Dardot

Dans la zone critique (3/3) : Zone commune

Dans la zone critique (3/3) : Zone commune

La notion de zone critique nous rappelle que la vie se maintient par des équilibres et des processus aussi fragiles que complexes, à l’intérieur d’une fine pellicule à la surface de la Terre.

L’anthropologie nous rappelle que les femmes et les hommes interagissent toujours avec la nature extrahumaine à partir de leur propre insertion dans des mondes sociaux.

Pour que les êtres humains puissent régler leurs activités afin de ne pas perturber les grands équilibres à l’intérieur de la zone critique, ils ont besoin de trouver des formes d’organisations sociales adéquates à cet agir. Corrélativement, il faut qu’ils abandonnent les formes sociales qui sont inappropriées.

Les fondateurs de l’écologie sociale, Murray Bookchin et Janet Biehl ne disent pas autre chose quand ils affirment que les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux et que les luttes écologiques et les luttes pour les émancipations collectives sont intrinsèquement liées.

L’émancipation de la forme sociale contraignante du capitalisme qui engendre le basculement écologique, c’est le mouvement qui conduit à la réappropriation par les individus de leur capacités à s’autodéterminer collectivement et consciemment.

Pierre Dardot et Christian Laval ont appelé « agir en commun » le principe politique qui conduit à cette émancipation.

Le principe de l’agir en commun conduit à introduire partout, de la façon la plus profonde et la plus systématique, la forme de l’autogouvernement.

Dans l’autogouvernement, ce sont les participants qui délibèrent en commun pour déterminer ce qui convient pour eux et ce qu’il convient de faire. Ils décident démocratiquement quels besoins et quels désirs ils veulent satisfaire et de quelle manière les satisfaire.

Dans l’agir en commun, les participants sont socialement conscients d’eux-mêmes. C’est-à-dire qu’ils se donnent à eux-mêmes de manière consciente les formes de leur organisation et de leur fonctionnement collectif.

La construction d’une société sur le principe de l’agir en commun implique donc l’abolition de toutes les séparations permanentes entre dirigeants et exécutants, entre dominants et dominés, entre exploiteurs et exploités.

Cela implique l’abolition de la propriété privée des principaux moyens de production car la propriété privée (qu’elle soit individuelle ou collective) confère un pouvoir aux propriétaires sur les non-propriétaires.

Les usines, les infrastructures, les hôpitaux, les savoirs, les technologies, internet, les services publics mais aussi, les forêts, les fleuves, les nappes d’eau souterraines, la terre, le pétrole deviennent des biens communs qui sont gérés par l’ensemble des participants concernés.

Le principe et les modalités concrètes de mise en application de l’agir en commun ne doivent pas être considérés comme des utopies mais comme les objets d’une lutte qui bénéficie des expériences concrètes et des conquêtes d’une longue tradition.

De la démocratie athénienne à l’économie sociale et solidaire, en passant par les coopératives de travailleurs et de consommateurs, les régies publiques, les communes libres, les ZAD, les logiciels libres, la sécurité sociale, les expériences du Chiapas et du Rojava, le mouvement des paysans sans terre et les luttes des peuples autochtones, toutes ces expériences peuvent être approfondies et élargies selon le principe de l’agir en commun.

Le chercheur géochimiste Jérome Gaillardet qui travaille à une meilleure compréhension des grands cycles qui lient le climat, le sol et le monde vivant, écrit que la perspective de la zone critique devrait nous amener à nous sentir un peu moins seuls dans l’univers.

Elle devrait même nous inciter à imaginer des formes d’agir en commun avec les plantes, avec les insectes, avec les animaux, avec les fleuves, avec les montagnes, avec les sols, avec les mers qui partagent avec nous le destin de cette fine pellicule, à la surface de la sphère terrestre.

A ce titre, le philosophe Malcom Ferdinand précise que la distinction entre « agir en commun entre êtres humains » et « agir en commun avec les animaux et la nature » repose sur l’impossibilité des animaux et de la nature extrahumaine à pouvoir exiger des droits, instituer un litige ou à faire part d’une revendication.

Le principe de l’agir en commun avec la nature extrahumaine permet de sortir de la logique extractiviste et de faire passer les plantes, les animaux, les fleuves, les sols, d’un statut de simple ressource ou de dépotoir, à une prise en compte de leurs besoins et intérêts particuliers.

Ici non plus nous ne partons pas de rien comme en témoignent les expériences de la diplomatie animale, de l’agroécologie ou encore la reconnaissance de la personnalité juridique d’écosystèmes, de rivières ou de montagnes.

Viser la complémentarité ou le mutuellisme avec les autres composantes de la zone critique peut devenir un objectif aussi immédiatement désirable que de viser la bonne entente entre les humains.

L’agir en commun est le principe qui peut nous servir de boussole pour sortir de la zone économique et faire de la zone critique, une zone commune entre les humains, les animaux, les plantes, le sol et le climat.

<- Dans la zone critique (2/3) : le réel et son double, la valeur économique

(c) Gilles Sarter

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Néoconservatisme et néolibéralisme

Néoconservatisme et néolibéralisme

Dans un article précédent, nous avons vu que la « révolution conservatrice » néolibérale est motivée par une intention paradoxale de subversion, orientée vers la restauration des formes archaïques du capitalisme. Pierre Dardot et Claude Laval essaient de rendre compte de l’articulation de ce projet néolibéral avec le néoconservatisme.

La réalité ambiguë de l’État

Dans les pays concernés par les politiques néolibérales, la résistance est d’autant plus forte que la tradition étatique est plus profondément ancrée. En France, l’État s’est constitué tôt, par concentration des forces physique et économique. L’accumulation de ces deux formes de capital va de pair car pour faire la guerre et pour faire la police, il faut de l’argent. Et pour prélever de l’argent, des impôts, il faut des forces de coercition.

Ses forces physiques et économiques, l’État a su les convertir en capital symbolique, c’est-à-dire en autorité. Petit à petit, il s’est constitué comme une institution dominante, capable d’imposer sa volonté aux autres agents ou organisations sociales.

Une fois consolidé, l’État se présente comme une réalité ambiguë. Il est au service des dominants, mais il n’est pas que cela. Il est aussi un lieu de conflits, notamment au sein de son appareil. A titre d’exemple, le Ministère du Travail a pu, selon les circonstances, être au service de la réforme ou de la répression des travailleurs. C’est en tant que ministre du travail que le militant Ambroise Croizat peut mettre en place le régime général de la sécurité sociale en 1946. Quelques décennies plus tard, c’est le même ministère qui démantèle le Code du travail…

Cette nature ambiguë de l’État se retrouve aussi dans les subjectivités. L’État, en effet, existe dans la tête des gens de deux manières. Il y existe comme reconnaissance d’une autorité ultime. Mais, il y est aussi présent comme croyance en des droits individuels. Si les agents sociaux peuvent se dire « c’est mon droit », à propos des libertés d’expression et de circulation ou à propos de certaines formes de protection et d’assistance, c’est parce qu’ils croient que l’État leur garantit ces droits.

Retour des valeurs identitaires

En menant leur révolution conservatrice, les néolibéraux doivent faire face à une contradiction majeure. A travers leurs politiques, ils s’engagent dans un abandon progressif des fonctions que Pierre Bourdieu appelle « fonctions de la main gauche de l’État » : assistance sociale, santé, éducation, protection des travailleurs et des consommateurs… Ce faisant, les néolibéraux dépossèdent l’État de ce qui inspirait le respect des gens qui pensaient trouver en lui la garantie de leurs droits. Par ce délestage, l’État perd de son capital symbolique, ce pouvoir invisible qui fait que les sujets sont spontanément enclins à se soumettre à son autorité.

Le néoconservatisme intervient à ce stade comme un mouvement qui tente de réactiver l’obéissance habituelle à l’égard de l’État. Cette restauration, il projette de l’opérer à travers la restauration de valeurs traditionnelles et l’usage de la force. Le néoconservatisme n’est donc pas un refus du capitalisme, comme c’était le cas des mouvements nationalistes et conservateurs de l’entre-deux guerres.

Pierre Dardot et Claude Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La Découverte

Le néoconservatisme intègre l’idée néolibérale de la construction étatique du marché et l’idée de renforcement du contrôle social, par la moralisation et par la répression accrue des contestations. Les gouvernements néoconservateurs tentent de compenser la déstructuration sociale qui a été provoquée par les politiques néolibérales, en s’appuyant sur deux piliers.

Premièrement, ils mobilisent un discours raciste, identitaire et traditionaliste. A cet effet n’importe quelle idéologie présentant ces caractéristiques peut lui servir de référence ultime : nationalisme, christianisme, idéologie grand-russe, « tradition républicaine » confondue avec idéologie de l’ordre, « tradition de la laïcité » confondue avec stigmatisation d’une religion… Deuxièmement, les néoconservateurs recourent à des méthodes autoritaires, policières et répressives.

Réactivation du capital symbolique de l’État

Les politiques néoconservatrices présentent un double caractère. Elles organisent l’accélération du retour aux archaïsmes du capitalisme originel, tout en prônant simultanément le retour à des valeurs traditionnelles, qui ne s’opposent pas à ce projet. Cette coalition tient à deux raisons qui sont liées.

D’abord, le projet néolibéral ne peut avancer concrètement, s’il ne mobilise que la poignée de privilégiés qui vont en retirer des profits. Il a besoin de rassembler une fraction plus large de la population. Ne serait-ce qu’au moment des élections. Ce rassemblement, les néoconservateurs tentent de l’organiser autour des affects liés aux questions identitaires, traditionalistes, sécuritaires.

Ensuite, la révolution conservatrice néolibérale ne peut aboutir que si l’État continue de fonctionner comme une force normative et que les gens sont enclins à reconnaître son autorité. Les politiques identitaires et conservatrices ont pour objectif de rassurer les personnes qui se sentent menacées, dans un monde que le néolibéralisme a contribué à déstructurer.

C’est par cette action de réassurance que les néoconservateurs pensent restaurer le capital symbolique de l’État. Les mécanismes de l’hypocrisie du pouvoir (P. Bourdieu) fonctionnent ici à plein régime. L’exigence d’adhésion à l’ordre symbolique étatique ou républicain qui prétend défendre les intérêts de la  société forme l’envers de la destruction du lien social par les politiques néolibérales.

Gilles Sarter

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