Bookchin

Théorie politique et écologie sociale

Théorie politique et écologie sociale

Une théorie politique est une vision du monde social qui vient contredire la vision du monde qui légitime l’ordre social existant et ce dans le but de transformer l’ordre existant. Dans cet article, j’essaie de montrer pourquoi l’écologie sociale, telle que pensée par Murray Bookchin, peut être considérée comme une théorie politique.

La question centrale est celle de la capacité de l’écologie sociale à nous donner une direction, de l’espoir pour opérer un changement radical de société qui prenne en compte le projet d’abolition de toutes les formes d’exploitation – domination et qui prenne au sérieux la question de la place de l’être humain dans la nature.

Une philosophie écologique radicale

Murray Bookchin commence par définir la place de l’être humain dans la nature. Il pointe que celui-ci est le produit du processus évolutionnaire de la nature première. Or l’évolution a produit avec l’être humain un être qui vit toujours en société. Et plus encore, comme le souligne l’anthropologue Maurice Godelier, l’être humain est le seul parmi les « animaux sociaux » à bâtir les sociétés qu’il habite. Ces sociétés constituent ce que appelle Murray Bookchin nomme la « seconde nature » de l’être humain.

Point d’importance cruciale, ce n’est que dans le cadre de la seconde nature que l’être humain peut développer toutes les potentialités acquises au cours de l’évolution (parole, réflexivité, auto-conscience, etc.). La société comme seconde nature émerge au sein de la première nature comme résultat de son évolution. La société est donc un phénomène naturel.

Autre constat de Bookchin l’intervention humaine dans la nature non-humaine – comme l’intervention de tout être vivant – est intrinsèque et inévitable. Affirmer que cette intervention ne devrait pas exister est une idée tout à fait obscure. Comme il est dans la nature des êtres humains de vivre en société, il est naturel que l’intervention des humains dans la nature non-humaine se fasse à travers la société. Finalement l’action transformatrice des sociétés sur la nature non-humaine doit être vue comme le résultat du processus d’évolution de la nature première.

En conclusion, l’écologie sociale est une philosophie de la complétude. C’est-à-dire qu’elle considère que la nature peut agir pour ce qui est bon pour elle, à travers la rationalité et l’auto-conscience humaine.

Autrement dit, l’écologie sociale postule que les humains peuvent être les référents éthiques pour la nature et l’évolution naturelle.

Une éthique émancipatrice et écologique

Si nous considérons que la nature peut agir pour ce qui est bon pour elle, à travers la rationalité et l’auto-conscience humaine alors l’enjeu des sociétés devient celui de l’élaboration d’une éthique objective qui garantirait l’épanouissement des êtres humains et de la nature non-humaine : une éthique libertaire et écologique.

Par « épanouissement », Bookchin entend le plein développement des potentialités inscrites dans un être-vivant ou un écosystème. Tout comme nous disons d’une personne qui vit à la hauteur de ses capacités qu’elle est épanouie ou accomplie.

Une éthique objective n’est pas une morale. Elle ne trace pas une ligne entre ce qui est bien (autorisé, encouragé d’un point de vue moral, traditionnel, etc.) et ce qui est mal (proscrit, interdit) mais entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est bénéfique et ce qui est néfaste, en regard de l’objectif d’épanouissement des êtres humains et de la nature non-humaine.

Par exemple, si nous admettons que le processus évolutionnaire a conduit à la formation d’un être capable d’auto-conscience et de réflexivité alors une éthique objective s’inspirant de l’évolution devrait privilégier toutes les actions et les modes d’organisations sociales favorisant le développement de ces deux capacités chez tous les êtres humains. A ce titre le seul régime social qui fait appel à la réflexivité et à l’auto-conscience de chacun est la démocratie directe.

Autre exemple, la nature a évolué en se différenciant et en se complexifiant donc en allant de l’uniformité vers la diversité et du simple vers le complexe. Les écologues et les biologistes montrent que la symbiose et le mutualisme ont joué un rôle décisif dans cette évolution. Chez l’être humain, la coopération et l’entraide jouent un rôle crucial dans le développement de ses propres capacités cognitives (parole, réflexivité, etc.) et physiques (bipédie, etc). Une éthique émancipatrice devrait donc promouvoir la coopération et l’entraide.

Troisième exemple, le principe d’unité dans la diversité, tiré de l’observation du fonctionnement des écosystèmes, peut être repris par l’écologie sociale pour promouvoir une société dont les composantes individuelles développent leurs potentialités particulières mais se retrouvent liées entre elles pour former une société stable, diversifiée et créatrice de nouveauté.

Le mutualisme devient un bien intrinsèque en vertu de sa capacité à favoriser l’évolution de la variété individuelle dans la complémentarité ou l’entraide. Nous n’avons besoin de rien d’autre pour affirmer son rôle comme un desideratum de la nature et de la société.

L’élargissement de cette manière de penser à la nature non-humaine permet d’envisager ce que pourrait être une éthique écologique. La question décisive est celle de la manière dont nous socialisons avec la nature non-humaine afin de la rendre plus féconde, variée, complète, intégrée.

(c) Gilles Sarter

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Les problème écologiques sont des problèmes sociaux

Les problème écologiques sont des problèmes sociaux

Dans la théorie de l’écologie sociale, telle qu’elle est formulée par Murray Bookchin, l’adjectif « sociale » souligne une idée forte. Les problèmes écologiques découlent fondamentalement de « problèmes sociaux », c’est-à-dire de l’existence de hiérarchies et de rapports sociaux d’exploitation et de domination entre les êtres humains.

Logiquement, il découle de cette idée fondamentale que la résolution des problèmes écologiques appelle l’abolition de ces rapports indésirables. Les luttes émancipatrices deviennent de ce fait des luttes écologiques.

Rapports de classes et problèmes écologiques

La finalité dernière de la production économique en régime capitaliste est la production de plus-value. Cette plus-value est toujours réintroduite dans le cycle de production pour produire encore plus de plus-value. C’est une question de nécessité pour les capitalistes dans la compétition qui les opposent les uns aux autres.

Cette production de plus-value repose sur deux conditions:

1- il faut produire des marchandises (objets ou services) possédant une certaine valeur d’usage. Cette première condition est lourde de conséquences pour la planète, car la production infinie de plus-value appelle une production infinie de marchandises qui « dévore le monde »;

2- la création de plus-value, à travers la production de marchandises, nécessite l’exploitation d’une force de travail. Un travailleur est exploité quand quelqu’un s’approprie les résultats d’une partie de ses efforts. Dans le régime capitaliste, ce surtravail génère la plus-value.

Mais revenons encore à la première condition. La plus-value ne peut être obtenue qu’en produisant des marchandises qui présentent une certaine valeur d’usage. Dans le régime capitaliste, l’organisation de la production de marchandises est liée à la « compétence » qui est un type particulier de savoir : 1/ qui donne autorité dans la production ; 2/ qui est institutionnellement attribuée (diplômes, titres, certificats, attestations, etc) ; 3/ qui se reproduit structurellement (au sein des familles et par l’intermédiaire du système scolaire) ; 4/ qui donne accès à des profits matériels et symboliques.

La « compétence » dessine un rapport social d’exploitation, dans la mesure où les compétents consomment le produit d’une quantité de travail social supérieure à la quantité de travail qu’ils fournissent eux-mêmes à la société. Côté productivisme, la logique des capitalistes est de «produire pour le profit», celle des compétents est de «produire pour produire». Les deux logiques sont lourdes de périls écologiques.

Le concept d’exploitation capitaliste avancé prend donc tout son sens dans l’unité de l’exploitation-destruction de la nature et l’exploitation-domination d’êtres humains (travailleurs, « moins-compétents ») par d’autres êtres humains (capitalistes, « plus-compétents).

Autrement dit le problème écologique est bien à la racine un problème social.

Violence de classe et violence de nation

La création de l’État-nation moderne s’accompagne de la déclaration d’appropriation commune d’un territoire par une population qui l’occupe. Cette appropriation est aussi exigence d’en faire un usage commun. Cette exigence formelle est propre à consolider l’idée tout aussi formelle de solidarité et d’égalité entre les « nationaux ».

En même temps, elle creuse un fossé entre ceux qui partagent la propriété du territoire commun et ceux qui en sont exclus. Le « commun » national exclut l’étranger, non seulement extérieur, mais aussi intérieur. L’étranger intérieur est décrit comme étant venu d’ailleurs à une date indéfinie et comme étant trop différent pour faire partie de la communauté des « nationaux ».

Dans les pays du centre historique du capitalisme, la déclaration d’appropriation commune du territoire a protégé ce dernier de son abandon total et immédiat à la toute-puissance du capitalisme. Il en est allé tout autrement dans les colonies. Les puissances coloniales – à la fois étatiques et capitalistes – ont été en capacité de faire de ces territoires, de leurs sols et de leurs sous-sols, de purs objets de profit pour les capitalistes et de gloire pour les compétents (administrations civiles et militaires).

Sur les terres prétendument « vierges », les colons ont déforesté, déstructuré l’écologie, comme nulle part ailleurs. Cela supposait que les populations autochtones soient dispersées, que les solidarité familiales et communautaires soient brisées, que les femmes, les hommes et les enfants soient réduits en force de travail servile et dépossédés de leur existence sociale et culturelle.

Voilà, en termes de système des nations, en quoi consiste le colonialisme et sa continuation à travers la colonialité : une étroite connexion entre destruction matérielle et socio-culturelle. Cette destruction a constitué et constitue encore une condition essentielle de l’expansion du capitalisme du centre.

L’exploitation capitaliste comporte un double mouvement. Elle se déploie en exploitation et destruction à travers la planète et elle aspire en retour les dépossédés à travers les migrations vers le centre, pour les disposer au bas de l’échelle de classes.

La « nation » (l’origine nationale, ethnique, « raciale », etc) est ainsi soumise à un rapport de classe, et la classe se trouve hiérarchisée entre « nations » (« races », ethnie, religions, etc.). La « nation » est un rapport social qui découle du mécanisme capitaliste de l’exploitation. La plus-value qu’elle génère, assure sa perpétuation.

En tant qu’elle est consubstantielle de l’exploitation capitaliste, la domination de « nation » (le racisme, la xénophobie, etc.) est un élément du problème écologique.

Rapports de classes et domination masculine

La domination masculine semble se perdre dans la nuit des temps mais elle est surdéterminée par le capitalisme.

Dans le capitalisme, la force de travail féminine fixée au domicile (à partir de la fin du 19è s. jusqu’à très récemment, après 1968) est dépourvue de valeur marchande socialement sanctionnée sur le marché. Le labeur des femmes se trouve donc réduit, dans les catégories de l’économie politique capitaliste, à n’être qu’une valeur d’usage qui est renvoyée au statut de fonction naturelle, la reproduction de la force de travail masculine. Pour une large part, le labeur féminin de reproduction n’est même pas considéré comme travail.

La dévaluation du statut des femmes qui résulte de cette non-reconnaissance sociale indique en retour quelle place leur reviendra à mesure qu’elles accéderont au salariat : une force de travail moins bien rémunérée et une compétence moins bien reconnue.

Au fur et à mesure qu’elles accèdent à des positions professionnelles, ces positions sont moins valorisées que dans l’état précédent du système (enseignantes, chercheuses, ingénieures, docteures, etc.). Plus les métiers, les titres, les diplômes, les fonctions se féminisent, plus ils sont dévalorisés. Ce phénomène devrait constituer un point d’interrogation pour la discussion des stratégies des luttes féministes : « ascension sociale » des femmes dans le système existant ou lutte pour l’émancipation vis-à-vis de l’exploitation capitaliste.

Le capitalisme moderne a construit le sexe comme rapport social, tout comme il l’a fait avec la « nation ». En tant qu’elles sont déconstruction du régime de classe, les luttes féministes sont des luttes écologiques.

Le rapport d’âges

Comme l’origine du rapport social de sexe, le rapport social d’âges semble se perdre dans la nuit des temps. Mais il est lui aussi surdéterminé par le capitalisme.

Dans l’économie politique bourgeoise, la force de travail des plus jeunes est considérée comme valant moins que celle des moins jeunes.

Ce phénomène s’observe dans ce qu’il est convenu d’appeler le « travail des enfants ». Dans les sociétés où ce type de travail est en principe interdit, la différenciation par l’âge est entretenue par des dispositifs légaux (contrats jeunes, contrats d’apprentissage, TUC, postdoc, etc.) qui permettent aux employeurs de disposer d’une force de travail à moindre rémunération. Comme les travailleurs racisés, comme les travailleuses, les jeunes forment une classe dans la classe.

Révolution écologique

Que pouvons-nous concevoir sous le nom de « révolution écologique » ? Qu’elle découle rigoureusement des démonstrations qui précèdent.

Lire aussi « Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale »

S’il est vrai que a) les activités économiques capitalistes sont motivées en dernier ressort par la poursuite effrénée de plus-value, b) que la poursuite effrénée de plus-value « dévore la planète » par le productivisme effréné qui la soutient, c) que ce système repose sur des rapports sociaux d’exploitation-domination (des travailleurs par les capitalistes, des « moins compétents » par les « plus compétents, des « non-nationaux » par les « nationaux », des femmes par les hommes, des « plus jeunes » par les « moins jeunes) alors il n’est de véritable lutte écologique que dans les luttes émancipatrices collectives qui permettront d’abattre ces rapports d’exploitation-domination pour les remplacer par des rapports égalitaires, solidaires et démocratiques.

Gilles Sarter

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Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale

Murray Bookchin et la genèse de l’écologie sociale

Comme toute théorie politique, l’écologie sociale a une histoire. C’est en la retraçant que nous comprenons la logique qui a conduit à sa formulation.

Renverser le capitalisme

Murray Bookchin naît, en 1921, dans le Bronx (New-York), au sein d’une famille d’origine russe. Il grandit dans un quartier animé par le militantisme syndical et politique (socialiste, anarchiste, communiste). Jeune adolescent, il est membre de la Young Communist League (YCL). Le rôle joué par l’URSS stalinienne dans la guerre d’Espagne que Bookchin considère comme anti-révolutionnaire, puis le pacte germano-soviétique de 1939, l’amènent à remettre en question son adhésion à la YCL. Il en est finalement exclu en 1939.

La même année, il adhère au Socialist Workers Party, alors principal parti trotskiste aux USA. Il commence à travailler comme ouvrier dans une fonderie, puis entre chez General Motors. Son activité militante est principalement syndicale. Il place ses espoirs dans l’action du mouvement syndicaliste, pour le renversement du capitalisme. Son opinion change suite à l’important mouvement de grève de 1946-48 qui se termine par l’acceptation par les ouvriers de compensations financières.

Bookchin en tire la conclusion que le nouveau prolétariat industriel d’après guerre s’est accommodé de la société capitaliste et qu’il ne jouera pas le rôle d’agent révolutionnaire. Bookchin pense que les ouvriers de l’industrie se sont soumis à l’éthique du travail, avec ses règles, ses hiérarchies, ses récompenses et ses punitions. Au lieu de lutter pour changer de régime économique, ils se contentent de chercher à améliorer leur condition dans le régime capitaliste. Il faut donc former un autre acteur collectif du changement.

De la démocratie à l’écologie

En 1950, Bookchin quitte son emploi et reprend les études. Il quitte le Socialist Workers Party et se rapproche du Movement for a Democracy of Content, créé par d’anciens communistes allemands qui se sont réfugiés aux USA pour échapper aux persécutions du régime nazi.

Le mouvement promeut un modèle démocratique de fond, entièrement participatif et sans État. Il rejette aussi l’idée de lutte des classes pour adopter celle d’une révolution par une majorité, non-étiquetée et trans-classes.

En 1952, Bookchin publie un article sur « The Problem of Chemicals in Food ». il y dénonce la présence d’additifs dans les aliments et leurs effets sur la santé. A partir de cette date, il s’intéresse de plus en plus à l’écologie. Son intérêt pour cette question est immédiatement politique. Bookchin a l’ambition de raviver l’engouement militant anti-capitaliste. Pour ce faire, il cherche dans les questions de son époque ce qui pourrait représenter une alternative au marxisme prolétarien. Cette alternative il pense la trouver dans l’écologie.

Les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux

Dans les années 1960, l’adhésion de Bookchin à l’idée d’une démocratie sans État l’amène à se rapprocher du courant anarchiste. Il cofonde la fédération des anarchistes de New-York. A la même période, il publie « Écologie et pensée révolutionnaire ». Dans cet article, il utilise pour la première fois l’expression « écologie sociale » qu’il emprunte à Erwin Gutkind.

L’adjectif « social » en matière d’écologie souligne une idée fondamentale : les problèmes écologiques sont foncièrement des problèmes sociaux, nécessitant des changements sociaux fondamentaux. Ces problèmes sociaux, ce sont les rapports de hiérarchie, de domination et d’exploitation qui prévalent dans l’organisation des sociétés modernes capitalistes.

L’idée centrale de l’écologie sociale est donc qu’il y a un lien entre la façon dont les gens se traitent entre-eux et la façon dont ils traitent la planète. Bookchin tranche ainsi, dès les années 1960, le débat entre anthropocène et capitalocène:

« Lorsqu’on dit qu’un gamin de Harlem est tout autant responsable de la crise écologique que le président de Exxon, on en tire un d’affaire pour calomnier l’autre. »

La façon de penser qui présente l’humanité « en général » comme responsable de la destruction de la nature est une façon de penser asociale qui condamne aussi les victimes humaines des formes de dominations sociales.

Ces conclusions ont une importance cruciale pour l’action politique. Bookchin pense, nous l’avons vu plus haut, qu’il faut bâtir un mouvement populaire majoritaire, pour renverser le régime capitaliste. La poursuite infinie du profit conduisant à des catastrophes écologiques, Bookchin imagine que cette question peut être le catalyseur de ce grand rassemblement citoyen. Mais, il prévient que celui-ci ne pourra pas être amené à se concrétiser, sur la base d’un discours qui incrimine l’humanité toute entière et ne discrimine pas entre les niveaux de responsabilité :

« Un tel discours environnementaliste rend pratiquement impossible un rassemblement populaire. Les dominés savent que l’humanité s’organise hiérarchiquement autour de divisions compliquées uniquement à leur détriment. Les noirs, les pauvres, les habitants du Tiers-monde, les femmes le savent. Le mouvement d’écologie radicale doit le savoir aussi. »

La théorie politique de l’écologie sociale

Dans les années 1970, Bookchin co-fonde l’Institut pour l’Écologie Sociale, dans le Vermont. Les gens y viennent pour s’instruire sur l’écologie, la critique sociale, le féminisme et tout un ensemble d’autres disciplines en lien avec l’écologie sociale (comme l’agroécologie par exemple).

En 1987, Bookchin rencontre Janet Biehl qui vient de soutenir un doctorat en études de genre. Il l’invite à participer à l’animation de l’Institut. A partir de cette date et jusqu’à la mort de Bookchin (2006), ils co-écrivent et écrivent chacun de leur côté de nombreux ouvrages, à travers lesquels ils approfondissent et précisent la théorie politique de l’écologie sociale.

La question de la hiérarchie et des dominations y tient une place centrale. S’inspirant de la tradition anarchiste, Bookchin et Biehl considèrent leur suppression comme un principe primordial pour prendre le chemin d’une société écologique, libre, solidaire et égalitaire. Ce ne sont pas seulement l’exploitation capitaliste et la domination étatique qu’il faut abattre mais aussi les dominations et oppressions d’âges, de sexe, de race, de sexualité, etc.

De la même manière, les rapports de la société humaine à la nature non-humaine doivent être transformés.

L’écologie sociale n’est ni primitiviste (prônant le « retour à la nature »), ni écolo-mystique, ni environnementaliste (elle ne considère pas la nature comme un stock passif de ressources à préserver). L’écologie sociale conçoit l’humanité comme faisant partie de la nature, tout en pointant que les humains diffèrent profondément des formes de vie non-humaines par leurs capacités de réflexivité, d’auto-conscience et de communication symbolique.

Du municipalisme au communalisme

La construction d’une société écologique présuppose l’application d’une éthique de la complémentarité et d’une économie morale qui respectent les autres formes de vie dans leur propre intérêt et qui agissent à leur égard sur le mode du mutualisme. Bookchin et Biehl imagine que la structure de cette société pourrait prendre la forme de municipalités démocratiques et confédérées, adaptées à leurs écosystèmes.

Tout au long des années 1990, ils défendent ces conceptions et en particulier le municipalisme libertaire auprès des mouvements anarchistes étasuniens et européens. Ils insistent notamment sur l’idée que la liberté exige des institutions. Depuis 1968, Bookchin appelle ces institutions des « formes de liberté ». Il s’agit principalement d’assemblées confédérées de citoyen.nes, fonctionnant sur la base de la délibération démocratique et de la prise de décision au vote majoritaire.

Les associations anarchistes que rencontrent Biehl et Bookchin n’adhèrent pas à cette conception du municipalisme et notamment à la règle de la majorité. Ils avancent que dans chaque décision, les personnes mises en minorité vont perdre. Elles devront se conformer à des décisions qu’elles n’approuvent pas. Le municipalisme libertaire ne serait, selon ses contradicteurs, qu’un moyen de faire entrer clandestinement l’étatisme dans l’anarchisme et les assemblées municipales ne seraient rien de plus que des États miniatures.

En 1999 et face à cette opposition, Murray Bookchin décide d’abandonner la référence à l’anarchisme et d’opérer un virage vers le communalisme. Il considère que cette étiquette est plus précise que « municipalisme libertaire » pour désigner sa théorie politique.

Le communalisme oppose explicitement la communauté démocratique, plutôt que l’individu, au régime capitaliste et à l’État.

Biehl, pour sa part, arrive à la conclusion que si les anarchistes n’acceptent pas le municipalisme libertaire, personne ne le fera. Il est mort-né. De plus, elle avance que la conception de l’État comme étant totalement et entièrement malfaisant est incorrecte. L’État, selon elle, a été dans le passé et peut à nouveau être, dans le futur, un moyen de redistribuer les richesses et de faire respecter les droits humains par une législation adéquate. Biehl pense que nos sociétés ont besoin d’une plus grande démocratisation à tous les niveaux, locaux et fédéraux. Elle considère que les communautés locales ne sont pas en mesure de freiner le grand capitalisme international qui, lui, ne demande pas mieux que le démantèlement de l’État et l’élimination de ses lois.

Les luttes émancipatrices sont des luttes écologiques

Au-delà des divergences finales entre Bookchin et Biehl, nous retiendrons la proposition centrale de l’écologie sociale.

Les défis écologiques impliquent de penser ensemble ce qui est socialement juste avec ce qui est écologiquement nécessaire. L’écologie pour être radicale doit travailler à cette conciliation. Elle doit démontrer que les destructions écologiques dérivent de rapports sociaux d’exploitation et de domination et qu’en conséquence, les luttes émancipatrices sont des luttes écologiques et que les luttes écologiques sont des luttes émancipatrices.

Le rapport des humains à la nature non-humaine est très différent selon que les premiers vivent dans des sociétés démocratiques et solidaires ou dans des sociétés dirigées par des classes dominantes et exploiteuses. Ce constat vaut pour le changement global. Notre rapport à ce changement sera très différent selon que nous vivrons dans une forme de société ou dans une autre.

Gilles Sarter

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Le Municipalisme libertaire: Qu’est-ce que c’est?

Le Municipalisme libertaire: Qu’est-ce que c’est?

Le Municipalisme libertaire est un projet de transformation de la société, par la mise en œuvre de la démocratie directe. Il a été élaboré par le philosophe et activiste Murray Bookchin (1921-2006).

Contre la domination par une minorité

Murray Bookchin rejette la proposition selon laquelle les systèmes de gouvernement de nos sociétés constituent des démocraties véritables. Bien que présentant davantage de traits démocratiques que les dictatures ou les monarchies absolues, les États modernes sont avant tout de grandes structures permettant la domination de quelques-uns sur tous les autres.

Placés au-dessus des simples citoyens, ces États affectent la vie quotidienne des gens, par leur pouvoir et leurs décisions. A travers leurs polices et leurs armées, ils se sont même arrogés le monopole de l’usage de la violence légitime.

Démocraties  représentatives?

Les systèmes de gouvernement de ces États sont appelés « représentatifs ». Les populations élisent un petit nombre d’individus pour être leurs représentants, dans les domaines législatif et exécutif.

Il n’y aurait pas de problème avec ce système si les électeurs « gardaient la main » sur leurs représentants. Ce mode de gouvernement pourrait être véritablement démocratique si les représentants devaient rendre compte de toutes leurs actions et étaient révocables à tout instant.

Dans les faits, la professionnalisation de la politique a conduit à une autonomisation des politiciens, par rapport au reste de la population.

A lire aussi, un article sur le concept d’autonomieEn faisant carrière au sein de l’appareil d’État qui est dominé par la puissance de l’argent, ils sont tentés ou amenés à en partager les objectifs. Ces buts sont de sécuriser les intérêts de la minorité la plus riche et non pas de promouvoir l’autonomie des citoyens et la redistribution de la richesse.

Politique et art d’exercer le pouvoir

L’usage conventionnel du terme « politique » en fait l’équivalent de l’art d’exercer le pouvoir. Pourtant les deux notions ne se recouvrent pas.

« Politique » doit avant tout s’entendre comme direction des affaires, au moyen de la délibération et par la prise de décisions collectives.

Pour que la politique redevienne véritablement démocratique, le Municipalisme libertaire propose la mise en place d’institutions participatives, comme les assemblées populaires. Ces institutions fonctionnent sur la base de rapports coopératifs, horizontaux et solidaires. Ils remplacent les rapports de hiérarchie, de domination et d’exploitation qui prévalent actuellement.

Présentement, la perspective de parvenir à une gestion des affaires communautaires par le peuple paraît mince. Mais il faut garder à l’esprit que la démocratie directe a existé à des périodes historiques qui ne sont pas si éloignées de nous : démocratie athénienne -5è s. , communes médiévales 12-14è s., assemblées municipales de Nouvelle-Angleterre 17è s., sections parisiennes de 1793, Commune de Paris de 1870, Espagne des années 1930… De nos jours, la mise en pratique de la démocratie directe fonctionne un peu partout à travers le Monde : Porto Allegre, Chiapas, Kerala, Barcelone, Saillans…

Les Municipalités

Pour parvenir à son objectif, le Municipalisme libertaire propose d’opérer une transformation en partant de la base.

L’idée est de revitaliser la politique au niveau local.

Il s’agit de donner le pouvoir aux gens afin de se débarrasser des processus sociaux destructeurs. Ce programme passe par la constitution de Municipalités et d’Assemblées populaires.

Les Municipalités sont fondées par des petits groupes de personnes, sur leur lieu de vie ou de travail. Chaque Municipalité se donne un règlement interne et un nom simple à retenir. Elle essaie ensuite de convaincre les citoyens alentours de la rejoindre. Pour ce faire, elle utilise deux ou trois arguments essentiels portant sur des enjeux de proximité, sur la démocratie directe ou sur les questions d’écologie.

La Municipalité met l’éducation populaire au centre de son activité et tente de s’imposer comme acteur clé de la vie quotidienne.

La Municipalité organise des Assemblées locales de citoyens.

Les Assemblées de citoyens

Les Assemblées ouvertes à tous débattent des questions locales, régionales ou même internationales, si elles le désirent. Elles publient des résolutions et des déclarations qui expriment leurs points de vue. Elles formulent des demandes collectives concrètes, sociales et écologiques. Elles élaborent des programmes concis et les diffusent.

Au fur et à mesure que les citoyens en comprennent la signification et participent aux réunions, les Assemblées acquièrent un pouvoir moral grandissant.

Elles peuvent alors solliciter les conseils municipaux afin d’obtenir une reconnaissance légale. Les Assemblées peuvent aussi présenter des listes aux élections municipales. Pour ce faire, elles désignent des délégués.

Ces délégués doivent rendre compte de leurs actions. Ils sont révocables à tous moments.

Les programmes élaborés par les Assemblées peuvent servir aux représentants quand ils sont en campagne pour les élections municipales mais aussi en tous temps pour l’éducation populaire. C’est là un point important à souligner. L’objectif prioritaire des Municipalités et des Assemblées est la construction d’un champ politique propice au développement de la démocratie directe.

Municipalisme et élections locales

Le but n’est pas de tenter d’élire un conseil municipal « plus éclairé » qui mettrait en place une politique locale plus progressiste ou plus respectueuse de l’environnement.

L’objectif maximal du mouvement est de créer une véritable démocratie directe au niveau municipal et au-delà.

A ce titre, les campagnes électorales constituent d’abord des occasions de faire connaître les idées municipalistes et de susciter des débats. Remporter un succès électoral avant que ces idées soient bien implantées dans les mentalités pourrait s’avérer un résultat contre-productif.

En effet, c’est seulement dans une communauté dont la conscience politique est suffisamment développée que les procédures et les pratiques de démocratie directe pourront s’appliquer de manière fonctionnelle.

A lire aussi, un article sur le pouvoir social Les tenants du Municipalisme libertaire en tirent la conclusion que leur mouvement doit grandir lentement, par une éducation sans relâche. Ils rappellent constamment que leur objectif n’est pas de grossir l’élite qui exerce le pouvoir mais de créer les conditions pour l’exercice du plus haut degré possible de démocratie directe.

Gilles Sarter


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