©&℗ 2024 — SECESSION & PATMAY Productions
Gilles Sarter : voix, texte / Patrick Matteis : musique
www.secession.fr / www.patmay-projects.com
Zone Critique, première art-conférence d’une série réalisée par Gilles Sarter et Patrick Matteis dans la collection Soleil éternel.
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Le CD de Zone Critique est disponible au tarif de 10€ (frais de port offerts): commande ici
1- Zone critique
Sur Terre, depuis trois milliards d’années, la vie se développe, se diversifie, se complexifie à l’intérieur d’une couche de quelques kilomètres d’épaisseur qui est comprise entre les roches imperméables et les nuages.
Cette zone est si étroite, en regard du diamètre de notre Planète, qu’elle représente l’équivalent d’une pellicule de quelques millimètres recouvrant une sphère de plus de 10 mètres de diamètre.
A l’intérieur de cette pellicule, les êtres vivants, les sols, les mers et le climat sont liés par des interactions complexes et des équilibres qui sont indispensables à la perpétuation de la vie.
Certains de ces cycles sont locaux. Une feuille d’arbre croît au printemps en absorbant du dioxyde de carbone. A l’automne suivant, elle tombe au sol et se décompose, en libérant à nouveau du dioxyde de carbone.
D’autres processus s’étendent sur de longues distances. L’érosion des Alpes produit des particules de calcium qui sont transportées par les rivières et les océans jusque dans les lagons australiens où les coraux les utilisent pour former leurs squelettes.
Certains cycles biologiques sont très rapides, comme celui des bactéries .
D’autres processus sont très longs comme la transformation des roches en sol qui prend des dizaines de milliers d’années.
Afin de rappeler l’importance de cette pellicule terrestre pour le développement de la vie et afin d’en souligner la complexité et la vulnérabilité, des scientifiques lui ont donné le nom de «zone critique».
2- Mondes sociaux
Les êtres humains sont pris de manière inextricable dans les cycles et les interactions qui animent la zone critique.
A l’échelle locale, chaque corps humain doit satisfaire des besoins métaboliques – il doit respirer, boire, manger, se reposer, s’abriter - ce qui l’amène à interagir avec les êtres vivants et la matière inerte qui l’environne. A l’échelle globale, le développement de certaines activités humaines modifie la trajectoire de l’ensemble de la zone critique.
Ce constat a contribué à alimenter un discours qui pointe la responsabilité de l’humanité toute entière dans le basculement écologique. Anthropocène est le nom donné à la période récente au cours de laquelle l’influence des humains dans la zone critique serait devenue prédominante.
Le problème avec cette vision, c’est qu’elle est asociale. En effet, les êtres humains n’agissent pas à l’intérieur de la zone critique en tant qu’êtres humains en général mais en tant qu’ils appartiennent à des mondes sociaux. Selon leur nation d’origine, leur peuple, leur classe sociale ou leur genre, les êtres humains ont des responsabilités différentes et sont affectés différemment par les changements climatiques et écologiques.
C’est cette différence que pointe Murray Bookchin l’un des fondateurs du courant de l’écologie sociale: «lorsqu’on dit qu’un gamin de Harlem est tout autant responsable de la crise écologique que le président d’ExxonMobil, on en calomnie un, pour tirer l’autre d’affaire».
Le discours sur la responsabilité de l’humanité en général dans le changement global masque la réalité du pouvoir et des institutions sociales. Ce discours masque le fait qu’il y a un lien historique entre la façon dont les gens se traitent entre eux et la façon dont ils traitent la nature non-humaine.
3- Plantation
L’anthropologue Maurice Godelier rappelle que les êtres humains ne sont pas les seuls animaux qui vivent en société, mais que ce sont les seuls animaux qui doivent inventer les sociétés, hors desquelles ils ne peuvent vivre.
En effet, les êtres humains isolés ne savent pas comment se nourrir, se vêtir, s’abriter, pas plus qu’ils ne peuvent planifier leurs actions ou s’exprimer dans un langage connu d’eux seuls. Tout cela les femmes et les hommes ne peuvent le faire qu’en tant qu’ils naissent, grandissent et vivent en société.
Les êtres humains en société établissent aussi ce qui a de la valeur pour eux et construisent des représentations du monde. Ces valeurs et ces représentations orientent leurs actions à l’intérieur de la zone critique.
Au sein des premières nations australiennes, le territoire fait partie de la famille. A ce titre, les femmes et les hommes lui doivent des obligations. Ils le considèrent comme un être conscient et sensible. Tout ce qui le peuple, les animaux, les plantes, les rivières, le feu, le ciel, le vent est l’objet de soins attentifs.
Les Incas croient que le Grand Inca est le Fils du Soleil. Ils croient que le Grand Inca oeuvre pour la prospérité de tous, en contrôlant les conditions de reproduction du monde et des êtres humains. C’est pourquoi ils lui prodiguent des offrandes en retour.
Pour les nations européennes qui colonisent les Amériques à partir du 16è s., les forêts, la terre et ce qu’elle abrite sont de purs objets qui doivent être dominés, défrichés, labourés, creusés afin d’en retirer un maximum de profit. Dans les mines d’argent de Potosi en Bolivie, dans les plantations de canne à sucre du Brésil et des Caraïbes, les natures humaines et non-humaines sont exploitées avec la même violence destructrice.
Le colonialisme esclavagiste de la mine et de la plantation joue un rôle fondamental pour le développement du premier capitalisme industriel européen. Et en tant qu’ordre social, il a encore quelque chose à voir avec l’ordre qui détermine les rapports entre les êtres humains et avec la nature non-humaine, dans nos sociétés capitalistes actuelles.
4- AMA’
La forme sociale capitaliste qui tend à s’imposer à l’humanité toute entière est la première forme sociale qui fait de l’accroissement de la valeur économique la finalité ultime des activités humaines.
La formule générale qui exprime ce régime est: A-M-A’. A donne M qui donne A’
Dans cette formule (A) est la mise de départ, la valeur économique – l’argent - qui sert à acheter des moyens matériels et de la main d’œuvre pour produire une marchandise (M). Cette marchandise (M) est échangée, sur le marché, contre une valeur économique (A’). (A’) réalise la mise de départ (A) augmentée d’une plus-value (PV). On a donc A’ = A + PV
Le processus ne s’arrête pas ici. A’ est réinvesti de sorte qu’il conduit dans la phase suivante à A’’ puis dans la phase suivante à A’’’, etc. Ceci dans un mouvement qui n’a pas de fin.
Cette formule a été donnée pour la première fois par Karl Marx dans son livre intitulé «Le Capital». Le capital est de la valeur économique mise en mouvement, pour créer encore plus de capital, c’est-à-dire encore plus de valeur économique.
Ce mouvement infini du capital exige de produire toujours plus, d’utiliser toujours plus de ressources matérielles, d’user toujours plus de main d’oeuvre, d’accaparer toujours plus d’espaces naturels, de rejeter toujours plus de déchets et de polluer toujours plus.
Nous avons là une loi générale de l’application de la forme sociale capitaliste dans la zone critique. Elle introduit un mauvais infini dans une zone qui est finie. La zone critique est finie. Le capitalisme se fonde sur l’infini. De cette contradiction résulte ce qu’on appelle la crise écologique.
5-Zone économique
Les théories de Marx sur le capitalisme datent d’il y a 150 ans; sont-elles capables de rendre compte du monde capitaliste dans lequel nous vivons?
Marx n’est pas un économiste, c’est un philosophe de l’économie. La question fondamentale qu’il pose est celle de la possibilité des phénomènes économiques.
En effet, le réel en soi n’a rien d’économique. La vie humaine, la capacité de travailler, de porter, de calculer, de piocher, d’élaborer des plans ne comporte en soi aucun indice économique. Les objets non plus n’ont rien d’économique en soi. On peut observer une tomate, un ordinateur, une maison autant qu’on voudra, on n’y trouvera pas la présence d’une valeur économique. Du reste, nous savons que pendant des millénaires, des sociétés entières ont vécu sans économie.
Marx pointe donc cette vérité simple, le réel se déploie, la vie se déploie et aucun réel économique n’y surgit.
Bien que, dans le monde capitaliste, la survie des êtres humains, des animaux, des plantes, des rivières soit soumise à des conditions économiques, il ne s’agit en rien d’une loi de la vie, ni d’une loi de la nature, contrairement aux lois qui régissent la zone critique.
6-Abstraction
La logique capitaliste est une logique de l’abstraction et de l’équivalence.
La logique de l’abstraction est une logique qui consiste à isoler et à résumer des caractéristiques ou des propriétés que plusieurs choses ont en commun. Par exemple, dire que les lions, les tigres les chats sont des félins. «félin» est une abstraction qui résume ce que les lions, les tigres, les chats ont en commun. Bien sûr, il n’y a pas un animal réel appelé «félin» que l’on pourrait poser à côté d’un tigre, d’un lion ou d’un chat. Il y a seulement une étiquette «félin» que l’on peut coller sur les animaux réels.
La logique de l’abstraction capitaliste c’est la même chose. C’est dire que toutes les marchandises, destinées à être échangées, et toutes les activités de production de marchandises – comme découper, dessiner, écrire, calculer - peuvent être résumées à une abstraction qui est une valeur économique.
Cette logique de l’abstraction permet d’établir des équivalence entre des marchandises et des activités humaines aussi dissemblables que des œuvres d’art et des pommes de terre, des bombes et soigner des gens, des gestations pour autrui et des chaussures.
Il y a là une autre raison pour laquelle la logique capitaliste est aveugle à toute dimension écologique et à toutes considérations de respect pour la vie humaine et animale. Elle fait disparaître le réel de toutes choses derrière le double calculable de la valeur économique.
Les agents du capitalisme n’agissent donc pas en considérant le réel, mais en considérant un double plaqué sur le réel. Quand on comprend cela alors on comprend pourquoi ils agissent comme des fous furieux à l’intérieur de la zone critique.
7- Fétichisme
Dans le régime social capitaliste, les femmes et les hommes ne déterminent pas les besoins élémentaires qu’ils cherchent à satisfaire.
Au contraire, leur niveau de subsistance est décidé par ceux qui achètent leur force de travail pour la transformer en plus-value et qui de ce fait tendent à en minimiser le prix pour maximiser la plus-value.
Le travail capitaliste n’est pas une activité transformatrice de la nature non humaine dans le but d’assurer l’épanouissement des êtres humains. Au contraire, le travail capitaliste met en péril les travailleuses et les travailleurs.
Lorsque la main d’oeuvre est disponible en abondance, le travail peut être extrait des corps au risque de les rendre malades ou de les faire mourir. Les capitalistes disposent d’une armée de réserve suffisante pour les remplacer.
Une vérité que nous livre Marx sur le capitalisme est son caractère fétichiste. Un fétiche est une idole qu’une société adore parce qu’elle croit qu’elle dépend de celle-ci alors que la réalité est rigoureusement inverse puisque c’est la société qui a créée l’idole et son culte.
Dans la forme sociale capitaliste, les décisions qui concernent les activités humaines ne sont pas prises sur la base de l’utilité et des désirs collectifs, ni en considération des équilibres internes à la zone critique. La nature des biens produits et le contenu du travail, leurs conséquences sociales, sanitaires et écologiques ne font pas l’objet d’une délibération consciente et collective par les intéressés.
Le capital, la valeur économique et l’argent qui est sa matérialisation, les marchandises et le travail capitaliste, auquel la masse de la population doit se soumettre pour survivre orientent les activités humaines comme si tout dépendait d’eux alors qu’en réalité ce sont des êtres humains qui les ont créés.
Ce fétichisme aboutit au traitement des natures humaines et non-humaines comme des ressources nécessaires qu’il faut s’approprier et maintenir au coût le plus bas et le plus efficient possible.
8- Émancipation
La notion de zone critique nous rappelle que la vie se maintient par des équilibres et des processus aussi fragiles que complexes, à l’intérieur d’une fine pellicule à la surface de la Terre.
L’anthropologie nous rappelle que les femmes et les hommes interagissent toujours avec la nature non-humaine à partir de leur propre insertion dans des mondes sociaux.
Pour que les êtres humains puissent agir dans la zone critique sans perturber les équilibres nécessaires à la vie, il faut qu’ils adoptent des formes d’organisations sociales appropriées à cette fin.
Les fondateurs de l’écologie sociale ne disent pas autre chose quand ils affirment que les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux et que les luttes écologiques et les luttes pour les émancipations collectives sont intrinsèquement liées.
L’émancipation collective de la forme sociale contraignante du capitalisme consiste à trouver les formes sociales d’un agir en commun entre les êtres humains et avec la nature non-humaine.
9- Agir en commun
Le régime de l’agir en commun conduit à introduire la forme de l’auto-décision collective, partout dans la société, de la façon la plus profonde et la plus systématique possible.
Dans l’auto-décision, ce sont tous les participants à la vie collective qui délibèrent en commun pour déterminer ce qui convient pour eux et ce qu’il convient de faire. Ils décident démocratiquement quels besoins et quels désirs ils veulent satisfaire et de quelle manière les satisfaire.
Dans l’agir en commun, les participants sont socialement conscients d’eux-mêmes et non pas soumis au fétiche de la valeur économique. Autrement dit, ils sont conscients de se donner à eux-mêmes leurs propres règles d’organisation et de fonctionnement.
La construction d’une société sur le principe de l’agir en commun implique donc l’abolition de toutes les séparations permanentes entre dirigeants et exécutants, entre dominants et dominés, entre exploiteurs et exploités.
Les principaux moyens de production et de subsistance – comme les usines, les routes, les hôpitaux, les technologies, les services publics mais aussi, les forêts, les fleuves, les nappes d’eau, la terre, le pétrole - deviennent des biens communs qui sont gérés par l’ensemble des participants concernés selon les principes de l’autogouvernement.
Les modalités concrètes de l’agir en commun doivent être appréhendées non pas comme des utopies mais comme les objets d’une lutte qui bénéficie des expériences concrètes et des conquêtes d’une longue tradition qui relie la démocratie athénienne à l’économie sociale et solidaire, en passant par les coopératives de travailleurs et de consommateurs, les régies autonomes catalanes de 1936, les communes libres médiévales, les ZAD, les communs sociaux comme la sécurité sociale, les expériences du Chiapas et du Rojava, le mouvement des paysans sans terre ou encore les luttes des peuples autochtones des Amériques.
Toutes ces expériences peuvent être approfondies et élargies, selon le principe de l’agir en commun.
10- Zone commune
La compréhension des interconnections à l’intérieur de la zone critique devrait nous inciter à imaginer des formes d’agir en commun avec les plantes et les insectes, avec les animaux, avec les fleuves et les montagnes, avec les sols et les océans qui partagent avec nous le destin de cette fine pellicule, à la surface de la sphère terrestre.
Le principe de l’agir en commun avec les animaux et le reste de la nature non-humaine permet de sortir de la logique extractiviste et de les faire passer d’un statut de simple ressource ou de dépotoir, à une prise en compte de leurs besoins et de leurs intérêts particuliers.
Ici non plus nous ne partons pas de rien comme en témoignent les expériences de l’agroécologie ou celle de la reconnaissance de la personnalité juridique d’écosystèmes, de rivières ou de montagnes.
Viser la complémentarité ou le mutuellisme avec les autres composants de la zone critique peut devenir un objectif aussi immédiatement désirable que de viser la bonne entente entre les humains.
L’agir en commun est le principe qui peut nous servir de boussole pour sortir de la zone capitaliste et faire de la zone critique, une zone commune entre les humains et avec les animaux, les plantes, le sol et le climat.
(c) Gilles Sarter