Les premières formes de vies cellulaires émergent à la surface de la Terre, il y a environ 3 milliards d’années. De l’apparition de ces premières cellules à la riche biodiversité que nous connaissons aujourd’hui, la vie se développe et se diversifie à l’intérieur d’une couche de quelques kilomètres d’épaisseur à la surface de la Planète.
Au début des années 2000, des scientifiques réunis à Washington ont donné à cette couche le nom de « zone critique ».
Cette zone est comprise entre les roches imperméables où la vie ne peut pas se développer et la basse-atmosphère où se situe l’essentiel des nuages. Cette couche forme donc une bien fine pellicule, en regard des 13000 km de diamètre de la Terre.
Ramenée à une échelle qui soit parlante pour nous, elle représente un trait de quelques millimètres, dessinant un cercle de plus de 10 m d’épaisseur.
Dans l’expression « zone critique », le mot « critique » rappelle l’importance de cette petite pellicule pour la survie du vivant. Il est aussi là pour pointer la complexité des processus biologiques, chimiques, géologiques qui l’animent et qui rendent sa trajectoire difficilement prévisible et si vulnérable.
En effet, tous les composants de cette zone qu’ils soient vivants ou pas – les humains, les animaux, les plantes, les micro-organismes, les gaz atmosphériques, les roches, l’eau, la matière organique morte – sont liés par des flux et dans des cycles qui ne sont pas encore tous connus et qui se déroulent à des échelles de temps et d’espace très variables.
Certains de ces cycles sont locaux. Par exemple, une feuille grandit au printemps en absorbant du CO2 atmosphérique. Elle tombe au sol et se décompose pour redevenir du CO2 atmosphérique à l’automne suivant.
A l’autre bout de la chaîne, les cycles géologiques s’étalent sur de longues distances. Par exemple, les roches des Alpes s’érodent petit à petit sous l’action des glaciers. Les rivières emportent des particules vers la mer. Et, dans des lagons australiens, des coraux finissent par fabriquer leur squelette avec le calcium alpin.
Certains cycles biologiques sont très rapides, comme ceux de bactéries qui se reproduisent en quelques secondes. Des cycles géologiques peuvent être très longs. La transformation des roches en sol prend des dizaines de milliers d’années.
Bien sûr, les êtres humains sont pris eux aussi dans ces rapports terriblement mêlés, interpénétrés et interdépendants.
A une échelle très locale, chaque corps humain vivant doit satisfaire des besoins métaboliques – il doit respirer, boire, manger, se reposer, s’abriter – ce qui l’amène à interagir avec les êtres vivants et la matière inerte.
A l’échelle globale, certaines activités humaines sont capables par leur développement de changer la trajectoire de toute la zone critique. L’une des plus connues est la combustion des énergies fossiles qui est notamment à l’origine d’un effet de serre. Mais, ce n’est pas la seule, nous pourrions aussi parler des activités industrielles et agricoles qui déstabilisent le cycle de l’eau potable, celui de l’azote ou qui détruisent la biodiversité, etc.
Tous ces phénomènes sont bien documentés.
Cette documentation a contribué à alimenter un discours qui pointe la responsabilité de l’humanité toute entière dans la crise écologique ou dans le « changement global ». Ce discours use souvent de la notion d’Anthropocène.
Le problème avec cette vision, c’est qu’elle est asociale.
En effet, les êtres humains n’agissent pas à l’intérieur de la zone critique en tant qu’êtres humains en général, mais en tant qu’ils appartiennent à des mondes sociaux.
Selon leur nation, leur peuple, leur classe sociale ou leur genre, les êtres humains ont des responsabilités différentes et sont affectés différemment par le basculement écologique.
C’est ce que pointe Murray Bookchin quand il écrit : » lorsqu’on dit qu’un gamin de Harlem est tout autant responsable de la crise écologique que le président d’ExxonMobil, on calomnie l’un pour tirer l’autre d’affaire. »
Encore, faut-il préciser que la critique de Bookchin ne vise pas les comportements de tel ou tel individu. Elle porte sur le fait que nos sociétés sont structurées par des rapports sociaux de domination et de hiérarchie. De ce fait, les positions sociales qu’occupent les individus y sont associées ou non, à des pouvoirs ou à des capacités d’agir sur les choses et sur les autres.
Le discours de la responsabilité de l’humanité en général masque cette réalité du pouvoir et des rapports sociaux. Ce discours masque le fait qu’il y a un lien historique entre la façon dont sont réglés les rapports entre les gens et la façon dont la nature non-humaine est traitée.
L’anthropologue Maurice Godelier rappelle que les êtres humains ne sont pas les seuls animaux qui vivent en société, mais que ce sont les seuls animaux qui doivent inventer les sociétés hors desquelles ils ne peuvent vivre.
En effet, les êtres humains isolés ne savent pas comment se nourrir, se vêtir, s’abriter, pas plus qu’ils ne peuvent planifier leurs actions ou s’exprimer dans un langage connu d’eux seuls. Tout cela les femmes et les hommes ne peuvent le faire qu’en tant qu’ils naissent, grandissent et vivent en société.
Les êtres humains en société établissent aussi ce qui a de la valeur pour eux et construisent des représentations du monde. Ces valeurs et ces représentations orientent leurs actions à l’intérieur de la zone critique.
Au sein des premières nations australiennes, le territoire fait partie de la famille. A ce titre, les femmes et les hommes lui doivent des obligations. Ils le considèrent comme un être conscient et sensible. Tout ce qui le peuple, les animaux, les plantes, les rivières, le feu, le ciel, le vent est l’objet de soins attentifs.
Les Incas croient que le Grand Inca est le Fils du Soleil. Ils croient que le Grand Inca œuvre pour la prospérité de tous, en contrôlant les conditions de reproduction du monde et des êtres humains. C’est pourquoi ils lui prodiguent des offrandes en retour.
Pour les nations européennes qui colonisent les Amériques à partir du 16è s., les forêts, la terre et ce qu’elle abrite sont de purs objets qui doivent être dominés, défrichés, labourés, creusés afin d’en retirer un maximum de profit.
Dans les mines d’argent de Potosi en Bolivie, dans les plantations de canne à sucre du Brésil et des Caraïbes, les natures humaines et non-humaines sont exploitées avec la même violence destructrice.
Le colonialisme esclavagiste de la mine et de la plantation joue un rôle fondamental pour le développement du premier capitalisme industriel européen. Et cet ordre social colonial et esclavagiste a encore quelque chose à voir avec l’ordre capitaliste qui détermine les rapports entre les êtres humains et avec la nature non-humaine, dans nos sociétés actuelles.
(à suivre)
Gilles Sarter