définition capitaliste. Contre le salaire comme prix de la force de travail, les ouvriers militent pour le droit au statut de producteur et la responsabilité des capitalistes face aux aléas de la production.

Bien qu’affichant une posture libérale, l’État cherche en permanence à contrôler ces mutuelles. C’est ainsi qu’il crée le statut de « mutuelle approuvée ». Ces mutuelles approuvées bénéficient de subventions en échange de leur mise sous-tutelle politique. La direction en est assurée par des clercs nommés par les maires ou les préfets.

La Commune et la naissance de la Sociale

Avec la révolution de 1871, les institutions de protection sociale connaissent une avancée significative. L’État se montrant incapable de résoudre les problèmes résultants de la guerre contre la Prusse, la population parisienne conteste sa légitimité et lui oppose l’auto-gestion sous la forme d’un Conseil de la Commune de Paris. Les premières mesures qui sont prises (28 mars 1871) concernent plusieurs mesures sociales : moratoire sur les loyers et les dettes, fin des poursuites contre les endettés insolvables, réquisition de nourriture, réquisition de logements vacants, création d’une pension pour les blessés, les veuves, les orphelins…

De manière générale, le projet politique et économique de la Commune exprime de nouvelles modalités d’organisation d’antiétatique et dans une certaine mesure anticapitaliste. Elle invente la Sociale ou le citizen welfare. Le « bien-être citoyen » se caractérise par deux éléments. Premièrement, la distribution d’une protection contre les risques sociaux. Deuxièmement, l’auto-gestion ou l’auto-organisation démocratique des citoyens.

La première tentative de construction de La Sociale en France fait long feu. La répression conduit rapidement aux massacres de la « semaine sanglante », à la destruction matérielle et symbolique des institutions de la Commune. La IIIè République se construit largement en opposition avec ses dernières.

Jusqu’à la veille de la première guerre mondiale, l’État refuse de mettre en œuvre des politiques de protection sociale. Cette position va évoluer sous l’effet de la guerre totale de 1914-1918.

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→ L’État prédateur contre la Sociale (III): La Sécu (1946)

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Un Régime Politique de la Réflexion Collective

Un Régime Politique de la Réflexion Collective

John Dewey définit la démocratie comme étant le régime politique de la réflexion collective. Ce régime représente la meilleure forme de gouvernement possible puisque les citoyens résolvent eux-mêmes, les problèmes politiques, sociaux ou économiques qui les concernent.

Principe anarchique de la démocratie

Jacques Rancière (La Haine de la Démocratie, 2005) rappelle qu’à l’origine, le projet démocratique repose sur la volonté des Athéniens d’établir une société dans laquelle toutes les formes de despotismes et de privilèges sont abolies. Le principe anarchique, présent dans la pensée grecque d’avant Platon, dévalue tous les titres qui autorisent un individu ou un groupe à exercer le pouvoir de gouverner.

La démocratie abolit le pouvoir des vieux sur les jeunes, des biens nés sur les gens de rien, des plus riches sur les moins riches, des savants sur les ignorants…

En généralisant le tirage au sort et en discréditant les anciens titres à gouverner, le régime démocratique s’affirme comme le pouvoir des « sans part ». La démocratie est le gouvernement de ceux qui n’ont pas de propriété ou de titre à gouverner.

Oligarchie élective

Du 19è au 21è siècle, c’est un autre modèle politique qui tend à s’imposer sous le nom de démocratie, dans les pays d’Europe occidentale et en Amérique du Nord. Ce modèle refoule l’anarchie constitutive du gouvernement des « sans part ».

Dans sa conférence de 1918, sur « La politique comme vocation », Max Weber donne à ce régime le nom d’« oligarchie élective ».

Les citoyens y sont dessaisis du droit d’exercer collectivement le pouvoir de gouverner, celui-ci étant délégué à des représentants.

Cette désappropriation politique marche « main dans la main » avec la désappropriation économique. Dans ces deux sphères de l’activité sociale, la compétence et la décision appartiennent aux élites électives et aux propriétaires.

Le régime de l’oligarchie élective (Max Weber) ou du principat démocratique (André Tosel) garantit, dans certaines limites, des formes de liberté individuelles et collectives, une représentation parlementaire et une articulation des pouvoirs constitutionnels. L’organisation en partis concurrentiels et le recours à des élections permettent de faire émerger une majorité dirigeante qui prend le commandement de l’appareil d’État. Les citoyens sont supposés choisir en connaissance de cause ceux qui vont gouverner en leur nom. En toute logique, ils doivent donc se soumettre au verdict des urnes, entre deux élections.

Espace public

Avec sa conception de la démocratie comme régime de réflexion collective, John Dewey (Le public et ses problèmes) propose de renouer avec la conception originelle de la démocratie. A cette conception est associée l’idée d’espace public.

L’espace public est le lieu où s’effectue la réflexion sur les problèmes ou enjeux collectifs. On peut le comparer à une grande communauté de recherche expérimentale.

Les citoyens examinent les conditions sociales de leur coexistence pacifique. Ils développent une vision commune de ce qui mérite d’être désiré et poursuivi, sur le plan collectif.

Les conditions de réalisation de l’espace public reposent sur l’échange d’opinions libres et non contraintes. Elles se prolongent par l’absence de toutes limitations à l’exercice de la souveraineté populaire. Les décisions adoptées collectivement sont impérativement mises en application. Les responsabilités de l’appareil bureaucratique d’État se limitent à l’organisation de l’espace public, à la facilitation des expressions individuelles et à la mise en œuvre des décisions collectives.

Dès lors que les activités de réflexion et de délibération ne se déroulent pas selon des conditions qui garantissent une participation libre et égalitaire, les actions entreprises par l’État au nom du peuple souffrent d’un manque de légitimité démocratique.

Medium de communication

Sur le plan pratique, dans les petites communautés, l’espace public est un lieu occupé physiquement par les membres de la collectivité : place du village, maison du peuple, assemblée de citoyens, agora… Dans les collectivités très étendues, comme dans nos sociétés organisées en États-nations, tous les participants ne peuvent pas se rencontrer en un même lieu.

L’espace public prend la forme d’un ensemble de processus et de moyens de communication.

Dans la mesure où il mobilise l’intelligence collective, le régime de la réflexion fonctionne d’autant mieux qu’un nombre plus grand d’individus est inclus dans les processus de délibération et de décision. La principale condition d’un bon fonctionnement de l’espace public concerne donc l’art d’organiser la communication et de permettre une libre circulation des idées.

Il incombe aux médium de grande diffusion de garantir cette circulation. La télévision, les sites internet, la radio, les journaux doivent diffuser des informations qui permettent aux citoyens de définir leurs attitudes individuelles, en regard de l’état de la société. Ces informations doivent être objectives et sociologiquement éclairantes, pour que les individus prennent conscience des suites collectives qu’impliquent leurs décisions et leurs actions individuelles.

Trois conditions de réalisation de la démocratie

Si John Dewey parle d’art d’organiser la communication c’est qu’il faut une grande habileté pour permettre à chaque personne d’apporter, dans la délibération publique, ses propositions d’amélioration de la vie collective.

Seul mérite le nom de démocratie un état de coopération exempt de contraintes, autres que celles que les participants se donnent collectivement. 

Voir tous les articles relatifs au thème de la démocratie et du pouvoir socialCet état ne peut être accompli que sous trois conditions : que les medium de communication mettent à la disposition de chaque individu les connaissances utiles au traitement des problèmes collectifs ; que chaque participant puisse apporter librement et égalitairement ses propositions d’amélioration de la vie de la communauté ; que les décisions prises collectivement soit effectivement mises en œuvre.

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Institution, Règle, Pouvoir

Institution, Règle, Pouvoir

Qu’est-ce qu’une institution ? Comment s’impose-t-elle aux individus?

Conception holiste

Nous devons à  Marcel Mauss et Victor Fauconnet (Sociologie, 1901) une définition des institutions qui est devenue classique en sciences sociales. Adoptant la perspective holiste d’Émile Durkheim, les deux sociologues posent que les institutions sont des ensembles d’actes établis, que les individus trouvent « devant eux » et qui s’imposent plus ou moins à eux.

Ainsi compris, le terme « institution » peut servir à désigner différentes réalités : coutumes, codes, lois ou encore modes d’organisations de la vie sociale (école, armée, famille…). Une tentative d’ordonner ces différents phénomènes sociaux conduit à opérer une distinction entre trois grands types d’institutions.

Langage et usages habituels

D’abord, l’institué peut concerner des usages habituels, des façons d’être et des formes d’activité, comme les modes vestimentaires, les coutumes alimentaires, les règles de politesse ou de savoir-vivre. A ce type d’institutions, on peut aussi rattacher les règles et les significations du langage.

Lire aussi notre article : Institution sociale et Sociologie De quelle manière les institutions de ce type s’imposent-t-elles aux individus ? Dans le cas du langage, Ludwig Wittgenstein (Recherches philosophiques, 1953) affirme que les significations s’imposent aux individus parce qu’elles sont immanentes aux actes sociaux, à travers lesquels ils entrent en relation les uns avec les autres.

Emmanuel Renault avance que ce modèle explicatif peut être étendu aux autres manières d’être et de se comporter qui sont instituées. Il est possible d’admettre que les individus se soumettent aux coutumes et aux usages, en interprétant les règles à la lumière des actions qui leur sont associées.

Ordres légitimes

Mais le terme d’institution fait aussi référence à un deuxième type de phénomènes sociaux. Il s’agit des modalités d’organisation de la vie sociale. Max Weber (Économie et Société, 1921) opère ici une subdivision entre deux nouveaux types d’institutions.

Il y a d’une part, les dispositifs de coordination des actions qui sont fondés sur l’application d’ordres légitimes. Par exemple, les marchés économiques sont établis sur la base de dispositifs de mise en relation de l’offre et de la demande.

Groupements

D’autre part, il existe des dispositifs de coordination qui définissent des espaces sociaux spécifiques. Ils constituent alors un autre type d’institutions que Max Weber appelle « groupements ». Se conforment à ce type le parti politique, l’école, la prison, l’entreprise, l’armée…

Les ordres légitimes et les groupements renvoient à la question de la place que le pouvoir occupe dans la vie sociale. En effet, contrairement aux institutions langagières ou coutumières (politesse, savoir-vivre…), leur reproduction ne relève pas simplement de l’application de règles immanentes aux actions sociales.

Institutions et Pouvoir

E. Renault se référant aux travaux de Michel Foucault souligne que les institutions comprises comme ordres légitimes ou groupements reposent avant tout sur des dispositifs de mise en ordre des actions des individus : dressage des corps, orientation des attentes, identification aux normes, respect de la discipline…

A ce titre, les règlements juridiques et administratifs ne constituent que la partie visible des institutions. Ces règles n’ont une effectivité sociale qu’à partir du moment où elles sont actualisées sous la forme de rapports de pouvoir complexes. Dans les prisons, les écoles, les usines ou sur les marchés, le gardien, l’instituteur, le cadre ou l’agent économique exercent le pouvoir de nommer, de définir, de classer, d’orienter, de contraindre, de suggérer, de pousser, de récompenser, de punir le détenu, l’élève, l’ouvrier ou l’agent économique avec lequel il interagit.

Insuffisance de l’approche par les règles

E.Renault, Reconnaissance, Institution, Injustice, Revue du Mauss, 2004/1, n°23Ainsi E. Renault conclut à une triple insuffisance dans la conception qui fonde les institutions et leur reproduction sur la définition de règles et sur leur justification.

Premièrement, cette conception induit une image conservatrice du monde social. En rapportant la valeur d’une institution, à la valeur des règles qui la régissent, on tend à réduire la question de son fonctionnement à celui d’un fonctionnement normal. La question de la satisfaction des attentes pratiques des individus est éludée.

Deuxièmement, en concevant l’institution sur le modèle d’un ensemble de règles collectives, on oublie que sa réalité quotidienne s’organise autour de la coexistence de projets individuels et de modes d’organisation qui peuvent être divergents. Une fois encore, cette conception occulte le caractère transformable des institutions.

Troisièmement, la conception selon laquelle les règles s’actualisent positivement sous la forme d’actions masque l’existence de pratiques qui sont dénuées de sens à la lumière des règles qui leur sont associées.

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Réification et Théorie de la Reconnaissance

Réification et Théorie de la Reconnaissance

Axel Honneth tente de reformuler le concept de réification du point de vue de sa théorie de la reconnaissance.

La théorie de Lukacs

Dans Histoire et conscience de classes (1923), Georgy Lukacs consacre un long chapitre au concept de réification. Il désigne ainsi le fait qu’un être humain ou une relation entre êtres humains peuvent prendre le caractère d’une chose. S’appuyant sur cette définition, Axel Honneth envisage la réification comme un processus cognitif, par lequel un être humain qui ne possède aucune propriété particulière de chose est cependant perçu comme tel.

Pour le sociologue allemand, la réification ne peut être identifiée à un acte volontaire qui conduit à la violation de principes moraux. Elle doit plutôt être comprise comme une tendance ou une habitude mentale.

Pour caractériser cette attitude mentale, A. Honneth s’appuie sur une idée de G. Lukacs. La réification est sous-tendue par une forme de désintéressement affectif ou émotionnel.

A partir de ces éléments, A. Honneth tisse une théorie de la réification qui s’appuie sur sa propre théorie de la reconnaissance.

Le primat de la reconnaissance

La première thèse de Honneth est celle du primat de la reconnaissance sur la connaissance. La conduite de l’être humain a ceci de spécifique qu’elle est d’abord orientée par une attitude affectivement engagée à l’égard d’autrui. Cette attitude participante ou communicationnelle forme le cœur de ce qu’il appelle la reconnaissance. Elle précède la saisie neutre ou la connaissance proprement dite de la réalité.

Les recherches qui ont été menées sur la socialisation précoce des enfants (G.H. Mead, J. Piaget, S. Freud, D. Davidson…) établissent que l’acquisition des aptitudes cognitives est liée aux relations de communication interpersonnelles. A partir de ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution du neuvième mois », l’enfant commence à acquérir de nouvelles aptitudes. Il devient capable de considérer la personne privilégiée de son entourage, comme un agent doué d’intentions personnelles. Petit à petit, il comprend que le rapport au monde de cette personne est orienté en fonction de buts et que ce rapport est aussi important que celui qu’il entretient lui-même au monde.

En comprenant la perspective de la seconde personne, l’enfant apprend graduellement à considérer les choses comme des entités propres, indépendantes de ses attitudes personnelles. Or des travaux récents (Peter Hobson, Michael Tomasello) tendent à montrer que l’enfant ne pourrait pas réaliser ces progrès s’il n’avait pas développé auparavant un sentiment d’attachement à sa personne privilégiée.

C’est ce mouvement d’attachement sympathique ou affectif qui fait que l’enfant est attiré et motivé par la compréhension des changements de comportements ou d’attitudes de cette personne.

Dans le même ordre d’idées, voir notre article sur l’imitation affectueuse, chez T.W. AdornoLe fait de se placer dans la perspective de la personne privilégiée est précédé par un moment non volontaire d’ouverture ou d’attachement. Il y a donc antériorité de la réceptivité émotionnelle sur la connaissance proprement dite. Ou pour le dire à la manière de A. Honneth, il y a primauté de la reconnaissance sur la connaissance.

La réification comme oubli de la reconnaissance

La seconde thèse du sociologue consiste à dire que le processus de réification correspond à un mouvement d’oubli de la reconnaissance. Sans la forme de reconnaissance préalable, les sujets ne sont plus capables d’adopter les perspectives d’autrui. Ils tendent à percevoir les autres hommes comme des objets dépourvus de sensibilité. La raison en est qu’il leur manque le sentiment d’être liés aux expressions comportementales de leur vis-à-vis. Ils sont dépouillés des sentiments qui sont nécessaires pour être affectés en retour par ce qu’ils observent.

N’étant pas affectés, les sujets ne comprennent plus les attitudes d’autrui comme des incitations à réagir de manière appropriée.

En ce qui concerne les animaux ou les plantes, A. Honneth décrit aussi le processus de réification comme un mouvement d’oubli de la reconnaissance. Au cours de la connaissance que le sujet en acquiert, il cesse d’être attentif aux significations existentielles que les animaux ou les plantes revêtent pour lui-même et pour les autres êtres humains.

Tout comme G. Lukacs, A. Honneth parle de la possibilité d’une auto-réification. Il entend par là que le sujet fait l’expérience de ses propres sentiments et de ses propres désirs sous la forme de choses. Cette situation aussi correspond à un oubli de la reconnaissance. Pour avoir une juste compréhension, non réifiée, de ses désirs et de ses sentiments, le sujet doit d’abord les éprouver comme une partie de lui-même, méritant d’être acceptée et d’être rendue intelligible à lui-même et aux personnes de son entourage.

Le développement des pratiques unilatérales

Dans ces différents processus de réification ou d’auto-réification, comment est-il possible que la reconnaissance préalable soit oubliée ? A. Honneth l’explique comme une forme de restriction de l’attention par laquelle la reconnaissance se déplace à l’arrière-plan de la conscience des individus. Ce déplacement intervient dans au moins deux types de situations spécifiques.

Dans le premier type de situation, les sujets suivent un objectif déterminé qui est si intrinsèquement associé à leur pratique qu’ils cessent d’être attentifs à tout autre motif.

Par exemple, le propriétaire d’un empire industriel est tellement obnubilé par un objectif d’enrichissement personnel qu’il relègue au second plan la reconnaissance originelle des êtres humains qui travaillent dans son entreprise ou qui vivent à proximité de ses usines.

Quand G. Lukacs décrit l’échange marchand capitaliste comme cause sociale de la réification, il a en vue la généralisation à grande échelle de l’exercice de ce genre de pratiques unilatérales.

Lire aussi notre article sur la réification et la participation engagée, chez G. LukacsPour A. Honneth, il faut voir dans le droit moderne une institution protectrice de la reconnaissance. Et la réification se développe partout où s’autonomisent des pratiques consistant simplement à enregistrer l’existence des êtres humains, sans que ces pratiques soient insérées au sein de rapports juridiques. Le contrat de travail, par exemple, a pour fonction de protéger les salariés des comportements unilatéraux des employeurs. La tendance actuelle qui consiste à le vider de toute substance va donc dans le sens d’une réification des rapports de travail.

Les systèmes de convictions réifiantes

Dans le deuxième type de situation qui favorise la réification, ce sont des schémas de pensée ou des systèmes de convictions qui influencent la façon d’agir du sujet. Ici ce n’est pas une pratique déterminée, mais une idéologie, des préjugés, des stéréotypes (racistes, sexistes…) qui conduisent à une dénégation de la reconnaissance.

Un point demeure obscur. Comment ces constructions mentales acquises tardivement par l’individu peuvent occulter la tendance à la reconnaissance qui est acquise dès la plus jeune enfance ? A. Honneth formule l’hypothèse que les convictions réifiantes se renforcent lorsqu’elles servent de cadre interprétatif à des pratiques déterminées (représentation des femmes et industrie de la pornographie, représentation des personnes racisées et colonisation, esclavage…).

Les causes sociales de l’auto-réification

Les causes sociales de l’auto-réification sont différentes de celles qui concernent une autre personne. Nous avons vu que pour A. Honneth l’auto-réification commence lorsque le sujet saisit les désirs ou les sentiments qu’il éprouve comme des objets à observer, à réfréner ou à produire.

Le sociologue formule donc l’hypothèse que la tendance à l’auto-réification s’accroît avec le développement des institutions qui poussent les personnes à l’auto-présentation.

Les entretiens d’embauche ou d’évaluation professionnelle, les services de « coaching », les rendez-vous organisés (speed dating) et réseaux sociaux de rencontres, les lettres de motivation… sont autant d’institutions qui demandent aux sujets de se présenter publiquement. Ces dispositifs contraignent les individus à prétendre qu’ils éprouvent certains sentiments (désirs, motivations,…), à les fixer artificiellement et à les mettre en scène pour argumenter de leur engagement futur, dans l’entreprise ou dans la relation intime. Plus le sujet est confronté à ce type de situations, plus il a tendance à considérer ses sentiments comme des choses manipulables.

La nouvelle critique sociale

A. Honneth, en conclusion de son livre La Réification (2007), précise que ces réflexions décrivent davantage une logique des transformations possibles qu’une évolution factuelle. Cependant, il entend essayer d’en tirer une conséquence qui concerne la visée de son travail exploratoire.

Selon lui, la critique sociale s’est bornée durant les trois dernières décennies à évaluer l’organisation de nos sociétés, en cherchant à voir si elle était conforme à des principes de justice. En se concentrant sur cette approche, elle a oublié que les sociétés peuvent échouer sur le plan normatif, autrement qu’en ne respectant pas des principes de justice universels. Elles peuvent notamment prendre le chemin de l’oubli de la reconnaissance qui conduit à la réification.

© Gilles Sarter

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Économie des Pratiques et Lutte des Classements

Économie des Pratiques et Lutte des Classements

Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, l’idée de lutte des classes est remplacée par celle de lutte des classements. Son approche théorique de la question conjugue l’analyse de la structure sociale et celle des réalités culturelles et symboliques qui la prolongent. Elle donne lieu à la formulation d’une économie des pratiques sociales.

Approche structuraliste des formes symboliques

La sociologie de Pierre Bourdieu marque sa différence avec les théories de la lutte des classes qui concentrent leur attention sur les rapports de production et qui entrevoient les formes symboliques d’expression comme purement accessoires pour la reproduction sociale.

Afin de mieux comprendre comment Pierre Bourdieu fond l’idée de lutte des classes et l’étude des formes symboliques en une seule théorie, il faut revenir à ses premières recherches ethnologiques.

Dès ses premiers travaux, portant sur les communautés villageoises kabyles, dans les années 1950-1960, le sociologue s’intéresse aux formations symboliques qui semblent orienter certaines pratiques sociales. A l’époque, il mène ses investigations sous l’influence de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss.

Il interprète l’organisation de l’espace intérieur des maisons villageoises, les échanges matrimoniaux ou les récits mythiques, sur le modèle de systèmes signifiants fermés et généralement dualistes.

L’ethnologue écrit, par exemple, que l’union de la poutre maîtresse et du pilier central présente un résumé symbolique de la maison kabyle. asalas est la poutre maîtresse, symbole de la puissance virile, identifiée de manière explicite au maître de la maison, protecteur de l’honneur familial. thigejdith est le pilier fourchu et central sur lequel repose la poutre maîtresse, identifié à l’épouse. L’emboîtement des deux éléments figure l’accouplement. Il étend sa protection fécondante sur le mariage humain. Aussi, la maison est organisée selon un ensemble d’oppositions homologues: activités masculines/féminines; sec/humide; lumière/ombre; haut/bas; honneur/honte; fécondant/fécondable…

Approche fonctionnaliste des pratiques

Cependant, l’ethnologue relève des incohérences et des contradictions, entre certains systèmes de classification symbolique et la réalité de certaines pratiques individuelles ou collectives. Les rapports de parenté effectifs, les mariages contractés entre familles ou les rites tribaux marquent des écarts significatifs, avec les constructions symboliques qui sont censées en fournir les modèles opératoires.

Dans Esquisse d’une théorie de la pratique et plus tard dans Le Sens pratique, Pierre Bourdieu explique comment ces observations ont ébranlé ses convictions en la crédibilité des thèses structuralistes. Cette mise en question l’a incité à mobiliser une approche fonctionnaliste, dans ses recherches de terrain.

Dès lors, il construit une nouvelle hypothèse. Les systèmes de classification collectifs sont utilisés par les agents, mais selon des intérêts découlant des hiérarchies sociales, villageoises ou tribales.

Par exemple, P. Bourdieu observe que le mariage avec la fille de l’oncle paternel est présenté comme préférentiel, par ses interlocuteurs. Mais dans la réalité, ce type de mariage est très rare. Lorsqu’il est effectivement contracté, c’est généralement parce qu’il constitue le dernier recours permettant de sauvegarder le statut social, les intérêts symboliques ou matériels des familles contractantes.

Théorie de l’économie des pratiques

Dans la concurrence pour le statut social à laquelle se livrent les familles ou les lignages, les représentations symboliques jouent un rôle aussi important que les biens matériels ou économiques (taille du troupeau, terrains agricoles, nombre de « fusils » mobilisables…).

Les contradictions ou les incohérences que P. Bourdieu observent entre les pratiques effectives et les systèmes de classifications symboliques sont relatives à l’interprétation que les agents font de ces représentations, selon leurs intérêts personnels. Les systèmes symboliques sont utilisés dans le but d’améliorer le statut ou la position dans les hiérarchies sociales.

A cette vision utilitariste, Pierre Bourdieu donne la forme d’une « économie des pratiques ».

Il exprime ainsi l’idée que toutes pratiques sociales, même celles qui se veulent désintéressées, peuvent être traitées comme orientées vers la maximisation d’un profit symbolique ou matériel.

Métaphoriquement, il parle de capital symbolique comme on évoque un capital économique. Sous ce nom, il désigne la reconnaissance ou le prestige social qu’un individu ou un groupe peut acquérir en manœuvrant habilement, dans le cadre d’un système symbolique donné.

Habitus et logique économique

Le concept d’habitus vient compléter cette approche théorique. Il permet d’articuler les comportements effectifs des individus ou des groupes, avec le principe de recherche d’un profit matériel ou symbolique. Le sociologue postule que les calculs stratégiques qui semblent orienter les pratiques des agents ne sont pas forcément toujours conscients. Ils sont souvent déposés dans des dispositions ou des schèmes d’évaluation et d’appréciation.

Ces dispositions à agir ou à penser d’une certaine manière sont collectives et appartiennent à des groupes entiers. Un exemple d’habitus analysé en profondeur, par P. Bourdieu, dans le contexte culturel kabyle, est le sens de l’honneur.

Le concept d’habitus permet de soutenir l’idée que les agents agissent conformément à la logique économique qui prévaut au sein de leur groupe, même quand ils semblent poursuivre d’autres fins sur un plan strictement subjectif.

Par exemple, un paysan kabyle se comporte de manière généreuse et hospitalière à l’égard d’un étranger de passage. Ce paysan peut vivre son acte comme étant spontané et désintéressé. Cependant, son comportement est guidé par son sens de l’honneur. Cet habitus, dans les communautés villageoises kabyles, oriente in fine les pratiques des agents vers la maximalisation de leurs profits symboliques et matériels.

Application aux sociétés capitalistes

Sur la base de ses études ethnographiques, Pierre Bourdieu développe une économie des pratiques. Au moyen de sa nouvelle théorie, il peut rendre compte de l’intrication des formes d’expression symboliques et des rapports de domination. Cette intuition lui fournit le ressort d’enquêtes sociologiques conduites en France.

Dans les sociétés capitalistes au même titre que dans les sociétés kabyles, les individus, les familles ou les groupes socioprofessionnels se livrent à une concurrence pour les meilleures positions dans les hiérarchies sociales.

Comme en Kabylie, la possession des différentes formes de capital (symbolique, économique) détermine cette position.

La différence, entre les deux contextes sociaux, réside dans le fait qu’au sein des sociétés capitalistes la lutte pour la répartition du capital symbolique est médiatisée par des réseaux d’institutions sociales (écoles, lois, réglementations, titres, diplômes…).

Mais ces institutions peuvent à leur tour être interprétées comme des dispositifs par lesquels les classes dominantes contrôlent l’accès aux ressources symboliques et économiques.

Lutte des classements

Il faut cependant prendre garde au fait que P. Bourdieu n’utilise pas le terme de « classe » au sens de groupe mobilisé en vue d’atteindre des objectifs communs et en particulier contre une autre classe.

Le sociologue insiste sur le fait qu’il construit des classes théoriques. Ces « classes-sur-le-papier » sont délimitées en fonction du niveau de capital détenu par les agents et de la répartition entre capital économique et capital culturel.

Toutefois, il précise bien que les individus ou les familles sont plus enclins à se rapprocher des agents qui possèdent un capital de niveau et de nature similaires, plutôt que des agents dont le patrimoine est de composition trop différente.

Les agents qui sont dotés de capitaux économiques et culturels équivalents sont amenés à se rencontrer physiquement dans le cadre de leurs activités professionnelles, culturelles ou sportives mais aussi parce qu’ils habitent les mêmes quartiers et fréquentent les mêmes écoles, les mêmes lieux de villégiature…  Ils sont aussi prédisposés à s’assembler ou à se plaire mutuellement parce que leurs goûts et leurs dispositions présentent des similarités.

Pierre Bourdieu avance que les classes théoriques constituent seulement des classes probables. Elles ne peuvent advenir comme classes réelles, au sens marxiste, qu’au prix d’un travail de mobilisation et de lutte politique [il me semble que c’est aussi ce que disent K. Marx et F. Engels pour évoquer le passage d’une position de classe à la classe proprement dite].

Dans l’idée de P. Bourdieu, cette lutte proprement politique est avant-tout symbolique. Il s’agit avant-tout d’une lutte pour les classements, pour l’imposition d’une vision du monde social et des hiérarchies qui lui sont afférentes.

Gilles Sarter

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Subaltern studies : Notions fondatrices

Subaltern studies : Notions fondatrices

Les subaltern studies sont nées à l’initiative de l’historien Ranajit Guha, spécialiste de l’Inde coloniale et post-coloniale. Son projet s’est matérialisé par la publication d’une série éponyme de onze volumes, entre 1982 et 2000. R. Guja a dirigé lui-même les six premiers livres. Au total une cinquantaine de chercheurs ont contribué à ces publications.

Rompre avec l’historiographie élitiste

L’influence intellectuelle initiale des subaltern studies sont celles du marxisme, d’Antonio Gramsci et du courant historiographique anglais de « l’histoire par le bas » (Rodney Hilton, Christopher Hill, Georges Rudé, Edward P. Thompson, Eric Hobsbawm).

Dans les années 1960, l’idée émerge chez des historiens indiens qu’une véritable histoire par le bas implique de rompre avec la thèse nationaliste dominante. Cette narration prolonge la ligne officielle du combat pour l’indépendance et occulte les antagonismes de classe, au nom de l’unité nationale.

R. Guha veut en terminer avec le courant élitiste de l’historiographie qui présente l’épopée indépendantiste comme un processus de mobilisation par le haut. Selon ce courant incarné par l’École de Cambridge, les grandes figures comme Moha Gandhi et Jawaharlal Nehru sont les intercesseurs, via l’Indian National Congress, de la politisation des masses indiennes. Ce récit justifie l’accès au pouvoir des meneurs issus de la bourgeoisie locale, dans l’Inde libérée du joug britannique. Cette historiographie justifie aussi la position dominante du parti nationaliste et le fonde à parler au nom du peuple tout entier.

Les subaltern studies veulent rompre avec cette narration. Les premières études mettent en avant l’importance historique réelle des mouvements et soulèvements paysans. Elles soulignent aussi les tentatives des élites nationalistes de réfréner les aspirations populaires en faveur d’une inversion des hiérarchies sociales.

R. Guha met donc au centre une vision dichotomique de la société indienne, partagée entre dominants et dominés. C’est le domaine de la pensée et de l’initiative des subalternes qu’il souhaite ressusciter. Afin de réparer l’injustice qui leur est faite, il veut exposer en pleine lumière le rapport de forces internes au mouvement d’indépendance dont seules les élites ont récolté les fruits.

La notion de subalterne

Le peuple, selon R. Guha, ce sont les classes et groupes subalternes qui constituent la masse de la population laborieuse ainsi que les couches intermédiaires des villes et des campagnes.

La question centrale des subaltern studies concerne les formes de domination des groupes subalternes, par les élites. L’élaboration de la réponse s’appuie sur des hypothèses, inspirées des réflexions d’Antonio Gramsci.

Le terme subalterne signifie de rang inférieur. Dans ses recherches sur la société indienne, R. Guha l’utilise pour recouvrir tout type de subordination. Cette subordination s’applique dans le cadre des relations de classe, de caste, d’âge, de genre, d’emploi ou de tout autre domaine.

Dans « Gramsci and Peasant Subalternity in India » (1984), David Arnold soutient que le lien de subordination caractérise mieux que le langage de classe, les relations entre groupes sociaux dans l’Inde précapitaliste, tout comme dans l’Italie du 19è siècle.

Les subalternes bien que subissant la domination des élites bénéficient malgré tout de l’existence d’un domaine d’action politique autonome.

L’Hégémonie coloniale

Dans les travaux de Ranajit Guha, la relation entre élites et subalternes décrit la relation de pouvoir qui caractérise l’ordre colonial britannique, dans sa combinaison à l’ordre social indien traditionnel. Les élites britanniques et indiennes collaborent de manière tendue et compétitive. Leur entente repose sur le maintien de l’assujettissement des groupes subalternes.

Cette subordination est obtenue de manière plurielle et complexe.

Les britanniques prétendent promouvoir les valeurs démocratiques et universelles. Dans les faits, ils consolident les anciennes hiérarchies et ils imposent un régime politique autocratique.

Isabelle Merle, Les subaltern studies, Genèses, 2004/3 n°56Les élites indiennes sont diversifiées. Certains segments sont assis sur une légitimité ancienne et traditionnelle. La bourgeoisie moderne cherche à imiter le colonisateur. Une fraction de cette bourgeoisie, frustrée dans l’obtention des droits qu’elle revendique, finit par rallier la cause nationaliste.

Malgré cette diversité, les élites britanniques et indiennes réussissent à construire une hégémonie. C’est-à-dire, toujours selon A. Gramsci, une forme négociée de consensus idéologique et politique qui associe à la fois les élites et les subalternes.

Le domaine d’action autonome des subalternes

Toutefois, comme cela a été dit plus haut, la prégnance d’une hégémonie n’empêche pas l’existence d’un domaine autonome d’action politique, au sein de l’univers social des subalternes.

Il existe donc une dichotomie entre le domaine politique des élites qui associe les subalternes et le domaine politique autonome de ces derniers.

Cette dichotomie est liée à l’incapacité du régime colonial à atteindre l’ensemble des activités des différentes couches de la population.

Cette incapacité est la conséquence directe des contradictions que ce régime génère : illusion du projet démocratique face à la réalité des pratiques autocratiques ; maintien des hiérarchies traditionnelles et tentative d’imposition du modèle britannique ; développement du capitalisme et perpétuation des modes d’exploitation archaïques (servage, esclavage…) ; absence d’éducation généralisée…

Les béances générées par ces contradictions permettent aux classes subalternes de s’y autonomiser et d’y exprimer leur propre capacité d’action (agency). Les subaltern studies se donnent pour objectif de décrire les actes de mobilisation et de résistance qui en résultent. A ce titre, l’étude des mobilisations paysannes forme un versant volumineux des recherches.

La conscience rebelle

R. Guha crée la notion de « conscience rebelle » pour désigner la forme d’imagination collective qui sous-tend les pratiques insurrectionnelles (insultes, rumeurs, renversement des codes comportementaux, incendies et destructions de bâtiments, meurtres…). Cette conscience rebelle est en rupture avec les symboles et les codes d’autorité. Elle justifie l’insurrection ou le banditisme sur le plan moral.

On reconnaît ici une approche similaire à celle développée par James C. Scott qui montre comment l’éthique de la subsistance a pu constituer le soubassement moral des insurrections anti-fiscales ou des émeutes de la faim, chez les paysans précaires de Malaisie.

Si le monde paysan est mis en avant dans les premières subaltern studies c’est parce qu’il regroupe la grande majorité de la population de l’Inde coloniale.

Les insurrections des campagnes fournissent, selon R. Guja, un paradigme dont dérivent les révoltes urbaines ou les mobilisations ouvrières.

A ce titre, les représentations religieuses, la circulation des rumeurs et les pressions exercées par les révoltés sur les représentants des mouvements nationalistes semblent avoir joué un rôle prégnant.

La politique du peuple

Toutefois, avec la notion de « politique du peuple », les investigations des historiens sont élargies aux pratiques de la vie ordinaire et aux luttes quotidiennes pour la survie. Les mobilisations et insurrections ne représentent que la face émergée du domaine autonome de l’action politique des subalternes.

Les systèmes de parenté, les systèmes d’alliance territoriaux, les règles coutumières de tous ordres, la pression patriarcale, les solidarités villageoises ou de quartiers, l’entraide féminine se situent par-delà et hors d’atteinte des systèmes d’autorité des colons et de l’aristocratie traditionnelle.

Pour R. Guha, les subaltern studies présentent une version alternative à l’histoire élitiste qui donne une vision de l’action politique uniquement à travers celle des leaders indépendantistes et de leurs organisations politiques.

Les révoltes paysannes et la « politique du peuple » participent elles-aussi pleinement à l’action politique. Même si en raison de leur caractère « prémoderne », elles ne s’appuient pas sur une conscience de classe, un programme politique ou une idéologie.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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La Naissance d’une Classe Sociale (E.P. Thompson)

La Naissance d’une Classe Sociale (E.P. Thompson)

Dans La formation de la classe ouvrière (1963), Edward P. Thompson décrit l’émergence de la classe ouvrière (working class) anglaise, durant la période 1780-1832. Sa démarche est considérée comme le point de départ d’une histoire sociale « par le bas » mais aussi des subaltern studies.

E.P. Thompson  élabore une théorie de la formation des classes sociales qui met l’accent sur les liens que les individus tissent entre eux, dans le cadre de leur vie quotidienne.

L’historien ne nie pas l’influence des rapports de production sur la formation des classes sociales. Mais il leur dénie le rôle de facteur suffisant. Contrairement à une critique répandue, ce point de vue n’est pas opposé à celui de la sociologie marxiste.

Cette tradition sociologique distingue, en effet, entre « position de classe sociale » et « classe sociale ». Les rapports de production déterminent des positions de classe.

Dans un rapport d’exploitation, les individus impliqués occupent soit la position d’exploiteur, soit la position d’exploité. La notion de classe sociale, en revanche, implique que des individus occupant une position identique partagent aussi une « conscience de classe ». Cette conscience identitaire englobe la reconnaissance d’intérêts communs. Elle comprend aussi l’identification de classes dont les intérêts divergent de ceux de sa propre classe.

Les travaux de E.P. Thompson montrent que la classe ouvrière anglaise (working class) a été partie prenante de sa propre formation. Sur ce plan, ils n’entrent donc pas en contradiction avec la théorie marxiste. Il faut préciser, en outre, que l’historien réfute une définition strictement « subjectivante » ou « psychologisante » de la classe ouvrière.

Une classe n’existe pas seulement du fait du sentiment d’appartenance à un groupe.

Les membres de la classe ouvrière anglaise n’ont pas pris conscience de son existence après sa formation. Naissance et formation sont un seul et même phénomène. La position des individus dans la structure sociale tient un rôle central. Mais c’est le fait qu’ils vivent une expérience collective, formée d’actions, de valeurs, de traditions, d’utopies, de discours partagés qui est déterminant.

Ainsi la classe ouvrière naissante est constituée d’individus appartenant à des groupes sociaux différents : artisans urbains, ouvriers de l’industrie, employés de bureau… Ces individus partagent le fait d’occuper les positions d’exploités ou de dominés, dans les rapports sociaux. Mais c’est l’appropriation de trois grandes catégories de traditions et leur actualisation dans des actions concrètes qui permettent la formation de la classe ouvrière proprement dite.

Ces trois grandes traditions sont la revendication d’une égalité radicale issue de la politique des droits de l’homme, la projection vers un avenir utopique d’une société juste (puisée dans le millénarisme religieux) et l’usage rebelle de traditions économiques villageoises (partage de communs, solidarité…). Ces revendications s’actualisent concrètement dans la formation de clubs, d’associations culturelles, de partis et de syndicats ou encore sous la forme d’actions collectives comme des manifestations, des grèves, émeutes…

Pour E.P. Thompson, les classes ne peuvent avoir d’existence que sous la forme de processus historiques.

Elles se donnent à voir du fait d’expériences et de luttes qui sont partagées par des individus. Il en résulte que l’évocation de l’unicité d’une classe sociale doit s’effectuer avec un maximum de précisions spatiales et temporelles.

En gardant cette recommandation méthodologique à l’esprit, il devient difficile de parler des classes sociales en général. Par exemple, il est périlleux d’évoquer une classe ouvrière « universelle ». Comme les classes relèvent de contextes de formation spécifiques, elles sont toujours singulières. Le cas échéant, il est donc possible de parler de la classe ouvrière anglaise de la fin du 19è siècle ou de la classe ouvrière française de l’Entre-deux-Guerres…

Toutefois comme les classes sociales sont toujours en partie déterminées par les rapports de production, l’observateur peut essayer de mettre au jour des caractéristiques communes ou des expériences similaires, issues de contextes différents.

Ainsi, la notion de relation tient une place centrale dans la constitution des classes sociales.

Ces dernières n’apparaissent pas séparément les unes des autres pour ensuite entrer en des rapports d’opposition. A l’inverse, étant donné que les rapports sociaux jouent un rôle déterminant dans leur formation, elles se constituent dès le départ, en relation les unes avec les autres.

La classe ouvrière anglaise s’élabore au 19è siècle, dans le conflit qui l’oppose à la bourgeoisie marchande et proto-industrielle ainsi qu’à l’aristocratie terrienne. Les classes se construisent en se référant en permanence les unes aux autres. Elles dénoncent leurs agissements respectifs et se combattent sur le terrain des valeurs et du droit (solidarité contre individualisme possessif, égalité politique contre élitisme censitaire…)

Les classes sociales naissent partout et en toute époque de la même manière, mais jamais de façon identique.

Des individus vivent des expériences similaires, déterminées par leur position dans les rapports de production. Ces individus reconnaissent la nature commune de certaines de leurs expériences et de leurs intérêts. Ils traduisent ces derniers en termes culturels, sous la forme de valeurs, d’idées, de traditions. Ils les actualisent sous la forme d’institutions et de pratiques collectives. Ces différents niveaux d’élaboration s’effectuent dans l’opposition à d’autres individus dont les intérêts et les pratiques diffèrent des leurs.

© Gilles Sarter

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Éthique de la Subsistance

Éthique de la Subsistance

L’éthique de la subsistance permet de rendre compte de l’articulation entre les valeurs morales et les pratiques économiques et sociales, au sein des communautés paysannes traditionnelles. La notion est élaborée par l’anthropologue James C. Scott, suite à des recherches conduites en Asie du Sud-Est et particulièrement en Malaisie.

Éthique de la subsistance et pratiques paysannes

Les ménages paysans étudiés par James C. Scott vivent dans des conditions proches de la survie. Leurs activités agricoles sont soumises à de nombreux aléas naturels. Les surplus de la production, quand ils existent, sont l’objet de prélèvements par les grands propriétaires fonciers et par l’État.

Dans ces conditions, les stratégies des paysans sont orientées selon un principe de sécurité. Ce résultat qui est le fruit d’observations entre en contradiction avec le postulat de la théorie néoclassique qui avance que les acteurs économiques tentent de maximiser leurs profits. Les enquêtes montrent, en effet, que les paysans malais cherchent avant toutes choses à éviter les échecs conduisant à la ruine.

Ce principe de sécurité sous-tend les pratiques agricoles. Les espèces et les semences cultivées sont diversifiées. Les parcelles mises en culture sont choisies pour leurs caractéristiques agronomiques différentes… Le principe de sécurité oriente aussi les arrangements sociaux, au sein de la communauté. La mise en commun de prés, la redistribution de terres communales en fonction des besoins permettent d’assurer un revenu minimum à chaque villageois.

Couverture des besoins essentiels

Sur le plan moral, l’éthique de la subsistance englobe un ensemble d’attentes, de critères d’évaluation ou de droits moraux, à partir desquels les individus orientent leurs pratiques relationnelles et évaluent ceux des autres membres de la communauté. L’éthique de la subsistance renferme aussi les principes à partir desquels les paysans évaluent les comportements et les revendications des puissants, en particulier des propriétaires terriens et de l’État.

Ces différentes attentes permettent de dessiner les contours des notions d’égalité et de justice. Au sein des sociétés concernées, elles sont centrées sur la réclamation d’un minimum de ressources, pour combler les besoins essentiels. Ces besoins s’entendent d’un point de vue physiologique ou vital mais aussi d’un point de vue socio-culturel. Il s’agit, par exemple, de pouvoir s’acquitter d’offrandes religieuses ou de pouvoir célébrer les grands événements de la vie familiale (fêtes de mariage, de naissance…).

Dans La Grande Transformation, Karl Polanyi écrit que de telles modalités d’organisation sont habituelles dans la plupart des sociétés agricoles précapitalistes. L’individu y est assuré de ne pas mourir de faim, tant que la communauté dans son ensemble n’est pas victime de la famine. En ce sens, l’anthropologue les juge « plus humaines » que les sociétés dont l’économie est réglée par le marché.

Impôt et loyer de la terre

En se plaçant dans une perspective de subsistance, la question du prélèvement sur les récoltes, effectué par les propriétaires terriens ou l’État, prend également une tournure spécifique. J. C. Scott pointe que l’élément d’appréciation pour les paysans est davantage « que me reste-t-il ? » que « combien me prélève-t-on ? ». Les cultivateurs attendent donc que les propriétaires ou les percepteurs adaptent leurs exigences à leur situation actuelle. La part de la récolte qui est prélevée ne doit pas empiéter sur la part nécessaire à la couverture des besoins essentiels.

Dans l’éthique de la subsistance, la mise en place d’un loyer ou d’un impôt proportionnels aux résultats de la campagne agricole (par exemple un loyer représentant 1/5 de la récolte) peut paraître injuste. Et ceci même si finalement, les quantités réellement prélevées sont en moyenne inférieures à celles qui sont prélevées traditionnellement, sans taux fixé à l’avance.

James C. Scott, « Ethique de Subsistance » dans La question morale, D. Fassin et al., PUF, 2013En effet, lors de très mauvaises campagnes agricoles, le prélèvement de 1/5 de la récolte peut gréver les réserves nécessaires à la couverture des besoins essentiels des ménages. Dans le système traditionnel, les paysans attendent des propriétaires qu’ils restreignent leurs exigences, lors de ces mauvaises années.

Ils attendent d’eux qu’ils ne réclament, à titre de loyer, qu’une part excédentaire qui n’entame pas la possibilité de couvrir les besoins des ménages. Par exemple, en mauvaise année, le loyer ou l’impôt pourrait ne représenter que 1/8 de la récolte. En contre-partie, il pourrait s’élever à 1/4 de la récolte les bonnes années. Dans tous les cas, il ne serait jamais fixé par un taux mais directement en quantités, selon les résultats de la récolte.

Révoltes justes

Pour J.C. Scott, l’éthique de la subsistance apparaît clairement comme justifiant et motivant les mouvements de protestation paysans lors de la période coloniale. Le système colonial cherchait, en effet, à maintenir une constance dans ses revenus. Dès lors, il exerçait une pression qui était plus importante dans les périodes de crise agricole. Or comme nous l’avons vu les niveaux de taxation acceptables en bonne année ne le sont plus en mauvaise année. Le niveau de prélèvement sur les récoltes n’est jamais considéré comme légitime quand il empiète sur le minimum de subsistance qui est défini socialement.

Sur le plan théorique, une analyse valable de la notion d’exploitation doit donc inclure la dimension morale de l’économie. L’objectif d’assurer la subsistance est une donnée incontournable de la vie humaine. Mais, les sujets évoluent dans des contextes sociaux. Ils y acquièrent des attentes à l’égard des autres et une notion de la justice sociale. Cet héritage moral constitue la trame des comportements routiniers mais aussi des soulèvements violents. Et c’est en s’y référant que les individus peuvent parler de « colère juste ».

Les deux principes moraux qui sont intriqués dans l’éthique de subsistance des communautés paysannes traditionnelles sont la norme de réciprocité et le droit à la subsistance.

La réciprocité est la formule de base qui règle les pratiques et les comportements interpersonnels. Le droit à la subsistance sous-tend la définition des besoins minimaux que chacun doit être en mesure de satisfaire, dans le contexte de la réciprocité.

© Gilles Sarter

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Position de Classe Contradictoire

Position de Classe Contradictoire

Erik Olin Wright a élaboré le concept de position de classe contradictoire afin de mieux rendre compte de la complexité de la structure de classe des sociétés capitalistes avancées.

Approche relationnelle des classes

La sociologie marxiste privilégie une approche relationnelle des positions de classe sociale. Elle les définit par les positions que les individus occupent dans le cadre de rapports sociaux donnés.

Le mode capitaliste est caractérisé par le rapport social d’exploitation. Les détenteurs des moyens de production s’approprient une part des efforts des travailleurs. La relation d’exploitation détermine deux positions de classe : la position de classe des exploiteurs ou des capitalistes et la position de classe des exploités ou des travailleurs.

L’approche relationnelle des classes sociales doit être bien distinguée de l’approche graduelle qui est celle qui prévaut généralement dans les débats publics. Cette dernière se fonde sur la possession d’attributs (patrimoine, diplômes, revenus…) ou les conditions de vie des individus (ce qu’ils consomment, où ils habitent, les études qu’ils font…). Cette manière de dessiner un tableau de l’état des sociétés occulte un phénomène essentiel.

En effet, le point crucial n’est pas que les capitalistes possèdent plus de quelque chose (argent, terrains, bâtiments, machines…) que les travailleurs. Ce qui compte c’est qu’ils occupent une position spécifique dans un rapport social qui les définit en même temps qu’elle définit les travailleurs.

L’appropriation effrénée de richesses par une minorité n’est que la résultante de ce rapport social.

Positions de classe contradictoire

L’analyse des positions de classe en termes de rapport d’exploitation montre donc quelque chose de fondamental, au sujet du régime capitaliste. Il génère des intérêts antagonistes entre travailleurs et détenteurs de moyens de production.

Cet antagonisme s’actualise sous la forme de tensions voire de conflits ouverts. Toutefois, l’observation des conflits sociaux montre qu’on ne peut en rendre compte comme s’il s’agissait de confrontations qui opposeraient, d’un côté, des exploiteurs uniquement et de l’autre des exploités.

Nous voyons des directeurs qui délocalisent des usines, des DRH qui organisent des licenciements de masse, des consultants qui élaborent des plans de « restructuration », des cadres qui font régner une discipline délétère dans le travail…

De nombreux individus occupant la position de classe des exploités adoptent les intérêts des capitalistes, plutôt que ceux du salariat.

Erik Olin Wright a tenté de construire une matrice des positions de classe sociale qui rende mieux compte de la complexité des sociétés capitalistes avancées, sans toutefois abandonner l’idée du rôle structurant du rapport d’exploitation. Pour ce faire, il a utilisé trois critères discriminants : la propriété des moyens de production mais aussi l’autorité et la qualification.

Relation à l’autorité

Les capitalistes cherchent à obtenir une performance optimale du travail. Pour ce faire, ils s’appuient sur tout un appareil de domination (hiérarchies, surveillance, sanctions positives et négatives…). Toutes les décisions relatives à la production relèvent en dernier recours des propriétaires des moyens de production. Mais au sein des grandes et moyennes entreprises, leur autorité est déléguée à des directeurs, managers, superviseurs…

Bien qu’étant exploités, dans le rapport de production, les managers exercent leur autorité sur les autres travailleurs. Leur position de classe est contradictoire au sens où elle combine des caractéristiques des positions de travailleur et de capitaliste.

Plus on s’élève dans la hiérarchie des entreprises, plus le poids des intérêts du capital l’emporte sur celui des intérêts du salariat, dans la position de classe contradictoire.

Les PDG et managers, ceux que l’on appelle les travailleurs-riches (par détournement de l’expression travailleur-pauvre) n’occupent pas seulement des positions contradictoires sur la base de l’exercice de l’autorité, mais aussi sur celle de l’appropriation de l’effort du travail social.

Ils réussissent parfois à s’approprier une partie des entreprises au sein desquelles ils opèrent. Ils exigent d’être payés en parts de capital. Ils capitalisent des données, des informations stratégiques, des réseaux d’affaire et se constituent des équipes de collaborateurs, avec lesquelles ils peuvent menacer de quitter le navire. A travers ces mécanismes, on peut considérer que leurs conditions de rémunération présentent des similarités avec le mécanisme capitaliste d’appropriation des moyens de production.

Relation aux qualifications

Le deuxième critère de différenciation au sein de la classe des travailleurs concerne la qualification ou le niveau d’expertise. Les employés qui en bénéficient sont placés dans des positions d’appropriation privilégiées.

La première raison est liée au fait que l’expertise connaît différents niveaux de rareté sur le marché du travail. Notamment parce qu’elle est organisée par le système de distribution des diplômes et certificats. Ces restrictions ont pour conséquence que ceux qui possèdent des qualifications rares et recherchées reçoivent une rémunération supérieure.

La deuxième raison pour laquelle les experts s’approprient du surplus de l’effort de travail social est liée au fait qu’ils occupent des positions stratégiques dans l’organisation de la production. Il y contrôlent différentes formes de connaissance ce qui implique que leurs employeurs doivent s’assurer de leur loyauté.

Erik Olin Wright a souligné une faiblesse liée à son utilisation du concept d’expertise ou de qualification. Nous ne ne pouvons pas nous en servir pour fonder un rapport de classe. Dans le rapport d’autorité, il y a bien un dominant et un dominé. En ce qui concerne les connaissances ou les compétences, une telle relation n’existe pas. Il est donc difficile de trancher si les experts s’approprient un surplus du travail des autres employés où s’ils jouissent simplement d’une meilleure position.

Structure de classes

En utilisant les trois critères de différenciation (propriété, autorité, qualification), E.O. Wright dresse une matrice de douze positions de classe sociale :

– Propriétaires :
Capitalistes (+10 employés) ; Petits employeurs (2-9 employés) ; Petits bourgeois

– Employés :
Managers experts ; Managers qualifiés ; Managers non-qualifiés
Superviseurs experts ; Superviseurs qualifiés ; Superviseurs non-qualifiés
Experts ; Travailleurs qualifiés ; Travailleurs non-qualifiés

Dans les années quatre-vingt-dix, E.O. Wright a testé cette matrice en réalisant des grandes enquêtes dans six pays (USA, Canada, Suède, Norvège, Japon, Grande-Bretagne). Les analyses ont montré l’existence de structures de classe relativement similaires.

Les travailleurs-non qualifiés demeuraient partout les plus représentés de 35 à 50 %, selon les cas. Ce résultat était contre-intuitif, par rapport à l’idée reçue d’un accroissement continu des « classes moyennes ».
E.O. Wright, « Class counts », Cambridge University Press, 1997La représentation des travailleurs qualifiés était, elle aussi, importante mais plus variable de 10 % (Japon) à 22 % (Canada). Les différentes positions de managers étaient occupées par environ 12 % de la population, celles de superviseurs par 10 à 16 % des personnes interrogées. Enfin, une différence majeure était observable au Japon où la Petite-bourgeoisie était sur-représentée (23%) contre 5 à 7 % dans les autres pays.

Clarté des valeurs

Si nous concevons le monde social comme étant constitué de deux classes strictement opposées, exploiteurs/capitalistes et exploités/travailleurs alors il est aisé de construire un discours anticapitaliste fondé uniquement sur la notion d’intérêt de classe.

Et effectivement, il peut paraître évident que les intérêts en défaveur du capitalisme soient forts chez une large frange de la population qui occupe les positions les plus basses dans les hiérarchies et qui ne détient pas les qualifications qui sont valorisées par les organisations économiques.

En revanche, pour les nombreuses personnes qui occupent des positions de classe contradictoires les choses n’apparaissent pas de manière aussi tranchée.

En raison de la complexité des intérêts liés à ces positions, il y aura toujours des gens dont les motivations ne tomberont pas clairement d’un côté ou de l’autre de la barrière.

Comme l’adhésion de ces gens est importante pour la réussite d’un projet de transformation sociale, E.O. Wright en conclut que celle-ci ne pourra être acquise que sur la base de valeurs morales. La clarté sur les valeurs est essentielle pour rendre désirable les alternatives à l’organisation capitaliste de la société.

Pour Erik Olin Wright, le point d’entrée de la lutte contre le capitalisme doit être l’appel à la démocratisation des activités économiques et politiques. Cette démocratisation est conçue par lui comme le renforcement du pouvoir social. C’est-à-dire de la capacité des gens à s’associer de manière volontaire et égalitaire pour mener des actions collectives.

© Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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