Dans un article précédent, nous avons vu que la « révolution conservatrice » néolibérale est motivée par une intention paradoxale de subversion, orientée vers la restauration des formes archaïques du capitalisme. Pierre Dardot et Claude Laval essaient de rendre compte de l’articulation de ce projet néolibéral avec le néoconservatisme.
La réalité ambiguë de l’État
Dans les pays concernés par les politiques néolibérales, la résistance est d’autant plus forte que la tradition étatique est plus profondément ancrée. En France, l’État s’est constitué tôt, par concentration des forces physique et économique. L’accumulation de ces deux formes de capital va de pair car pour faire la guerre et pour faire la police, il faut de l’argent. Et pour prélever de l’argent, des impôts, il faut des forces de coercition.
Ses forces physiques et économiques, l’État a su les convertir en capital symbolique, c’est-à-dire en autorité. Petit à petit, il s’est constitué comme une institution dominante, capable d’imposer sa volonté aux autres agents ou organisations sociales.
Une fois consolidé, l’État se présente comme une réalité ambiguë. Il est au service des dominants, mais il n’est pas que cela. Il est aussi un lieu de conflits, notamment au sein de son appareil. A titre d’exemple, le Ministère du Travail a pu, selon les circonstances, être au service de la réforme ou de la répression des travailleurs. C’est en tant que ministre du travail que le militant Ambroise Croizat peut mettre en place le régime général de la sécurité sociale en 1946. Quelques décennies plus tard, c’est le même ministère qui démantèle le Code du travail…
Cette nature ambiguë de l’État se retrouve aussi dans les subjectivités. L’État, en effet, existe dans la tête des gens de deux manières. Il y existe comme reconnaissance d’une autorité ultime. Mais, il y est aussi présent comme croyance en des droits individuels. Si les agents sociaux peuvent se dire « c’est mon droit », à propos des libertés d’expression et de circulation ou à propos de certaines formes de protection et d’assistance, c’est parce qu’ils croient que l’État leur garantit ces droits.
Retour des valeurs identitaires
En menant leur révolution conservatrice, les néolibéraux doivent faire face à une contradiction majeure. A travers leurs politiques, ils s’engagent dans un abandon progressif des fonctions que Pierre Bourdieu appelle « fonctions de la main gauche de l’État » : assistance sociale, santé, éducation, protection des travailleurs et des consommateurs… Ce faisant, les néolibéraux dépossèdent l’État de ce qui inspirait le respect des gens qui pensaient trouver en lui la garantie de leurs droits. Par ce délestage, l’État perd de son capital symbolique, ce pouvoir invisible qui fait que les sujets sont spontanément enclins à se soumettre à son autorité.
Le néoconservatisme intervient à ce stade comme un mouvement qui tente de réactiver l’obéissance habituelle à l’égard de l’État. Cette restauration, il projette de l’opérer à travers la restauration de valeurs traditionnelles et l’usage de la force. Le néoconservatisme n’est donc pas un refus du capitalisme, comme c’était le cas des mouvements nationalistes et conservateurs de l’entre-deux guerres.
Pierre Dardot et Claude Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La Découverte
Le néoconservatisme intègre l’idée néolibérale de la construction étatique du marché et l’idée de renforcement du contrôle social, par la moralisation et par la répression accrue des contestations. Les gouvernements néoconservateurs tentent de compenser la déstructuration sociale qui a été provoquée par les politiques néolibérales, en s’appuyant sur deux piliers.
Premièrement, ils mobilisent un discours raciste, identitaire et traditionaliste. A cet effet n’importe quelle idéologie présentant ces caractéristiques peut lui servir de référence ultime : nationalisme, christianisme, idéologie grand-russe, « tradition républicaine » confondue avec idéologie de l’ordre, « tradition de la laïcité » confondue avec stigmatisation d’une religion… Deuxièmement, les néoconservateurs recourent à des méthodes autoritaires, policières et répressives.
Réactivation du capital symbolique de l’État
Les politiques néoconservatrices présentent un double caractère. Elles organisent l’accélération du retour aux archaïsmes du capitalisme originel, tout en prônant simultanément le retour à des valeurs traditionnelles, qui ne s’opposent pas à ce projet. Cette coalition tient à deux raisons qui sont liées.
D’abord, le projet néolibéral ne peut avancer concrètement, s’il ne mobilise que la poignée de privilégiés qui vont en retirer des profits. Il a besoin de rassembler une fraction plus large de la population. Ne serait-ce qu’au moment des élections. Ce rassemblement, les néoconservateurs tentent de l’organiser autour des affects liés aux questions identitaires, traditionalistes, sécuritaires.
Ensuite, la révolution conservatrice néolibérale ne peut aboutir que si l’État continue de fonctionner comme une force normative et que les gens sont enclins à reconnaître son autorité. Les politiques identitaires et conservatrices ont pour objectif de rassurer les personnes qui se sentent menacées, dans un monde que le néolibéralisme a contribué à déstructurer.
C’est par cette action de réassurance que les néoconservateurs pensent restaurer le capital symbolique de l’État. Les mécanismes de l’hypocrisie du pouvoir (P. Bourdieu) fonctionnent ici à plein régime. L’exigence d’adhésion à l’ordre symbolique étatique ou républicain qui prétend défendre les intérêts de la société forme l’envers de la destruction du lien social par les politiques néolibérales.
Gilles Sarter