La notion de zone critique nous rappelle que la vie se maintient par des équilibres et des processus aussi fragiles que complexes, à l’intérieur d’une fine pellicule à la surface de la Terre.
L’anthropologie nous rappelle que les femmes et les hommes interagissent toujours avec la nature extrahumaine à partir de leur propre insertion dans des mondes sociaux.
Pour que les êtres humains puissent régler leurs activités afin de ne pas perturber les grands équilibres à l’intérieur de la zone critique, ils ont besoin de trouver des formes d’organisations sociales adéquates à cet agir. Corrélativement, il faut qu’ils abandonnent les formes sociales qui sont inappropriées.
Les fondateurs de l’écologie sociale, Murray Bookchin et Janet Biehl ne disent pas autre chose quand ils affirment que les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux et que les luttes écologiques et les luttes pour les émancipations collectives sont intrinsèquement liées.
L’émancipation de la forme sociale contraignante du capitalisme qui engendre le basculement écologique, c’est le mouvement qui conduit à la réappropriation par les individus de leur capacités à s’autodéterminer collectivement et consciemment.
Pierre Dardot et Christian Laval ont appelé « agir en commun » le principe politique qui conduit à cette émancipation.
Le principe de l’agir en commun conduit à introduire partout, de la façon la plus profonde et la plus systématique, la forme de l’autogouvernement.
Dans l’autogouvernement, ce sont les participants qui délibèrent en commun pour déterminer ce qui convient pour eux et ce qu’il convient de faire. Ils décident démocratiquement quels besoins et quels désirs ils veulent satisfaire et de quelle manière les satisfaire.
Dans l’agir en commun, les participants sont socialement conscients d’eux-mêmes. C’est-à-dire qu’ils se donnent à eux-mêmes de manière consciente les formes de leur organisation et de leur fonctionnement collectif.
La construction d’une société sur le principe de l’agir en commun implique donc l’abolition de toutes les séparations permanentes entre dirigeants et exécutants, entre dominants et dominés, entre exploiteurs et exploités.
Cela implique l’abolition de la propriété privée des principaux moyens de production car la propriété privée (qu’elle soit individuelle ou collective) confère un pouvoir aux propriétaires sur les non-propriétaires.
Les usines, les infrastructures, les hôpitaux, les savoirs, les technologies, internet, les services publics mais aussi, les forêts, les fleuves, les nappes d’eau souterraines, la terre, le pétrole deviennent des biens communs qui sont gérés par l’ensemble des participants concernés.
Le principe et les modalités concrètes de mise en application de l’agir en commun ne doivent pas être considérés comme des utopies mais comme les objets d’une lutte qui bénéficie des expériences concrètes et des conquêtes d’une longue tradition.
De la démocratie athénienne à l’économie sociale et solidaire, en passant par les coopératives de travailleurs et de consommateurs, les régies publiques, les communes libres, les ZAD, les logiciels libres, la sécurité sociale, les expériences du Chiapas et du Rojava, le mouvement des paysans sans terre et les luttes des peuples autochtones, toutes ces expériences peuvent être approfondies et élargies selon le principe de l’agir en commun.
Le chercheur géochimiste Jérome Gaillardet qui travaille à une meilleure compréhension des grands cycles qui lient le climat, le sol et le monde vivant, écrit que la perspective de la zone critique devrait nous amener à nous sentir un peu moins seuls dans l’univers.
Elle devrait même nous inciter à imaginer des formes d’agir en commun avec les plantes, avec les insectes, avec les animaux, avec les fleuves, avec les montagnes, avec les sols, avec les mers qui partagent avec nous le destin de cette fine pellicule, à la surface de la sphère terrestre.
A ce titre, le philosophe Malcom Ferdinand précise que la distinction entre « agir en commun entre êtres humains » et « agir en commun avec les animaux et la nature » repose sur l’impossibilité des animaux et de la nature extrahumaine à pouvoir exiger des droits, instituer un litige ou à faire part d’une revendication.
Le principe de l’agir en commun avec la nature extrahumaine permet de sortir de la logique extractiviste et de faire passer les plantes, les animaux, les fleuves, les sols, d’un statut de simple ressource ou de dépotoir, à une prise en compte de leurs besoins et intérêts particuliers.
Ici non plus nous ne partons pas de rien comme en témoignent les expériences de la diplomatie animale, de l’agroécologie ou encore la reconnaissance de la personnalité juridique d’écosystèmes, de rivières ou de montagnes.
Viser la complémentarité ou le mutuellisme avec les autres composantes de la zone critique peut devenir un objectif aussi immédiatement désirable que de viser la bonne entente entre les humains.
L’agir en commun est le principe qui peut nous servir de boussole pour sortir de la zone économique et faire de la zone critique, une zone commune entre les humains, les animaux, les plantes, le sol et le climat.
<- Dans la zone critique (2/3) : le réel et son double, la valeur économique
(c) Gilles Sarter