Contre l’Utilitarisme…
Il existe une multitude de manières d’être un Homme. Ces façons sont autant de constructions sociales et culturelles.
L’émergence et le développement des sociétés capitalistes résultent, entre autres facteurs, de l’élaboration et de la généralisation d’une manière d’être qui est vouée aux fonctions économiques de production et de consommation.
Cette façon d’être repose elle-même sur une conception utilitariste, selon laquelle la motivation fondamentale des actions humaines serait la recherche de la maximisation des intérêts personnels.
Les théoriciens de la critique sociale avancent qu’il n’est pas possible de se défendre indéfiniment contre cette vision utilitariste, par la dénonciation des dégâts qu’elle provoque : autoritarisme, creusement des inégalités sociales, appauvrissement et précarisation d’une part croissante de la population, catastrophes écologiques… Ces penseurs proposent plutôt de lui opposer une autre conception de l’Homme et d’en faire découler les formes d’organisation sociale susceptibles de lui convenir.
le Désir de Résonance…
Les travaux de Rosa Hartmut s’inscrivent dans cette démarche. Il a élaboré sa théorie, en commençant par poser deux idées simples. Tout dans la vie dépend de notre relation au monde. Et le désir constitue un ressort essentiel de ce rapport.
Christian Laval, L’Homme économique, Tel Gallimard, 2017
L’utilitarisme attribue aussi une place centrale au désir. Mais, il le réduit à la recherche de la jouissance de biens de consommation, d’expériences ou encore de statuts privilégiés.
Rosa Hartmurt, comme de nombreux penseurs avant lui, voit dans le désir un mécanisme plus profond. De l’analyse d’entretiens biographiques, il retire l’hypothèse qu’un de nos ressorts existentiels repose sur le souvenir d’expériences de résonance avec le monde. La métaphore physique et musicale permet d’envisager la relation des individus au monde, de la même façon que la liaison entre une corde de guitare et le corps de l’instrument, liaison qui amplifie la vibration sonore.
Plus explicitement, la relation résonnante correspond à ces moments de plénitude, pendant lesquels les sujets se sentent comme portés par le monde ou en profonde harmonie avec ce dernier.
Nous connaissons tous ces moments d’unité. Quand le contact avec les éléments naturels engendre un sentiment d’affinité entre la nature et nous. Quand nous découvrons en nous des cordes qui vibrent à l’unisson d’un ami ou d’un amant. Quand la lecture d’un poème ou l’écoute d’une musique s’accompagnent d’une joie créatrice…
Le désir de résonance n’est rien d’autre que le souvenir et l’aspiration à revivre ce type d’expériences existentielles. Cette aspiration trouve son exacte opposition dans ce que Rosa Hartmut appelle la peur d’aliénation. Cette peur-répulsion s’alimente de la remémoration des moments pendant lesquels nous nous sentons livrés à un monde hostile et froid. Dans ces états d’absence totale de résonance, le sujet se vit comme s’il était séparé de toutes choses vivantes par un mur. Le monde lui paraît vide, laid et dénué de sens.
Bien sûr, de tels moments de résonance ou d’aliénation constituent des expériences plus ou moins exceptionnelles. Le quotidien est généralement formé d’états intermédiaires. Mais, les individus conservent quand même une intuition de ces formes extrêmes d’existence.
L’attrait pour les moments de résonance et la répulsion pour ceux d’aliénation constituent une boussole, plus ou moins consciente, pour s’orienter dans la conduite de la vie.
Le Désir et les Convoitises
Il est évident qu’au quotidien le désir paraît orienté vers des objets matériels ou des expériences concrètes : envie de prendre un bain, de boire un chocolat chaud, de bénéficier d’un massage… Il faut cependant distinguer ces convoitises du ressort existentiel plus profond qu’est le désir de résonance.
Selon la perspective adoptée par Rosa Hartmut, le désir de résonance constitue une forme élémentaire de relation au monde. Il y voit avant tout un état émotionnel, ancré dans le corps. A cet état se superpose des convictions et des positions évaluatives qui sont souvent d’origine culturelle ou sociale. Ainsi, la convoitise que suscite une Rolex ou une Ferrari est le résultat de processus complexes de socialisation qui assignent à ces objets spécifiques une place de choix parmi ce qui existe dans le monde et plus précisément parmi ce qui compte ou ce qui importe.
Rosa Hartmut, Résonance: une sociologie de la relation au monde, La découverte, 2018
Mais si la Rolex ou la Ferrari sont désirées c’est avant tout parce qu’elles promettent d’offrir obscurément une certaine manière de résonner avec le monde. L’industrie publicitaire l’a compris. Elle fait de la promesse de résonance un argument de vente.
En témoigne, le clip qui montre une jeune femme sur une plage, les cheveux portés par la brise et le visage inondé de soleil qui, tout en dégustant son yaourt semble résonner avec les éléments naturels.
Résonance et Sociétés Capitalistes
Toutefois cette promesse de résonance est rarement tenue. La publicité soutient un processus de consommation. Par définition, la consommation consiste à contrôler et à détruire des choses.
Les rapports de contrôle et de destruction sont par essence inhibiteurs des rapports de résonance.
Les sociétés capitalistes dépendent, pour leur stabilité et pour leur développement, de la production en chaîne de convoitises marchandisables. De ce fait, elles ont une tendance inhérente à contrarier la réalisation du désir de résonance des sujets. Si ce désir est effectivement inhérent à la nature humaine alors il faut en tirer la conclusion que les formes d’organisations capitalistes sont pathogènes pour l’être humain.
Une autre observation semble renforcer ce diagnostic. Nos sociétés sont animées par la peur. Les agencements sociaux capitalistes forcent les individus à entrer dans des rapports d’exploitation et de concurrence (à l’école, au travail, pour l’obtention d’un logement ou pour se distinguer des autres…). La dynamique concurrentielle entretient la crainte permanente de ne pas pouvoir suivre ou de ne pas être à la hauteur, de rester sur le carreau ou d’être exclu.
Or comme nous l’avons dit plus haut, la peur apparaît comme la tueuse de résonance par excellence. Elle rend les sujets inaptes à la rencontre, à l’ouverture à l’autre et au monde, empêchant toute possibilité de vibrer avec lui.
Finalement, Rosa Hartmut formule l’idée que le maintien du régime d’accroissement capitaliste dépend de sa capacité à inhiber notre relation de résonance au monde. Il y parvient par l’élaboration de craintes et de convoitises, qui portent sur les sphères de la production et de la consommation.
(c) Gilles Sarter
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