Les relations de domination constituent, selon Pierre Bourdieu, des éléments de base de l'organisation des sociétés. L'exercice de la domination est parfois dissimulé. Il est rendu méconnaissable afin d'être mieux imposé. Ce mécanisme de dissimulation, le sociologue l'appelle "euphémisation".
L'euphémisation de la domination
Rappelons qu'un euphémisme est une figure de pensée. Grâce à un euphémisme, on atténue une idée dont l'expression directe aurait quelque chose de brutal : "rejoindre les étoiles", "s'en aller" pour signifier "mourir"...
L'euphémisation de la domination consiste a rendre inconscient les mécanismes par lesquels cette dernière s'exerce.
Pour être plus précis, l'euphémisation fait passer la domination pour quelque chose d'autre que ce qu'elle est.
Pierre Bourdieu a décrit dans le détail deux exemples de ce phénomène d'occultation.
Le premier concerne la relation entre des propriétaires terriens et des métayers. Il a pour cadre des communautés villageoises kabyles, dans les années 1960.
Le seconde prend place au sein de notre société. Le sociologue l'appelle le "racisme de l'intelligence".
La domination "enchantée" sur le modèle familial
khammes est le terme kabyle (mais aussi arabe) qui désigne une sorte de métayer. Celui-ci cultive une terre qui ne lui appartient pas. En échange de son travail, il conserve un cinquième de sa récolte. Les quatre autres cinquièmes reviennent au propriétaire foncier.
Le khammes est souvent lié par une dette, à celui qui possède la terre. Toutefois ce mécanisme n'est pas suffisant pour que le maître puisse le "tenir" durablement. Il n'y a pas, non plus, de contrat rigoureux qui engage les deux individus.
Par ailleurs, l'exploitation directe et brutale heurte le sens de l'honneur qui prévaut dans ses communautés. La violence ouverte, celle de l'usurier ou du maître sans merci, y est socialement réprouvée.
Le pacte qui unit le métayer et le propriétaire est un arrangement d'homme à homme. Il se passe de toute garantie autre que la confiance, l'obligation et la fidélité personnelle. Toutes ces vertus sont reconnues par le sens de l'honneur.
Elles se concrétisent, au jour et le jour, par des actes qui "enchantent" la relation de domination. Ces comportements donnent à la domination tous les aspects extérieurs d'une relation familiale.
L'occultation au jour le jour
C'est ainsi que le propriétaire prend en charge le mariage du khammes ou de ses fils. Il les installe dans sa propre maison. Les enfants grandissent en commun, dans la communauté des biens (troupeau, champs...).
Le khammes peut "traiter la terre en propriétaire" parce que rien dans la conduite du maître ne le lui interdit.
Quand ce dernier s'absente, il lui confie la garde de ses biens, de sa maison, de son honneur.
Il se peut aussi que les fils des deux hommes aillent travailler en ville. Alors ils rapportent tous leur salaire au maître. En retour, ce dernier, "protège" ceux qui vivent sous son autorité.
Au final, le propriétaire obtient que son khammes se dévoue durablement, en l'associant à ses intérêts. Il le traite à part entière comme membre de sa "famille".
Le capital économique et le capital culturel
Dans les sociétés modernes, la situation qui prévaut est différente. Les ressources des personnes déterminent l'accès aux positions dominantes.
Parmi ces ressources, Pierre Bourdieu en distingue deux principales : le capital économique (la fortune, les salaires et les autres revenus) et le capital culturel (les diplômes, mais aussi l'éducation transmise au sein de la famille).
La détention de capital économique et culturel permet d'accéder au pouvoir et à ses privilèges.
D'après le sociologue, la distribution de ces ressources tend à se perpétuer d'une génération à l'autre : "le capital va au capital".
Autrement dit, notre société est caractérisée par la reproduction de la domination, au profit de classes dominantes.
Le racisme de l'intelligence
Le racisme de l'intelligence est l'un des mécanismes qui visent à occulter cette reproduction de la domination :
"Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants, qu'ils se sentent d'une essence supérieure."
Plus précisément, le racisme de l'intelligence permet à la classe dominante de justifier la perpétuation de sa domination. Il y parvient en masquant le fait que cette reproduction repose notamment sur la possession de capital culturel.
La brutalité du discours raciste
Dans notre société, les censures se sont renforcées, à l'encontre des formes brutales du discours raciste. Ainsi pour mieux s'exprimer, le racisme de l'intelligence doit adopter une forme "euphémisée".
On le comprendra mieux à travers un exemple.
En 2010, Foxconn (nom commercial de Hon Hai) a connu une vague de suicides, au sein de ses usines dortoirs. Voir le livre, "La machine est ton maître", Ed. Agone.
Hon Hai Precision Industry Company, entreprise de sous-traitance de l'électronique, emploie un million et demi de salariés, principalement en Chine.
En 2012, son PDG M. Gou a invité le responsable du zoo de Taïpei (Taïwan), à tenir une conférence sur le management animalier, devant l'assemblée générale de ses directeurs.
Fatigué de "gérer plus d'un million d'animaux", Gou demanda au conférencier de se mettre à sa place. Et, il lui demanda quels conseils il pouvait lui donner.
On voit que quand on renforce l'intensité du discours raciste, on risque de choquer. On perd alors de la communicabilité.
Au contraire, il faut rester conforme aux normes de censure en vigueur, pour augmenter les chances de faire passer un message.
L'euphémisation du discours raciste
Pierre Bourdieu montre que le recours aux classements et aux hiérarchies scolaires permet d'atténuer l'aspect brutal du racisme de l'intelligence.
En effet, sous couvert de la science, il est demandé au système scolaire d'évaluer l'intelligence des élèves. L'école doit aussi la garantir, en délivrant des diplômes.
Or le système scolaire est le produit des mêmes déterminations sociales qui sont au principe du racisme de l'intelligence.
La culture qui y est valorisée correspond à celle qui est transmise au sein des familles dominantes: connaissances et pratiques culturelles.
Ce sont aussi des manières d'être, acquises depuis la petite enfance qui sont valorisées : des habitudes de jugement et de relation au monde, une aisance linguistique et comportementale.
Pour aller plus loin, lire notre article sur le concept d'habitus.
Toutes ces dispositions sont constitutives d'un habitus qui permet de réussir à l'école. Elles apportent en prime l'apparence du "don", de la "finesse d'esprit", par opposition au caractère "laborieux" ou "trop scolaire".
La reproduction de la domination
Au sein de notre société qui se prétend construite sur la science et la raison, le recours à la notion d'intelligence légitime l'accès aux positions dominantes : dans l'économie, l'administration, la politique...
L'accès à une Grande École institue une différence de rang qui est définitive. Les élus sont marqués pour la vie par leur appartenance : "ancien élève" de l’École Normale, de Polytechnique, de l'ENA...
Les dominants se sentent fondés par l'intelligence. Cette légitimité leur est fournie par les classements scolaires et la hiérarchie des diplômes.
Le recours à la notion d'intelligence sert à dissimuler l'importance des ressources familiales, dans la reproduction de la domination. A l'inverse, elle met en avant l'idée que l'accès aux positions de dominants repose principalement sur une différence de "don".
L'euphémisation consiste à faire passer une différence de ressources familiales pour une différence de "nature".
En guise de conclusion. L'euphémisation de la domination est un mécanisme qui s'applique dans différents contextes sociaux et selon différentes modalités.
Dans les sociétés kabyles, elle se joue au jour le jour, dans les relations directes entre les individus. Elle nécessite un travail d'entretien personnel et permanent.
Dans notre société, le racisme de l'intelligence est médiatisé par des institutions. Comme tel, les mécanismes de domination échappent aux critiques et aux prises des individus.
© Gilles Sarter