État fort et Néolibéralisme

Une représentation commune associe le néolibéralisme à un désengagement généralisé de l’État de la vie sociale, économique et internationale. Wolfgang Streeck montre, au contraire, qu’un motif fondamental du néolibéralisme est qu’il faut un « État fort » pour une « économie libre ». Grégoire Chamayou montre que les théoriciens néolibéraux (Hayek, von Mises, Schumpeter) ont puisé cette idée dans l’œuvre du politologue allemand Carl Schmitt.

La démocratie-providence est l’État total

Dans les années 1920-1930, Carl Schmitt soutient la thèse que l’État neutre et libéral (au sens d’Adam Smith) dont l’action est caractérisée par un « laisser-faire » dans la sphère économique est en train de devenir un « État total ». A la même époque, Mussolini emploie l’adjectif « totalitaire » en lui donnant une valeur positive. C. Schmitt utilise l’expression « État total » dans un tout autre sens. Elle désigne chez lui, de manière dépréciative, la « démocratie-providence », c’est-à-dire un régime démocratique parlementaire associé à des politiques de l’État-providence.

Grégoire Chamayou, Une société ingouvernable. Genèse du Libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018.L’argumentaire que déroule le politologue est le suivant. Un gouvernement démocratique est continuellement sommé de répondre aux exigences provenant des différentes composantes de la société. Il est donc conduit à intervenir dans les sphères sociales et économiques. Dans de telles circonstances, il n’est plus possible d’établir une distinction entre les questions d’ordre politique qui ne devraient relever que de l’État et les autres questions d’ordres économique et social qui ne devraient pas le concerner.

L’« État-providence » est « sans dehors ». Tous les domaines de la vie tombent sous son ressort. Il devient un « État total ». Or selon C. Schmitt, plus il s’étend et se répand dans toutes les directions, plus l’État devient faible. Sa force s’atténue au fur et à mesure que son champ d’action s’élargit.

L’État fort est militaro-médiatique

A cet « État quantitatif » et faible, le politologue veut opposer un « État qualitatif » et fort. C’est ainsi que quelques années avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il en appelle à la formation d’un État qui concentrerait entre ses mains la puissance des techniques militaires modernes appliquées à la répression. Ces moyens techniques, écrit-il, conférant « un tel pouvoir et une telle influence que les anciennes notions de pouvoir d’État et de résistance à ce pouvoir s’estompent ».

En plus des moyens techniques de répression, un État fort monopoliserait aussi l’usage des nouvelles technologies de l’information, à des fins de propagande et de manipulation des masses : « la montée en puissance des moyens techniques offre cependant aussi la possibilité d’exercer sur les masses une influence bien supérieure à tout ce que pouvaient accomplir la presse et les autres moyens traditionnels de formation de l’opinion.»

Cet État militaro-médiatique, insiste G. Chamayou, qui serait doté des meilleurs moyens de répression et de manipulation, ne tolérerait plus la contestation et n’hésiterait plus à combattre les forces contestatrices en les désignant comme des « ennemis de l’intérieur ».

L’État fort pour une économie libre

Fort dans la répression des mouvements sociaux et politiques d’opposition, l’État que C. Schmitt voudrait voir advenir, suspendrait son action au seuil de la sphère économique. La liberté d’entreprendre et de commercer serait protégée et même étendue autant que possible. Dès qu’il aborderait les questions d’économie, l’État fort renoncerait à son autorité.

Au fond, comme l’écrit G. Chamayou, s’il dépolitise la société, l’État fort ne le fait que dans les limites d’une distinction bien comprise entre politique et économie. Une fois la lutte des classes maintenue sous son talon de fer, il laisse le capitalisme prospérer.

Dans les années 1940, les gouvernements alliés utilisent l’expression « lutte contre le totalitarisme » pour justifier leur entrée en guerre contre les forces de l’Axe. A la même époque, Hayek dans La Route vers la servitude (1944), von Mises dans Le Gouvernement omnipotent (1944), Schumpeter dans Capitalisme, socialisme, démocratie (1942) reprennent des éléments de la thèse de C. Schmitt. Le régime de la démocratie-parlementaire et les politiques de l’État-providence conduiraient inexorablement vers un « État totalitaire ». La démocratie-providence alimenterait un socialisme qui saperait l’État de droit et mènerait directement au fascisme. Ils appellent donc à abandonner ce type régime.

Face à eux, des penseurs tels que Hermann Heller, Herbert Marcuse ne s’abusent pas. Au lieu d’interpréter le totalitarisme comme étant enfanté par la démocratie sociale, ils le comprennent au contraire comme sa négation. Ils voient dans le totalitarisme européen une réaction fondée sur une synthèse entre autoritarisme politique et économie libérale. Pour Marx Horkheimer, ce n’est pas la démocratie sociale qui conduit intrinsèquement au fascisme mais le capitalisme monopolistique qui prend sa revanche lorsqu’il voit ses intérêts attaqués par cette dernière.

L’État fort et le néolibéralisme

A la fin des années 1960, le contexte de la Guerre Froide, les conquêtes sociales de l’après-guerre, les nouvelles contestations sociales et politiques aux USA, en Amérique latine et en Europe inquiètent le milieu des affaires. Un mouvement de mise en application des thèses néolibérales s’amorce, dès 1974 dans le Chili de Pinochet, puis au début des années 1980 aux USA (Reagan) et en Grande-Bretagne (Thatcher). Nous n’en sommes pas encore sortis.

Sur ce sujet, lire aussi un article sur le néolibéralisme et la théorie du capital humainContrairement à une idée répandue et souvent instrumentalisée par ceux qui les mettent en application, les politiques néolibérales ne sont pas alimentées par une « phobie » de l’État. Bien au contraire, elles s’appuient sur l’idée qu’il faut un État fort, capable de façonner les mentalités (dès l’école) et de réprimer les oppositions et les contestations, pour imposer la dérégulation, la privatisation et la financiarisation de l’économie.

Gilles Sarter

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