soicologie critique du néolibéralisme la dette ou la démocratie streeck

La Dette ou la Démocratie?

La question de la dette publique est, à la fois, un facteur et un indicateur de l’évolution de la relation entre régime politique et capitalisme. C’est l’argument central de Wolfgang Streeck.

État Fiscal et Capitalisme Démocratique

W. Streeck appelle capitalisme démocratique le régime politique fermement établi après 1945.

Les gouvernements interviennent sur les marchés économiques, afin d’introduire le minimum de justice sociale, requis par les électeurs.

D’un point de vue théorique, l’intervention de l’État est sous-tendue par l’argument de l’effet Mathieu. Les marchés libres favorisent l’accroissement des avantages des plus favorisés au dépend des autres. On doit cette appellation au sociologue R.K. Merton qui s’est inspiré de l’Évangile selon Saint-Mathieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. »

Dans ce cadre, l’État fiscal redistribue les richesses via l’impôt. La redistribution peut prendre la forme d’infrastructures et de services publics qui profitent à tous ou de prestations destinées à relever les revenus des ménages.

État Débiteur et Néolibéralisme

A partir des années 1970 et jusqu’à nos jours, les principaux pays capitalistes délaissent petit à petit cette orientation, au profit de politiques néolibérales. Ces politiques s’appuient sur les idées d’économistes dont les plus connus sont F. Hayek, M. Friedman ou J. Buchanan.

Ils soutiennent l’idée que la libre concurrence et les inégalités économiques sont favorables à la croissance et donc au plus grand nombre.

Durant cette période, l’endettement des États fait plus que doubler. La moyenne pour une vingtaine de pays de l’OCDE passe d’environ 40 % (1970) du PIB à plus de 90 % (2010). L’État fiscal devient État débiteur.

Les théoriciens du néolibéralisme, James Buchanan au premier chef, lient cette augmentation au mode de fonctionnement du capitalisme démocratique. Les électeurs mus par une vision à court-terme demanderaient toujours plus de prestations et de services publics. Les politiciens honoreraient ces demandes par opportunisme électoral.

W. Streeck, The Politics of Public Debts, 2013, Max Planck Institute for the Study of Societies.W. Streeck combat fortement cette explication. D’abord la période 1970-2010 est marquée par un déclin considérable des forces politiques et sociales qui portaient la revendication de redistribution des richesses : chute de la participation aux élections nationales, chute du nombre de syndiqués, quasi-extinction des grandes grèves.

D’un point de vue strictement économique, la période est d’abord et avant tout marquée par une diminution de la croissance. Les taux de croissance annuels au sein de l’OCDE passent grosso modo de 5 % (1970-1974) à 0 en 2009. Cette baisse impacte « mécaniquement » les revenus des États.

A cela s’ajoute la mise en pratique des préconisations néolibérales sur la diminution des prélèvements fiscaux des plus riches. Cette diminution est exacerbée, au niveau international. La libre circulation des capitaux entraîne une concurrence entre les pays, pour offrir les niveaux de taxation les plus bas. La crise des finances publiques est encore aggravée par l’industrie de l’évasion fiscale, à l’encontre de laquelle les États et les instances internationales n’apportent aucune opposition sérieuse.

Finalement, durant quatre décennies (1970-2008), c’est la diminution croissante des recettes fiscales, volontaire pour une part, qui contraint les État à s’endetter et non pas une prétendue « erreur démocratique ».

Conflits et Finances Publiques

Selon W. Streeck, la crise financière de 2008 marque le début d’une ère nouvelle, dans les politiques de finances publiques et dans la relation entre le capitalisme globalisé et le système étatique. D’un côté, les États acceptent d’accroître considérablement leur endettement afin de voler au secours des banques et organismes financiers. De l’autre côté, les prêteurs commencent à se montrer sceptiques vis-à-vis de la capacité des gouvernements à honorer leurs prêts. Ils se demandent si la dette n’atteint pas un tel niveau que les États trouveront plus intéressant de la dénoncer plutôt que de la payer.

Les négociations commencent alors à se concentrer sur le thème de la fiabilité des politiques économiques et sur la confiance qu’elles peuvent inspirer aux prêteurs.

L’austérité devient l’impératif politique qui doit fournir de la crédibilité à l’engagement d’honorer les dettes.

Les politiques relatives à la dette publique peuvent être analysées sous l’angle du conflit. Les prêteurs et les citoyens expriment des prétentions à l’égard de l’argent public. Les prêteurs mettent en avant des prétentions contractuelles ou commerciales. Les citoyens avancent des droits politiques et sociaux.

W; Streeck la dette publique et l'état

Dans une démocratie, les citoyens élisent des gouvernements qui doivent en principe se montrer réceptifs à leurs demandes, mais non-responsables du point de vue des marchés financiers. A l’extrême, un gouvernement démocratique pourrait exproprier ses créditeurs en annulant sa dette, au profit des citoyens. Comme la dette augmente, les prêteurs veulent se voir garantir que ces expropriations n’arriveront pas. Ils cherchent à obtenir la promesse que leurs demandes prendront toujours le pas sur celles des citoyens, même si ces derniers réclament les retraites promises lorsqu’ils étaient travailleurs.

État Débiteur Consolidé

Un moyen de rassurer les créditeurs consiste pour les États à s’engager à respecter l’équilibre budgétaire. Dans l’Union européenne, ce moyen prend la forme du Pacte budgétaire ou TSCG (Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire). Les États s’accordent pour se surveiller mutuellement à respecter la « règle d’or » : le déficit structurel (qui ne comprend pas les dépenses inhabituelles) ne doit pas dépasser 0,5 % du PIB.

Le Traité indique que cette règle doit être inscrite « de préférence » dans chaque constitution nationale. Les pays renoncent à leur souveraineté sur la question des finances publiques. En échange, la dette est mutualisée ce qui garantit à l’industrie financière qu’elle sera payée même si un membre devient insolvable.

L’inscription dans le marbre de l’équilibre budgétaire constitue la marque de la transformation de l’État débiteur, en État débiteur consolidé.

Accroissement des Inégalités

La stratégie de consolidation budgétaire favorite des États est bien connue. Elle consiste à couper dans les dépenses et à privatiser les biens et les infrastructures publics. Ce phénomène crée toujours plus d’opportunités pour l’accumulation capitalistique.

L’État qui emprunte au lieu d’imposer engendre toujours plus d’inégalités.

Les propriétaires de capitaux financiers qui prêtent à l’État ce qu’ils devraient restituer sous forme d’impôts gagnent des intérêts sur cette part de leur capital. Ils continuent de s’enrichir. Cet enrichissement est transféré à la génération suivante lorsque la taxation de l’héritage est abolie.

Les politiques néolibérales encouragent aussi la libéralisation des prêts à destination des ménages. Ces prêts ont pour vocation de permette l’accès à des biens ou des services de base (éducation, santé, logement…).

Les pauvres doivent donc payer avec intérêts ce qui aurait dû prendre la forme d’un revenu social ou d’une intervention publique, grâce à  la redistribution des richesses.

Austérité et Autorité

De nombreux économistes s’accordent pour dire que l’austérité n’a jamais fonctionné pour régler une crise financière. Elle permet de transférer une part croissante des richesses vers les prêteurs. Ces derniers ne réinvestissent qu’une part minime de leurs profits dans l’économie productrice de richesses. Ils vont plutôt alimenter la spéculation financière.

Finalement, les ressources disponibles diminuent alors que les plus riches continuent de s’enrichir.

Avec l’État débiteur consolidé, les dettes publiques constituent une opportunité d’investissement sécurisée. Le jeu ne parviendra pas à sa fin même si la « crise économique » qui sert d’argument au maintien de l’austérité est déclarée finie. Les États continueront à être dépendants des institutions financières même avec des finances consolidées. Cela est d’autant plus assuré lorsque le pouvoir politique est remis entre les mains d’individus dont les intérêts particuliers passés, présents ou futurs sont liés à l’industrie financière.

Pour W. Streeck le constat est clair. Le néolibéralisme est fondamentalement anti-démocratique puisqu’il donne priorité aux intérêts des détenteurs de la dette, sur l’intérêt général. L’autoritarisme et la répression peuvent être considérés comme des conséquences directes de cet arbitrage.

Comme l’État néolibéral ne peut satisfaire la demande collective de justice sociale, il est obligé de la réprimer. Ce faisant, il expose sa véritable nature anti-démocratique ce qui alimente la contestation à laquelle il répond par une violence accrue…

Gilles Sarter