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Solidarité et individualisme dans la sociologie de Durkheim

Solidarité et individualisme dans la sociologie de Durkheim

Avec Émile Durkheim nous abordons la question de l’émancipation par l’examen des rapports entre autonomie individuelle et solidarité sociale. A l’encontre de l’idéologie dominante qui tente d’opposer ces deux phénomènes, Durkheim affirme qu’ils sont indissociables. Ce sont les solidarités qui forgent des individus autonomes et épanouis et non pas leur suppression, comme le prétend la pensée néolibérale.

De son étude des formes de sociétés, Durkheim retire une nouvelle vision d’un individualisme solidariste qui mise autant sur les valeurs du collectif (solidarité, égalité, justice) que sur celles de l’individu (valeur de la personne et de ses droits inaliénables). Cet individualisme moral devient cosmopolitisme quand il s’applique à l’échelle de l’humanité.

Mardis
5-12-19 septembre 2023
19h00 – 20h30
Maison pour Tous Chopin
1 rue du Marché aux Bestiaux – Montpellier

Tarif : 21 € pour les 3 séances

(+7€ adhésion annuelle réseau des Maisons pour Tous)

Calendrier des formations de septembre à décembre 2023

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Théorie politique et écologie sociale

Théorie politique et écologie sociale

Une théorie politique est une vision du monde social qui vient contredire la vision du monde qui légitime l’ordre social existant et ce dans le but de transformer l’ordre existant. Dans cet article, j’essaie de montrer pourquoi l’écologie sociale, telle que pensée par Murray Bookchin, peut être considérée comme une théorie politique.

La question centrale est celle de la capacité de l’écologie sociale à nous donner une direction, de l’espoir pour opérer un changement radical de société qui prenne en compte le projet d’abolition de toutes les formes d’exploitation – domination et qui prenne au sérieux la question de la place de l’être humain dans la nature.

Une philosophie écologique radicale

Murray Bookchin commence par définir la place de l’être humain dans la nature. Il pointe que celui-ci est le produit du processus évolutionnaire de la nature première. Or l’évolution a produit avec l’être humain un être qui vit toujours en société. Et plus encore, comme le souligne l’anthropologue Maurice Godelier, l’être humain est le seul parmi les « animaux sociaux » à bâtir les sociétés qu’il habite. Ces sociétés constituent ce que appelle Murray Bookchin nomme la « seconde nature » de l’être humain.

Point d’importance cruciale, ce n’est que dans le cadre de la seconde nature que l’être humain peut développer toutes les potentialités acquises au cours de l’évolution (parole, réflexivité, auto-conscience, etc.). La société comme seconde nature émerge au sein de la première nature comme résultat de son évolution. La société est donc un phénomène naturel.

Autre constat de Bookchin l’intervention humaine dans la nature non-humaine – comme l’intervention de tout être vivant – est intrinsèque et inévitable. Affirmer que cette intervention ne devrait pas exister est une idée tout à fait obscure. Comme il est dans la nature des êtres humains de vivre en société, il est naturel que l’intervention des humains dans la nature non-humaine se fasse à travers la société. Finalement l’action transformatrice des sociétés sur la nature non-humaine doit être vue comme le résultat du processus d’évolution de la nature première.

En conclusion, l’écologie sociale est une philosophie de la complétude. C’est-à-dire qu’elle considère que la nature peut agir pour ce qui est bon pour elle, à travers la rationalité et l’auto-conscience humaine.

Autrement dit, l’écologie sociale postule que les humains peuvent être les référents éthiques pour la nature et l’évolution naturelle.

Une éthique émancipatrice et écologique

Si nous considérons que la nature peut agir pour ce qui est bon pour elle, à travers la rationalité et l’auto-conscience humaine alors l’enjeu des sociétés devient celui de l’élaboration d’une éthique objective qui garantirait l’épanouissement des êtres humains et de la nature non-humaine : une éthique libertaire et écologique.

Par « épanouissement », Bookchin entend le plein développement des potentialités inscrites dans un être-vivant ou un écosystème. Tout comme nous disons d’une personne qui vit à la hauteur de ses capacités qu’elle est épanouie ou accomplie.

Une éthique objective n’est pas une morale. Elle ne trace pas une ligne entre ce qui est bien (autorisé, encouragé d’un point de vue moral, traditionnel, etc.) et ce qui est mal (proscrit, interdit) mais entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est bénéfique et ce qui est néfaste, en regard de l’objectif d’épanouissement des êtres humains et de la nature non-humaine.

Par exemple, si nous admettons que le processus évolutionnaire a conduit à la formation d’un être capable d’auto-conscience et de réflexivité alors une éthique objective s’inspirant de l’évolution devrait privilégier toutes les actions et les modes d’organisations sociales favorisant le développement de ces deux capacités chez tous les êtres humains. A ce titre le seul régime social qui fait appel à la réflexivité et à l’auto-conscience de chacun est la démocratie directe.

Autre exemple, la nature a évolué en se différenciant et en se complexifiant donc en allant de l’uniformité vers la diversité et du simple vers le complexe. Les écologues et les biologistes montrent que la symbiose et le mutualisme ont joué un rôle décisif dans cette évolution. Chez l’être humain, la coopération et l’entraide jouent un rôle crucial dans le développement de ses propres capacités cognitives (parole, réflexivité, etc.) et physiques (bipédie, etc). Une éthique émancipatrice devrait donc promouvoir la coopération et l’entraide.

Troisième exemple, le principe d’unité dans la diversité, tiré de l’observation du fonctionnement des écosystèmes, peut être repris par l’écologie sociale pour promouvoir une société dont les composantes individuelles développent leurs potentialités particulières mais se retrouvent liées entre elles pour former une société stable, diversifiée et créatrice de nouveauté.

Le mutualisme devient un bien intrinsèque en vertu de sa capacité à favoriser l’évolution de la variété individuelle dans la complémentarité ou l’entraide. Nous n’avons besoin de rien d’autre pour affirmer son rôle comme un desideratum de la nature et de la société.

L’élargissement de cette manière de penser à la nature non-humaine permet d’envisager ce que pourrait être une éthique écologique. La question décisive est celle de la manière dont nous socialisons avec la nature non-humaine afin de la rendre plus féconde, variée, complète, intégrée.

(c) Gilles Sarter

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Les problème écologiques sont des problèmes sociaux

Les problème écologiques sont des problèmes sociaux

Dans la théorie de l’écologie sociale, telle qu’elle est formulée par Murray Bookchin, l’adjectif « sociale » souligne une idée forte. Les problèmes écologiques découlent fondamentalement de « problèmes sociaux », c’est-à-dire de l’existence de hiérarchies et de rapports sociaux d’exploitation et de domination entre les êtres humains.

Logiquement, il découle de cette idée fondamentale que la résolution des problèmes écologiques appelle l’abolition de ces rapports indésirables. Les luttes émancipatrices deviennent de ce fait des luttes écologiques.

Rapports de classes et problèmes écologiques

La finalité dernière de la production économique en régime capitaliste est la production de plus-value. Cette plus-value est toujours réintroduite dans le cycle de production pour produire encore plus de plus-value. C’est une question de nécessité pour les capitalistes dans la compétition qui les opposent les uns aux autres.

Cette production de plus-value repose sur deux conditions:

1- il faut produire des marchandises (objets ou services) possédant une certaine valeur d’usage. Cette première condition est lourde de conséquences pour la planète, car la production infinie de plus-value appelle une production infinie de marchandises qui « dévore le monde »;

2- la création de plus-value, à travers la production de marchandises, nécessite l’exploitation d’une force de travail. Un travailleur est exploité quand quelqu’un s’approprie les résultats d’une partie de ses efforts. Dans le régime capitaliste, ce surtravail génère la plus-value.

Mais revenons encore à la première condition. La plus-value ne peut être obtenue qu’en produisant des marchandises qui présentent une certaine valeur d’usage. Dans le régime capitaliste, l’organisation de la production de marchandises est liée à la « compétence » qui est un type particulier de savoir : 1/ qui donne autorité dans la production ; 2/ qui est institutionnellement attribuée (diplômes, titres, certificats, attestations, etc) ; 3/ qui se reproduit structurellement (au sein des familles et par l’intermédiaire du système scolaire) ; 4/ qui donne accès à des profits matériels et symboliques.

La « compétence » dessine un rapport social d’exploitation, dans la mesure où les compétents consomment le produit d’une quantité de travail social supérieure à la quantité de travail qu’ils fournissent eux-mêmes à la société. Côté productivisme, la logique des capitalistes est de «produire pour le profit», celle des compétents est de «produire pour produire». Les deux logiques sont lourdes de périls écologiques.

Le concept d’exploitation capitaliste avancé prend donc tout son sens dans l’unité de l’exploitation-destruction de la nature et l’exploitation-domination d’êtres humains (travailleurs, « moins-compétents ») par d’autres êtres humains (capitalistes, « plus-compétents).

Autrement dit le problème écologique est bien à la racine un problème social.

Violence de classe et violence de nation

La création de l’État-nation moderne s’accompagne de la déclaration d’appropriation commune d’un territoire par une population qui l’occupe. Cette appropriation est aussi exigence d’en faire un usage commun. Cette exigence formelle est propre à consolider l’idée tout aussi formelle de solidarité et d’égalité entre les « nationaux ».

En même temps, elle creuse un fossé entre ceux qui partagent la propriété du territoire commun et ceux qui en sont exclus. Le « commun » national exclut l’étranger, non seulement extérieur, mais aussi intérieur. L’étranger intérieur est décrit comme étant venu d’ailleurs à une date indéfinie et comme étant trop différent pour faire partie de la communauté des « nationaux ».

Dans les pays du centre historique du capitalisme, la déclaration d’appropriation commune du territoire a protégé ce dernier de son abandon total et immédiat à la toute-puissance du capitalisme. Il en est allé tout autrement dans les colonies. Les puissances coloniales – à la fois étatiques et capitalistes – ont été en capacité de faire de ces territoires, de leurs sols et de leurs sous-sols, de purs objets de profit pour les capitalistes et de gloire pour les compétents (administrations civiles et militaires).

Sur les terres prétendument « vierges », les colons ont déforesté, déstructuré l’écologie, comme nulle part ailleurs. Cela supposait que les populations autochtones soient dispersées, que les solidarité familiales et communautaires soient brisées, que les femmes, les hommes et les enfants soient réduits en force de travail servile et dépossédés de leur existence sociale et culturelle.

Voilà, en termes de système des nations, en quoi consiste le colonialisme et sa continuation à travers la colonialité : une étroite connexion entre destruction matérielle et socio-culturelle. Cette destruction a constitué et constitue encore une condition essentielle de l’expansion du capitalisme du centre.

L’exploitation capitaliste comporte un double mouvement. Elle se déploie en exploitation et destruction à travers la planète et elle aspire en retour les dépossédés à travers les migrations vers le centre, pour les disposer au bas de l’échelle de classes.

La « nation » (l’origine nationale, ethnique, « raciale », etc) est ainsi soumise à un rapport de classe, et la classe se trouve hiérarchisée entre « nations » (« races », ethnie, religions, etc.). La « nation » est un rapport social qui découle du mécanisme capitaliste de l’exploitation. La plus-value qu’elle génère, assure sa perpétuation.

En tant qu’elle est consubstantielle de l’exploitation capitaliste, la domination de « nation » (le racisme, la xénophobie, etc.) est un élément du problème écologique.

Rapports de classes et domination masculine

La domination masculine semble se perdre dans la nuit des temps mais elle est surdéterminée par le capitalisme.

Dans le capitalisme, la force de travail féminine fixée au domicile (à partir de la fin du 19è s. jusqu’à très récemment, après 1968) est dépourvue de valeur marchande socialement sanctionnée sur le marché. Le labeur des femmes se trouve donc réduit, dans les catégories de l’économie politique capitaliste, à n’être qu’une valeur d’usage qui est renvoyée au statut de fonction naturelle, la reproduction de la force de travail masculine. Pour une large part, le labeur féminin de reproduction n’est même pas considéré comme travail.

La dévaluation du statut des femmes qui résulte de cette non-reconnaissance sociale indique en retour quelle place leur reviendra à mesure qu’elles accéderont au salariat : une force de travail moins bien rémunérée et une compétence moins bien reconnue.

Au fur et à mesure qu’elles accèdent à des positions professionnelles, ces positions sont moins valorisées que dans l’état précédent du système (enseignantes, chercheuses, ingénieures, docteures, etc.). Plus les métiers, les titres, les diplômes, les fonctions se féminisent, plus ils sont dévalorisés. Ce phénomène devrait constituer un point d’interrogation pour la discussion des stratégies des luttes féministes : « ascension sociale » des femmes dans le système existant ou lutte pour l’émancipation vis-à-vis de l’exploitation capitaliste.

Le capitalisme moderne a construit le sexe comme rapport social, tout comme il l’a fait avec la « nation ». En tant qu’elles sont déconstruction du régime de classe, les luttes féministes sont des luttes écologiques.

Le rapport d’âges

Comme l’origine du rapport social de sexe, le rapport social d’âges semble se perdre dans la nuit des temps. Mais il est lui aussi surdéterminé par le capitalisme.

Dans l’économie politique bourgeoise, la force de travail des plus jeunes est considérée comme valant moins que celle des moins jeunes.

Ce phénomène s’observe dans ce qu’il est convenu d’appeler le « travail des enfants ». Dans les sociétés où ce type de travail est en principe interdit, la différenciation par l’âge est entretenue par des dispositifs légaux (contrats jeunes, contrats d’apprentissage, TUC, postdoc, etc.) qui permettent aux employeurs de disposer d’une force de travail à moindre rémunération. Comme les travailleurs racisés, comme les travailleuses, les jeunes forment une classe dans la classe.

Révolution écologique

Que pouvons-nous concevoir sous le nom de « révolution écologique » ? Qu’elle découle rigoureusement des démonstrations qui précèdent.

Lire aussi « Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale »

S’il est vrai que a) les activités économiques capitalistes sont motivées en dernier ressort par la poursuite effrénée de plus-value, b) que la poursuite effrénée de plus-value « dévore la planète » par le productivisme effréné qui la soutient, c) que ce système repose sur des rapports sociaux d’exploitation-domination (des travailleurs par les capitalistes, des « moins compétents » par les « plus compétents, des « non-nationaux » par les « nationaux », des femmes par les hommes, des « plus jeunes » par les « moins jeunes) alors il n’est de véritable lutte écologique que dans les luttes émancipatrices collectives qui permettront d’abattre ces rapports d’exploitation-domination pour les remplacer par des rapports égalitaires, solidaires et démocratiques.

Gilles Sarter

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Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale

Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale

Comme toute théorie politique, l’écologie sociale a une histoire. C’est en la retraçant que nous comprenons la logique qui a conduit à sa formulation.

Renverser le capitalisme

Murray Bookchin naît, en 1921, dans le Bronx (New-York), au sein d’une famille d’origine russe. Il grandit dans un quartier animé par le militantisme syndical et politique (socialiste, anarchiste, communiste). Jeune adolescent, il est membre de la Young Communist League (YCL). Le rôle joué par l’URSS stalinienne dans la guerre d’Espagne que Bookchin considère comme anti-révolutionnaire, puis le pacte germano-soviétique de 1939, l’amènent à remettre en question son adhésion à la YCL. Il en est finalement exclu en 1939.

La même année, il adhère au Socialist Workers Party, alors principal parti trotskiste aux USA. Il commence à travailler comme ouvrier dans une fonderie, puis entre chez General Motors. Son activité militante est principalement syndicale. Il place ses espoirs dans l’action du mouvement syndicaliste, pour le renversement du capitalisme. Son opinion change suite à l’important mouvement de grève de 1946-48 qui se termine par l’acceptation par les ouvriers de compensations financières.

Bookchin en tire la conclusion que le nouveau prolétariat industriel d’après guerre s’est accommodé de la société capitaliste et qu’il ne jouera pas le rôle d’agent révolutionnaire. Bookchin pense que les ouvriers de l’industrie se sont soumis à l’éthique du travail, avec ses règles, ses hiérarchies, ses récompenses et ses punitions. Au lieu de lutter pour changer de régime économique, ils se contentent de chercher à améliorer leur condition dans le régime capitaliste. Il faut donc former un autre acteur collectif du changement.

De la démocratie à l’écologie

En 1950, Bookchin quitte son emploi et reprend les études. Il quitte le Socialist Workers Party et se rapproche du Movement for a Democracy of Content, créé par d’anciens communistes allemands qui se sont réfugiés aux USA pour échapper aux persécutions du régime nazi.

Le mouvement promeut un modèle démocratique de fond, entièrement participatif et sans État. Il rejette aussi l’idée de lutte des classes pour adopter celle d’une révolution par une majorité, non-étiquetée et trans-classes.

En 1952, Bookchin publie un article sur « The Problem of Chemicals in Food ». il y dénonce la présence d’additifs dans les aliments et leurs effets sur la santé. A partir de cette date, il s’intéresse de plus en plus à l’écologie. Son intérêt pour cette question est immédiatement politique. Bookchin a l’ambition de raviver l’engouement militant anti-capitaliste. Pour ce faire, il cherche dans les questions de son époque ce qui pourrait représenter une alternative au marxisme prolétarien. Cette alternative il pense la trouver dans l’écologie.

Les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux

Dans les années 1960, l’adhésion de Bookchin à l’idée d’une démocratie sans État l’amène à se rapprocher du courant anarchiste. Il cofonde la fédération des anarchistes de New-York. A la même période, il publie « Écologie et pensée révolutionnaire ». Dans cet article, il utilise pour la première fois l’expression « écologie sociale » qu’il emprunte à Erwin Gutkind.

L’adjectif « social » en matière d’écologie souligne une idée fondamentale : les problèmes écologiques sont foncièrement des problèmes sociaux, nécessitant des changements sociaux fondamentaux. Ces problèmes sociaux, ce sont les rapports de hiérarchie, de domination et d’exploitation qui prévalent dans l’organisation des sociétés modernes capitalistes.

L’idée centrale de l’écologie sociale est donc qu’il y a un lien entre la façon dont les gens se traitent entre-eux et la façon dont ils traitent la planète. Bookchin tranche ainsi, dès les années 1960, le débat entre anthropocène et capitalocène:

« Lorsqu’on dit qu’un gamin de Harlem est tout autant responsable de la crise écologique que le président de Exxon, on en tire un d’affaire pour calomnier l’autre. »

La façon de penser qui présente l’humanité « en général » comme responsable de la destruction de la nature est une façon de penser asociale qui condamne aussi les victimes humaines des formes de dominations sociales.

Ces conclusions ont une importance cruciale pour l’action politique. Bookchin pense, nous l’avons vu plus haut, qu’il faut bâtir un mouvement populaire majoritaire, pour renverser le régime capitaliste. La poursuite infinie du profit conduisant à des catastrophes écologiques, Bookchin imagine que cette question peut être le catalyseur de ce grand rassemblement citoyen. Mais, il prévient que celui-ci ne pourra pas être amené à se concrétiser, sur la base d’un discours qui incrimine l’humanité toute entière et ne discrimine pas entre les niveaux de responsabilité :

« Un tel discours environnementaliste rend pratiquement impossible un rassemblement populaire. Les dominés savent que l’humanité s’organise hiérarchiquement autour de divisions compliquées uniquement à leur détriment. Les noirs, les pauvres, les habitants du Tiers-monde, les femmes le savent. Le mouvement d’écologie radicale doit le savoir aussi. »

La théorie politique de l’écologie sociale

Dans les années 1970, Bookchin co-fonde l’Institut pour l’Écologie Sociale, dans le Vermont. Les gens y viennent pour s’instruire sur l’écologie, la critique sociale, le féminisme et tout un ensemble d’autres disciplines en lien avec l’écologie sociale (comme l’agroécologie par exemple).

En 1987, Bookchin rencontre Janet Biehl qui vient de soutenir un doctorat en études de genre. Il l’invite à participer à l’animation de l’Institut. A partir de cette date et jusqu’à la mort de Bookchin (2006), ils co-écrivent et écrivent chacun de leur côté de nombreux ouvrages, à travers lesquels ils approfondissent et précisent la théorie politique de l’écologie sociale.

La question de la hiérarchie et des dominations y tient une place centrale. S’inspirant de la tradition anarchiste, Bookchin et Biehl considèrent leur suppression comme un principe primordial pour prendre le chemin d’une société écologique, libre, solidaire et égalitaire. Ce ne sont pas seulement l’exploitation capitaliste et la domination étatique qu’il faut abattre mais aussi les dominations et oppressions d’âges, de sexe, de race, de sexualité, etc.

De la même manière, les rapports de la société humaine à la nature non-humaine doivent être transformés.

L’écologie sociale n’est ni primitiviste (prônant le « retour à la nature »), ni écolo-mystique, ni environnementaliste (elle ne considère pas la nature comme un stock passif de ressources à préserver). L’écologie sociale conçoit l’humanité comme faisant partie de la nature, tout en pointant que les humains diffèrent profondément des formes de vie non-humaines par leurs capacités de réflexivité, d’auto-conscience et de communication symbolique.

Du municipalisme au communalisme

La construction d’une société écologique présuppose l’application d’une éthique de la complémentarité et d’une économie morale qui respectent les autres formes de vie dans leur propre intérêt et qui agissent à leur égard sur le mode du mutualisme. Bookchin et Biehl imagine que la structure de cette société pourrait prendre la forme de municipalités démocratiques et confédérées, adaptées à leurs écosystèmes.

Tout au long des années 1990, ils défendent ces conceptions et en particulier le municipalisme libertaire auprès des mouvements anarchistes étasuniens et européens. Ils insistent notamment sur l’idée que la liberté exige des institutions. Depuis 1968, Bookchin appelle ces institutions des « formes de liberté ». Il s’agit principalement d’assemblées confédérées de citoyen.nes, fonctionnant sur la base de la délibération démocratique et de la prise de décision au vote majoritaire.

Les associations anarchistes que rencontrent Biehl et Bookchin n’adhèrent pas à cette conception du municipalisme et notamment à la règle de la majorité. Ils avancent que dans chaque décision, les personnes mises en minorité vont perdre. Elles devront se conformer à des décisions qu’elles n’approuvent pas. Le municipalisme libertaire ne serait, selon ses contradicteurs, qu’un moyen de faire entrer clandestinement l’étatisme dans l’anarchisme et les assemblées municipales ne seraient rien de plus que des États miniatures.

En 1999 et face à cette opposition, Murray Bookchin décide d’abandonner la référence à l’anarchisme et d’opérer un virage vers le communalisme. Il considère que cette étiquette est plus précise que « municipalisme libertaire » pour désigner sa théorie politique.

Le communalisme oppose explicitement la communauté démocratique, plutôt que l’individu, au régime capitaliste et à l’État.

Biehl, pour sa part, arrive à la conclusion que si les anarchistes n’acceptent pas le municipalisme libertaire, personne ne le fera. Il est mort-né. De plus, elle avance que la conception de l’État comme étant totalement et entièrement malfaisant est incorrecte. L’État, selon elle, a été dans le passé et peut à nouveau être, dans le futur, un moyen de redistribuer les richesses et de faire respecter les droits humains par une législation adéquate. Biehl pense que nos sociétés ont besoin d’une plus grande démocratisation à tous les niveaux, locaux et fédéraux. Elle considère que les communautés locales ne sont pas en mesure de freiner le grand capitalisme international qui, lui, ne demande pas mieux que le démantèlement de l’État et l’élimination de ses lois.

Les luttes émancipatrices sont des luttes écologiques

Au-delà des divergences finales entre Bookchin et Biehl, nous retiendrons la proposition centrale de l’écologie sociale.

Les défis écologiques impliquent de penser ensemble ce qui est socialement juste avec ce qui est écologiquement nécessaire. L’écologie pour être radicale doit travailler à cette conciliation. Elle doit démontrer que les destructions écologiques dérivent de rapports sociaux d’exploitation et de domination et qu’en conséquence, les luttes émancipatrices sont des luttes écologiques et que les luttes écologiques sont des luttes émancipatrices.

Le rapport des humains à la nature non-humaine est très différent selon que les premiers vivent dans des sociétés démocratiques et solidaires ou dans des sociétés dirigées par des classes dominantes et exploiteuses. Ce constat vaut pour le changement global. Notre rapport à ce changement sera très différent selon que nous vivrons dans une forme de société ou dans une autre.

Gilles Sarter

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La sociologie relationnelle de Pierre Bourdieu

La sociologie relationnelle de Pierre Bourdieu

La sociologie de Pierre Bourdieu est une sociologie relationnelle. Elle met l’accent sur l’examen des relations entre agents sociaux individuels ou collectifs. Cette approche relationnelle amène le sociologue à forger les notions d’espace social et de champ social qui servent à appréhender la structure et le fonctionnement des sociétés modernes.

Approche relationnelle

Toutes les sociétés sont caractérisées par l’existence de positions sociales. Ainsi chaque société définit la position sociale de femme, d’homme, d’adulte et d’enfant. Certaines positions sociales sont spécifiques à des formes de sociétés données, par exemple, les positions de seigneur, prêtre et serf dans les sociétés féodales.

Les positions sociales sont reliées entre elles par des relations qui sont également le résultat de constructions sociales. Ainsi, la relation seigneur-serf dans la société féodale et la relation adulte-enfant dans la société moderne sont encadrées par des règles coutumières, légales, etc..

Les relations entre positions sociales peuvent prendre la forme de relations de domination, d’exploitation, d’oppression ou d’égalité, de solidarité, de coopération, etc.. La relation seigneur-serf est une relation d’exploitation. Le seigneur s’approprie une partie du produit des efforts déployés par ses serfs. La relation adulte-enfant est une relation de domination.

La sociologie relationnelle peut tenter de mettre au jour la structure et le fonctionnement d’une société (ou d’une sphère activité sociale au sein d’une société), en mettant au jour les positions sociales existantes et les relations qui les attachent entre elles.

Positions sociales

Pierre Bourdieu avance qu’une tâche du sociologue consiste à représenter la nature relationnelle d’un monde social donné, sous la forme d’un espace social. L’expression « espace social » définit donc une représentation figurative (voir la figure ci-dessous).

Selon Pierre Bourdieu, les positions sociales, dans les sociétés capitalistes, sont déterminées par les propriétés des agents qui les occupent. Les deux propriétés ou « capitaux » pertinents pour définir les positions sociales sont le capital économique et le capital culturel.

Le capital économique est constitué par les revenus et le patrimoine financier, mobilier et immobilier. Le capital culturel existe sous trois formes. Sa forme objectivée englobe l’ensemble des biens matériels « culturels » (livres, journaux, tableaux, instruments de musique, ordinateurs, accès internet, abonnements,etc.). Sa forme institutionnalisée comprend les différents titres scolaires, diplômes et certificats. Enfin la forme incorporée du capital culturel est liée à l’apprentissage (savoirs et savoir-faire comme la maîtrise des langues, du dessin, d’un instrument de musique, de la danse,etc.).

Les deux formes de capital sont interchangeables. Le capital économique permet d’obtenir du capital culturel (payer une formation pour obtenir un diplôme, acheter un piano et prendre des cours pour apprendre à en jouer, etc.). Le capital culturel permet d’acquérir du capital économique, en particulier à travers les titres et les diplômes permettant d’accéder à des postes, des rémunérations, etc.

Espace social

L’espace social d’une société donnée (par exemple la société française moderne) est figuré par deux axes. L’axe vertical correspond à la quantité totale de capital détenu (capital économique + capital culturel). Plus le capital est important plus la position est située vers le haut de la figure. Inversement les positions les moins dotées en capital sont situées vers le bas de l’espace.

L’axe horizontal permet d’ordonner les positions en fonction de la composition relative du capital (+ de capital culturel / – de capital économique vers la gauche ; + de capital économique / – de capital culturel vers la droite).

Espace social (source Wikipédia)

Statistiquement, les différentes positions sociales sont caractérisées par des pratiques et des conditions matérielles de vie plus ou moins différentes selon leur éloignement. Il s’en suit que les agents ont d’autant plus en commun qu’ils occupent des positions plus proches dans cet espace et d’autant moins qu’ils sont plus éloignés.

Les différences entre positions fonctionnent comme des signes distinctifs et comme des signes de distinction, positifs ou négatifs et cela en dehors même de toute intention de distinction

Plus les agents occupent une position sociale située vers le haut de l’espace social plus leur position leur confère des profits matériels (revenus, biens matériels) et symboliques (prestige, honneur, respect, autorité). Le capital va au capital.

Les individus ou les familles qui occupent une position dominante qui leur apporte des profits ont un intérêt à adopter des stratégies de conservation de leur position dominante, pour eux-mêmes ou pour leurs descendants. Les individus ou les groupes qui occupent les positions dominées peuvent soit chercher à occuper de meilleures positions dans la structure sociale existante (ascension sociale), soit ils peuvent essayer de changer le monde social pour le rendre plus égalitaire (émancipation sociale).

Champ social

L’espace social fourni une représentation figurée de la structure sociale d’une société. La notion de champ social permet d’appréhender la structure et le fonctionnement des sphères sociales au sein d’une société : champ économique, champ étatique, champ universitaire, champ des médias, etc.

Chaque champ est plus ou moins autonome dans la mesure où les règles qui régissent son fonctionnement sont spécifiques (recherche du profit dans le champ économique, l’art pour l’art ou la science pour la science dans les champs de l’art et de la science). Toutefois, les différents champs qu’il s’agisse du champ de l’art, de la science ou encore des médias sont de plus en plus sous l’influence du champ économique.

Les champs sociaux sont à la fois des champs de forces et des champs de luttes. Ce sont des champs de forces parce que les agents y sont dotés de plus ou moins de ressources. Par exemple, dans le champ économique, les agents collectifs (entreprises) disposent de plus ou moins de capital économique, de capital de renommée, etc..

Ce sont des champs de luttes parce que les agents y entretiennent des relations de compétition pour la maîtrise des règles de fonctionnement du champ et pour l’appropriation des ressources spécifiques.

Les notions d’espace et de champ social permettent de contextualiser les interactions réelles entre individus ou entre organisations (entreprises, partis, etc.). Du point de vue social, tout ne se joue pas dans les différentes situations de face-à-face entre agents sociaux. Le déroulement d’une interaction sociale est toujours, pour partie, conditionnée par la manière dont s’établissent les relations entre positions sociales dans l’espace ou dans le champ social concerné.

Gilles Sarter

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Institutions sociales, hétéronomie et autonomie

Institutions sociales, hétéronomie et autonomie

Qu’est-ce qui donne forme aux sociétés ? Qu’est-ce qui nous permet de distinguer entre la société athénienne du -5è s., la société de l’Ancien Régime et la société française du 21è s. ? Une réponse possible est: les institutions sociales.

Dès lors, une autre question qui peut nous intéresser est celle du rapport que les sociétés entretiennent à leurs institutions. Ce questionnement, nous amène à distinguer entre la situation d’hétéronomie – la société attribue la création de ses institutions à un « autre » extérieur à elle-même – et le projet d’autonomie – la société veut se donner ses institutions de manière lucide et collective.

L’imaginaire social-historique

« Instituer » c’est établir quelque chose, en principe pour la première fois et durablement. Le mot « institution » est souvent utilisé pour faire référence à des instances d’autorité légitime (État, parlement, police, armée…). Mais les possibilités de son usage dépasse largement ce cadre.

Le mot « institution » peut désigner toutes manières d’agir et toutes formes d’organisation socialement stabilisées. Les langages sont des institutions comme le sont aussi les coutumes, les rites, les entreprises, les partis, les lois, etc.

Toutes les institutions ont en commun d’être de l’imaginaire social-historique.

Elles sont imaginaires parce qu’elles ne sont pas épuisées par des références à des éléments du monde « naturel ». L’expression « l’être humain se crée lui-même » signifie qu’il se donne ses propres règles d’existence, ses propres formes d’organisations sociales.

Les institutions sont sociales parce qu’elles sont des créations du collectif anonyme. Ludwig Wittgenstein a cette remarque profondément sociologique. Si j’inventais une nouvelle fête, dit-il, soit elle ne tarderait pas à disparaître, soit elle serait modifiée de façon à correspondre à une tendance générale des gens. C’est, en effet, la collectivité qui accepte une nouvelle possibilité d’agir, de penser ou de s’organiser qui fait sens pour elle.

Cependant, tout être humain est toujours déjà socialisé. Il naît en trouvant posé devant lui une infinité d’institutions sociales. Ce qu’il trouve, à sa naissance, c’est un imaginaire qui est déjà institué (au premier chef le langage qui joue un rôle crucial pour tout le reste).

Il y a donc un mouvement permanent, une influence permanente et réciproque entre l’imaginaire social instituant et l’imaginaire social qui est déjà institué.

L’imaginaire instituant est cet imaginaire qui crée du nouveau, qui ne le crée pas à partir de rien mais à partir des institutions déjà existantes. C’est ainsi que l’imaginaire institué est petit à petit érodé, transformé, remplacé par l’imaginaire instituant.

Toute société est donc historique. L’histoire n’arrive pas aux sociétés. L’histoire est auto-déploiement des sociétés. Le social est toujours en transformation, il est toujours social-historique. Il est faux de prétendre qu’il existe des sociétés sans histoire.

L’infra-pouvoir ou le pouvoir de personne

Le plus généralement les institutions s’imposent aux individus par l’adhésion, le soutien, le consensus, la légitimité et dans quelques cas par la coercition et les sanctions.

Une part importante des institutions s’imposent par simple immersion dans l’univers social, par observation et par répétition. Cette inculcation par ce que Cornélius Castoriadis appelle l’ infra-pouvoir ou « pouvoir de personne » est parfaitement réussie lorsque les individus attribuent une qualité « naturelle » aux institutions.

Les institutions pré-forment des individus capables de reproduire ces mêmes institutions qui les ont pré-formés. Mais cette pré-formation ne peut jamais abolir totalement la capacité d’imagination humaine. Elle peut en revanche l’écraser ou l’encourager, plus ou moins fortement.

Le pouvoir explicite et le politique

Bien que les institutions s’imposent généralement par un infra-pouvoir, il existe aussi et toujours un pouvoir explicite chargé de rétablir l’ordre.

De plus, même dans le cadre social le plus fixe et le plus répétitif, il y a toujours chez les individus un résidu d’ignorance et d’incertitude relatif à la conduite à suivre. Le pouvoir explicite apparaît à chaque fois qu’il y a nécessité de dire ce qui est à faire ou ne pas faire, eu égard à des fins qui sont plus ou moins explicites.

Il y aura toujours pouvoir explicite dans une société à moins de transformer les sujets en automates ayant complètement intériorisé l’ordre institué. Cette transformation est impossible étant donné ce que nous savons de la psyché humaine.

Le politique c’est la dimension de l’institution de la société qui a trait à ce pouvoir explicite. Il fait référence à l’existence d’instances pouvant émettre des injonctions et les sanctionner.

Il faut éviter la confusion qui consiste à identifier le politique et l’État. Les sociétés sans État ne sont pas des sociétés sans politique. Dans les sociétés sans État, il règne aussi un pouvoir explicite qui peut être exercé par les mâles, les groupes des guerriers ou des anciens ou encore par la collectivité dans son ensemble.

L’État doit être considéré comme une instance séparée de la collectivité et instituée de manière à assurer constamment cette séparation. Il est donc préférable de réserver le mot « État » aux cas où celui-ci est institué comme appareil d’État. Un tel appareil implique l’existence d’une bureaucratie séparée qui peut être civile, militaire ou cléricale, avec délimitation de son régime de compétence.

L’hétéronomie des sociétés

La plupart des sociétés connues ont été ou sont hétéronomes, en ce sens qu’elles occultent ou oublient l’origine imaginaire sociale et historique de leurs institutions. Elles imputent leurs institutions à une source extra-sociale.

L’essentiel revient à ceci, écrit Cornélius Castoriadis : « l’auto-occultation de la société, la méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité, lui permet de poser son institution comme hors d’atteinte, échappant à sa propre action. »

L’exemple typique est celui des sociétés religieuses, dans lesquelles les principes, les règles, les lois, les significations sont posées comme données, par une ou des entités divines. Elles sont alors considérées comme intangibles et non discutables. Dans ce type de société, le caractère non discutable des institutions est lui-même garanti par des représentations instituées (rites, livres sacrés, croyances, etc.) qui assurent l’idée d’une source extra-sociale des institutions.

Cette situation est littéralement une situation d’hétéronomie. Un « autre » (hétéros) donne la « loi » (nomos). La collectivité, le groupe, la société ne crée pas ses institutions, celles-ci sont données ou imposées par un dieu, des ancêtres mythique, la Raison, le Marché, etc.

Cette hétéronomie est incorporée par les individus. L’infra-pouvoir les pré-forment de manière à rendre tout questionnement psychiquement difficile. Le pouvoir explicite (le groupe des anciens, le clergé, l’État, etc.) exerce des contraintes et sanctionne les transgressions.

L’autonomie et la politique

L’histoire de la cité athénienne, entre le -8è et le -5è s. est celle de l’émergence d’un projet d’autonomie, comme projet de transformation sociale radicale. Ce qui se passe d’important, c’est la mise au jour partielle de l’imaginaire collectif instituant. Une partie du pouvoir instituant du groupe des citoyens (mâles, libres et autochtones) est explicitée et formalisée. « C’est nous qui faisons nos lois. »

Cette émergence est rupture avec l’hétéronomie. Elle présuppose qu’au moins une partie de l’institution de la cité n’a plus rien de divin ni de naturel mais qu’elle relève des lois humaines.

La politique est donc tout autre chose que le politique. Si « le » politique comme pouvoir explicite est présent dans toutes sociétés, ce n’est pas le cas de « la » politique. « La » politique, précise C. Castoriadis, n’est pas lutte pour le pouvoir à l’intérieur d’institutions données mais lutte pour la transformation du rapport de la société à ses institutions.

La politique ce n’est pas les élections municipales ou présidentielles mais l’activité d’institution collective, égalitaire et lucide de la société.

La démocratie est le régime qui rend cette activité possible.

L’autonomie et la liberté

A Athènes, le mouvement qui vise la ré-institution globale de la société s’actualise aussi dans la philosophie. La philosophie n’est pas commentaire ou interprétation de textes traditionnels ou sacrés mais mise en question de la dimension la plus importante de l’institution de la société : les représentation et les normes de la tribu et de la notion même de vérité.

Les philosophes grecs créent la vérité comme mouvement interminable de la pensée, qui repousse constamment ses limites et qui se retourne sur elle-même (réflexivité). Et ils créent ce mouvement comme étant démocratique – penser est l’affaire de citoyens qui veulent discuter dans un espace public – et comme liberté – au sens où le penseur n’est pas arrêté par une « vérité » déjà dite et dernière. Tout cela fait partie du projet d’autonomie en tant que forme d’interrogation permanente des institutions établies.

Jusqu’à quel point peut aller cette volonté de reprendre lucidement l’institution de la société ? Il n’y a pas de réponse catégorique. La rupture la plus radicale n’est jamais totale. Elle est le fait de gens qui sont déjà là, qui parlent une langue, qui charrient une infinité de significations historiques. La « table rase » n’est jamais possible. Mais il y a une différence significative entre les institutions de la France de 1793 et celle de Louis XIV, entre les royaumes grecs et la démocratie athénienne. Ce type de changement radical arrive.

La question même des limites de la reprise des institutions sociales est une question politique concrète. Il n’y a pas de limite par principe. Ainsi l’expression tout est politique est fausse. En revanche, l’expression tout peut être ramené à la politique est vraie.

Les sociétés ne sont pas complètement hétéronomes ou autonomes. Généralement les deux tendances s’actualisent de manière contradictoire. Toutefois, dans la grande majorité des sociétés, les activités philosophiques et politiques venant remettre en cause les institutions peuvent difficilement s’exprimer. La raison majeure en est qu’elles s’édifient sur la base de l’occultation de l’origine imaginaire sociale et historique de ces institutions.

En imputant aux divinités ou aux marchés, la création de leurs lois, ces sociétés entravent la réflexion collective sur la nature du pouvoir et sur sa légitimité.

Gilles Sarter

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10 principes pour la démocratie

10 principes pour la démocratie

Nous ne pouvons pas fournir un plan pour une société démocratique. Une telle démarche serait auto-contradictoire. Les institutions sociales d’une société démocratique seront nécessairement le fruit d’un processus d’élaboration démocratique mené par les intéressés eux-mêmes. «C’est nous qui nous donnons nos propres lois ! », disaient les citoyens athéniens. Il est néanmoins possible de réaffirmer quelques principes qui peuvent servir de boussole dans la marche vers la démocratisation de notre société.

1- L’auto-gouvernement

L’auto-gouvernement est le mode d’organisation élémentaire de la démocratie. Il se caractérise par la réunion des fonctions de direction et d’exécution. Autrement dit, ceux qui accomplissent une activité collective décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire.

Sur ce thème, lire aussi « autogestion et démocratie »

L’auto-gouvernement comme mode d’organisation s’oppose à l’organisation hiérarchique. La hiérarchie signifie socialement qu’une couche de la population en dirige une autre qui ne fait qu’exécuter les décisions de la première.

Compris comme domination lucide et réflexive des êtres humains sur l’ensemble de leurs activités sociales, le régime de l’auto-gouvernement est la mise en application des principes de l’autonomie. C’est la traduction en action de l’hypothèse selon laquelle les lois que se donnent la collectivité sont toujours discutables. Il n’y a pas de lois absolues. Elles sont toujours le fruit de l’imagination, de l’expérimentation et de la délibération collectives.

2- L’auto-limitation

Le régime de l’auto-gouvernement s’oppose à l’hétéronomie, situation dans laquelle la loi est donnée par un « autre », extérieur à la collectivité. Le groupe ou la société auto-gouvernée n’acceptent que les limitations internes, celles qu’ils se donnent à eux-mêmes.

Or la démocratie selon Cornélius Castoriadis est le régime de l’auto-limitation et du risque. Les membres de la collectivité doivent savoir qu’ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. Faute de ce savoir, ils s’exposent à des risques.

Quant au régime capitaliste, il refuse de fixer une limite à son « mauvais infini » (Marx) : toujours plus de profit, toujours plus de production, toujours plus de consommation. Sa rationalité limitée à une logique d’ « extrêmisation » (maximiser les gains, minimiser les coûts) ignore les risques d’écocide et d’anthropocide auxquels cette absence de limitation conduit.

En régime démocratique, les droits humains, les droits des animaux ou les droits des choses (forêts, fleuves, océans…) peuvent constituer une auto-limitation. Les constitutions peuvent aussi tracer des limites à l’action collective. A condition toutefois que ces droits et constitutions puissent être à tous moments soumis à la discussion collective. Faute de cette possibilité effective de débat, la collectivité vit une situation d’hétéronomie. Ainsi, une constitution ne saurait être souveraine en démocratie.

3- L’auto-législation et l’auto-juridiction

Dans tous groupes qui s’organisent autour d’une activité commune, surgissent des règles de comportement et une pression collective qui les fait respecter. Le groupe auto-gouverné décide lui-même de sa discipline interne et des sanctions vis-à-vis des transgressions.

Pour aller plus loin, lire un article sur les structures horizontales et les élites informelles

La question de fond n’est donc pas celle du minimum de discipline ou de contrainte, toujours requis dans le cadre de l’action collective. La question fondamentale est : qui décide et contrôle la discipline et à quelle fin ?

L’enjeu consiste donc à élaborer des institutions, des organisations, des modalités de fonctionnement, mais aussi une morale, une pratique de la réflexivité qui permettent de donner une nature démocratique aux relations de pouvoir (« faire faire » ou « faire ne pas faire » quelque chose par autrui).

4- Le refus de la représentation permanente

En régime démocratique, les unités auto-gouvernées décident pour elles-mêmes mais en coordination avec les autres-unités avec lesquelles elles interagissent. Le fonctionnement des structures de coordination nécessite la désignation de représentants ou de délégués. L’existence de délégués est compatible avec l’auto-gouvernement si ces derniers représentent vraiment la collectivité dont ils sont issus et s’ils restent soumis au pouvoir collectif, ce qui signifie que celui-ci les révoque chaque fois qu’il le juge nécessaire.

Il n’est pas question de désigner des gens qui vont décider seuls pendant une période déterminée. Élire un « représentant » irrévocable pendant 5 ans revient à aliéner pendant 5 ans le pouvoir de décision du groupe à un individu qui pour cette même raison ne peut être considéré comme son représentant.

5- Le principe de subsidiarité

Le principe de subsidiarité vise à favoriser autant que possible l’organisation aux échelons inférieurs afin d’empêcher les échelons supérieurs d’organiser pour eux.

6- Le refus du gouvernement des experts

Le refus du gouvernement des experts recouvre deux aspects. Premièrement, le refus de l’expertise en politique. La politique, en démocratie, est l’activité collective d’élaboration des lois ou institutions qui structurent la société. Cette activité prend la forme d’un débat, d’un échange d’opinions entre les citoyens. Elle ne saurait être réservée à un groupe de professionnels de la politique.

Voir l’article « Un régime politique de la réflexion collective »

Deuxièmement, le refus du gouvernement des experts s’appuie sur la récusation de l’idée selon laquelle les « experts » ou les « spécialistes » sont les mieux placés pour diriger une collectivité.

Les principes de la démocratie ne contredisent pas l’idée selon laquelle les savoirs, les compétences, les domaines de l’expertise sont par définition spécialisés et le deviennent davantage chaque jour. L’auto-gouvernement nécessite une coopération étroite entre les spécialistes et les non-spécialistes qui assument le travail au sens strict, qui utilisent des services, qui consomment des produits, qui vivent à un endroit donné, etc. Mais en dernier ressort, ce sont les non-spécialistes, informés qui doivent décider démocratiquement.

Le refus de la représentation permanente et du gouvernement des experts sous-tendent le refus d’un appareil d’État surplombant la société.

7- L’égale possibilité de participation

L’égalité de participation signifie rigoureusement parlant l’égale possibilité effective (pas seulement sur le papier) de participer à la délibération, à la décision et à s’assurer que la décision est exécutée. La question de la participation effective nécessite de se pencher sur les conditions matérielles de la participation (temps, revenus, éducation…).

Et la question de la participation égalitaire nécessite de traiter le problème des inégalités sociales. On ne peut pas parler de participation égale au pouvoir quand la propriété des moyens de production, de financement ou d’information sont concentrés entre les mains d’une minorité.

8- La décision en connaissance de cause

Décider démocratiquement, c’est décider en toute connaissance de cause. La décision démocratique n’est pas un sondage d’opinion. La prétention d’une minorité à posséder le monopole des informations nécessaires et à définir les critères de décision est une caractéristique des organisations hiérarchiques.

Ces organisations tendent en permanence à reproduire une dissymétrie dans l’accès à l’information parce que celle-ci monte de la base au sommet et n’en redescend pas.

Cette privatisation des informations sert à justifier l’idée que le pouvoir doit être exercé par une minorité de « sachants ». Sont aptes à gouverner ceux qui « savent ». C’est-à-dire, dans cette situation, ceux qui ont accès à l’information, qui la monopolisent, la distillent, l’occultent, l’instrumentalisent à leur profit, pour justifier leur position et leurs décisions.

9- La socialisation des moyens de production

La socialisation des moyens de production c’est-à-dire l’abolition du rapport d’exclusion à la propriété et au droit d’usage. Droits à la propriété commune et droit d’usage collectifs deviennent des droits à être inclus dans la décision de ce qui est produit et comment.

A ce propos, consulter « Socialiser les marchés, démocratiser l’économie »

Socialisation signifie donc que le pouvoir de décision économique est distribué de manière égalitaire afin qu’il serve des fins fixées démocratiquement.

Dans le droit de propriété commune, les individus ont directement le droit d’user des propriétés communes (routes, universités, hôpitaux, parcs…). Dans le droit d’usage collectif, la production des produits et des services est soumise à l’auto-gouvernement des producteurs en concertation avec les consommateurs, usagers, habitants, etc.

Les producteurs sont comptables de leurs décisions. Pour les mettre en pratique, ils doivent montrer qu’elles remplissent des standards sociaux qui sont spécifiés dans le cadre de processus démocratiques.

10- La praxis démocratique

La praxis démocratique part du constat suivant. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans éducation à la démocratie. La praxis est donc l’activité qui vise la société démocratique comme fin, en utilisant la pratique de la démocratie comme moyen.

Autrement dit, la praxis c’est l’activité qui se donne comme projet la transformation de la société en vue de son organisation démocratique. Pour arriver à cette fin, les acteurs de la transformation s’assemblent de manière démocratique. Et, dans le cadre des activités démocratiquement organisées, les acteurs sont eux-mêmes constamment transformés. Ils apprennent à exercer une réflexivité démocratique.

De même que le capitalisme s’efforce de former un type anthropologique adapté à son mode d’organisation – c’est pourquoi Marcel Mauss écrit dans son Essai sur le don (1924) que l’homo œconomicus n’est pas derrière nous mais devant nous – il est essentiel pour le projet de démocratie, de former en chacun, des dispositions qui favorisent la critique, la réflexion, la délibération collective. Or l’apprentissage de la démocratie se fait en vivant l’expérience démocratique.

Une société démocratique, affirme C. Castoriadis, est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens.

Elle exige :
– de nouveaux systèmes politiques, comportant la participation de tous à la prise de décisions ;
– une autre organisation de la production pour qu’elle devienne le champ du déploiement des pleines capacités humaines ;
– une autre organisation de l’éducation, pour former des individus capables de gouverner et d’être gouvernés démocratiquement.

Gilles Sarter

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Émancipation et Autonomie

Émancipation et Autonomie

La sociologie de l’émancipation se donne pour objectif de fournir des connaissances pertinentes pour la contestation des formes indésirables de domination, d’exploitation et d’oppression sociales. Ce projet peut être précisé à l’aide des notions d’autonomie et de démocratie.

Émanciper, s’émanciper

Le mot « émancipation » vient du latin « emancipatio » qui est construit à partir de « mancipo », « prendre avec la main », c’est-à-dire « posséder » ou « exercer une autorité sur ». Dans le droit romain, le pater familias jouit d’une pleine autorité sur sa famille (femme et enfants) ainsi que sur ses esclaves qui sont « pris dans sa main ».

« Emancipatio », contraction de ex(« sortir de »)-mancipatio désigne la « sortie de la possession » ou la sortie de l’autorité. Dans le contexte romain, l’émancipation désigne l’affranchissement d’une tutelle. Par leur émancipation, l’enfant ou l’esclave passent d’un état caractérisé par l’absence de droit, à l’état d’adulte ou d’homme libre.

Pendant très longtemps, le verbe « émanciper » n’a suivi, en français, que cette forme transitive : le maître émancipe l’esclave, le seigneur émancipe le serf… Vers la fin du 18ème siècle, la forme intransitive « s’émanciper » commence à se diffuser. En lien avec les discours des Lumières, la Révolution Française, la lutte des esclaves dans les colonies (notamment Haïti) se répand la représentation de populations asservies ou dominées qui n’attendent plus d’être émancipées par leurs seigneurs et maîtres mais qui s’émancipent elles-mêmes. Cette conception de l’auto-émancipation finit par s’imposer, dans le contexte des luttes émancipatrices ouvrières, féministes, indépendantistes, etc., tout au long des 19ème et 20ème siècles.

Un projet de transformation sociale

En même temps qu’émerge l’idée d’auto-émancipation celle-ci est complétée par la conception d’une transformation sociale, elle-même associée à l’idée de « progrès », d’un à-venir qui doit être différent de ce que le passé aurait voulu qu’il soit.

Cette nouvelle représentation change profondément le sens du mot « émancipation ». En effet, dans la société romaine, lorsque des esclaves étaient émancipés le régime social n’en demeurait pas moins esclavagiste. Éventuellement les esclaves émancipés pouvaient même acquérir des esclaves à leur tour. Dans la conception moderne, l’auto-émancipation des esclaves signifie au contraire qu’un changement d’ordre social se produit. Le rapport esclavagiste est aboli dans la société concernée.

Il retourne de cette conception qu’un projet d’émancipation ne peut pas être un simple projet de contestation. L’émancipation n’a pas seulement un versant « négatif ». Elle n’est pas seulement négation de la négation : négation de la négation de la liberté des esclaves, des femmes, des ouvriers, des homosexuels, etc.

Le projet d’émancipation affirme la nécessité de faire advenir un nouveau régime social.

Les premiers socialistes, par exemple, veulent remplacer le rapport d’exploitation capitaliste par des rapports démocratiques et solidaires.

L’émancipation du genre humain

Jusqu’à présent nous avons évoqué les projets d’émancipation comme étant à chaque fois caractérisés : émancipation des esclaves, des colonisés, des femmes, etc. Cependant, un point de vue humain et élargi considère qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les différentes formes d’oppression, de domination ou d’exploitation.

Dès lors, si une forme de domination est contestée alors toutes les formes de domination doivent être contestées. C’est ainsi que Marx et Engels parlent de l’émancipation du genre humain.

Cette précision permet d’éclairer un certain nombre de débats qui animent les mouvements d’émancipation. Il y a d’un côté les adeptes d’une conception caractérisée de l’émancipation (émancipation des travailleurs, des femmes, des personnes racisées,etc.). Et de l’autre côté, il y a les adeptes d’une perspective élargie de l’émancipation. Ceux-ci essaient de montrer comment différentes formes de domination peuvent s’enchevêtrer et affirment qu’il faut donc les contester toutes à la fois pour pouvoir s’en débarrasser.

Envisagé d’un point de vue élargi, écrit Federico Tarragoni, le projet d’auto-émancipation commence donc avec l’affirmation qu’il n’y a aucune nécessité naturelle à ce qu’un individu ou un groupe soit sous la tutelle d’un autre individu ou groupe quel qu’il soit. Nous pourrions aussi dire que le projet d’émancipation correspond à l’aspiration des groupes et des individus à la maîtrise de leur vie collective et individuelle.

Cette conception de l’émancipation s’accorde avec le projet d’autonomie et de démocratie, tel qu’il est formulé par Cornélius Castoriadis.

Le projet d’autonomie

Pour aller plus loin, lire « Imaginaire social et autonomie »

Qu’est-ce que « autonomie » veut dire ? C’est l’étymologie qui nous éclaire le mieux. « autos » signifie « soi-même » et « nomos », « la loi » ou « la règle ». L’autonomie consiste donc, pour un individu ou pour une collectivité, à se donner sa propre loi ou sa propre règle. A l’autonomie s’oppose l’hétéronomie, situation d’une société, d’un groupe ou d’un individu qui reçoivent leur loi d’un « autre », d’une altérité. L’« heteros », c’est « l’autre ».

Dans autonomie et dans hétéronomie, le mot « loi » s’entend selon un sens très élargi. Le « nomos » c’est essentiellement notre façon de faire mais une façon de faire qui est pour nous obligatoire aussi longtemps que nous n’avons pas rompu tout à fait avec elle. Donc il ne s’agit pas seulement des « lois » que nous trouvons dans les textes juridiques ou les lois que votent les députés. Le « nomos », c’est l’institution sociale au sens élargi que lui donne les sociologues : manières de penser et d’agir socialement déterminées, habitudes, coutumes, traditions, langages, emplois du temps, formes d’organisations sociales, etc.

Ce qui est en jeu, entre autonomie et hétéronomie sociale, c’est la question de l’origine imputée des institutions sociales ou des « lois » qui organisent la vie collective. Sont-elles données par un « autre » (dieu, ancêtre, héros mythique ou idée abstraite comme le Marché, etc) dont elles tirent autorité et légitimité ou sont-elles la création de la collectivité qui se les donne à elle-même, de manière réflexive et lucide ?

Sur cette base, nous pourrions dire que le projet d’émancipation consiste à transformer la société de façon à passer d’une situation dans laquelle les lois sont données par un autre extérieur à la collectivité, à une situation dans laquelle la société se donne elle-même ses propres lois de manière lucide.

Le régime social de la démocratie

Cette phrase « la société, la collectivité, le groupe se donne ses propres lois de manière lucide » n’a de sens que si tous les membres de la collectivité concernée participent à cette élaboration. L’autonomie ainsi définie implique obligatoirement la suppression de la division entre dirigeants et exécutants. Si cette division persiste, nous ne pouvons pas dire que la société se donne ses lois. Il faut, au contraire, dire que ses dirigeants lui donnent ses lois.

L’autonomie implique donc l’auto-gouvernement, l’auto-organisation ou l’auto-gestion collective de toutes les activités sociales par tous ceux qui y participent. Cette forme d’organisation sociale, c’est le régime social de la démocratie proprement dite.

Formulé à partir de ces prémisses, le projet d’émancipation devient le projet de transformation sociale qui permet de passer d’un régime caractérisé par la division entre dirigeants et exécutants à un régime démocratique.

Lire aussi « 10 principes pour la démocratie »

Dans une société démocratique, toutes les femmes et tous les hommes ont un accès égal à tous les moyens nécessaires pour participer de manière significative et consciente aux décisions qui concernent les choses qui affectent leur vie.

En conclusion, le projet d’émancipation collective peut être défini comme étant le projet de réalisation de l’autonomie, par laquelle les femmes et les hommes se donnent eux-mêmes et de manière réflexive et égalitaire leurs propres « lois » ou « règles ».

Le mode d’organisation sociale de l’autonomie ainsi comprise est la démocratie, par laquelle tous les individus participent de manière égalitaire et significatives aux décisions qui concernent leur vie collective (sociale, économique, politique, etc.).

Nous pourrions dire que le projet d’émancipation collective consiste en ceci : partout où il y a une division permanente entre dirigeants et exécutants, la démocratie doit advenir.

La sociologie de l’émancipation s’intéresse au déjà-là du régime social de la démocratie et aux obstacles que rencontre sa pleine institutionnalisation.

Gilles Sarter

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Autonomie et Démocratie

Autonomie et Démocratie

Jeudis 19, 26 janvier et 2 février 2023 de 18h30 à 20h

Maison pour Tous Chopin (1 rue du marché aux bestiaux – Montpellier)

21€ pour le cycle complet (paiement à la première séance)

+7€ d’adhésion annuelle au réseau des Maisons pour Tous (à régler à l’accueil)

Présentation

La sociologie de l’émancipation a pour objectif de produire des connaissances pour comprendre le monde social dans lequel nous sommes pris et qui nous constitue. Elle tente de cerner les rapports de domination qui s’y déploient et d’identifier des pistes collectives pour en sortir.

Nous avons d’autant plus besoin de ces connaissances que le changement global nous oblige à transformer nos organisations sociales actuelles et à les reconstruire sur la base de rapports d’entraide, de coopération et de solidarité.

Dans ce premier cycle de trois conférences, nous abordons ces thèmes à travers les notions d’autonomie et de démocratie, en nous appuyant notamment sur l’œuvre du philosophe et sociologue Cornelius Castoriadis.

Ce sont les institutions (lois, coutumes, règles, traditions…) qui donnent forme aux sociétés et aux individus. Ces institutions sont le produit de l’imaginaire collectif et anonyme. Cependant, leur origine a souvent été attribuée à des causes extérieures à la société : dieux, ancêtres mythiques, « le marché »… Presque toujours les sociétés ont donc vécu dans l’hétéronomie (« les lois sont données par d’autres »), occultant ainsi leur propre créativité. Alors, les institutions semblent s’autonomiser, posséder leur inertie et leur logique propre. Quand elles finissent par être écrasantes, on parle d’aliénation sociale.

A l’inverse, l’autonomie sociale apparaît lorsque les femmes et les hommes se donnent eux-mêmes leurs institutions, tout en sachant qu’ils le font. Toute la responsabilité du choix revient à l’humain et ne peut reposer sur aucun principe absolu si ce n’est la délibération et la décision collective. On comprend, dès lors, que la démocratie proprement dite est le régime de l’autonomie. Elle implique, en effet, la participation active et égalitaire à tout pouvoir social qui décide des affaires communes qu’elles soient de nature politique, économique ou autre.

L’imaginaire social de l’autonomie et de la démocratie traverse l’histoire, depuis l’Athènes antique jusqu’à nos jours, avec des périodes de plus ou moins forte occultation. Dans les sociétés modernes, il entre en contradiction avec une autre forme d’imaginaire social et ses institutions : l’imaginaire d’une expansion illimitée de la maîtrise (pseudo-)rationnelle du monde.

Le régime capitaliste met ce projet au service de la recherche de la maximisation du profit, associée à une maximisation de la production, elle-même tributaire d’une maximisation de la consommation. Ce régime qui prend la forme d’un rapport social d’exploitation s’organise selon un mode bureaucratique qui repose sur la division entre strates de dirigeants et d’exécutants.

Le projet de maîtrise/exploitation illimitée du monde, la division de la société entre dirigeants et exécutants, la production et la consommation comme seules finalités de la vie humaine entrent en contradiction explicite avec le projet d’autonomie qui est remise en question permanente des fins que la société se donne à elle-même et avec la conception égalitaire de la démocratie. En outre, cet imaginaire vient achopper aujourd’hui sur le changement global.

Face à ces différents achoppements et contradictions, la tradition de l’autonomie fournit des propositions théoriques et concrètes permettant d’envisager les transformations sociales qu’appellent le projet de la société démocratique et écologique.

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