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Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politique

Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politique

Dans les sociétés à États qui sont les nôtres, les gouvernants peuvent s'adosser à la violence pour imposer leurs décisions. Il en va tout autrement, dans les sociétés indiennes d'Amérique du Sud où les chefs sont tenus d'agir en "faiseurs de paix".

Pouvoir politique : des matraques qui s'abattent sur des crânes ?

Le pouvoir politique dans sa plus simple expression concerne la capacité d'orienter les comportements des personnes, en vue d'établir des actions communes. Dans les sociétés à États, comme la nôtre, il se réduit souvent à une relation de commandement – obéissance. Et dans le cadre de cette relation, ceux qui commandent peuvent avoir recours à la violence, pour se faire obéir. Cette violence n'est pas du tout abstraite mais tout ce qu'il y a de plus concret. En témoignent les coups de matraques qui s'abattent sur des crânes contestataires, un peu partout dans le monde.

Pour autant, cette forme de pouvoir dont nous sommes familiers est-elle la seule concevable ? A cette question, Pierre Clastres qui a étudié l'organisation politique des sociétés indiennes d'Amérique du Sud répond par la négative.

Le chef est un faiseur de paix

Dans les communautés amérindiennes à chefferie, les attributions du chef sont nombreuses. Certaines d'entre elles sont relativement similaires à celles attendues dans nos sociétés occidentales. Il s'agit notamment de la coordination d'activités collectives. La chasse en groupe, le défrichage des forêts, l'organisation de cérémonies collectives en font partie. Le chef d'une communauté doit aussi agir comme ambassadeur auprès des autres groupes. A ce titre, il règle les conflits ou noue les alliances.

Pierre Clastres (1934-1997) est un anthropologue célèbre pour ses travaux d'anthropologie politique. Son livre le plus connu s'intitule La société contre l’État. Les citations de cet article en sont issues.

Mais sa mission principale concerne le maintien de la cohésion et de la paix au sein de la tribu. A cet effet, il rappelle la loi des ancêtres. Il essaie de réconcilier les parties adverses en cas de dispute. Enfin, il s'efforce de prévenir les nombreux risques de sécession. Car il arrive fréquemment que des groupes de personnes veuillent fonder des communautés ailleurs.

Or pour mener à bien ses différentes missions, le chef indien ne peut jamais contraindre ses interlocuteurs. Il ne peut en aucune circonstance avoir recours à la force, ni faire appel à des hommes en uniforme et armés de matraques. Sa relation au pouvoir est même tout-à-fait ambiguë.

"Le chef qui veut faire le chef, on l'abandonne."

C'est pourquoi, à un officier espagnol qui veut le convaincre d'entraîner sa tribu dans une guerre, un chef amérindien répond : "Moi, je les dirige mais (...) si j'utilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitôt ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé et non craint d'eux."

Le chef indien est donc à double titre, selon l'expression de l'ethnologue R.H. Lowie (1883-1957), "un faiseur de paix".

Premièrement, parce que le groupe attend de lui qu'il  préserve l'harmonie au sein de la communauté.  Deuxièmement, parce qu'il ne peut agir que d'une manière pacifique. Il ne peut tenter d'orienter les actions des gens qu'en prévenant la contestation qu'il ne serait pas en mesure de surmonter.

L'ambivalence de la parole du chef

Ses talents oratoires demeure le seul moyen par lequel le chef indien peut influencer les gens. Clastres précise cependant qu'il n'est jamais assuré de réussir car sa parole n'a pas force de loi.

Tout d'abord, il faut souligner que le chef possède l'exclusivité de l'usage de la parole. Il est "celui qui parle" ou "le Maître des mots". Mais, dans le même temps, la prise de parole est aussi son devoir. C'est-à-dire que la communauté exige de l'entendre et qu'il ne peut s'y déroger.

Ce devoir de parole prend une forme bien particulière. Il s'agit de harangues quotidiennes, délivrées au centre du village, au lever ou au coucher du soleil.

Cependant, les discours du chef ne sont pas dits pour être écoutés.

En effet, durant les harangues chacun vaque à ses occupations et doit feindre l'inattention. Du reste leur contenu  concerne toujours la célébration des normes de la vie traditionnelle, héritées des ancêtres. A proprement parler, elles ne disent donc jamais rien de nouveau.

Pourquoi le chef indien doit-il donc parler, chaque jour, pour "ne rien dire" ? Clastres explique que si le discours du chef est vide, c'est justement parce qu'il n'est pas un discours de pouvoir. Encore une fois, la société indienne a le souci de maintenir à distance le pouvoir et la violence. Pour ce faire, elle contraint le chef à se mouvoir uniquement dans l'espace de la parole, situé à l'extrême opposé de la violence. Mais dans le même temps, elle vide cet usage de ce qui pourrait lui permettre de devenir une parole de commandement, d'autorité.

"Un ordre : voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole."

Comme débiteur quotidien de paroles sur "rien", le chef traduit sa dépendance à l'égard du groupe. Simultanément, il manifeste l'innocence de sa fonction.

Un chef sans pouvoir

Il y a une grande beauté et subtilité dans l'organisation politique des amérindiens. Pour le comprendre, il faut d'abord rappeler que dans leurs communautés de vie quotidienne, l'individu est rien, le groupe est tout. Durkheim appelle ce type de sociétés, des sociétés à solidarité mécanique. Tout y est engagé pour préserver la cohésion et réprimer, les tentatives d'individualisation. La loi qui régit l'ordre social est considérée comme étant héritée des ancêtres ou des héros fondateurs. Chacun en est le dépositaire et le gardien. En ce sens, la société dans son ensemble est le lieu réel du pouvoir.

Pour en savoir plus sur les sociétés à solidarité mécanique, lire l'article La solidarité dans les sociétés modernes

Dès lors pourquoi avoir instauré la chefferie? Et bien, tout se passe comme si les indiens avaient pressenti le risque toujours possible d'émergence d'un pouvoir politique individualisé et séparé de la communauté. Dès lors, ils auraient choisi de prévenir ce danger en lui donnant corps, à travers un chef. Mais ce chef, ils l'ont créé sans pouvoir et incapable de déployer toute forme de violence.

"Dans la société primitive, le chef comme possibilité de volonté de pouvoir est d'avance condamné à mort."

A lire aussi, nos autres articles d'ethnologie

Nos sociétés modernes, contrairement aux communautés amérindiennes sont fortement différenciées et individualistes. Le politique y constitue une fonction spécialisée. Comme entités individualisées, les détenteurs du pouvoir politique peuvent user de la coercition à l'encontre des autres membres de la société. Et on notera que cette utilisation de la force concerne aussi tous les autres secteurs de la vie sociale. La violence qui est exercée n'est pas toujours physique mais aussi économique, morale ou verbale. Les petits chefs qui y ont recours forment légion, dans les entreprises, les administrations, les associations, les écoles et les familles. Et peut-être même en faisons-nous partie?

Pour autant ne pouvons-nous pas promouvoir pour les autres et pour nous-mêmes et autant que possible le modèle du "chef faiseur de paix" ?

© Gilles Sarter

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Sociologie de l’Étiquetage : Je ne suis pas ton Nègre

Sociologie de l’Étiquetage : Je ne suis pas ton Nègre

Nous passons notre temps à étiqueter les gens. Les sociologues ont étudié les mécanismes et les conséquences sociales du processus d'étiquetage. L'écrivain James Baldwin livre un témoignage vécu de ce phénomène.

Un phénomène social appelé "étiquetage"

James Baldwin (1924-1987) est un écrivain américain, militant de la lutte pour les droits civiques.  Le film-documentaire "I am not your negro" (2016) sur la question raciale aux États-Unis a été écrit en utilisant exclusivement ses propres mots. 

Femme, homme, noir, blanc, homosexuel, déviant, handicapé... Ces étiquettes sont rarement remises en question. Par exemple, nous ne discutons presque jamais l'étiquette "noir". Au contraire, nous la considérons généralement comme "normale" voire "naturelle" ou "inévitable".

Dès lors, comment Baldwin, écrivain "noir" américain peut-il écrire :

"Je n'étais pas un "nègre", même si c'est ainsi que vous m’appeliez."(1)

Et bien, c'est parce qu'il a compris qu'une étiquette ne correspond pas à une réalité d'ordre naturel. Au contraire, elle résulte d'une construction sociale :

"J'avais été inventé par les blancs."

L'étiquetage sert un intérêt ou renforce un pouvoir

La plupart du temps, l'étiquetage est utilisé par des groupes ou des classes sociales qui cherchent à ajouter à leur pouvoir ou à le conforter par une légitimité morale.

"Si vous croyez que je suis un nègre c'est parce que vous en avez besoin."

Dans le contexte de la société américaine des 18-19èmes siècles,  l'étiquette "noir" a contribué à asseoir les intérêts économiques des planteurs esclavagistes.

"C'était une politique délibérée, martelée en place, pour gagner de l'argent avec de la chair noire."

Elle participait alors à une tentative de justification morale de l'esclavage. Il s'agissait de dénier aux esclaves leur qualité d'être humain.

"Afin de justifier le fait que l'on traitait des hommes comme des animaux, la république blanche s'est lavée le cerveau afin de se persuader qu'ils étaient effectivement des animaux et méritaient d'être traités comme tels."

La force des stéréotypes

L'étiquette met toujours en exergue une caractéristique physique ou comportementale, ici la couleur foncée de la peau. Mais elle s'adosse aussi à des stéréotypes. Ces croyances concernent les manières d'être ou de se comporter des personnes étiquetées. Alcoolisme, délinquance, violence conjugale, paresse, infantilisme et carences intellectuelles :

"Tous les blancs vous expliquent par le menu que vous n'êtes qu'un bon à rien."

L'étiquetage s'objective dans les corps...

Bien loin de se cantonner à des éléments conceptuels, l'étiquetage devient tangible, à tous les niveaux de la vie personnelle et sociale des étiquetés. Tout d'abord, le processus impacte les corps.

Au premier chef, Baldwin évoque la connaissance intime de la violence physique.

"A l'âge de dix-sept ans, j'avais déjà vu pieds, poings, tables, matraques et chaises rebondir sur ma tête."

Le corps est aussi saisi par les émotions et les sentiments que génèrent l'étiquetage : désespoir, peur, inquiétude, frustration, humiliation, rage, haine.

"A vingt-deux ans, j'étais un survivant, habité d'une soif de meurtre."

Il est important de souligner que l'étiqueteur s'expose au même processus. Ainsi Baldwin avance que la population "blanche" américaine est habitée par une culpabilité plus ou moins refoulée et par la peur que le "noir" puisse lui faire subir ce qu'il a subi.

"Comme ils se savent détestés, ils ont tout le temps peur ; voilà comment on parvient à une formule infaillible pour la cruauté."

... et dans l'environnement matériel et social

L'ensemble de l'environnement matériel et social est lui-même structuré selon la dichotomie qu'opère l'étiquetage. Les "Noirs" sont relégués aux quartiers les plus délabrés, aux travaux les moins valorisants et valorisés, aux écoles et aux universités de second ordre.

"Le système scolaire est utilisé pour empêcher les noirs de devenir ou même de se sentir égaux. Cela explique pourquoi les infrastructures ne furent jamais égalitaires."

Même l'application des lois concourt à enseigner l'habitude de l'infériorité. Elle est intransigeante dans l'accomplissement des devoirs et laxiste dans la protection des droits.

"(…) un gouvernement qui m'oblige à payer des impôts et à assurer sa défense partout dans le monde et qui dit qu'il ne peut pas protéger mon droit de vote, mon droit de gagner ma vie et de vivre où bon me semble."

L'étiqueté devient ce que l'on attend de lui

Tout les phénomènes décrits précédemment conduisent l'étiqueté à accepter la définition qui est donnée de sa personne.

"Il m'a fallu beaucoup d'années pour vomir toutes les saletés que l'on m'avait enseignées sur moi-même et auxquelles je croyais à moitié, avant de pouvoir arpenter cette terre comme si j'y étais autorisé."

Plus encore, le mécanisme pousse les gens à adopter des comportements conformes à ceux attendus  les stéréotypes. Les personnes finissent par faire ce qu'on a prétendu qu'elles étaient prédéterminées à faire (sombrer dans l'alcoolisme, la drogue, commettre des actes délictueux,...).

"J'ai connu nombre d'hommes et de femmes noirs qui croyaient véritablement que c'était mieux d'être blanc que noir et dont les vies furent ruinées, voire annihilées par cette croyance ; et j'ai moi même, longtemps porté en moi les graines de cette destruction."

L'étiquetage conduit à la déréalisation

L'étiquetage est un processus social puissant qui conditionne nos esprits en intercalant des images, des croyances entre le réel et nous. En acceptant une étiquette, que celle-ci concerne autrui ou soi-même, on se prive d'observer la réalité de l'être et d'apprendre quoi que ce soit à son sujet.

"Les Américains ont si peu d'expérience - non pas de ce qui arrive mais de à qui cela arrive - qu'ils n'ont aucune clé pour envisager l'expérience d'autrui (...) Force est de constater que notre relation au monde apporte la preuve que cela n'est pas peu vrai."

Sur un thème similaire, lire aussi notre article sur la socialisation

Dès lors et afin de ne pas sombrer dans la déréalisation il devient vital de débusquer et de s'affranchir des étiquettes que nous avons intériorisées. C'est la voie qu'a choisie James Baldwin. Quand des militants du Black Power ou du Black is Beautiful ont accepté l'étiquetage par la couleur mais en inversant les valeurs du blanc et du noir, il a préféré quant à lui dénier toute valeur à la couleur dans la distinction entre les être humains.

Exerçons-nous aussi, à observer comment des étiquettes opèrent en nous à des niveaux plus ou moins conscients.

(1) Les citations de J. Baldwin sont extraites de La prochaine fois le feu (Folio) et de Retour dans l’œil du cyclone (Bourgeois Editeur).

© Gilles Sarter

Publié par secession dans Emancipation, Sociologie Critique, 2 commentaires
Contraintes sociales comment les expliquer?

Contraintes sociales comment les expliquer?

Les contraintes sociales orientent notre vie quotidienne. L'un des enjeux de la sociologie consiste à rompre avec les opinions et les idées reçues, qui circulent à leur sujet.

En effet, ces dernières tendent souvent à masquer la nature réelle des contraintes et à y substituer des pseudo-explications métaphysiques . Trois questions simples permettent de déjouer ces fausses explications.

Des forces contraignantes mais abstraites

De nombreux noms servent à désigner des phénomènes qui semblent peser sur nous tels des contraintes :

le marché - l'économie - la mondialisation - la libre concurrence - l’État - la nation - la France - le libre échange - la numérisation - la robotisation - l'Islam - la religion - le sous-développement - la communauté internationale - la finance - la société - l'école - l'Europe - la crise - etc.

Ces mots font partie de notre langage quotidien, de celui des médias et des politiciens. Malheureusement, leur usage donne souvent l'impression qu'ils désignent des entités indépendantes, par exemple:  la robotisation des usines est responsable du chômage des ouvriers; la mondialisation de l'économie agro-alimentaire ruine les petits paysans; l’État n'a pas à tout payer...

Autant de phrases qui sonnent comme si les contraintes exercées sur les gens l'étaient par des forces abstraites.

Norbert Elias, Qu'est-ce que la sociologie?, Agora, Pocket.

Ces pseudo-explications relèvent de ce que Norbert Elias appelle la pensée métaphysique. Elles ont pour conséquence de masquer la réalité humaine et sociale des phénomènes qu'elles prétendent expliquer. La robotisation n'est pas responsable du chômage des ouvriers. Mais les personnes qui ont décidé d'implanter des robots dans les usines le sont.

La force apparente des contraintes

Norbert Elias explique pourquoi nous adhérons facilement à ces pseudo-explications métaphysiques. Les formations sociales (l’économie, l'Europe, le marché...) sont constituées d'individus en interrelations. Nous sommes nous-mêmes reliés à ces réseaux de personnes et il en résulte que des contraintes pèsent sur nous.

Parfois, ces contraintes s'appliquent avec une telle force qu'il nous semble impossible de pouvoir y résister. Souvent, elles résultent d'actions ou de décisions de personnes qui sont très éloignées de notre propre position, dans le réseau social concerné.

Dans ces circonstances, nous avons tendance à croire que ces contraintes échappent à l'emprise humaine et nous les attribuons à des entités métaphysiques.

Comme l'explique l'anthropologue David Graeber, attribuer des objectifs et des intérêts à la France relève de la métaphysique. Si le roi de France avait des objectifs et des intérêts, en revanche la France n'en a pas. Par contre, il nous semble réaliste de croire qu'elle en a. En effet, les personnes qui la gouvernent ont des pouvoirs bien concrets. Ils peuvent, aux noms des intérêts nationaux, lever des armées, bombarder des villes ou réprimer des manifestants. Et ce serait folie d'ignorer ces différentes possibilités.

3 questions sur les contraintes sociales

La pensée métaphysique nous empêche de comprendre clairement les contraintes sociales qui pèsent sur nous. Adopter un questionnement sociologique constitue le meilleur moyen de la briser en esprit.

C'est pourquoi, face à une pseudo-explication métaphysique, il convient de se demander ou demander à celui qui la soutient :

Quels sont les réseaux de personnes engagées dans les contraintes sociales considérées ?

Vous me dites que les salaires sont fixés par les contraintes qu'exerce le marché du travail. Vous prétendez que le marché a ses propres lois auxquelles nous ne pouvons pas nous opposer. Reprenons plutôt le problème à la racine. Qui sont tous les acteurs impliqués dans ce phénomène social que vous appelez "marché du travail" ? De quelles façons interagissent-ils ? Qui fait quoi ? Qui négocie avec qui ? Qui fixe les limites ? De quels moyens de coercition, de quelles informations disposent ces personnes pour faire peser la décision en leur faveur ?...

Quelle est ma propre position dans ces réseaux ?

La mondialisation est responsable de la ruine des petits paysans. Voyons voir ! Quelle est ma place dans ce réseau d'êtres humains qui constitue la contrainte appelée mondialisation ? Qu'est-ce que je consomme ? Qu'est-ce que j'aime ? Où est-ce que je m'approvisionne ? D'où ces produits proviennent-ils ? Qu'est-ce que je suis prêt à abandonner ?...

Quels sont les intérêts ou les responsabilités masqués par les abstractions métaphysiques ?

Henry Kissinger qui fut Secrétaire d’État sous Nixon a déclaré un jour que "la mondialisation n'est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine." C'était déjà fournir un élément à l'encontre de la pensée métaphysique que de le dire ainsi. Bien sûr, si vous aviez été présents à ce moment là, vous l'auriez certainement interpellé en ces termes : "Monsieur, quel est exactement le réseau de personnes à qui profite toutes ces contraintes que vous rassemblez sous le nom de "politique hégémonique américaine" ?"

Garder ces 3 questions à l'esprit

Le sexisme n'est pas responsable des inégalités salariales entre femmes et hommes. Le sous-développement n'est pas responsable de la misère des gens en Afrique. La pollution atmosphérique n'est pas responsable du réchauffement climatique.

Chacune des pseudo-entités invoquées occulte la réalité qui est constituée d'êtres humains qui interagissent.

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Ces personnes peuvent avoir des intérêts à agir comme elles le font. Elles peuvent vouloir dissimuler ces intérêts pour pouvoir continuer à tirer profit de leurs actions. Il est aussi possible qu'elles tentent de se masquer à elles-mêmes leur part de responsabilité, en invoquant l'action de forces abstraites. Il est même possible que nous fassions partie de ces gens.

Garder ces trois questions à l'esprit. S'exercer à les poser le plus souvent possible. Et ainsi, ramener ces contraintes qui pèsent sur nous à leur véritable nature qui est sociale.

© Gilles Sarter


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La solidarité dans les sociétés capitalistes

La solidarité dans les sociétés capitalistes

L’œuvre d’Émile Durkheim s'organise autour du thème de la relation entre les individus et la collectivité. Une de ses questions centrales concerne la possibilité de solidarité au sein des sociétés modernes.

Émile Durkheim (1854-1917) est considéré comme ayant fondé la tradition sociologique française, en l'introduisant à l'Université. Il a créé une revue, "L'Année sociologique" qui existe encore.Au 19ème siècle, en Europe, les populations rurales viennent grossir les villes pour y travailler dans l'industrie. Jusqu'alors, les paysans vivaient au sein de villages où l'ordre était fondé sur la tradition. Dans les faubourgs surpeuplés, ils deviennent des étrangers. Ils sont coupés des liens sociaux qui les rattachaient à leurs communautés originelles. Émile Durkheim, en témoin de son époque, s'interroge sur les risques inhérents à cette évolution.

La solidarité concerne une valeur aux connotations positives (entente, coopération, cohésion, fraternité). Pour le sociologue, c'est avant tout le ciment des sociétés. Il dresse une comparaison entre ses modalités d'expression au sein des sociétés archaïques et modernes. Au terme de son analyse, il pointe les mécanismes de la désolidarisation, dans le contexte de la modernité.

Sociétés archaïques : "solidarité mécanique"

Selon Durkheim, les sociétés archaïques précèdent les sociétés modernes. Elles prennent la forme de communautés de petite dimension, relativement isolées et auto-suffisantes. Les villages de chasseurs-cueilleurs ou les campements d'éleveurs nomades en constituent des modèles.

La division du travail social est faible. Elle ne concerne généralement que la répartition des tâches entre genres ou classes d'âge.

Il en résulte que les personnes se substituent facilement les unes aux autres, dans l'exécution des activités routinières. Par exemple, dans une communauté pastorale, tous les hommes maîtrisent la conduite du bétail. Toutes les femmes détiennent les savoir-faire nécessaires pour transformer le lait et tisser la laine.

Dans ces sociétés, les comportements sont régis par des traditions et des sentiments communs rassemblés en une "conscience collective".

Les impératifs et les interdits véhiculés, par la conscience collective, sont gravés dans tous les esprits. Tout le monde les connaît et sent qu’ils sont fondés.

Ces règles agissent sur les gens comme une puissance supérieure. Elle les pousse à agir spontanément dans une même direction. A ce titre, la religion joue souvent un rôle intégrateur fort : "sa force ne provient pas d'un vague sentiment d'un au-delà plus ou moins mystérieux mais de la forte et minutieuse discipline à laquelle elle soumet la conduite et la pensée."

Une forte conscience collective alliée à une faible division du travail social créent une "solidarité mécanique" qui rattache directement les personnes à leur communauté.

Sociétés modernes : "solidarité organique"

L'individu aux aspirations personnelles n'existe pas quand la conscience collective l'emporte sur les consciences individuelles. Mais, il naît lorsque les conditions sociales le permettent, c'est-à-dire avec la modernité.

L'un des grands mérites de Durkheim est d'avoir identifié la modernité à la division du travail social.

En effet, dans les sociétés modernes, la différenciation des rôles et des fonctions touchent tous les secteurs de la vie sociale: éducation, administration, économie, arts, sciences, loisirs. A titre d'exemple, la prise en charge des enfants n'y incombe pas seulement à la famille. Elle implique aussi des puéricultrices, pédiatres, assistantes maternelles, instituteurs, assistantes sociales, baby-sitters, éducateurs spécialisés, animatrices d'activités de loisirs, etc.

Cette différenciation des tâches entraîne le développement de compétences spécifiques. L'interchangeabilité des personnes devient difficile. Avec le temps, les gens finissent par se sentir différents les uns des autres.

Une idéologie individualiste se développe qui donne plus de latitudes aux préférences et aux choix personnels.

Dès lors que la conscience collective ne recouvre plus les consciences individuelles, ses impératifs ne s'exercent plus. Alors comment la cohésion est-elle entretenue ? C'est justement parce que les individus sont différents que la solidarité sociale se réalise. En effet, chacun dépend des autres dans l'exercice de ses activités et pour sa survie.

Durkheim nomme "solidarité organique" cette nouvelle forme de cohésion, par analogie avec les organes d'un être vivant qui remplissent chacun une fonction propre et ne se ressemblent pas.

"Pathologies" de la solidarité dans les sociétés modernes

La division du travail social génère une solidarité organique entre les individus. Mais quand la recherche de la maximisation du profit pousse cette division trop loin, les liens se délitent. Ce phénomène est observable lorsque les activités industrielles et commerciales occupent le premier rang dans une société.

En effet, pour que le sentiment de faire partie d'un tout dont il dépend soit efficace chez l'individu, il faut qu'il soit continu. Quand les occupations quotidiennes tendent à trop les spécialiser, les gens perdent l'idée de participer à une œuvre commune. Finalement, le sentiment d'être isolé l'emporte sur celui d'être interdépendant.

Plus encore, le sentiment d'isolement, voire de concurrence, s'exacerbe quand la vulnérabilité augmente. Notamment quand manquent les protections appropriées contre les aléas économiques.

Par ailleurs, Durkheim rappelle qu'une spécialisation trop élevée confine l'individu à des tâches limitées et répétitives. Or ce confinement entre en contradiction avec l'idéal de perfectionnement personnel qui prévaut dans l'idéologie individualiste. Le culte de l'individu prescrit aussi que chacun soit destiné à la fonction qu'il peut remplir le mieux. Mais, l'attribution des tâches correspond généralement à l'origine sociale ou géographique et à la fortune des individus. Leurs vocations sont plus rarement prises en considération.

C'est ainsi que la division du travail devenant coercitive, elle génère de la frustration et des conflits sociaux.

Enfin, pour engendrer de la solidarité, il faut que les salaires soient déterminés par l'utilité effective des services rendus. Leur valeur sociale doit primer sur tout autre critère. Seule cette condition rend acceptable les inégalités inhérentes à la différenciation du travail, sans générer un sentiment d'injustice.

"Si une classe de la société est obligée, pour vivre, de faire accepter à un prix quelconque ses services, alors qu'une autre peut s'en passer grâce aux ressources dont elle dispose et qui toutefois ne sont pas nécessairement dues à une supériorité sociale, la deuxième impose injustement sa loi à la première."

Les sociétés modernes se stabilisent par la justice

Durkheim souligne que la complexification de la division du travail et l'augmentation des inégalités érodent la solidarité. Dès lors, il en conclut que la restauration de la cohésion nécessite la construction d'une conscience collective minimale. Elle respectera le principe des différences individuelles et sera fondée sur les valeurs d'équité et de justice.

Dans les sociétés archaïques, la famille, la religion, la communauté inculquaient les règles auxquelles les gens devaient se soumettre. Au sein des sociétés modernes, ces entités ne sont plus en mesure de jouer ce rôle.

C'est donc à l’État qu'il incombe de mener une politique de renforcement de l'équité et de la justice.

Pour compléter, lire aussi notre article sur la socialisation

L'éducation et les corps sociaux intermédiaires entre L’État et les individus (associations, corporations, syndicats) œuvreront pour qu'un minimum de conscience collective soit intériorisé par les personnes.

"L'idéal des sociétés inférieures était de créer une vie commune aussi intense que possible où l'individu vînt s'absorber. Le nôtre est de mettre toujours plus d'équité dans nos rapports sociaux, afin d'assurer le libre déploiement de toutes les forces socialement utiles."

© Gilles Sarter

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