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Dans la zone critique (2) : le réel et son double, la valeur économique

Dans la zone critique (2) : le réel et son double, la valeur économique

Le régime capitaliste qui tend à s’imposer à l’ensemble de l’humanité est une forme sociale, au sein de laquelle, la finalité des activités humaines est l’accroissement de la valeur économique.

Karl Marx exprime le capitalisme marchand par la formule générale :

A-M-A’

Dans cette formule, (A) la valeur économique exprimée en argent sert à acheter des moyens matériels et de la force de travail, pour produire une marchandise (M). Cette marchandise est échangée, sur le marché, contre une valeur économique (A’), (A’) réalisant la valeur d’origine (A) et une plus-value (P.V.).

A’ = A + P.V.

Le processus ne s’arrête pas ici. (A’) est réinvestie de sorte qu’elle conduit dans la phase suivante à (A’’) et dans la phase qui suit à (A’’’), etc..

Le capitalisme est donc un régime social organisant la mise en mouvement de la valeur économique, pour créer toujours plus de valeur économique.

Bien sûr, ce mouvement infini exige de produire toujours plus, d’utiliser toujours plus de ressources matérielles, d’employer et d’user toujours plus de main d’œuvre, d’accaparer toujours plus d’espaces naturels, de rejeter toujours plus de déchets et de polluer toujours plus.

Et je voudrais préciser au passage que c’est bien le productivisme qui engendre le consumérisme et non l’inverse.

Nous avons donc là une loi générale de l’application de la forme sociale capitaliste dans la zone critique. Elle introduit un mauvais infini dans une zone qui est finie.

Pour rappel, la zone critique est cette couche de quelques kilomètres d’épaisseur à la surface de la Terre, dans laquelle la vie se développe.

La zone critique est finie. Le capitalisme se fonde sur un infini. De cette contradiction résulte la « crise écologique » ou « changement global ».

Mais écartons un doute. Les théories de Marx sur le capitalisme datent d’il y a 150 ans. Peuvent-elles encore, aujourd’hui, nous éclairer sur le monde complexe qui est le nôtre ? Le monde du capitalisme monopoliste industriel et financier, le monde du techno-féodalisme de l’économie numérique ?

Ce qui fait que la pensée de Marx reste vivante, c’est qu’elle essaie de répondre à une question fondamentale : comment des phénomènes économiques capitalistes sont-ils possibles ?

Car la réalité en soi n’a rien d’économique. La vie humaine, la force de travail, c’est-à-dire les capacités de marcher, de porter, d’imaginer, de calculer, de penser, etc. ne comportent en elles-mêmes aucune caractéristique économique. Les objets non plus. On peut observer une pomme de terre, un pantalon, une maison autant qu’on voudra, on n’y trouvera pas la présence d’une valeur économique.

Du reste, nous savons que, pendant des millénaires, des sociétés entières ont vécu sans économie.

Le philosophe Michel Henri écrit : « La réalité s’est déployée, les individus vivants ont vécu et aucune réalité économique n’a surgi à l’horizon de leur monde. Ils vivront peut-être encore et aucune réalité économique n’existera plus. »

Autrement dit, bien que la survie des humains soit soumise, dans le monde capitaliste, à des contraintes économiques, il ne s’agit en rien d’une loi de la vie, ni d’une loi physique, contrairement aux lois qui régissent la zone critique.

Ce qui reste toujours valable dans la théorie de Marx, c’est sa théorie critique de la valeur économique dans le régime capitaliste.

Pour être simple, disons que la logique capitaliste est une logique de l’abstraction et de l’équivalence.

La logique de l’abstraction, c’est la logique qui consiste à isoler et à résumer des caractéristiques ou des propriétés que plusieurs choses ont en commun.

C’est dire par exemple que les lions, les pumas, les chats sont des félins. Le félin n’est pas un animal réel, c’est une abstraction qui résume ce que les lions, les pumas, les chats ont en commun. Il n’y a pas un animal en soi dont nous pourrions dire « c’est le félin » et que nous pourrions poser à côté d’un tigre, d’un lion ou d’un chat.

La logique de l’abstraction économique capitaliste c’est la même chose. Elle consiste à dire que toutes les marchandises et toutes les activités de travail engagées dans la production capitaliste de marchandises – découper du bois, coudre, taper sur un ordinateur, etc. – peuvent être résumées à de la valeur économique.

Cette logique de l’abstraction permet d’établir des équivalence entre toutes choses, des œuvres d’art et des pommes de terre, des gestations pour autrui et des chaussures, fabriquer des bombes et soigner des gens. Cette mise en équivalence se fait à travers l’argent qui est la représentation matérielle de la valeur économique.

Les logiques de l’abstraction et de la mise en équivalence forment la raison pour laquelle le capitalisme est aveugle à toute dimension écologique et à toutes considérations de respect pour la vie humaine et animale.

En effet, le capitalisme ne peut exister et réaliser son programme A-M-A’ qu’à condition de faire disparaître la réalité de toutes choses derrière son double calculable qu’est la valeur économique.

C’est ainsi que lorsqu’une plage est exploitable pour des activités touristiques, elle possède une valeur économique. Si elle n’est pas exploitable économiquement, elle n’a pas de valeur. Elle peut servir de dépotoir.

Les agents du capitalisme n’agissent pas en considérant le réel des choses, mais en considérant un double du réel qui est la valeur économique qu’ils lui attribuent. Quand on comprend cela, on comprend, pour paraphraser le géographe Andréas Malm, pourquoi les agents du capitalisme agissent à l’intérieur de la zone critique comme des fous furieux.

Ils y agissent, comme l’écrit Karl Marx, en épuisant la terre et les êtres humains.

En effet, dans le régime capitaliste, les femmes et les hommes ne déterminent pas les besoins élémentaires qu’ils voudraient satisfaire par leur activité. Au contraire, leur niveau de subsistance est décidé par ceux qui achètent leur force de travail pour la transformer en plus-value et qui donc sont décidés à en minimiser le prix pour maximiser la plus-value.

Le travail capitaliste n’est pas une activité humaine transformatrice de la nature extrahumaine, permettant d’assurer la reproduction et l’épanouissement de la vie humaine. Le travail capitaliste met en péril les travailleuses, les travailleurs et la nature extrahumaine, dans le but d’accumuler du capital.

Lorsque la force de travail est disponible en abondance alors la survie même des travailleurs et des travailleuses n’est plus nécessaire. Le travail peut être extrait des femmes et des hommes au risque de les rendre malades ou de les faire mourir. Les capitalistes trouveront d’autres humains dont la capacité de travailler sera extraite jusqu’au moment où leurs existences seront brisées.

La question n’est pas ici de dénoncer l’avidité ou la méchanceté des gens. Les gens « méchants » et les gens « avides » ont existé dans d’autres sociétés que la société capitaliste.

Ce qui est important c’est de bien comprendre la nature du régime capitaliste et pourquoi il faut en sortir. A ce titre, une vérité indépassable que nous livre Marx, sur le capitalisme, c’est son caractère fétichiste.

Un fétiche est une idole de pierre ou de bois qu’une communauté adore parce qu’elle croit qu’elle dépend de celle-ci alors que la réalité est rigoureusement l’inverse, puisque c’est elle qui a imaginé l’idole et son culte.

Dans la forme sociale capitaliste, les décisions qui concernent les activités humaines ne sont pas prises sur la base de l’utilité individuelle ou collective. Le contenu des travaux concrets, leurs présupposés, leurs conséquences sociales, les effets qu’ils ont sur les producteurs, sur les consommateurs et sur la nature non-humaine ne font pas l’objet d’une délibération consciente et collective.

Le capital, la valeur économique et l’argent qui est sa matérialisation, les marchandises et le travail capitaliste auxquels la masse de la population doit se soumettre conditionnent les activités humaines, comme si tout dépendait d’eux alors que la réalité est rigoureusement inverse puisque ce sont des êtres humains qui les ont créés.

<- Dans la zone critique (1) : il y a des mondes sociaux

(c) Gilles Sarter

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Dans la zone critique (1) : il y a des mondes sociaux

Dans la zone critique (1) : il y a des mondes sociaux

Les premières formes de vies cellulaires émergent à la surface de la Terre, il y a environ 3 milliards d’années. De l’apparition de ces premières cellules à la riche biodiversité que nous connaissons aujourd’hui, la vie se développe et se diversifie à l’intérieur d’une couche de quelques kilomètres d’épaisseur à la surface de la Planète.

Au début des années 2000, des scientifiques réunis à Washington ont donné à cette couche le nom de « zone critique ».

Cette zone est comprise entre les roches imperméables où la vie ne peut pas se développer et la basse-atmosphère où se situe l’essentiel des nuages. Cette couche forme donc une bien fine pellicule, en regard des 13000 km de diamètre de la Terre.

Ramenée à une échelle qui soit parlante pour nous, elle représente un trait de quelques millimètres, dessinant un cercle de plus de 10 m d’épaisseur.

Dans l’expression « zone critique », le mot « critique » rappelle l’importance de cette petite pellicule pour la survie du vivant. Il est aussi là pour pointer la complexité des processus biologiques, chimiques, géologiques qui l’animent et qui rendent sa trajectoire difficilement prévisible et si vulnérable.

En effet, tous les composants de cette zone qu’ils soient vivants ou pas – les humains, les animaux, les plantes, les micro-organismes, les gaz atmosphériques, les roches, l’eau, la matière organique morte – sont liés par des flux et dans des cycles qui ne sont pas encore tous connus et qui se déroulent à des échelles de temps et d’espace très variables.

Certains de ces cycles sont locaux. Par exemple, une feuille grandit au printemps en absorbant du CO2 atmosphérique. Elle tombe au sol et se décompose pour redevenir du CO2 atmosphérique à l’automne suivant.

A l’autre bout de la chaîne, les cycles géologiques s’étalent sur de longues distances. Par exemple, les roches des Alpes s’érodent petit à petit sous l’action des glaciers. Les rivières emportent des particules vers la mer. Et, dans des lagons australiens, des coraux finissent par fabriquer leur squelette avec le calcium alpin.

Certains cycles biologiques sont très rapides, comme ceux de bactéries qui se reproduisent en quelques secondes. Des cycles géologiques peuvent être très longs. La transformation des roches en sol prend des dizaines de milliers d’années.

Bien sûr, les êtres humains sont pris eux aussi dans ces rapports terriblement mêlés, interpénétrés et interdépendants.

A une échelle très locale, chaque corps humain vivant doit satisfaire des besoins métaboliques – il doit respirer, boire, manger, se reposer, s’abriter – ce qui l’amène à interagir avec les êtres vivants et la matière inerte.

A l’échelle globale, certaines activités humaines sont capables par leur développement de changer la trajectoire de toute la zone critique. L’une des plus connues est la combustion des énergies fossiles qui est notamment à l’origine d’un effet de serre. Mais, ce n’est pas la seule, nous pourrions aussi parler des activités industrielles et agricoles qui déstabilisent le cycle de l’eau potable, celui de l’azote ou qui détruisent la biodiversité, etc.

Tous ces phénomènes sont bien documentés.

Cette documentation a contribué à alimenter un discours qui pointe la responsabilité de l’humanité toute entière dans la crise écologique ou dans le « changement global ». Ce discours use souvent de la notion d’Anthropocène.

Le problème avec cette vision, c’est qu’elle est asociale.

En effet, les êtres humains n’agissent pas à l’intérieur de la zone critique en tant qu’êtres humains en général, mais en tant qu’ils appartiennent à des mondes sociaux.

Selon leur nation, leur peuple, leur classe sociale ou leur genre, les êtres humains ont des responsabilités différentes et sont affectés différemment par le basculement écologique.

C’est ce que pointe Murray Bookchin quand il écrit :  » lorsqu’on dit qu’un gamin de Harlem est tout autant responsable de la crise écologique que le président d’ExxonMobil, on calomnie l’un pour tirer l’autre d’affaire. »

Encore, faut-il préciser que la critique de Bookchin ne vise pas les comportements de tel ou tel individu. Elle porte sur le fait que nos sociétés sont structurées par des rapports sociaux de domination et de hiérarchie. De ce fait, les positions sociales qu’occupent les individus y sont associées ou non, à des pouvoirs ou à des capacités d’agir sur les choses et sur les autres.

Le discours de la responsabilité de l’humanité en général masque cette réalité du pouvoir et des rapports sociaux. Ce discours masque le fait qu’il y a un lien historique entre la façon dont sont réglés les rapports entre les gens et la façon dont la nature non-humaine est traitée.

L’anthropologue Maurice Godelier rappelle que les êtres humains ne sont pas les seuls animaux qui vivent en société, mais que ce sont les seuls animaux qui doivent inventer les sociétés hors desquelles ils ne peuvent vivre.

En effet, les êtres humains isolés ne savent pas comment se nourrir, se vêtir, s’abriter, pas plus qu’ils ne peuvent planifier leurs actions ou s’exprimer dans un langage connu d’eux seuls. Tout cela les femmes et les hommes ne peuvent le faire qu’en tant qu’ils naissent, grandissent et vivent en société.

Les êtres humains en société établissent aussi ce qui a de la valeur pour eux et construisent des représentations du monde. Ces valeurs et ces représentations orientent leurs actions à l’intérieur de la zone critique.

Au sein des premières nations australiennes, le territoire fait partie de la famille. A ce titre, les femmes et les hommes lui doivent des obligations. Ils le considèrent comme un être conscient et sensible. Tout ce qui le peuple, les animaux, les plantes, les rivières, le feu, le ciel, le vent est l’objet de soins attentifs.

Les Incas croient que le Grand Inca est le Fils du Soleil. Ils croient que le Grand Inca œuvre pour la prospérité de tous, en contrôlant les conditions de reproduction du monde et des êtres humains. C’est pourquoi ils lui prodiguent des offrandes en retour.

Pour les nations européennes qui colonisent les Amériques à partir du 16è s., les forêts, la terre et ce qu’elle abrite sont de purs objets qui doivent être dominés, défrichés, labourés, creusés afin d’en retirer un maximum de profit.

Dans les mines d’argent de Potosi en Bolivie, dans les plantations de canne à sucre du Brésil et des Caraïbes, les natures humaines et non-humaines sont exploitées avec la même violence destructrice.

Le colonialisme esclavagiste de la mine et de la plantation joue un rôle fondamental pour le développement du premier capitalisme industriel européen. Et cet ordre social colonial et esclavagiste a encore quelque chose à voir avec l’ordre capitaliste qui détermine les rapports entre les êtres humains et avec la nature non-humaine, dans nos sociétés actuelles.

-> Dans la zone critique (2) : le réel et son double, la valeur économique

Gilles Sarter

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Le capitalisme face aux limites écologiques

Le capitalisme face aux limites écologiques

Au temps du changement global, une question est récurrente. Pouvons-nous continuer avec le capitalisme ou faut-il changer radicalement de mode d’organisation pour faire face à la situation ? Cette question est directement liée à celle des rapports entre sociétés capitalistes et nature extra-humaine.

Dans le régime capitaliste, les rapports entre la société et les écosystèmes sont déterminés par la double représentation, d’une nature extra-humaine comme robinet, à ressources ou à matières premières et comme évier, à pollution et à déchets. Dans le cadre de cette vision du monde, une question souvent posée est celle de la capacité du régime capitaliste à limiter ses prélèvements, dans la nature-robinet et à limiter ses rejets dans la nature-évier. Autrement posée, la question devient celle de la compatibilité du capitalisme avec des limites écologiques.

Si nous acceptons d’adopter la vision dominante d’une nature-robinet, je pense que personne ne niera le caractère limité de certaines matières premières telles que le pétrole, le charbon, les métaux, le sable, etc.. Il semble donc évident que les capitalistes sont soumis à des limites qu’ils ne peuvent dépasser.

Cependant, comme le relève l’économiste Antonin Pottier, il n’y a aucune raison de penser que ces limites entraveront le régime capitaliste en tant que tel. L’approche d’une limite se signale bien sûr par la rareté. Mais les capitalistes savent très bien gérer la rareté. On peut même affirmer qu’ils l’organisent quand elle alimente leurs profits. En outre, l’industrie capitaliste peut substituer une ressource à une autre, la houille au charbon de bois, le pétrole à la houille, le lithium et l’uranium au pétrole, etc.. D’une substitution à une autre, la logique extractiviste et la destruction des écosystèmes se perpétue.

Si nous nous plaçons maintenant dans la perspective de la nature-évier, les limites écologiques se présentent comme des seuils à ne pas franchir plutôt que comme des limites matériellement indépassables. Un seuil peut être objectivement dépassé mais il faut s’attendre à ce que son dépassement entraîne des conséquences écologiques à plus ou moins long terme.

Ces seuils peuvent être locaux – quantité de polluants qu’une usine peut déverser dans une rivière sans altérer la potabilité de l’eau. Ils peuvent aussi être globaux – quantité de gaz à effet de serre que l’industrie mondiale peut déverser dans l’atmosphère sans modifier le climat planétaire.

Le problème ici n’est pas l’adaptation à une limite incontournable mais la réorganisation pour ne pas franchir un seuil. On peut aussi dire qu’il s’agit d’un problème d’auto-contrainte.

A ce titre, Antonin Pottier remarque, premièrement, que si la raréfaction d’une ressource se matérialise directement par une hausse des coûts, rien de tel ne se manifeste pour le franchissement d’un seuil. Deuxièmement, il pointe que la connaissance d’un seuil n’est pas suffisant, il faut aussi un mécanisme social qui affecte l’accumulation de capital pour que les agents du capitalisme agissent en regard de ce seuil. Troisièmement, il observe que le régime capitaliste comme régime laissant l’initiative aux agents privés individuels est par définition dépourvu de tels mécanismes. Il ne peut donc pas trouver en lui-même les moyens de faire respecter des seuils écologiques.

Pire que cela, même individuellement, un agent capitaliste n’a pas intérêt à réduire ses émissions de polluants si cette mesure engendre pour lui un surcoût par rapport à ses concurrents. De la même manière qu’en situation de raréfaction, un agent n’a pas intérêt à raisonner ses prélèvements d’une ressource si ses concurrents continuent à la surexploiter. La difficulté de réguler la pêche maritime est exemplaire de cette problématique, bien connue en économie sous le nom de théorie du « passager clandestin ».

Le capitalisme n’est pas un régime de coopération mais de concurrence entre agents qui recherchent la maximisation de leurs intérêts individuels. Les capitalistes continueront à franchir des seuils écologiques tant que leurs perspectives d’accumuler du capital seront bonnes.

En outre, il faut bien le mentionner, la dégradation des milieux ou la déstabilisation des cycles naturels peuvent en elles-mêmes générer des besoins en produits ou services lucratifs : climatiseurs, appareils ou stations de potabilisation de l’eau, purificateurs d’air, vaccins contre les maladies émergentes, villes et infrastructures qu’il faut reconstruire après un événement climatique dévastateur, etc.

Finalement, il semble bien que les capitalistes ne peuvent tempérer leur tendance à franchir les seuils écologiques que si ils y sont contraints par une force sociale extérieure, par exemple, par une réglementation, associée à des mesures coercitives. Mais l’efficacité d’une telle procédure doit également être relativisée par ce que l’économiste Karl William Kapp (1950) appelle la proliférations des externalités.

Son observation est la suivante. La recherche du profit conduit les capitalistes à faire supporter certains de leurs coûts par la collectivité. Par exemple, au lieu de traiter leurs effluents – ce qui représente un coût – une usine ou un super-tanker préfèrent les rejeter dans une rivière ou dans la mer et faire supporter les coûts de la dépollution du milieu par la collectivité.

Comme je l’ai déjà dit, à ce type de comportement, la collectivité peut répondre par la réglementation et la sanction. Mais le problème que relève Kapp est que la réponse a toujours un temps de retard sur les dégradations. Elle nécessite des délais d’identification des problèmes, des délais d’élaboration de la réglementation et de son application, etc. Comme l’activité capitaliste est animée par une rationalité de minimisation des coûts, elle se saisit de toutes les opportunités d’externalisation qui se présentent. La réglementation court toujours derrière de nouvelles externalités. Dans cette course-poursuite, il y a des externalités qui s’avèrent impossibles à stopper ou alors des régulations qui se mettent en place trop tard. Des seuils écologiques sont alors franchis.

La question de la destruction des conditions de vie terrestres est liée à celle des modalités d’organisation et de fonctionnement des sociétés humaines. Le régime capitaliste a pour finalité, comme son nom l’indique, l’accumulation sans fin du capital. La satisfaction des besoins humains – se nourrir, se vêtir, se soigner, s’abriter, etc. – est un objectif dérivé et non la fin ultime des activités capitalistes. Le biocide se poursuivra si nous ne parvenons pas à convaincre les gens qu’un changement radical de mode d’organisation est indispensable et qu’il faut s’organiser selon les principes de l’agir en commun, entre êtres humains et entre les sociétés humaines et la nature extra-humaine.

Gilles Sarter

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Qu’est-ce que l’espace public de Jürgen Habermas?

Qu’est-ce que l’espace public de Jürgen Habermas?

La notion d’espace public appartient à la théorie politique de la démocratie de Jürgen Habermas (L’Espace public, 1962). Deux idées sont essentielles à cette notion. D’une part, l’espace public est conçu comme la sphère sociale où la communication entre les citoyens produit l’opinion publique. D’autre part, c’est la sphère sociale au sein de laquelle les citoyens peuvent se constituer en force politique, capable de s’opposer aux pouvoirs privés ou d’exercer une influence sur l’État.

Pour Jürgen Habermas, l’espace public peut se comprendre comme un ensemble de « personnes privées » rassemblées pour débattre de sujets « d’intérêt public » ou « d’intérêt commun ».

Entre la fin du 18ème et le début du 19ème siècles, particulièrement en France et en Angleterre s’élabore un espace public bourgeois. Cet espace s’intercale entre la sphère de la vie privée et celle de l’État absolutiste. Il se construit concrètement, dans des lieux (des espaces publics) où les opinions privées peuvent être rendues publiques : salons, cafés, journaux, sociétés savantes ou philanthropiques, clubs, etc..

Cette construction de l’espace public bourgeois se produit en même temps que le passage d’une économie de « maître de maison », à une économie commerciale. Les bourgeois ne se contentent plus de gérer leur patrimoine, en « bon père de famille », mais tentent de contrôler les marchés. Dans cette perspective, l’espace public a pour vocation de servir de lieu de médiation entre la société et l’État, en rendant ce dernier responsable devant la première.

Concrètement, la construction de l’espace public repose d’abord sur l’exigence que les informations portant sur le fonctionnement de l’État, les lois, les politiques soient rendues publiques, afin qu’elles soient soumises à l’analyse critique de la société.

Elle répond aussi à la volonté de transférer « l’intérêt général » de la « société bourgeoise » à l’État, d’abord sous des formes prévues par la loi (liberté d’expression, liberté de la presse, liberté de réunion), puis, par le biais des institutions du gouvernement représentatif (parlement, etc.).

Sur le thème de l’espace public et de la démocratie, lire « Un régime politique de la réflexion collective« 

L’espace public désigne donc, d’une part, un mécanisme institutionnel qui rationalise la domination politique, en rendant les États responsables devant les citoyens (ou, au moins, certains d’entre eux, les bourgeois).

D’autre part et sur un autre plan, l’idée d’espace public désigne un type particulier d’interaction sociale. C’est l’idéal d’une discussion rationnelle et sans restriction des affaires publiques. Selon cet idéal, cette discussion doit être ouverte et accessible à tous les citoyens. Les inégalités de statut social entre les personnes doivent être mises entre parenthèses et les participants doivent pouvoir débattre d’égal à égal. Le résultat d’une telle discussion est censé produire une « opinion publique », au sens de « consensus rationnel portant sur le bien commun ».

Ces deux conceptions sont exposées par le libéral François Guizot, cité par Habermas, en 1820 : « C’est le caractère du système qui n’admet nulle part la légitimité du pouvoir absolu que d’obliger tous les citoyens à chercher sans cesse, et dans chaque occasion, la vérité, la raison, la justice, qui doivent régler le pouvoir de fait. C’est ce que fait le système représentatif : 1) par la discussion qui oblige les pouvoirs à chercher en commun la vérité ; 2) par la publicité qui met les pouvoirs occupés de cette recherche sous les yeux des citoyens ; 3) par la liberté de la presse qui provoque les citoyens eux-mêmes à chercher la vérité et à la dire au pouvoir »

La notion d’« espace public » telle que l’utilise Jürgen Habermas en vient à désigner un espace, dans les sociétés modernes, où la participation politique passe par le communication discursive.

Consulter aussi « Le public et la nature de l’État« 

L’espace public est l’arène où les citoyens débattent de leurs affaires communes. D’un point de vue conceptuel, ce espace est conçu comme distinct de l’État. C’est un lieu de production et de circulation de discours qui peuvent, en principe, être critiques envers ce dernier. L’espace public est également différent du marché. C’est une arène de débats et non un lieu d’achat et de vente.

Gilles Sarter

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Les causes du post-fascisme sont claires comme le cristal

Les causes du post-fascisme sont claires comme le cristal

Le texte qui suit est une traduction d’un extrait d’une interview du théoricien politique Gaspar Miklos Tamas, publiée par la revue Médiations – Journal of the Marxist Literary Group, en 2009.

The Left and Marxism in Eastern Europe: An Interview with Gáspár Miklós Tamás, Imre Szeman, Mediations – Journal of the Marxist Literary Group – Vol.24, N°2, Spring 2009

« Il y a bien sûr des différences importantes entre le post-fascisme et le national-socialisme « classique ». Le premier n’est pas militariste, il n’est pas « totalitaire », etc. mais les parallèles sont malgré tout frappants. Ce qui est certainement significatif, c’est que les deux désignent le libéralisme bourgeois et le marxisme comme étant l’ennemi (l’extrême-droite assimile le marxisme à toutes les tendances de la Gauche, des sociaux-démocrates aux anarcho-syndicalistes ; cet usage est hérité de la presse pour grand public étasunienne qui a l’habitude d’appeler « marxiste », toute jacquerie paysanne dans l’Himalaya, pour peu qu’y soit brandi un drapeau rouge). Les mouvements post-fascistes sont, romantiquement (et faussement), opposés à toute forme de modernité. Ils fantasment sur la société de castes, les royaumes sacrés, la supériorité du guerrier sur « sa » femme, la pureté raciale, les propriétés purifiantes de la Terre-mère et sur d’autres choses du même genre. Le trait d’union qu’ils tracent entre « communisme » et « libéralisme » est illustré par la figure fantaisiste du « Juif » qui incarnerait cette médiation ainsi que le cosmopolitisme. Quant aux Roms, ils sont victimes de meurtres racistes et de pratiques ouvertement discriminatoires partout en Europe.

Les raisons de ceci sont claires comme le cristal.

Avec le développement des technologies, avec la participation des nouvelles puissances industrielles (Chine, Inde et Brésil) à la division internationale du travail, avec l’augmentation de l’intensité, de la vitesse et du temps de travail, les travailleurs de l’industrie sont partout précarisés. Le chômage devient une réalité effective pour une masse énorme de gens. Concomitamment, l’amélioration de la santé accroît l’espérance de vie, la portant à un niveau sans précédent. L’assurance maladie, les services sociaux et la redistribution économique gérés par les États deviennent des enjeux cruciaux, voire même les seuls moyens d’existence envisageables, pour des régions, des strates sociales ou des générations entières. La compétition pour y accéder est devenue sévère.

Les groupes qui entrent en compétition sont principalement la classe moyenne précarisée et la classe la plus pauvre [ndt : « underclass », la notion est utilisée, surtout aux États-Unis, par les sociologues, pour désigner la partie très pauvre et socialement stigmatisée de la population]. Dans le monde globalisé, c’est le Nord accablé par la crise qui entre en compétition avec le Sud affamé. Aucun État capitaliste ne peut se permettre de satisfaire ces deux groupes. Dès lors, la transformation des sociétés occidentales en forteresses pour les classes moyennes blanches nécessite l’élaboration d’un discours de légitimation qui conserve, cependant, les caractères fondamentaux des sociétés libérales.

Cette légitimation est recherchée par différents stratagèmes politiques de « re-moralisation ». Sont stigmatisés les plus pauvres, les gens dans la précarité, les immigrants et les autres minorités, tous également traités comme des « pauvres non méritants », comme des gens abusant du système d’aide sociale, qui rechignent à travailler, qui sont criminels, etc. Ce racisme quotidien et ce « chauvinisme social » sont partout présents. Selon Karl Kautsky – dans un brillant essai déterré par le périodique londonien Historical Materialism – la réponse à la célèbre question de Werner Sombart, « pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis ? », est: la présence de la population afro-américaine. Cette situation s’étend maintenant à tout le monde blanc. La lutte des classes est contre-carrée par le conflit ethnique qui est lui-même, exacerbé par des politiques délibérées et orientées dans cette perspective : en Europe occidentale, principalement contre les immigrants d’origine musulmane, en Europe orientale, contre les Roms, les populations originaires du Nord-Caucase et les migrants albanais venant du Kosovo. Mais les inimitiés traditionnelles ne sont pas abandonnées pour autant : les minorités hongroises de Slovaquie et d’Ukraine se voient interdire l’utilisation de leur langue maternelle, en violation des constitutions nationales et des lois européennes.

Partout la Gauche est confrontée à un profond dilemme : comment construire une situation politique dans laquelle les travailleurs en col bleu, le prolétariat précarisé, les agents des services publics en tout genre, les étudiants et les minorités ethniques (y compris les migrants) soient capables de faire cause commune, contre le système plutôt que de se retourner les uns contre les autres ? La recette n’a pas encore été trouvée.

(…)

Les discriminations sociales et ethniques ont une utilité secondaire. La légitimation du retour à l’État policier qui n’était pas vraiment un danger pour les majorités en Occident, mais qui l’est maintenant. Les prisons remplies à craquer, principalement par des sous-prolétaires issus de minorités ethniques, ne sont plus une spécificité étasunienne. Le radicalisme de gauche est frappé par la vague de l’exclusion sociale et raciale (et à certains endroits par l’activisme fasciste) et l’espoir d’une transformation égalitaire et socialiste l’est tout autant.

La fusion nécessaire des différentes fractions opprimées de la société est encore – ou si vous préférez – est l’éternel problème de l’émancipation et, de ce qui est la même chose, du combat anti-capitaliste. Il y a donc un besoin de renouvellement de la philosophie politique radicale, par-delà les résultats considérables qu’elle a déjà obtenus, mais qui ne sont pas suffisants pour dépasser cet obstacle majeur.

(…)

Il devient de plus en plus nécessaire de créer une théorie qui dépasse la tentation continuelle de l’égalitarisme rousseauiste avec son inéluctable aporie de la Volonté Générale, mais qui soit, malgré tout, capable d’offrir une vision normative de la société communiste, débarrassée de tout utopisme. Faute de ce travail théorique, la Gauche va à nouveau orienter son action politique vers la création d’une société homogène, créée contre l’autonomie personnelle, dans la perspective de se débarrasser des péchés mortels de l’exclusion, de l’humiliation et de l’injustice. Si nous avons appris une chose du 20è s., c’est que cela n’est ni faisable ni désirable.

Mais il n’est pas non plus tolérable de continuer à acquiescer à une civilisation de merde [ndt : en français dans le texte]. Cela n’est plus supportable.

Lire aussi l’article « Le néolibéralisme et le populisme de droite ou d’extrême-droite »

Pour cette raison, je pense que nous avons besoin d’une interprétation renouvelée de l’État, de la loi, du travail, de l’argent, de la justice et de la légitimité. La plupart des théories existantes sur ces sujets sont taillées pour satisfaire les besoins des sociétés de classes libérales, qui clairement connaissent une profonde crise qui n’est pas seulement économique. Cela demandera beaucoup de travail. »

(c) traduction Gilles Sarter

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Individualisme et solidarité, l’apport d’Émile Durkheim

Individualisme et solidarité, l’apport d’Émile Durkheim

Individualisme et solidarité sont deux notions morales qui sont souvent mises en opposition. C’est une toute autre vision qu’Émile Durkheim propose. Individualisme et solidarité peuvent entretenir un rapport circulaire et de renforcement réciproque, dessinant ainsi un véritable individualisme solidariste, notion utile pour le projet d’émancipation collective

Individu et individualisme

La mise en opposition de l’individualisme et de la solidarité est particulièrement marquée, quand « individualisme » est pris dans le sens péjoratif de tendance à ne vouloir vivre que pour soi, alors que le mot « solidarité » est envisagé dans un sens proche de celui d’« entraide » ou de « coopération ».

Quelques précisions terminologiques permettent d’envisager les choses différemment. D’un point de vue sociologique, la notion d’individu peut désigner deux choses.

Lire aussi l’article « État et individualisation« 

D’un côté, « individu » (« ce qui n’est pas divisible ») peut désigner l’unité empirique que représente chaque membre d’une société, pris isolément et abstraitement. De ce point de vue, toute société est composée d’individus.

D’un autre côté, des sociologues considèrent que l’être humain ne naît pas individu, il le devient. Avant d’être des individus, les gens sont des personnes, c’est-à-dire des êtres conscients d’avoir un corps, des dispositions, des aspirations, des capacités, etc. dont la nature ou les combinaisons peuvent être différentes de celles d’autrui. C’est en vertu de ce regard sur elles-mêmes que les personnes peuvent se penser comme des individus singuliers et qu’elles peuvent revendiquer une part d’autonomie, c’est-à-dire la possibilité effective de décider pour elles-mêmes de ce qui les concerne à titre individuel.

Pour Émile Durkheim la notion d’individualisme et plus précisément celle d’« individualisme moral » renvoie à un ensemble de pratiques et de représentations sociales qui expriment concrètement deux engagements. Le premier est un engagement envers le respect des droits et de la dignité des individus. Le deuxième est un engagement altruiste en faveur de l’autonomie des autres personnes.

Or le sociologue précise que ces engagements moraux ne vont pas de soi dans toutes les sociétés humaines. Ils dépendent d’institutions sociales (règles, lois, formes d’organisations, etc.) permettant aux membres de la société de se penser comme séparés et différents d’autrui. La notion de solidarité permet d’éclaircir cette condition.

Solidarité et morale

La solidarité est chez Émile Durkheim ce qui fait tenir ensemble la société. Il utilise la métaphore de « ciment » des sociétés. Son idée centrale est que le lien social est avant tout un lien moral. Au sens large, la morale c’est l’ensemble des « règles qui président aux relations des êtres humains formant une société. ».

Toute morale se présente comme un système de règles de conduite. Ces règles ont un caractère particulier. Elles disent comment il faut agir à l’égard d’autrui. A ce titre, elles forment un ensemble de liens qui attachent les individus les uns aux autres et qui en font un agrégat cohérent.

A cela, le sociologue ajoute que les règles morales sont intimement liées à la forme que prend la vie sociale. Ainsi, chaque forme de société a la morale qui lui est nécessaire. Émile Durkheim développe cet argument en reconstruisant deux types idéaux de société : la société à solidarité mécanique et la société à solidarité organique.

Société à solidarité mécanique

Le type de la société à solidarité mécanique est caractérisé par sa petite taille (on peut facilement l’embrasser du regard) et par une faible division du travail social. Tous les membres s’adonnent aux mêmes activités routinières (cueillette, chasse, etc.) et sont donc facilement interchangeables dans le cadre de ces routines.

Dans ce type de société, la vie sociale est réglée presque intégralement par une forte conscience collective, c’est-à-dire par un ensemble de représentations et de règles morales qui sont communes à l’ensemble de ses membres.

La conscience collective agit sur les personnes comme une puissance supérieure. Elle les pousse à agir spontanément dans une même direction, selon une solidarité mécanique. Plus la socialisation est parfaite, plus le degré de conformité sociale est élevé. A ce moment, l’individualité est presque nulle. L’individu n’est presque rien, le groupe est tout.

Société à solidarité organique

La société à solidarité organique correspond à la forme de nos sociétés modernes. Très vaste, il y règne une division du travail social très poussée. La similarité des conditions d’existence et l’expérience de la vie partagée par la collectivité disparaissent.

Sur ce thème, lire aussi « La solidarité dans les sociétés capitalistes« 

La spécialisation des tâches entraîne le besoin de coopération qui fonde une nouvelle forme de solidarité organique. Contrairement à la solidarité mécanique, elle ne lie plus directement l’individu à la société dans son ensemble, mais uniquement aux sphères de vie et aux milieux dans lesquels il exerce son activité.

Selon Émile Durkheim, la solidarité organique qui découle directement de la division du travail n’est pas suffisamment forte pour assurer la cohésion de la société moderne. Il faut la renforcer par l’imposition de règles morales. L’individualisme moral constitue la forme morale qui est adaptée à la division du travail social.

Individualisme solidariste

Dans les sociétés modernes, la différenciation des rôles et des fonctions entraîne le développement de compétences spécifiques. L’interchangeabilité des personnes devient difficile. Avec le temps, elles finissent par se sentir différentes les unes des autres. Une idéologie individualiste se développe qui donne plus de place aux préférences et aux choix individuels.

Ainsi, d’une part, les sociétés à forte division du travail social ont besoin de différencier les individus pour mieux les associer. Et d’autre part, la division du travail induit chez les personnes une tendance à l’individuation. Il faut en conclure, selon le sociologue, que l’individualisme moral devient la seule fin collective qui peut être partagée par tous, le seul centre possible de ralliement.

Émile Durkheim propose une vision morale qui mise autant sur les valeurs du collectif (solidarité, égalité, justice) que sur celles de l’individu (valeur de la personne et de ses droits inaliénables).

L’individualisme moral qui est en adéquation avec la division du travail social demande aux individus d’entrer en sympathie avec leurs semblables, d’être justes et de travailler à ce que chacun soit appelé à la fonction qu’il peut le mieux remplir et reçoive le juste prix de ses efforts.

Cette vision esquisse le projet d’un individualisme solidariste dans lequel chacun s’engage à favoriser la réalisation des capacités ou des aspirations d’autrui, sachant qu’autrui agit de la même manière à son égard.

Le projet d’émancipation collective peut s’appuyer sur cette conception d’un individualisme solidariste qui affirme que seules les solidarités sociales élaborées consciemment et réflexivement par la société peuvent forger des individus capables d’autonomie.

Gilles Sarter

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Solidarité et individualisme dans la sociologie de Durkheim

Solidarité et individualisme dans la sociologie de Durkheim

Avec Émile Durkheim nous abordons la question de l’émancipation par l’examen des rapports entre autonomie individuelle et solidarité sociale. A l’encontre de l’idéologie dominante qui tente d’opposer ces deux phénomènes, Durkheim affirme qu’ils sont indissociables. Ce sont les solidarités qui forgent des individus autonomes et épanouis et non pas leur suppression, comme le prétend la pensée néolibérale.

De son étude des formes de sociétés, Durkheim retire une nouvelle vision d’un individualisme solidariste qui mise autant sur les valeurs du collectif (solidarité, égalité, justice) que sur celles de l’individu (valeur de la personne et de ses droits inaliénables). Cet individualisme moral devient cosmopolitisme quand il s’applique à l’échelle de l’humanité.

Mardis
5-12-19 septembre 2023
19h00 – 20h30
Maison pour Tous Chopin
1 rue du Marché aux Bestiaux – Montpellier

Tarif : 21 € pour les 3 séances

(+7€ adhésion annuelle réseau des Maisons pour Tous)

Calendrier des formations de septembre à décembre 2023

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Théorie politique et écologie sociale

Théorie politique et écologie sociale

Une théorie politique est une vision du monde social qui vient contredire la vision du monde qui légitime l’ordre social existant et ce dans le but de transformer l’ordre existant. Dans cet article, j’essaie de montrer pourquoi l’écologie sociale, telle que pensée par Murray Bookchin, peut être considérée comme une théorie politique.

La question centrale est celle de la capacité de l’écologie sociale à nous donner une direction, de l’espoir pour opérer un changement radical de société qui prenne en compte le projet d’abolition de toutes les formes d’exploitation – domination et qui prenne au sérieux la question de la place de l’être humain dans la nature.

Une philosophie écologique radicale

Murray Bookchin commence par définir la place de l’être humain dans la nature. Il pointe que celui-ci est le produit du processus évolutionnaire de la nature première. Or l’évolution a produit avec l’être humain un être qui vit toujours en société. Et plus encore, comme le souligne l’anthropologue Maurice Godelier, l’être humain est le seul parmi les « animaux sociaux » à bâtir les sociétés qu’il habite. Ces sociétés constituent ce que appelle Murray Bookchin nomme la « seconde nature » de l’être humain.

Point d’importance cruciale, ce n’est que dans le cadre de la seconde nature que l’être humain peut développer toutes les potentialités acquises au cours de l’évolution (parole, réflexivité, auto-conscience, etc.). La société comme seconde nature émerge au sein de la première nature comme résultat de son évolution. La société est donc un phénomène naturel.

Autre constat de Bookchin l’intervention humaine dans la nature non-humaine – comme l’intervention de tout être vivant – est intrinsèque et inévitable. Affirmer que cette intervention ne devrait pas exister est une idée tout à fait obscure. Comme il est dans la nature des êtres humains de vivre en société, il est naturel que l’intervention des humains dans la nature non-humaine se fasse à travers la société. Finalement l’action transformatrice des sociétés sur la nature non-humaine doit être vue comme le résultat du processus d’évolution de la nature première.

En conclusion, l’écologie sociale est une philosophie de la complétude. C’est-à-dire qu’elle considère que la nature peut agir pour ce qui est bon pour elle, à travers la rationalité et l’auto-conscience humaine.

Autrement dit, l’écologie sociale postule que les humains peuvent être les référents éthiques pour la nature et l’évolution naturelle.

Une éthique émancipatrice et écologique

Si nous considérons que la nature peut agir pour ce qui est bon pour elle, à travers la rationalité et l’auto-conscience humaine alors l’enjeu des sociétés devient celui de l’élaboration d’une éthique objective qui garantirait l’épanouissement des êtres humains et de la nature non-humaine : une éthique libertaire et écologique.

Par « épanouissement », Bookchin entend le plein développement des potentialités inscrites dans un être-vivant ou un écosystème. Tout comme nous disons d’une personne qui vit à la hauteur de ses capacités qu’elle est épanouie ou accomplie.

Une éthique objective n’est pas une morale. Elle ne trace pas une ligne entre ce qui est bien (autorisé, encouragé d’un point de vue moral, traditionnel, etc.) et ce qui est mal (proscrit, interdit) mais entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est bénéfique et ce qui est néfaste, en regard de l’objectif d’épanouissement des êtres humains et de la nature non-humaine.

Par exemple, si nous admettons que le processus évolutionnaire a conduit à la formation d’un être capable d’auto-conscience et de réflexivité alors une éthique objective s’inspirant de l’évolution devrait privilégier toutes les actions et les modes d’organisations sociales favorisant le développement de ces deux capacités chez tous les êtres humains. A ce titre le seul régime social qui fait appel à la réflexivité et à l’auto-conscience de chacun est la démocratie directe.

Autre exemple, la nature a évolué en se différenciant et en se complexifiant donc en allant de l’uniformité vers la diversité et du simple vers le complexe. Les écologues et les biologistes montrent que la symbiose et le mutualisme ont joué un rôle décisif dans cette évolution. Chez l’être humain, la coopération et l’entraide jouent un rôle crucial dans le développement de ses propres capacités cognitives (parole, réflexivité, etc.) et physiques (bipédie, etc). Une éthique émancipatrice devrait donc promouvoir la coopération et l’entraide.

Troisième exemple, le principe d’unité dans la diversité, tiré de l’observation du fonctionnement des écosystèmes, peut être repris par l’écologie sociale pour promouvoir une société dont les composantes individuelles développent leurs potentialités particulières mais se retrouvent liées entre elles pour former une société stable, diversifiée et créatrice de nouveauté.

Le mutualisme devient un bien intrinsèque en vertu de sa capacité à favoriser l’évolution de la variété individuelle dans la complémentarité ou l’entraide. Nous n’avons besoin de rien d’autre pour affirmer son rôle comme un desideratum de la nature et de la société.

L’élargissement de cette manière de penser à la nature non-humaine permet d’envisager ce que pourrait être une éthique écologique. La question décisive est celle de la manière dont nous socialisons avec la nature non-humaine afin de la rendre plus féconde, variée, complète, intégrée.

(c) Gilles Sarter

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Les problème écologiques sont des problèmes sociaux

Les problème écologiques sont des problèmes sociaux

Dans la théorie de l’écologie sociale, telle qu’elle est formulée par Murray Bookchin, l’adjectif « sociale » souligne une idée forte. Les problèmes écologiques découlent fondamentalement de « problèmes sociaux », c’est-à-dire de l’existence de hiérarchies et de rapports sociaux d’exploitation et de domination entre les êtres humains.

Logiquement, il découle de cette idée fondamentale que la résolution des problèmes écologiques appelle l’abolition de ces rapports indésirables. Les luttes émancipatrices deviennent de ce fait des luttes écologiques.

Rapports de classes et problèmes écologiques

La finalité dernière de la production économique en régime capitaliste est la production de plus-value. Cette plus-value est toujours réintroduite dans le cycle de production pour produire encore plus de plus-value. C’est une question de nécessité pour les capitalistes dans la compétition qui les opposent les uns aux autres.

Cette production de plus-value repose sur deux conditions:

1- il faut produire des marchandises (objets ou services) possédant une certaine valeur d’usage. Cette première condition est lourde de conséquences pour la planète, car la production infinie de plus-value appelle une production infinie de marchandises qui « dévore le monde »;

2- la création de plus-value, à travers la production de marchandises, nécessite l’exploitation d’une force de travail. Un travailleur est exploité quand quelqu’un s’approprie les résultats d’une partie de ses efforts. Dans le régime capitaliste, ce surtravail génère la plus-value.

Mais revenons encore à la première condition. La plus-value ne peut être obtenue qu’en produisant des marchandises qui présentent une certaine valeur d’usage. Dans le régime capitaliste, l’organisation de la production de marchandises est liée à la « compétence » qui est un type particulier de savoir : 1/ qui donne autorité dans la production ; 2/ qui est institutionnellement attribuée (diplômes, titres, certificats, attestations, etc) ; 3/ qui se reproduit structurellement (au sein des familles et par l’intermédiaire du système scolaire) ; 4/ qui donne accès à des profits matériels et symboliques.

La « compétence » dessine un rapport social d’exploitation, dans la mesure où les compétents consomment le produit d’une quantité de travail social supérieure à la quantité de travail qu’ils fournissent eux-mêmes à la société. Côté productivisme, la logique des capitalistes est de «produire pour le profit», celle des compétents est de «produire pour produire». Les deux logiques sont lourdes de périls écologiques.

Le concept d’exploitation capitaliste avancé prend donc tout son sens dans l’unité de l’exploitation-destruction de la nature et l’exploitation-domination d’êtres humains (travailleurs, « moins-compétents ») par d’autres êtres humains (capitalistes, « plus-compétents).

Autrement dit le problème écologique est bien à la racine un problème social.

Violence de classe et violence de nation

La création de l’État-nation moderne s’accompagne de la déclaration d’appropriation commune d’un territoire par une population qui l’occupe. Cette appropriation est aussi exigence d’en faire un usage commun. Cette exigence formelle est propre à consolider l’idée tout aussi formelle de solidarité et d’égalité entre les « nationaux ».

En même temps, elle creuse un fossé entre ceux qui partagent la propriété du territoire commun et ceux qui en sont exclus. Le « commun » national exclut l’étranger, non seulement extérieur, mais aussi intérieur. L’étranger intérieur est décrit comme étant venu d’ailleurs à une date indéfinie et comme étant trop différent pour faire partie de la communauté des « nationaux ».

Dans les pays du centre historique du capitalisme, la déclaration d’appropriation commune du territoire a protégé ce dernier de son abandon total et immédiat à la toute-puissance du capitalisme. Il en est allé tout autrement dans les colonies. Les puissances coloniales – à la fois étatiques et capitalistes – ont été en capacité de faire de ces territoires, de leurs sols et de leurs sous-sols, de purs objets de profit pour les capitalistes et de gloire pour les compétents (administrations civiles et militaires).

Sur les terres prétendument « vierges », les colons ont déforesté, déstructuré l’écologie, comme nulle part ailleurs. Cela supposait que les populations autochtones soient dispersées, que les solidarité familiales et communautaires soient brisées, que les femmes, les hommes et les enfants soient réduits en force de travail servile et dépossédés de leur existence sociale et culturelle.

Voilà, en termes de système des nations, en quoi consiste le colonialisme et sa continuation à travers la colonialité : une étroite connexion entre destruction matérielle et socio-culturelle. Cette destruction a constitué et constitue encore une condition essentielle de l’expansion du capitalisme du centre.

L’exploitation capitaliste comporte un double mouvement. Elle se déploie en exploitation et destruction à travers la planète et elle aspire en retour les dépossédés à travers les migrations vers le centre, pour les disposer au bas de l’échelle de classes.

La « nation » (l’origine nationale, ethnique, « raciale », etc) est ainsi soumise à un rapport de classe, et la classe se trouve hiérarchisée entre « nations » (« races », ethnie, religions, etc.). La « nation » est un rapport social qui découle du mécanisme capitaliste de l’exploitation. La plus-value qu’elle génère, assure sa perpétuation.

En tant qu’elle est consubstantielle de l’exploitation capitaliste, la domination de « nation » (le racisme, la xénophobie, etc.) est un élément du problème écologique.

Rapports de classes et domination masculine

La domination masculine semble se perdre dans la nuit des temps mais elle est surdéterminée par le capitalisme.

Dans le capitalisme, la force de travail féminine fixée au domicile (à partir de la fin du 19è s. jusqu’à très récemment, après 1968) est dépourvue de valeur marchande socialement sanctionnée sur le marché. Le labeur des femmes se trouve donc réduit, dans les catégories de l’économie politique capitaliste, à n’être qu’une valeur d’usage qui est renvoyée au statut de fonction naturelle, la reproduction de la force de travail masculine. Pour une large part, le labeur féminin de reproduction n’est même pas considéré comme travail.

La dévaluation du statut des femmes qui résulte de cette non-reconnaissance sociale indique en retour quelle place leur reviendra à mesure qu’elles accéderont au salariat : une force de travail moins bien rémunérée et une compétence moins bien reconnue.

Au fur et à mesure qu’elles accèdent à des positions professionnelles, ces positions sont moins valorisées que dans l’état précédent du système (enseignantes, chercheuses, ingénieures, docteures, etc.). Plus les métiers, les titres, les diplômes, les fonctions se féminisent, plus ils sont dévalorisés. Ce phénomène devrait constituer un point d’interrogation pour la discussion des stratégies des luttes féministes : « ascension sociale » des femmes dans le système existant ou lutte pour l’émancipation vis-à-vis de l’exploitation capitaliste.

Le capitalisme moderne a construit le sexe comme rapport social, tout comme il l’a fait avec la « nation ». En tant qu’elles sont déconstruction du régime de classe, les luttes féministes sont des luttes écologiques.

Le rapport d’âges

Comme l’origine du rapport social de sexe, le rapport social d’âges semble se perdre dans la nuit des temps. Mais il est lui aussi surdéterminé par le capitalisme.

Dans l’économie politique bourgeoise, la force de travail des plus jeunes est considérée comme valant moins que celle des moins jeunes.

Ce phénomène s’observe dans ce qu’il est convenu d’appeler le « travail des enfants ». Dans les sociétés où ce type de travail est en principe interdit, la différenciation par l’âge est entretenue par des dispositifs légaux (contrats jeunes, contrats d’apprentissage, TUC, postdoc, etc.) qui permettent aux employeurs de disposer d’une force de travail à moindre rémunération. Comme les travailleurs racisés, comme les travailleuses, les jeunes forment une classe dans la classe.

Révolution écologique

Que pouvons-nous concevoir sous le nom de « révolution écologique » ? Qu’elle découle rigoureusement des démonstrations qui précèdent.

Lire aussi « Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale »

S’il est vrai que a) les activités économiques capitalistes sont motivées en dernier ressort par la poursuite effrénée de plus-value, b) que la poursuite effrénée de plus-value « dévore la planète » par le productivisme effréné qui la soutient, c) que ce système repose sur des rapports sociaux d’exploitation-domination (des travailleurs par les capitalistes, des « moins compétents » par les « plus compétents, des « non-nationaux » par les « nationaux », des femmes par les hommes, des « plus jeunes » par les « moins jeunes) alors il n’est de véritable lutte écologique que dans les luttes émancipatrices collectives qui permettront d’abattre ces rapports d’exploitation-domination pour les remplacer par des rapports égalitaires, solidaires et démocratiques.

Gilles Sarter

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Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale

Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale

Comme toute théorie politique, l’écologie sociale a une histoire. C’est en la retraçant que nous comprenons la logique qui a conduit à sa formulation.

Renverser le capitalisme

Murray Bookchin naît, en 1921, dans le Bronx (New-York), au sein d’une famille d’origine russe. Il grandit dans un quartier animé par le militantisme syndical et politique (socialiste, anarchiste, communiste). Jeune adolescent, il est membre de la Young Communist League (YCL). Le rôle joué par l’URSS stalinienne dans la guerre d’Espagne que Bookchin considère comme anti-révolutionnaire, puis le pacte germano-soviétique de 1939, l’amènent à remettre en question son adhésion à la YCL. Il en est finalement exclu en 1939.

La même année, il adhère au Socialist Workers Party, alors principal parti trotskiste aux USA. Il commence à travailler comme ouvrier dans une fonderie, puis entre chez General Motors. Son activité militante est principalement syndicale. Il place ses espoirs dans l’action du mouvement syndicaliste, pour le renversement du capitalisme. Son opinion change suite à l’important mouvement de grève de 1946-48 qui se termine par l’acceptation par les ouvriers de compensations financières.

Bookchin en tire la conclusion que le nouveau prolétariat industriel d’après guerre s’est accommodé de la société capitaliste et qu’il ne jouera pas le rôle d’agent révolutionnaire. Bookchin pense que les ouvriers de l’industrie se sont soumis à l’éthique du travail, avec ses règles, ses hiérarchies, ses récompenses et ses punitions. Au lieu de lutter pour changer de régime économique, ils se contentent de chercher à améliorer leur condition dans le régime capitaliste. Il faut donc former un autre acteur collectif du changement.

De la démocratie à l’écologie

En 1950, Bookchin quitte son emploi et reprend les études. Il quitte le Socialist Workers Party et se rapproche du Movement for a Democracy of Content, créé par d’anciens communistes allemands qui se sont réfugiés aux USA pour échapper aux persécutions du régime nazi.

Le mouvement promeut un modèle démocratique de fond, entièrement participatif et sans État. Il rejette aussi l’idée de lutte des classes pour adopter celle d’une révolution par une majorité, non-étiquetée et trans-classes.

En 1952, Bookchin publie un article sur « The Problem of Chemicals in Food ». il y dénonce la présence d’additifs dans les aliments et leurs effets sur la santé. A partir de cette date, il s’intéresse de plus en plus à l’écologie. Son intérêt pour cette question est immédiatement politique. Bookchin a l’ambition de raviver l’engouement militant anti-capitaliste. Pour ce faire, il cherche dans les questions de son époque ce qui pourrait représenter une alternative au marxisme prolétarien. Cette alternative il pense la trouver dans l’écologie.

Les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux

Dans les années 1960, l’adhésion de Bookchin à l’idée d’une démocratie sans État l’amène à se rapprocher du courant anarchiste. Il cofonde la fédération des anarchistes de New-York. A la même période, il publie « Écologie et pensée révolutionnaire ». Dans cet article, il utilise pour la première fois l’expression « écologie sociale » qu’il emprunte à Erwin Gutkind.

L’adjectif « social » en matière d’écologie souligne une idée fondamentale : les problèmes écologiques sont foncièrement des problèmes sociaux, nécessitant des changements sociaux fondamentaux. Ces problèmes sociaux, ce sont les rapports de hiérarchie, de domination et d’exploitation qui prévalent dans l’organisation des sociétés modernes capitalistes.

L’idée centrale de l’écologie sociale est donc qu’il y a un lien entre la façon dont les gens se traitent entre-eux et la façon dont ils traitent la planète. Bookchin tranche ainsi, dès les années 1960, le débat entre anthropocène et capitalocène:

« Lorsqu’on dit qu’un gamin de Harlem est tout autant responsable de la crise écologique que le président de Exxon, on en tire un d’affaire pour calomnier l’autre. »

La façon de penser qui présente l’humanité « en général » comme responsable de la destruction de la nature est une façon de penser asociale qui condamne aussi les victimes humaines des formes de dominations sociales.

Ces conclusions ont une importance cruciale pour l’action politique. Bookchin pense, nous l’avons vu plus haut, qu’il faut bâtir un mouvement populaire majoritaire, pour renverser le régime capitaliste. La poursuite infinie du profit conduisant à des catastrophes écologiques, Bookchin imagine que cette question peut être le catalyseur de ce grand rassemblement citoyen. Mais, il prévient que celui-ci ne pourra pas être amené à se concrétiser, sur la base d’un discours qui incrimine l’humanité toute entière et ne discrimine pas entre les niveaux de responsabilité :

« Un tel discours environnementaliste rend pratiquement impossible un rassemblement populaire. Les dominés savent que l’humanité s’organise hiérarchiquement autour de divisions compliquées uniquement à leur détriment. Les noirs, les pauvres, les habitants du Tiers-monde, les femmes le savent. Le mouvement d’écologie radicale doit le savoir aussi. »

La théorie politique de l’écologie sociale

Dans les années 1970, Bookchin co-fonde l’Institut pour l’Écologie Sociale, dans le Vermont. Les gens y viennent pour s’instruire sur l’écologie, la critique sociale, le féminisme et tout un ensemble d’autres disciplines en lien avec l’écologie sociale (comme l’agroécologie par exemple).

En 1987, Bookchin rencontre Janet Biehl qui vient de soutenir un doctorat en études de genre. Il l’invite à participer à l’animation de l’Institut. A partir de cette date et jusqu’à la mort de Bookchin (2006), ils co-écrivent et écrivent chacun de leur côté de nombreux ouvrages, à travers lesquels ils approfondissent et précisent la théorie politique de l’écologie sociale.

La question de la hiérarchie et des dominations y tient une place centrale. S’inspirant de la tradition anarchiste, Bookchin et Biehl considèrent leur suppression comme un principe primordial pour prendre le chemin d’une société écologique, libre, solidaire et égalitaire. Ce ne sont pas seulement l’exploitation capitaliste et la domination étatique qu’il faut abattre mais aussi les dominations et oppressions d’âges, de sexe, de race, de sexualité, etc.

De la même manière, les rapports de la société humaine à la nature non-humaine doivent être transformés.

L’écologie sociale n’est ni primitiviste (prônant le « retour à la nature »), ni écolo-mystique, ni environnementaliste (elle ne considère pas la nature comme un stock passif de ressources à préserver). L’écologie sociale conçoit l’humanité comme faisant partie de la nature, tout en pointant que les humains diffèrent profondément des formes de vie non-humaines par leurs capacités de réflexivité, d’auto-conscience et de communication symbolique.

Du municipalisme au communalisme

La construction d’une société écologique présuppose l’application d’une éthique de la complémentarité et d’une économie morale qui respectent les autres formes de vie dans leur propre intérêt et qui agissent à leur égard sur le mode du mutualisme. Bookchin et Biehl imagine que la structure de cette société pourrait prendre la forme de municipalités démocratiques et confédérées, adaptées à leurs écosystèmes.

Tout au long des années 1990, ils défendent ces conceptions et en particulier le municipalisme libertaire auprès des mouvements anarchistes étasuniens et européens. Ils insistent notamment sur l’idée que la liberté exige des institutions. Depuis 1968, Bookchin appelle ces institutions des « formes de liberté ». Il s’agit principalement d’assemblées confédérées de citoyen.nes, fonctionnant sur la base de la délibération démocratique et de la prise de décision au vote majoritaire.

Les associations anarchistes que rencontrent Biehl et Bookchin n’adhèrent pas à cette conception du municipalisme et notamment à la règle de la majorité. Ils avancent que dans chaque décision, les personnes mises en minorité vont perdre. Elles devront se conformer à des décisions qu’elles n’approuvent pas. Le municipalisme libertaire ne serait, selon ses contradicteurs, qu’un moyen de faire entrer clandestinement l’étatisme dans l’anarchisme et les assemblées municipales ne seraient rien de plus que des États miniatures.

En 1999 et face à cette opposition, Murray Bookchin décide d’abandonner la référence à l’anarchisme et d’opérer un virage vers le communalisme. Il considère que cette étiquette est plus précise que « municipalisme libertaire » pour désigner sa théorie politique.

Le communalisme oppose explicitement la communauté démocratique, plutôt que l’individu, au régime capitaliste et à l’État.

Biehl, pour sa part, arrive à la conclusion que si les anarchistes n’acceptent pas le municipalisme libertaire, personne ne le fera. Il est mort-né. De plus, elle avance que la conception de l’État comme étant totalement et entièrement malfaisant est incorrecte. L’État, selon elle, a été dans le passé et peut à nouveau être, dans le futur, un moyen de redistribuer les richesses et de faire respecter les droits humains par une législation adéquate. Biehl pense que nos sociétés ont besoin d’une plus grande démocratisation à tous les niveaux, locaux et fédéraux. Elle considère que les communautés locales ne sont pas en mesure de freiner le grand capitalisme international qui, lui, ne demande pas mieux que le démantèlement de l’État et l’élimination de ses lois.

Les luttes émancipatrices sont des luttes écologiques

Au-delà des divergences finales entre Bookchin et Biehl, nous retiendrons la proposition centrale de l’écologie sociale.

Les défis écologiques impliquent de penser ensemble ce qui est socialement juste avec ce qui est écologiquement nécessaire. L’écologie pour être radicale doit travailler à cette conciliation. Elle doit démontrer que les destructions écologiques dérivent de rapports sociaux d’exploitation et de domination et qu’en conséquence, les luttes émancipatrices sont des luttes écologiques et que les luttes écologiques sont des luttes émancipatrices.

Le rapport des humains à la nature non-humaine est très différent selon que les premiers vivent dans des sociétés démocratiques et solidaires ou dans des sociétés dirigées par des classes dominantes et exploiteuses. Ce constat vaut pour le changement global. Notre rapport à ce changement sera très différent selon que nous vivrons dans une forme de société ou dans une autre.

Gilles Sarter

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