Le néolibéralisme et le « populisme de droite ou d’extrême-droite »

Les partis classés dans la catégorie « populisme de droite ou d’extrême-droite » sont souvent présentés comme des adversaires des politiques néolibérales et de leur projet de globalisation de l’économie. En réalité, bien loin de s’opposer au néolibéralisme, ils en constituent une tendance particulière.

Une nouvelle confrontation ?

La victoire de Trump et du Brexit en 2016, puis l’année suivante, l’entrée de l’AfD au Bundestag et le retour du FPÖ autrichien aux affaires nationales ont été décrits par de nombreux éditorialistes comme des victoires gagnées contre le néolibéralisme, par un « populisme anti-globalisation de droite ou d’extrême-droite ».

Ces commentateurs ont cru observer l’existence d’une nouvelle division politique entre, d’un côté, les tenants d’économies nationales fermées et, de l’autre, les tenants de la mondialisation. Ce qu’ils présentaient comme un succès du premier camp s’expliquerait par un creusement toujours plus profond des inégalités. En somme, ces victoires traduiraient le mécontentement d’un « petit-peuple » aux abois.

Pourtant l’observation montre que ni l’élection de Trump, ni le Brexit, ni la participation de l’AfD et du FPÖ aux affaires nationales n’ont infléchi la tendance néolibérale des politiques gouvernementales des quatre pays concernés.

Q. Slobodian, Neoloberalism’s Populist Bastards, Public Seminar, 15 février 2018Quinn Slobodian, historien spécialiste de l’Allemagne et du néolibéralisme, propose une autre interprétation. L’histoire, écrit-il, montre que les partis dits « populistes » et nationalistes de droite voire d’extrême-droite, comme l’AfD et le PFÖ, représentent en fait un courant du néolibéralisme et non pas son opposition.

A y regarder de plus près, le racisme et le nativisme n’entrent pas en contradiction avec le néolibéralisme. Ils peuvent même être complémentaires.

Un interventionnisme

A la fin des années trente, un groupe d’économistes, incluant Hayek et von Mises, adoptent le terme « néolibéralisme » pour désigner leur programme politique. En 1947, ils créent une société de réflexion appelée Société du Mont Pèlerin.

A l’origine, le néolibéralisme est fondé sur la conviction que le laisser-faire n’est pas suffisant, pour permettre un développement optimal du marché. Les néolibéraux pensent, en outre, que les démocraties représentatives posent un frein à ce mouvement.

A ce sujet, lire « État fort et Néolibéralisme« Pour eux, les électeurs voteront toujours dans la perspective de satisfaire leurs intérêts personnels. Il en résultera toujours plus d’interventionnisme étatique dans l’économie, ce qui paralysera le libre marché ainsi que la liberté d’action du capital.

Pour contrer cette tendance, les néolibéraux aspirent à la construction d’institutions qui permettent de contraindre les demandes démocratiques s’opposant à la liberté de mouvement des capitaux, des marchandises et parfois des gens.

Dans les années 1990, ce rêve des néolibéraux semble exaucé. La création de l’OMC (1995), l’entrée en vigueur de l’ALENA (1994), la création de l’Union européenne (1993) semblent sanctuariser la politique du marché libre. Cette sanctuarisation est confortée par la conversion du FMI et de la Banque Mondiale à la libre circulation des capitaux.

Une convergence avec le conservatisme

Alors que le néolibéralisme engrange des victoires à l’échelle des relations internationales, les membres de la Société du Mont Pèlerin ajoutent de nouvelles dimensions à l’idéologie néolibérale.

Peter Boettke (économiste) donne la mesure des changements qui restent à accomplir. Si la sécurisation du capitalisme est d’abord passée par l’ajustement correct des prix (libéralisme), puis par l’ajustement correct des institutions (premiers néolibéraux), elle nécessite maintenant un ajustement correct de la culture.

C’est ainsi que Erich Weede (sociologue), Gerard Radnitzky (philosophe) ou Hans-Hermann Hoppe (philosophe et économiste) avancent que l’homogénéité culturelle est une précondition de la stabilité sociale, de l’échange marchand pacifique et de la jouissance des bienfaits de la propriété privée.

De son côté, le think-tank anglais Social Affairs Unit et son fondateur Digby Anderson se demandent si le « relâchement » des normes sexuelles, depuis les années 1960, n’a pas érodé les conditions de reproduction du marché libre.

La convergence du néolibéralisme et du conservatisme social devient de plus en plus explicite.

Mais elle ne s’arrête pas là. En effet, les membres de la Société du Mont Pèlerin tentent une synthèse entre les idées néolibérales sur le marché et les assertions des neurosciences ou de la psychologie évolutionniste. Cette dernière voudrait expliquer les mécanismes de pensée et les comportements humains au regard de la théorie de l’évolution.

Dans les profondeurs du cerveau

Ainsi, le politologue Charles Murray part à la recherche des fondations du marché dans les « profondeurs du cerveau ». En 1994, il publie « The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American Life ». Il y soutient que le QI serait un élément déterminant dans la réussite sociale, les revenus, la criminalité… Il prétend aussi à l’existence d’une forme d’hérédité de groupe en matière d’intelligence.

Le sociologue allemand Erich Weede défend une ligne similaire. Suivant le théoricien des races Richard Lynn (psychologue), il veut expliquer la richesse ou la pauvreté des nations par l’intelligence des populations.

Quant à Detmar Doering (directeur de l’Institut Libéral du Friedrich Naumann Stiftung à Postdam), il tente de réhabiliter le darwinisme social. L’inégalité serait une donnée universelle. Au même titre que les espèces, les êtres humains, les peuples, les groupes ou les collectivités seraient foncièrement inégaux. La société doit être organisée en accord avec cette loi de la nature qui permet l’élimination des plus faibles.

Lire aussi un article sur le capital humain et le néolibéralisme« Ces théories assignent des moyennes de QI aux pays ou aux groupes « raciaux » et veulent donner une origine innée au concept de « capital humain ».

Afin de protéger ce « capital », contre l’introduction de populations qui seraient moins bien dotées, Weede suggère deux mesures, tirées des travaux d’autres membres de la Société du Mont Pèlerin. La première est la vente d’un « droit à l’immigration, avancée par Gary Becker (économiste). La seconde est la soumission des migrants à des tests QI, proposée par Richard Posner (juriste).

Une nouvelle fusion

Ces nouvelles idées vont trouver un terrain fertile, au sein des partis qui tiennent pour la tradition, le nationalisme, le nativisme ou l’homogénéité culturelle. Il en résulte une nouvelle fusion.

Cette fusion, Quinn Slobodian l’illustre par le cas de Thilo Sarrazin. Membre du SPD et administrateur de la Deutsche Bundesbank, il est obligé de démissionner, suite à la polémique que suscite son livre Deutschland schafft sich ab (2010). Dans cet ouvrage, dont le titre se traduit littéralement par « L‘Allemagne se supprime elle-même », Sarrazin reprend les thèses racialistes sur l‘intelligence pour argumenter contre l’immigration provenant des pays musulmans. Son livre connaît un succès de librairie qui éperonne les partis d‘extrême-droite allemands, notamment l’AfD.

Selon une idée reçue, que les concernés se gardent bien de contredire, l’extrême droite « populiste » (AfD, PFÖ…) choisirait le peuple au détriment du capital.

Dans les faits, ces partis ne rejettent ni la compétition ni la globalisation du marché. Au contraire, ils plaident pour leur intensification, notamment par la signature de traités de libre échange, sous l’égide de l’OMC.

Une querelle de famille

Mais s‘ils militent pour la libre circulation des capitaux et des marchandises, ils veulent en revanche fermer les frontières à certaines populations. Leurs arguments concernent la protection de la propriété privée et le fardeau qu‘imposeraient les immigrants faiblement dotés en « capital humain » aux budgets des États.

Un autre de leurs arguments peut sembler paradoxal. Il serait, en fait, nécessaire de fermer les frontières aux êtres humains, pour sauver la globalisation économique. Le savoir, les marchandises, l’argent devraient être libres de circuler. En revanche, les gens pauvres doivent rester fixes pour que le capital puisse circuler. Il en résultera, selon le vieux slogan de la Société du Mont Pèlerin et repris par l’AfD, une « prospérité pour tous ! ».

Sur le même thème, lire « Révolution conservatrice et Néoconservatisme« La conclusion de Q. Slobodian est donc que les partis dits populistes d’extrême-droite, allemands et autrichiens, ont émergé non pas en opposition mais par fusion avec le néolibéralisme.

Ils ne se constituent pas sur le rejet total de la globalisation, mais sur une variété de cette dernière. Leur conception de la mondialisation accepte la division internationale du travail, avec ses flux commerciaux, mais refuse les migrations humaines.

Ces « populistes de droite et d’extrême-droite » ne sont pas des « barbares » qui se tiendraient aux portes du néolibéralisme. Ils sont la progéniture même de ce courant politique.

Gilles Sarter

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