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L’habitus: au cœur de la sociologie de Bourdieu

L’habitus: au cœur de la sociologie de Bourdieu

Le concept d'habitus est central dans la sociologie de  Pierre Bourdieu. Dans cet article, nous en détaillons les tenants. Puis, nous expliquons, comment la notion permet de rendre compte des articulations entre les comportements individuels et l'organisation des sociétés.

Comportements et régularité du monde social

Dans le documentaire La sociologie est un sport de combat, Pierre Bourdieu énonce de façon très simple la question qui fonde le projet sociologique :

Pourquoi les gens agissent-ils comme ils le font et avec une certaine régularité ?

Premièrement, cette question appelle une théorie explicative de l'action humaine, qui puisse rendre compte des relations entre société et individu.

Deuxièmement, le questionnement à propos de la régularité du monde social est au cœur de la réflexion du sociologue. Dans la Domination masculine, il avoue son étonnement devant la perpétuation des ordres établis, avec leurs rapports de domination et leurs injustices.

L'élaboration de la notion d'habitus a permis à Pierre Bourdieu d'investir ces deux problématiques.

Tendances et propensions à agir

Attribuer un habitus à une personne ou à une catégorie de personnes, c'est leur attribuer un système de dispositions à se comporter d'une certaine façon.

Dans une première approche, on pourrait dire qu'un habitus ressemble à ce que le langage commun appelle un trait de caractère. Comme, par exemple, l'ostentation, la discrétion, l'ascétisme ou l'hédonisme...

Une personne disposée à l'ostentation exprime une tendance à se comporter comme un "m'as-tu vu", dans les différents aspects de sa vie : dans ses goûts, sa manière de s'habiller ou de décorer sa maison, dans le choix de sa voiture, dans sa façon de parler, dans ses attitudes corporelles et ses tentatives d'être toujours au centre de l'attention...

La propension ne dit pas qu'à coup sûr, l'individu concerné agira de manière ostentatoire. Mais il y a de fortes chances que cela se produise.

Par ailleurs, une tendance ne détermine pas les actes dans leurs modalités concrètes d'expression. On ne peut prédire exactement ce que le "m'as-tu vu" va faire ou dire, dans une situation donnée. On peut, tout au plus, parier sur le style de comportement qu'il va adopter.

Du social incorporé

L'habitus, à la différence du trait de personnalité, trouve son origine dans le social. Il n'est pas l'apanage d'un individu. Au contraire, il est partagé par un groupe social bien délimité.

L'un des exemples les plus connus, parmi ceux décrits par Bourdieu, est le sens de l'honneur. Dans les communautés villageoises kabyles, cet habitus pré-dispose les gens à se comporter, dans toutes les situations, en femme ou en homme d'honneur.

Pierre Bourdieu écrit que si cet habitus pouvait être condensé en une seule formule ce serait : "Faire face !"

L'injonction s'applique à la posture corporelle : faire face à son interlocuteur, le regarder à la face, parler sans murmurer. Elle concerne les adversités de tous ordres (humaines, matérielles, naturelles) devant lesquelles il ne faut pas reculer. Cet habitus commande encore de faire face à l'hôte en lui témoignant l'hospitalité ou de se montrer généreux, etc.

Dans ce contexte, le sens de l'honneur est partagé par tous les membres de la communauté. Et ces derniers sont prompts à sanctionner les conduites qui s'en écartent.

Si la genèse d'un trait de personnalité relève d'une histoire individuelle. L'origine d'un habitus, au contraire, doit être recherchée dans les particularités de l'histoire collective.

L'habitus, dit encore Pierre Bourdieu, c'est du "social incorporé" ou du "social fait corps".

L'habitus, du verbe habeo (avoir), c'est ce qui a été acquis.

Chez les Kabyles le sens de l'honneur agit comme un habitus

Sociétés modernes et classes sociales

Pierre Bourdieu a élaboré la notion d'habitus, dans le cadre de communautés villageoises. Ces dernières sont caractérisées par une relative homogénéité des conditions matérielles et culturelles d'existence. Les gens y sont façonnés par un contexte de socialisation cohérent.

Qu'en est-il dans les sociétés modernes et différenciées ?

Le sociologue appréhende la société française comme étant structurée en classes.

Une classe sociale correspond à un ensemble de personnes qui partagent des conditions d'existence proches.

Deux grands principes établissent une différenciation entre les conditions de vie des agents sociaux. Il s'agit du capital économique (l'ensemble des propriétés financières, mobilières, immobilières) et du capital culturel (niveau scolaire, diplômes, connaissances langagières et culturelles...), détenus par les individus ou les familles.

D'une part, la classe composée de détenteurs d'un fort volume de capital global (capital économique + capital culturel), comme les patrons d'entreprises, les hauts-fonctionnaires, les médecins, les cadres supérieurs... se distingue de celle des plus démunis, ouvriers agricoles et employés sans qualification.

D'autre part, une différenciation opère selon la structure du capital. Les artistes, les professeurs d'université sont plus riches relativement, en capital culturel qu'en capital économique. En revanche, les patrons d'entreprises possèdent relativement plus de capital économique que de capital culturel. De la même façon, à un niveau inférieur de la hiérarchie sociale, les instituteurs s'opposent aux petits commerçants...

A ces différentes positions sociales correspondent des contextes de vie et de socialisation, plus ou moins spécifiques qui engendrent des habitus distincts.

Goûts de classes

Les habitus de classe s'actualisent différemment. Les biens consommés, les activités pratiquées (sports, loisirs...), les lieux habités et fréquentés (commerces, écoles...), les opinions politiques, les manières de s'exprimer ou encore les postures corporelles diffèrent systématiquement, entre les hauts-fonctionnaires et les ouvriers...

Les habitus constituent les goûts. Ainsi, les agents appartenant aux différentes classes sociales opèrent des différences entre ce qui est bon/mauvais, bien/mal, distingué/vulgaire. Mais ces différenciations ne sont pas les mêmes.

Selon la classe d'appartenance, un même objet ou un même acte peut apparaître comme vulgaire, comme prétentieux ou comme distingué.

Finalement, il est important de garder à l'esprit le fait suivant. Quelle que soit la classe d'appartenance des gens, leur sens commun classe et hiérarchise les biens et les comportements: langage "populaire" ou "distingué" ; accordéon ou violon ; belote ou bridge, jeans ou "costard"...

Cette hiérarchisation ne résulte pas de la valeur en soi des objets ou des manières de faire. Elle provient du fait que les gens ont incorporé des dispositions à juger et à hiérarchiser d'une certaine façon.

Ces goûts sont le produit de conditions d'existence, qui sont elles-mêmes dépendantes du volume et de la structure du capital détenu.

Théorie de l'action

En élaborant la notion d'habitus, l'une des intentions de Pierre Bourdieu visait à échapper à deux erreurs.

La première tend à considérer les gens comme agissant mécaniquement, sous l'effet de contraintes externes (règles, structures, modèles...). La seconde les tient pour des sujets pleinement conscients qui agissent par des choix et des calculs rationnels (théorie de l'homo œconomicus et de son action rationnelle).

A l'inverse, le sociologue envisage les comportements comme étant issus de rencontres, entre des situations et des dispositions:

Situation + Habitus = Action

Sa théorie permet de prendre en compte les expériences de socialisation passées, sans omettre le rôle de la situation présente.

En effet, aucune de ces deux réalités ne peut être désignée comme le véritable déterminant des pratiques. La réalité d'une action est toujours relationnelle.

les classes sociales sont marquées par des systèmes de dispositions que l'on appelle goûts

Sens pratique

L'habitus dotent les gens d'un sens pratique. C'est-à-dire du sens de ce qui est à faire, dans une situation donnée. La notion évoque ce qu'on appelle le sens du jeu, dans les sports collectifs notamment.

Les situations rencontrées par une personne peuvent être relativement similaires aux conditions de socialisation qui ont permis l'acquisition de son habitus. Dans ces circonstances, l'agent est comme un poisson dans l'eau. C'est le cas d'un paysan en Kabylie qui a grandi et vécu, au sein de sa communauté traditionnelle.

Ses structures mentales sont ajustées par anticipation aux événements qu'il affronte.

Il peut les évaluer sur-le-champ et y répondre, dans le feu de l'action. Il n'a pas besoin d'y réfléchir, comme s'il était placé face à un problème.

Le concept d'habitus n'exclut pas, pour autant, celui de stratégie.

Les individus peuvent élaborer des projets. Simplement, ils les établissent sur la base des appréciations et des perceptions permises par leurs habitus respectifs.

Ce mécanisme explique notamment les cas d'auto-censure. Une personne renonce à un objectif personnel, parce que son habitus l'envisage comme inapproprié : un jeune homme issu du milieu ouvrier renonce à entreprendre une carrière artistique, parce que son habitus lui fait envisager l'art comme étant le domaine réservé des classes bourgeoises...

Autrement dit, la théorie de l'action de Pierre Bourdieu admet la capacité inventive ou créatrice de l'individu. Mais, elle considère que cette inventivité est délimitée ou bornée par des pré-dispositions qui se constituent en goût, sens du jeu ou encore en espérance aux chances de réussite.

Désajustements

Les habitus des personnes ne sont donc pas toujours ajustés aux circonstances qu'ils rencontrent.

Cela se produit à chaque fois que la situation vécue par l'agent est différente du contexte qui a produit ses dispositions.

Ces cas de désajustements apparaissent lorsque des individus ou des collectivités entières sont transplantées, volontairement ou non, dans des contextes culturels différents : migrations, déportations, exils...

Sans être transplantés, les gens peuvent être amenés à fréquenter des univers sociaux différents voir contradictoires. On pensera à l'agriculteur qui doit évolué, à la fois, dans l'univers traditionnel de l'entre-soi villageois et dans l'univers de l'économie capitaliste qui enserre sa communauté.

Dans les sociétés modernes différenciées, les sujets connaissent souvent des ruptures biographiques. L'enfant qui entre à l'école, le jeune adulte qui rejoint le monde professionnel peuvent être confrontés à des univers sociaux dont les codes sont éloignés de ceux de leur milieu d'origine.

Sont aussi concernés tous les gens qui connaissent une "ascension" sociale ou, a contrario, un déclassement vers le "bas". Dans ces circonstances, ils sont contraints d'adopter des manières de s'exprimer, de se comporter, de penser auxquelles ils ne sont pas pré-disposés.

Ces décalages génèrent des tensions, voire des souffrances, psychiques et corporelles.

le concept d'habitus permet d'envisager pourquoi les gens font ce qu'ils font

Stabilité des habitus

Bien sûr les habitus évoluent en fonction des nouvelles expériences. Mais Pierre Bourdieu avance que leur mode de fonctionnement tend à prévenir les changements radicaux.

En effet, les dispositions initiales opèrent des sélections, dans l'acquisition des nouvelles informations. Elles tendent à rejeter celles qui sont capables de mettre en question les informations accumulées préalablement.

Surtout, l'habitus défavorise l'exposition à des conditions propices au changement.

Comme les dispositions sont à l'origine du choix des personnes et des lieux susceptibles d'être fréquentés, les personnes évoluent généralement, dans des univers sociaux, relativement adaptés à leur habitus et peu déstabilisants.

Reproduction de l'ordre social

La relative stabilité des habitus et la relation qu'ils entretiennent avec les structures sociales objectives expliquent comment l'ordre social se perpétue.

A travers l'habitus, les structures du monde social sont présentes dans les catégories de pensée que les individus mettent en œuvre pour comprendre leur société.

Dans les villages kabyles, le sens de l'honneur est objectivé, "rendu palpable" : par la manière dont les relations entre hommes et femmes sont organisées ; par les expressions langagières ; par les postures corporelles ; par les pratiques et rituels, d'hospitalité, de vendetta, de générosité...

Dès l'enfance, dans ce contexte, les manières de penser sont structurées selon le sens de l'honneur. Et les comportements reproduisent les structures objectives qui conditionnent les mentalités.

Dans la société française, la structuration en classes sociales s'observe dans des réalités concrètes. Elle est rendue tangible : par la géographie des quartiers urbains ; par les différences entre établissements scolaires ou d'enseignements supérieurs ; par la nature des biens consommés (aliments, vêtements,...) ; par les activités de loisirs ; par la nature des relations qui prévalent entre les gens...

Cette différenciation objective trouve son pendant dans les habitus de classe. A leur tour ces goûts s'actualisent dans des préférences, des choix, des classements qui contribuent à perpétuer un monde structuré en classes sociales différenciées.

Le processus de naturalisation

Cette reproduction du monde social s'appuie sur ce que le sociologue appelle le processus de naturalisation.

Les porteurs d'un habitus ne sont pas conscients de ce que leurs manières d'agir ou de penser doivent aux conditions sociales objectives.

Ils vivent leurs goûts comme étant "naturels" ou comme allant de soi et non pas comme résultant de leurs conditions d'existence.

Finalement, une société est le produit des représentations que s'en font des femmes et des hommes. Mais ces représentations sont elles-mêmes le fruit des structures sociales pré-existantes.

Sans le savoir, la plupart du temps, les gens tendent à reproduire l'ordre social, qu'ils occupent une position de dominant ou de dominé, au sein de la société.

Possibilité de changement

L'explication "en boucle" de la relation de détermination, entre structures mentales et objectives, distille une forme de pessimisme.

L'esprit des gens est structuré de manière à reconnaître la légitimité de l'ordre dominant. Dès lors par leurs agissements, ils reproduisent la structuration objective de la société, selon le même ordre. Ce qui renforce encore leur habitus et leur position de dominé, etc.

S'il en est ainsi, comment peut-on gagner en liberté ? Et notamment comment peut-on envisager d'imposer un nouveau modèle de société, reposant sur moins de domination ?

Un premier enjeu concerne la prise de conscience du caractère arbitraire de tous les modèles d'organisation sociale. Là réside la vocation de la sociologie critique.

Toutefois, la simple prise de conscience, bien que nécessaire, n'est pas suffisante. La domination est soutenue par des habitus pré-réflexifs. Ces derniers, on l'a vu, sont peu impactés par les nouvelles informations.

Pour induire un changement, il faut donc, aussi, combattre les instruments sociaux qui permettent l'inscription des habitus dans les corps.

Il faut conjuguer le dévoilement de l'arbitraire de la domination, à l'action sur les structures sociales objectives.

Finalement, les perspectives de changement semblent résider, dans la multiplication des expériences et des contextes de vie, d'éducation et de socialisation qui valorisent les nouvelles valeurs et qui sont susceptibles de les inscrire, dans les corps, sous la forme de dispositions.

Gilles Sarter

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Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les rites d'institutions ou rites de passage possèdent une fonction importante dans l'organisation des sociétés traditionnelles et modernes.

Les analyses qu'en donnent Pierre Clastres et Pierre Bourdieu peuvent paraître différentes, à première vue.  Mais finalement, elles convergent vers l'idée que ces rituels ont pour objectif de déposer la loi sociale au sein des corps et des esprits.

Les rites d'institutions chez les amérindiens

Le livre de Pierre Clastres, La société contre l’État est devenu un classique de l'anthropologie politique. Un chapitre y traite des rites de passage.

P. Clastres, "De la torture dans les sociétés primitives", L'Homme, XIII (3), 1973.Dans les sociétés amérindiennes traditionnelles, les jeunes hommes qui vont devenir des guerriers de plein droit sont soumis à rude épreuve.

Presque toujours les rituels de passage virent à la torture.

Les chairs sont déchirées, lacérées, percées, écorchées... Les techniques et les ustensiles employés sont conçus pour maximiser les douleurs. Souvent les sévices infligés ne cessent qu'avec l'évanouissement de celui qui les subit.

Tout au long de ces épreuves, les victimes doivent afficher l'impassibilité la plus tranquille. Aussi, une interprétation commune veut que ces supplices aient pour objectif de démontrer la valeur morale des futurs guerriers.

Sans récuser complètement cette analyse, Pierre Clastres propose cependant de ne point s'y limiter. Et il engage sa propre interprétation un peu plus loin.

Marquer l'appartenance à la communauté

L'anthropologue s'interroge notamment sur la nécessité de porter atteinte à l'intégrité physique des postulants. Après tout, il existe d'autres façons de démontrer sa valeur ou sa bravoure que d'endurer la torture.

Dès lors, l'objectif qui sous-tendrait l'usage des supplices pourrait bien-être le marquage des corps.

Les rites de passage seraient conçus de manière à laisser des traces ineffaçables. Et, les cicatrices sur les corps tiendraient lieu de mémoire.

Mais de quoi s'agit-il de se souvenir ? De manière indiscutable, les marques témoignent de l'appartenance à la communauté. Ainsi, l'anthropologue rapporte une scène à laquelle il lui fut donné d'assister.

Lors d'un séjour, chez des Guayaki, un groupe dévêtit complètement une jeune Paraguayenne, pour s'assurer de sa "nationalité". Des tatouages découverts sur sa peau attestèrent que les Blancs l'avaient kidnappée durant son enfance.

Cependant, la même question surgit une fois encore. Pourquoi la torture ? Pourquoi recourir à des méthodes particulièrement cruelles? Des techniques de scarification ou de tatouages moins douloureuses sont tout aussi efficaces, pour générer des marques ineffaçables.

secession site consacré à la sociologie et la critique sociale de bourdieu

 

Le message politique du rituel

La réponse de Pierre Clastres à cette question est particulièrement intéressante.

Le rituel recourt à la torture parce qu'il délivre un message politique : chaque prétendant guerrier est semblable à tous les autres. Aucun ne vaut moins que les autres et inversement aucun n'est plus que les autres.

L'égalité entre les individus est scellée par le fait que tous ont enduré la souffrance sans gémir, jusqu'au point de rupture de l'évanouissement. Ainsi, nul ne peut prétendre à une supériorité dans la valeur.

Les traces corporelles seront là pour témoigner à vie, de la valeur égale de tous ceux qui ont surmonté l'épreuve.

Dans le contexte de communautés sans écriture, le corps devient support de la loi. Et la loi ici est loi d'égalité. En effet, ces sociétés ignorent le pouvoir d'un seul sur tous les autres. Si l'institution de la chefferie y existe, elle est, dans les faits, dénuée de tout pouvoir politique et de tout moyen de coercition.

Consacrer la distinction

Pierre Bourdieu analyse les rites de passage, en adoptant une perspective qui peut paraître diamétralement opposée à celle qui précède.

Le sociologue postule, en effet, que ces rituels ont pour fonction première de créer, non pas de l'égalité, mais de la différence entre les gens.

L'objectif qui les sous-tend serait avant tout de légitimer ou de consacrer une séparation : pas entre ceux qui ont subi les épreuves et ceux qui ne les ont pas encore surmontées ; mais bien plutôt entre ceux qui vont les subir et ceux qui ne les subiront jamais.

Par exemple, la circoncision aurait pour but de marquer la distinction entre hommes et femmes, plus qu'entre les garçons circoncis et non-circoncis.

C'est l'idée centrale de Pierre Bourdieu. Ce que l'on appelle communément "rite de passage" a pour fonction de consacrer un état de fait, plus que de marquer un passage.

A ce titre, la circoncision consacre le statut masculin de l'homme, même le plus efféminé. Par opposition, toutes les femmes (même les plus "masculines" dans leurs attitudes ou leurs morphologies) sont cantonnées dans le genre féminin, car elles ne sont pas soumises au rituel.

Appliquée au cas amérindien, cette interprétation signifie que les épreuves rituelles légitiment la différence entre ceux qui vont devenir des guerriers (les jeunes hommes) et celles qui ne le deviendront jamais (les jeunes filles).

C'est pourquoi, plutôt que de parler de rites de passage, le sociologue préfère évoquer des rites de légitimation ou d'institution.

Des rites d'institution plutôt que des rites de passage

En adoptant la dénomination "rite d'institution", Pierre Bourdieu indique que les rituels visent à faire reconnaître comme légitime, des différences qui ne vont pas de soi, mais qui sont des constructions sociales.

L'efficacité symbolique des rites d'institution réside dans leur pouvoir d'action sur le réel. Ils transforment les représentations que les gens consacrés se font d'eux-mêmes. Ils changent aussi le regard et les comportements des autres, à leur égard.

L'acte d'institution impose une identité, une position, un statut. A la personne qui est instituée, il notifie ce qu'elle a à être : "Tu seras un homme, un guerrier, ..."

Dans cette optique, les épreuves que les postulants doivent surmonter sont destinées à produire des gens hors du commun ou des "élites".

la sociologie et l'anthropologie de pierre bourdieu

 

La création sociale des élites

A ce titre, nos sociétés modernes ne sont pas dépourvues de rites d'institution : cérémonies d'investiture, de nomination, de remise de titre ou de décoration...

P. Bourdieu, 1981, "Épreuve scolaire et consécration sociale", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.39.Pierre Bourdieu a livré une étude particulièrement approfondie de l'un de ces rites d'institution modernes : la réussite aux concours d'entrée dans les Grandes Écoles (ENA, École Normale Supérieure, École Polytechnique...).

Le passage par les classes préparatoires aux grandes écoles (CPG) en constitue l'épreuve. Le sociologue montre ce qui distingue les CPG des autres établissements de formation. Il s'agit notamment d'y réduire l'existence des élèves à une succession ininterrompue d'activités scolaires intensives.

Tout se déroule comme si la fonction des CPG consistait à générer une situation d'urgence, voire de panique. Les capacités à faire un usage intensif du temps, à travailler de manière soutenue, rapide et même précipitée y deviennent la garantie de survie des candidats. A ce titre, les classes préparatoires visent la constitution d'un véritable habitus:

L'inculcation de dispositions durables – comme les manières de parler, de se tenir, de gérer l'urgence et la tension, d'organiser et d'exposer les idées,… - devient une composante de l'opération de légitimation des futures élites.

Pour aller plus loin, lire un article sur le concept d' habitus.Si le passage par les classes préparatoires constitue l'épreuve, le concours agit comme le véritable rite d'institution. Le premier candidat "collé" deviendra polytechnicien ou énarque, avec tous les avantages matériels et symboliques afférents. Le dernier ne sera rien :

"Le concours crée une différence du tout au rien, pour la vie."

Déposer la loi sociale dans les corps

Les analyses de P. Clastres et de P. Bourdieu convergent sur l'idée que les rites dits de "passage" opèrent comme des consécrations. Le premier met en avant la consécration d'une égalité indépassable. Pour le second, c'est avant tout une séparation, une distinction entre les gens qui est consacrée.

En y réfléchissant un peu, on ne peut que constater que, chez les Guayaki, le rite institue aussi une inégalité entre les membres de la communauté.

Nous avons vu que d'après P. Clastres, le rite de passage sert à prévenir l'appropriation du pouvoir par un seul guerrier, au détriment des autres. Or les femmes ne participent pas au rituel.

Tout se passe donc comme si la possibilité qu'une femme s'approprie le pouvoir est exclue d'emblée. Le rite qui ne concerne que les garçons consacre donc bien une inégalité entre les deux sexes.

P. Bourdieu, 1982, "Les rites comme actes d'institution", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.43De même, pour Pierre Bourdieu, les rites d'institution légitiment avant tout des distinctions. Mais l'observation montre aussi que le passage par les Grandes Écoles crée des formes d'identités et de solidarités collectives indéfectibles. George Pompidou, par exemple, évoque ses condisciples normaliens en termes d'"princes de l'esprit".

Finalement, les deux analystes se rejoignent sur un autre point essentiel.

L'efficacité d'un rite d'institution repose dans sa capacité à déposer les lois qui organisent le social, dans les corps et les esprits des gens.

© Gilles Sarter

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Sociologie du langage : à propos du « grand oral »

Sociologie du langage : à propos du « grand oral »

Le projet d'introduire un "grand oral" dans la nouvelle formule du baccalauréat a rouvert un vieux débat. Pour les opposants, ce type d'épreuve est discriminatoire. Les classes sociales ne seraient pas égales devant l'expression à l'oral, dans le contexte scolaire. Au contraire, les tenants du projet avancent que celui-ci a justement pour objectif de développer les compétences oratoires de tous les lycéens quelles que soient leurs origines sociales.

En plaçant le débat à ce niveau, on se prive d'aborder des questions plus fondamentales.

Pourquoi discrimine-t-on entre les gens sur la base de leur langage? Qu'est-ce que cela dit sur la manière dont nos sociétés sont organisées ou instituées? A travers ses travaux de sociologie du langage, Pierre Bourdieu a amplement contribué à répondre à ces questions.

Le pouvoir du langage

Le langage officiel ou légitime, c'est celui qui est enseigné à l'école. C'est surtout celui dont la maîtrise est sanctionnée par l'école. Peut-être, dans le futur, par un "grand oral".

Pierre Bourdieu, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Points Essais.De très nombreuses études montrent que les compétences langagières influencent fortement : la réussite dans les études, les chances d'embauche, la promotion professionnelle, l'attention que les médecins portent à l'égard d'un patient, l'inclination des personnes à coopérer avec le locuteur, à l'aider ou à accorder du crédit aux informations qu'il fournit.

Pourquoi un usage spécifique de la langue française détient-il un tel pouvoir, une telle capacité à orienter les actes d'autrui?

Fétichisme du langage légitime

Le langage légitime est paré de toutes les qualités : recherché, noble, choisi, rare, relevé, soutenu, châtié, distingué. Il enferme une référence négative aux autres formes de parlers: commun, courant, ordinaire, familier, parlé ou au-delà, populaire, cru, grossier, relâché, trivial, vulgaire.

Cette opposition tend à faire oublier que la valeur du langage scolaire ne réside pas dans des propriétés intrinsèques.

Elle ne découle pas d'une prononciation "distinguée", ni de la complexité des phrases, ni de la richesse du vocabulaire.

La valeur de la langue légitime résulte de facteurs historiques et sociaux. Si son usage permet d'exercer un certain pouvoir, c'est parce qu'il a partie liée avec l'autorité, c'est-à-dire avec l’État.

Le langage de l’État

Du Moyen-Age jusqu'à la Révolution, le processus d'unification linguistique de la France s'est confondu avec le processus de construction de l’État monarchique.

La langue élaborée à Paris, dans les milieux cultivés, est promue au statut de langue officielle. Utilisée dans la forme écrite et par l'administration royale, elle tend à s'imposer. Elle relègue à l'état de "patois",  les autres langues et dialectes régionaux.

La politique d'unification linguistique du pays est poursuivie par la Révolution. L'enjeu devient la formation de mentalités favorables à la réforme sociale. La langue officielle est promue au statut de langue nationale. Pour les révolutionnaires, il s'agit d'élaborer un nouveau discours d'autorité. Celui-ci comprend un nouveau vocabulaire politique, administratif et idéologique.

La position des bourgeois et des notables provinciaux (curés, maîtres d'écoles, médecins...) a toujours dépendu de la maîtrise des instruments d'expression. En adoptant la langue officielle, ils accèdent au monopole de la politique et de la communication avec le pouvoir central.

A partir, du 19ème siècle, le système d'enseignement gagne en étendue et en intensité. L'école est de plus en plus articulée au marché du travail. Elle permet notamment l'accès aux carrières administratives. Cette articulation joue un rôle déterminant. Elle renforce la hiérarchie entre langue scolaire et dialectes ou usages communs qui perdurent.

Finalement, la langue promue par l’État devient la norme à laquelle toutes les pratiques langagières sont mesurées.

Cette langue possède l'équivalent de juristes: les grammairiens et les Académiciens. Elle bénéficie aussi d'agents d'imposition et de contrôle : les enseignants. Ces derniers sont investis du pouvoir de soumettre à l'examen les performances linguistiques des sujets.

étude sociologique du pouvoir discriminant du langage

Familiarisation et inculcation expresse

De nos jours, presque tout le monde reconnaît l'existence de la langue légitime. En revanche, sa maîtrise est plus inégalement répartie au sein de la population. Pourquoi ?

Les compétences langagières s'acquièrent de deux manières. Premièrement, par familiarisation ou exposition à la langue, notamment dans la famille. Deuxièmement, par l'inculcation explicite, à école.

Les écarts initiaux dans la maîtrise du langage légitime sont fonction du milieu social d'origine. Ici joue la plus ou moins grande proximité, entre la langue parlée dans la famille et la langue officielle. Cette inégalité tend à se reproduire car l'école peine à la gommer. En effet, le rendement de l'inculcation explicite est moindre que celui de la familiarisation.

Le langage est une technique du corps

La pratique d'un langage ne relève pas uniquement de compétences strictement intellectuelles. Elle est liée à un habitus.

La parole s'enracine au plus profond du corps et engage tout le rapport de l'individu au monde social.

Pour en savoir plus, lire notre article sur le concept d' habitusL'enfant apprend à parler dans le cadre de relations intimes. Les personnes avec qui il interagit ne sont pas simplement des maîtres de langage. Une mère, un grand-père, une grande sœur jouent des rôles "totaux". La dimension langagière n'en est qu'un aspect, jamais isolé comme tel. Ce que ces personnes représentent pour l'enfant est sans commune mesure, avec le parler qu'ils offrent à son imitation.

Naturellement, le langage appris au contact de la famille se charge de toute une atmosphère.

Les mots, les tournures de phrase, les expressions enferment un surplus de sens. Ils sont associés à des visions du monde, à des sentiments et des émotions. Ils sont accompagnés de gestuels et de postures qui s'impriment dans le corps.

De plus, l'enfant n'acquiert pas un langage, seulement en écoutant, mais aussi en parlant. Dans son environnement familier, ses paroles sont en permanence soumises à des appréciations. Les sanctions positives ou négatives n'y sont pas uniquement verbales. Elles prennent différentes formes :  regards (approbateurs ou non), tons de la voix, airs (de reproche ou de satisfaction) ou attitudes corporelles (menaçantes, rassurantes...).

Toutes ces injonctions ou suggestions sont très efficaces et difficiles à abolir car silencieuses, insidieuses, insistantes et insinuantes.

Le sens du placement langagier

A l'école, l'enfant apprend la valeur que reçoit, dans ce contexte, le langage appris dans sa famille. Les renforcements ou les démentis constituent en lui, un sens de la valeur sociale des usages de la langue. Il y a le langage valorisé à l'école, chez le docteur, chez les parents ingénieurs d'un camarade...Et puis, il y a le parler de la famille, des copains, de la rue...

Le "sens du placement" linguistique, c'est la connaissance du langage qu'il faut tenir dans un contexte défini.  C'est finalement ce que l'école enseigne le mieux.

Sans préjudice de la bonne volonté des enseignants, cet apprentissage participe aux mécanismes de discrimination sociale et de reconnaissance de l'autorité.

Dans les situations où l'emploi du langage légitime est de rigueur, il impose à ceux qui ne le maîtrisent pas, des efforts vers la correction. Et c'est tout le corps qui répond par sa posture, ses tensions, ses affects aux exigences de la situation. Dans les cas extrêmes, il conduit à perdre "tous les moyens", à se condamner à l'auto-censure, au silence. Voilà comment des gens se trouvent dépossédés de leur propre langue.

Dans les mêmes circonstances, ceux qui ont eu, dans leurs familles, une fréquentation précoce du langage légitime parlent avec aisance. Les exigences d'expression d'un "grand oral" coïncident avec leur manière habituelle de parler.

Le "sens du placement" langagier commande l'intensité de la contrainte que le contexte fait peser sur celui qui parle. Il génère de l'intimidation chez les uns et de la légitimité à s'exprimer chez les autres.

Langage et institution de la société

Le langage légitime est une création sociale et historique. A l'oublier et à rechercher dans ses propriétés intrinsèques la raison de sa valeur sociale, on sombre dans une forme de fétichisme. On absolutise une manière de parler qui est relative, donc arbitraire.

Ce parler a été élaboré pour signifier l'autorité. Il en est venu à conférer du pouvoir à ses porteurs et à créer de la discontinuité dans le social. Aujourd'hui, il continue à opérer ces deux fonctions.

D'un côté, les nouveaux langages de l'autorité (administratifs, juridiques, réglementaires, technocratiques...) ne sont que des versions limites de la langue scolaire.

Par ailleurs, la valeur que les gens attribuent à leur façon de parler est devenue une dimension fondamentale de leur propre valeur sociale, de leur place dans les hiérarchies sociales.

Finalement, l'inculcation de la valorisation d'un registre particulier de langage, joue un rôle déterminant, dans : la structuration de notre société en classes sociales différenciées; l'accaparement de l'autorité par des institutions étatiques et technocratiques autonomisées.

L'introduction d'un "grand oral", dont le nom déjà porte une charge symbolique, s'inscrit dans la continuité de ce modèle de société. Et ce, quelle que soit la proportion des lycéens qui acquerront les capacités oratoires demandée pour réussir cette épreuve.

© Gilles Sarter

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Fatigue de soi ou société de la fatigue?

Fatigue de soi ou société de la fatigue?

Les slogans de la société néolibérale déclinent les thèmes de la "réalisation de soi" et de la performance. Ces invitations permanentes à s'inventer ou à se construire sont en adéquation avec la logique de croissance infinie des marchés. Loin de libérer les individus, elles constituent de nouvelles contraintes. Chez leurs récipiendaires, elles génèrent différentes formes de mal-être.

Société de marché, société de la licence

La société de marché, écrit Christian Laval, ne se développe pas seulement en promettant la jouissance matérielle qui libère de la nécessité. Elle promet aussi l'émancipation à l'égard des traditions, des interdits et des devoirs de tous ordres (sociaux, familiaux, religieux...).

Christian Laval, 2007, L'homme économique.Cette liberté est présentée comme permettant à l'individu de choisir non seulement les biens, mais aussi les êtres, les lieux ou les expériences qui conviennent le mieux à ses perspectives personnelles.

Dans les faits, cette licence qui usurpe le nom de liberté n'est que le masque d'une nouvelle forme de contrainte.

La réalisation de soi

Jusqu'à la fin des années 1960, les individus étaient pris dans les logiques du devoir et de l'interdit. Les gens étaient enjoints de suivre leur destin (religion, école, armée, usine) ou éventuellement de le contester.

Au contraire, la société du marché généralisé tend à se débarrasser de la négativité. C'est qu'en effet, les interdits (moraux, religieux...) finissent d'une façon ou d'une autre par poser des limites à la production et à la consommation.

Pour favoriser la "croissance", il faut donc démonter la négativité. C'est ainsi qu'on tend vers l'abolition générale des barrières.

En premier lieu, la réalisation de soi se substitue à l'observance des devoirs et des interdits. L'individu n'a plus tant à correspondre à ce que l'on attend de lui qu'à être force de proposition.

Invité à "être lui-même", le sujet doit s'inventer et construire son identité à travers tous les possibles (Ehrenberg).

Mais, en réalité, tous les possibles ne se valent pas. La construction de soi en ascète, en adepte de la sobriété, en contemplatif ou en décroissant heureux sied mal à la logique du marché.

C'est pourquoi, l'incitation à "se réaliser" est accompagnée d'une apologie de la performance.

Le sujet performant

Gagneurs, sportifs, aventuriers et autres battants et compétiteurs occupent le paysage médiatique. Le chef d'entreprise tend à incarner l'idéal social. L'entrepreneur qui a réussi contre tous ses concurrents, qui manifeste l'initiative et la responsabilité sert de repère.

A l'instar de ces différentes figures, tout un chacun doit : avoir des projets, se mettre en valeur par la consommation de biens de luxe, "gérer" sa vie, se dépasser sur tous les plans, toujours se remettre en questions, évoluer, "booster" sa carrière et son capital humain, développer ses potentiels ou encore doper son corps et son "mental".

Afin de l'inciter à adopter de telles catégories de pensées et d'actions, le sujet est maintenu dans une illusion: l'accumulation d'argent, de biens, de reconnaissance professionnelle ou d'expériences en tous genres engendre plus de vie et plus de bonheur.

Mais, comme l'accumulation n'a pas de fin, le sentiment d'avoir atteint un but se manifeste toujours de manière fugace.

Les gens ne peuvent jamais en finir avec rien. La gratification attendue est toujours reportée.

Encore une fois, la logique politico-économique qui prévaut est coresponsable de cette perturbation. Le projet de grand marché s'oppose aux formes conclusives. Elles sont bannies car l'inachevé favorise la consommation et la production.

Fatigue d'être soi ou société de la fatigue?

Le sujet en quête de performance n'est jamais gratifié car il ne peut jamais conclure. Mais il ne voit pas qu'il est pris dans une logique dénuée de conclusions. Il se sent au contraire obligé de faire preuve de toujours plus de capacités.

L'impératif de réalisation de soi, dans un contexte où les limites reculent en permanence peut conduire à un mal de vivre, voire à la maladie.

Selon un premier scénario, l'individu finit par être déchiré entre ce qu'il appréhende comme étant impossible et le "tout est possible" que lui renvoie la société. Il en résulte, selon Ehrenberg, une forme de dépression, qu'il appelle "fatigue d'être soi".

Alain Ehrenberg, 1998, La fatigue d'être soi.Celle-ci se caractérise par un renoncement, un manque de motivation, un défaut de projet qui sont l'envers exact des normes de socialisation actuelles.

Byung-Chul Han envisage un autre scénario. Le sujet pris dans la logique de la performance est à la fois victime et bourreau. Il s'imagine seigneur et se révèle valet.
Byung-Chul Han, 2014, La société de la fatigue.Finalement, il s'exploite lui-même jusqu'à se consumer complètement (burn-out) ou à sombrer dans différentes formes de surexcitation et d'addiction.

Euphémisation de la domination

Les deux auteurs se rejoignent sur l'idée que l'échec, sur le plan de la performance, est vécu sur le mode de la responsabilité personnelle. Il y a là un véritable processus d'euphémisation de la domination.

L'agressivité de la norme sociale est transmuée en dévalorisation et honte de soi.

Lisez aussi nos autres articles de critique sociale.Grâce à ce coup de force symbolique, la différence est de moins en moins tracée entre la souffrance individuelle et l'injustice sociale.

La mobilisation sociale en vue de plus d'équité en pâtit. Ce ne sont plus des groupes ou des classes qui se battent entre eux, mais le sujet performant qui est en lutte avec lui-même.

Axel Honneth, 2000, La lutte pour la reconnaissance.En revanche, Axel Honneth avance que l'émergence de mouvements sociaux pourrait découler de l'interprétation des souffrances individuelles, en termes collectifs. Autrement dit, les gens peuvent être amenés à comprendre que les maux dont ils souffrent ne leur sont pas particuliers.

Le mal-être est partagé par des groupes tous entiers. Il résulte de facteurs sociaux. Si cette idée gagne en influence, alors les expériences individuelles de la souffrance peuvent fournir le motif d'une lutte collective pour réformer la société.

© Gilles Sarter

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Capital Humain : le nouveau sujet néolibéral

Capital Humain : le nouveau sujet néolibéral

L'extension du marché à toutes les dimensions de la vie humaine constitue le versant le plus notoire du projet néolibéral. Le façonnement des personnes en "entrepreneur de soi" en constitue un aspect moins connu.

Le capitalisme libéral

Michel Foucault rappelle que les théoriciens du capitalisme libéral (XVIII-XIXè. siècles) s'appuyaient sur un principe fondamental : "en ce qui concerne le marché, on gouverne toujours trop".

Selon les libéraux les instruments de gouvernement (administrations, lois, subventions et autres mesures incitatives ou répressives) ne peuvent qu'entraver le bon fonctionnement du marché.

Ce parti pris repose sur deux postulats. L'individu ferait, naturellement, des choix lui permettant de maximiser ses profits. Et la maximisation des intérêts individuels serait le meilleur moteur de la prospérité collective.

Le travailleur libre

Michel Foucault, Cours au Collège de France (1979).Le capitalisme libéral a appuyé son développement sur le concept de « travailleur libre ». Celui-ci renvoie à la conception d'un individu, propriétaire de sa force de travail et qui peut l'échanger contre un salaire.

Pour Karl Marx, c'est en réalité un travailleur aliéné ou dépouillé qu'il faut entrapercevoir derrière cette notion. Dépossédé il l'est, du choix, des moyens et des produits de son travail. Car, c'est l'employeur qui décide de l'usage de la force de travail et qui est propriétaire des produits.

Néanmoins, la notion de travailleur libre implique que la personne humaine n'est pas réductible à sa force de travail. Elle possède aussi une dimension interne dont on ne peut pas la déposséder.

Cette subjectivité a des besoins et des aspirations dont les modalités de réalisation échappent au cadre du marché : amour, piété, culture, santé...

Le travailleur libre tel que l'envisage la conception libérale est donc un être clivé, constate le philosophe Michel Feher.

Il est d'abord scindé en une dimension interne dont il ne peut être dépouillé et une force de travail qu'il peut louer. Il est aussi partagé entre la satisfaction de ses aspirations d'ordre psycho-affectives et l'optimisation de ses intérêts matériels. Enfin, le travailleur libre évolue dans deux sphères distinctes : celle de la reproduction (vies familiale, sociale, religieuse...) et celle de la production (le marché).

Le type de sujet qui est à la fois présupposé et visé par les politiques néolibérales est différent.

Le néolibéralisme

Après la seconde guerre mondiale, les pères fondateurs du néolibéralisme – parmi lesquels Friedrich Hayek, Milton Friedman et les membres de l’École de Chicago – considèrent que le libéralisme est en grande difficulté. Sont mis en cause le renforcement du socialisme, à l'Est et le développement des politiques interventionnistes des États, à l'Ouest.

Afin de contrecarrer cette tendance, les néolibéraux renoncent au principe de non-intervention des libéraux.

Ils n'appréhendent plus le marché et la compétition marchande comme des phénomènes "naturels" qu'il faut préserver. Ils les envisagent plutôt comme des formes sociales qu'il s'agit de créer et de reproduire.

Pour ce faire, ils confient à l’État, la mission d'étendre la logique marchande à tous les domaines de la vie humaine. Sont également compris ceux que le régime libéral plaçait en dehors du marché. C'est-à-dire la sphère de la reproduction : santé, éducation, culture...

Il est donc faux de penser que le néolibéralisme n'est pas politique. Bien au contraire, on peut même dire qu'il est toujours politique. Pour l'anthropologue, David Graeber (Bureaucratie, 2017):

"Le néolibéralisme est la forme de capitalisme qui donne systématiquement priorité aux impératifs politiques sur les impératifs économiques."

Cette action politique concerne, au premier chef, la promotion d'un nouveau modèle de sujet humain. Le but déclaré est d'amener tout le monde à penser et à se comporter en entrepreneur.

Le capital humain

La notion de "capital humain" (théorisée notamment par Gary Becker) sert de soubassement à cette stratégie. Le concept définit chacun de nous comme un stock d'acquis, explique Michel Feher :

"Tout ce dont j'hérite, tout ce qui m'arrive et tout ce que je fais contribuent à l'entretien ou à la détérioration de mon capital humain."

Notre capital humain inclut nos potentialités (capital génétique, pré-dispositions physiques et mentales) ainsi que nos réseaux de relations sociales  (familiales, amicales, professionnelles...). Il englobe toutes nos expériences, connaissances et compétences. Nos pratiques d'entretien de notre santé corporelle et mentale en font également partie : diète, sport, vie amoureuse et sexuelle, loisirs...

Dans cette conception, l'individu est poussé à adopter une logique d'accroissement de son capital. L'objectif proposé est de le convertir en toutes sortes de bénéfices monétaires ou autres.

Ainsi, les médias, le système éducatif et le monde du travail diffusent l'injonction permanente à engranger:  les stages, les formations, les pratiques sportives ou psychotechniques (méditation, yoga...), les voyages, les relations sociales... Cette incitation est sous-tendue par la perspective d'en récolter des profits de toutes sortes: argent, faveurs, services, plaisirs...

Par exemple, la pratique d'activités physiques intenses peut représenter l'équivalent d'un capital. A ce titre, elle peut apporter des avantages, dans le cadre de la sélection scolaire et professionnelle, de la séduction érotique ou par le biais d'une mise en scène positive de soi (comme battant, compétiteur, endurant...).

L'entrepreneur de soi

Dans le même temps qu'elles façonnent les subjectivités, les politiques néolibérales s'attaquent aussi à la réforme des structures objectives de la société :

Précarisation du travail salarié, généralisation du crédit à la consommation, retraite par capitalisation, privatisation de l'assurance santé et de l'éducation, sélection à l'entrée des universités, incitation à orienter l'épargne vers la bourse,...

Toutes ces mesures concourent à produire un environnement, dans lequel les gens sont effectivement contraints d'adopter une logique d'entrepreneur. Qu'il s'agisse d'être recrutée pour un emploi, d'accéder à un logement, d'être sélectionnée par une école supérieure ou de négocier un prêt bancaire:

Chaque personne doit être en mesure de se rendre attractive. Pour ce faire, elle doit présenter les dimensions pertinentes de son capital humain. C'est-à-dire celles qui génèreront des profits, pour ceux qui investiront en elle (employeur, école, banquier...).

Vers un habitus d'entrepreneur de soi ?

Le projet néolibéral vise l'effacement des deux formes de clivage qui prévalaient sous le capitalisme libéral. L'entrepreneur de soi abolit l'être scindé, entre son intimité et sa force de travail. Le grand marché dissout la frontière entre sphères de la production et de la reproduction.

La force de propagation de ce modèle réside dans la conjugaison de ces efforts. Ceux-ci visent la transformation simultanée des mentalités et du monde social objectif.

Explorez nos autres articles sur la critique sociale.Les conditions nécessaires à la production d'un habitus d'entrepreneur de soi tendent à être réunies. Les individus seraient alors portés à se considérer comme gestionnaires d'un capital humain. De manière pré-réflexive, ils chercheraient en toutes circonstances à accroitre ce capital et à en retirer des profits. La logique marchande, la sélection, la compétition seraient vécues comme "naturelles" ou comme "allant de soi".

Selon le constat de Pierre Bourdieu, il n'y a rien de plus difficile à révolutionner que ces structures mentales pré-conscientes.

D'ores et déjà, chacun peut essayer d'identifier les situations, dans lesquelles il se comporte en entrepreneur de lui-même. Il peut aussi s'interroger sur les autres possibilités d'être.

© Gilles Sarter

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Pouvoir du numérique : la leçon des hommes infâmes

Pouvoir du numérique : la leçon des hommes infâmes

A partir de petits textes issus d'archives de l'administration royale (18ème siècle), Michel Foucault file une réflexion sur l'articulation entre le discours, le quotidien et le pouvoir. Ses conclusions demeurent pertinentes pour décrire comment les entreprises du numérique exercent leur pouvoir.

La renommée des hommes infâmes

Les hommes infâmes de Michel Foucault sont des personnes qui ont été l'objet de lettres de dénonciations, de rapports de police ou d'enfermement. De leur passage en ce monde, il ne reste que quelques lignes extraites d'archives officielles du 18ème siècle :

 - "Mathurin Milan, mis à l'hôpital de Charenton le 31 août 1707 : "Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d'avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdus, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois." (rapport d'enfermement)

 - "Nicolas Bienfait, cocher de remise, est un homme fort débauché qui tue sa femme de coups, et qui vend tout ayant déjà fait mourir ses deux femmes dont la première il lui a tué son enfant dans le corps." (lettre de dénonciation)

Rien ne prédisposait ces individus à laisser des traces qui parviennent jusqu'à nous. C'est pourtant ce qui s'est passé. Dès lors, Michel Foucault peut jouer avec le mot "infâme".

Le terme est emprunté au latin. Il est composé de in- (privatif) et de fama (renommée, réputation). L'infâme est privé de renommée. Ironiquement, c'est précisément grâce aux mots destinés à rendre ces personnes "infâmes" (ignobles, viles, répugnants), que la mémoire de leur existence a traversé les siècles.

Si le souvenir de ces vies ordinaires a été préservé, c'est parce qu'à un moment donné, l'attention du pouvoir a été attirée, sur elles.

Placets, lettres de cachet, enfermement

Or l'époque à laquelle ont vécu ces "hommes infâmes" constitue, selon Michel Foucault, un moment important de l'histoire du pouvoir. C'est celui pendant lequel a été instauré un système, fondé sur les placets, les lettres de cachet et l'enfermement.

Le mécanisme en est bien connu. Un écrit est déposé auprès de l'administration royale pour porter plainte ou demander justice, à l'encontre d'un individu. Ce placet s'il est recevable donne lieu à l'émission d'une lettre de cachet royale qui ordonne l'enfermement de la personne visée.

On a pris l'habitude d'associer le système des lettres de cachet à l'arbitraire d'un monarque absolu. Mais il faut comprendre que ce pouvoir était une sorte de service public.

L'enfermement d'un sujet hors des voies de la justice régulière était souvent la réponse à une requête venue d'en-bas.

Dans la plupart des cas, le recours à la lettre de cachet était sollicité contre quelqu'un par son entourage : le père contre le fils, l'épouse contre le mari, le voisin contre le voisin, le commerçant contre son concurrent...

Michel Foucault, 1994, Dits et écrits, tome II, pp. 237-253.Une enquête devait la précéder. La police était chargée de recueillir les témoignages et d'établir la véracité des accusations.

Le mécanisme "placet - lettre de cachet -enfermement" dura environ un siècle. Il fut limité à la France mais il joua un rôle important. Il a, en effet, établi un nouveau type de rapport entre le pouvoir, le discours et le quotidien.

L'emprise du pouvoir sur l'ordinaire

Premièrement, ce système a permis à la souveraineté politique de s'insérer au niveau le plus élémentaire du corps social : au sein des familles et entre les sujets les plus humbles.

Les disputes de voisinage, les querelles entre enfants et parents, les mésententes au sein des ménages, les chamailleries entre voisinages étaient traditionnellement traitées par les individus eux-mêmes. Dorénavant, elles s'ouvrent aux contrôles administratifs et politiques.

L'intervention du pouvoir politique, dans les rapports quotidiens devient acceptable. 

Cette intervention de l'autorité royale est même souhaitée. Par les placets, les gens cherchent à attirer son attention. Ils veulent en user pour eux-mêmes, à leurs propres fins et contre les autres.

Deuxièmement, le nouveau dispositif systématise l'usage de la dénonciation, de la plainte, de l'enquête, du rapport, du mouchardage, de l'interrogatoire.

Il en naît une infinité de discours qui portent sur la vie quotidienne et ordinaire. Les comportements les plus banaux, les passions et les désirs sont offerts aux prises des gouvernants.

Tout ce qui est ainsi récolté est enregistré par écrit et conservé par archivage.

Le système des lettres de cachet ne dura qu'un siècle. A partir du 19ème siècle, le pouvoir exercé au niveau de la vie quotidienne n'est plus celui du roi.

Mais l’État et son réseau d'institutions diverses (justice, police, médecine, psychiatrie, école...) poursuivent l’œuvre de collecte et de traitement d'informations en tous genres, portant sur le quotidien des gens.

Il en résulte la constitution d'une nouvelle forme de savoir-pouvoir, applicable à la gestion et au contrôle de la vie des populations.

Les hommes infâmes du net

De nos jours, l'articulation entre le quotidien, le discours et le pouvoir ne relève plus uniquement du politique. Elle constitue aussi un enjeu pour les entreprises du numérique : Google, Facebook, Netflix, Uber, Spotify...

Les mécanismes du pouvoir tels qu'initiés au 18ème siècle sont encore à l’œuvre.

D'abord, la possibilité est offerte à la masse anonyme des gens, de parler d'eux-mêmes.

Ensuite, comme à l'époque des lettres de cachet, le discours sur le quotidien est mis en circulation, dans un dispositif de pouvoir qui est bien défini et délimité. Les sociétés du web fixent unilatéralement les règles d'utilisation de leurs applications. Les algorithmes qui gèrent le fonctionnement des outils sont imposés et généralement méconnus des utilisateurs.

Les informations sur le quotidien ordinaire, jusque là obscures et intimes, sont portées sous le regard des dirigeants des entreprises concernées.

Tout ce qui relève des existences, des comportements, des passions, des intérêts, des goûts est archivé, consulté, analysé.

Enfin, de ce savoir sur l'ordinaire résulte la possibilité d'une intervention souveraine.

Les entreprises citées sont en mesure d'anticiper ou d'orienter nos comportements, nos désirs et nos choix : fil d'actualités, résultats de recherche, sélection du partenaire idéal ou de la prochaine vidéo à regarder... Elles établissent des profils “à risque” (santé, sécurité, assurance voiture...) ou “prometteurs” (sélection professionnelle ou scolaire) qui impactent directement la vie des individus.

Le pouvoir du numérique opère sur les registres de la séduction et de la bienveillance. Il incite, suscite et produit plutôt qu'il n'interdit et punit.

Découvrez nos autres articles de critique socialeNous sommes plus ou moins prompts et enclins à nous y soumettre. Et peut-être d'autant plus que nous aspirons à nous mettre en scène. Aussi, il paraît utile de garder en mémoire la leçon d'ironie que Gilles Deleuze prête à Michel Foucault. Les hommes infâmes  sont des hommes ordinaires qui ont été brusquement tirés à la lumière parce que le pouvoir s'est intéressé à eux:

"Il se peut que la gloire ne procède pas autrement : être saisi par un pouvoir, une instance de pouvoir qui nous fait vivre et parler."

 © Gilles Sarter

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Capital symbolique, don et contre-don

Capital symbolique, don et contre-don

Le don oblige. A ce titre, il a partie liée avec le pouvoir et la domination. C'est l'un des enseignements que livre l' Essai sur le don (1924), de Marcel Mauss.

C'est en poursuivant l'analyse de la logique du don et du contre-don que Pierre Bourdieu a forgé la notion de capital symbolique. Ce concept occupe une position centrale parmi les instruments de sa pensée.

Don et hiérarchie : le potlatch

Lors des cérémonies du potlatch (Amérique du Nord) et du kula (Papouasie), le don intervenait pour fixer les hiérarchies et les alliances politiques.

Franz Boas (1858-1942) a observé que les Indiens Kwakiutl de la côte nord-ouest des États-Unis, passaient l'hiver dans une fête perpétuelle qu'ils appelaient potlatch.

Les festivités rassemblaient plusieurs tribus, pour des échanges de cadeaux entre les représentants des communautés. Ces libéralités pouvaient aller jusqu'à la destruction somptuaire des richesses.

Le but poursuivi au cours de cette « lutte de générosité » était d'établir une hiérarchie entre les nobles. Le plus fort était celui qui avait offert le plus de richesses.

Des profits ultérieurs rejaillissaient sur le clan du vainqueur.

Don et alliances: le kula

Autre institution fondée sur le don, le kula, a été étudiée par Bronislaw Malinowski (1884-1942). Dans les îles Trobriand (Papouasie Nouvelle-Guinée), le kula concernait les chefs de flottes et de villages. Il revêtait deux formes.

Lors des grandes expéditions maritimes, on partait sans rien à échanger et sans rien demander. On affectait de seulement recevoir l'hospitalité, la nourriture et les cadeaux de la tribu visitée.

A charge de la tribu visiteuse de recevoir ses hôtes, l'année suivante et de rendre les cadeaux avec usure.

Dans les kula de moindre envergure, les chefs s'échangeaient des cadeaux précieux (brassards de coquillages et colliers). Ces dons s'effectuaient de manière très ritualisée et solennelle. Toute la tribu s’enorgueillissait des bijoux reçus par son chef.

Mais celui-ci ne devait pas être trop long à se défaire de ces présents, lors de kula suivants. La circulation des bijoux devait être incessante.

L'enjeu de cet entrecroisement de cadeaux était de tisser des liens durables, de proscrire la haine et la guerre, entre les protagonistes.

Le hau : l'âme de la chose donnée

Dans le potlatch aussi bien que dans le kula, ce sont les mêmes mécanismes d'obligation par le don qui jouent.

Mais quelle est cette "force" présente dans le don qui fait que les deux protagonistes se sentent attachés l'un à l'autre ?

Marcel Mauss élabore une réponse à cette question, à partir de l'examen du concept de hau. Chez les Maori (Nouvelle-Zélande), une catégorie d'objets (nattes de mariage, décorations, talismans) répondait au nom de taonga.

Les théories de Marcel Mauss ont donné naissance au Mouvement anti-utilitariste dans les sciences-sociales (M.A.U.S.S.)Ces objets étaient fortement attachés à la personne, au clan, par un hau. Il s'agissait d'une sorte de pouvoir spirituel dont les taonga étaient le véhicule. Il s'en suivait qu'offrir ces objets s'accompagnait d'un transfert du hau.

On comprend que dans ce système d'idées, il fallait rendre au donateur initial ce hau qui constituait une parcelle de sa substance. Pour ce faire, le donataire offrait un autre taonga, nouveau véhicule du hau.

L'obligation de réciprocité

De cette analyse, Marcel Mauss retire une certaine compréhension du lien créé par la transmission d'un don.

"Présenter quelque chose à quelqu'un, c'est présenter quelque chose de soi (…) Accepter quelque chose de quelqu'un, c'est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme."

Ainsi, la conservation de la chose serait dangereuse et mortelle car elle donnerait prise magique et religieuse sur le donataire.

Si le don a partie liée avec l'autorité ou le pouvoir d'agir sur autrui (y compris celui d'en faire un allié), c'est parce qu'il implique systématiquement l'obligation de la réciprocité.

Tout don appelle un contre-don. Le contre-don peut prendre une forme différente de celle du don. En contre-partie d'un objet on peut rendre une prière, une bénédiction. A la suite d'un service rendu, on peut offrir un repas...

Mais tant que la réciprocité n'est pas accomplie, le donataire reste dans la dépendance du donateur.

L'écran du temps

Dans son analyse des mécanismes du don (Le sens pratique, 1980), Pierre Bourdieu met l'accent sur le rôle de cette durée particulière qui peut séparer un don de sa contrepartie.

L'intervalle de temps entre le don et le contre-don peut avoir pour fonction de faire écran entre les deux actes. Il leur permet ainsi d'apparaître comme uniques et sans lien.

Une multitude de formes de dons parcourent les communautés traditionnelles et rurales kabyles  : présents effectués lors des grandes et des petites célébrations de la vie familiale (mariage, naissance, première lactation d'une vache, récolte...), fêtes religieuses, festins organisés dans les mêmes occasions et pour la réception d'hôtes à l'improviste, services et prestations offerts dans le cadre de travaux agricoles (prêts d'animaux, renfort de main d’œuvre pour construire un bâtiment ou pour la récolte...).

Dans ce contexte culturel, la contrainte est très grande. Et la liberté de ne pas rendre un don est infime. Mais la possibilité existe quand même et donc la certitude n'est pas absolue.

"Tout se passe donc comme si l'intervalle de temps (...) était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour. Et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le don initial."

Par exemple, plusieurs mois s'écoulent entre le prêt d'un bœuf pour labourer un champ (don de force de travail) et le contre-don, sous la forme de grains. Pendant tout ce temps, le propriétaire de l'animal et l'emprunteur refoulent la vérité objective de ce qu'ils font.

La générosité comme habitus

Au moment du prêt, le propriétaire ne dit pas "tu me donneras du blé en échange du fait que je te prête un bœuf" ou "tu me rendras au moment de la récolte." Non. Il laisse l'échéance et la valeur du contre-don dans le vague.

Ainsi, chacun des deux actes, le prêt du bœuf et le don de céréales peuvent apparaître comme deux démonstrations indépendantes de générosité.

Si cette occultation du donnant-donnant fonctionne, c'est parce que les deux hommes sont pré-disposés à adopter des comportements généreux. Ils ont appris à valoriser les actes dépourvus d'intentions ou de calculs.

Depuis l'enfance, ils sont immergés dans une société où le don est institué dans les faits (dans les multiples circonstances que nous avons décrites) et dans les corps, comme habitus.

Par le langage verbal (les injonctions du groupe ou la culture orale), par l'observation des situations de l'existence ordinaire ou par les suggestions silencieuses (regards approbateurs, airs de reproches...), les agents ont acquis des dispositions à donner, à se montrer généreux, à apprécier la générosité.

Les pratiques généreuses participent au sens de l'honneur qui régit l'ensemble des conduites sociales. Cet ensemble de dispositions, cet habitus, est partagé par tous les membres de la communauté.

C'est ainsi que dans la situation du prêt de l'animal, les villageois s'accorderont à dire que les deux agriculteurs ont fait ce qu'il y avait à faire. Que ça allait de soi. Qu'il n'y avait pas autre chose à faire pour des hommes d'honneur.

A lire aussi notre article sur la notion d'habitusEt de chacun des deux agriculteurs, on pourra dire : "Quel honnête homme ! Quel homme généreux !"

Le capital symbolique

Dans le cadre de la société kabyle, tout se passe donc comme si le don n'appelait plus un contre-don.

Comme si la reconnaissance de la dette se transformait en reconnaissance tout court. C'est-à-dire en sentiment durable à l'égard de l'auteur de l'acte généreux.

Cette reconnaissance bien sûr appelle des profits matériels. L'homme reconnu pour sa générosité est aussi celui qui bénéficiera des plus grandes libéralités. Celui sur qui l'on sait pouvoir compter sera celui à qui on prêtera volontiers assistance. Sans même qu'il ait besoin de le demander.

Cette sorte de reconnaissance qui exerce des effets, qui attire des profits, c'est ce que Pierre Bourdieu appelle le "capital symbolique".

Le capital symbolique est une propriété (générosité, sens de l'honneur,...) qui lorsqu'elle est perçue par les agents sociaux devient efficace, "telle une véritable force magique" : on donne un ordre et on est obéi ; on sollicite un service, on l'obtient ; on est reçu comme hôte et l'on jouit de la meilleure hospitalité...

La condition cruciale, essentielle et nécessaire de la transformation d'une propriété en capital symbolique, c'est sa reconnaissance par les agents.

Or comme on l'a vu, cette reconnaissance n'a rien d'un acte intentionnel ou d'une croyance expressément professée et révocable. Elle repose au contraire sur un habitus, sur un ensemble de prédispositions à reconnaître et à évaluer le capital symbolique. Cet habitus fonctionne sur un mode pré-réflexif.

L'importance du contexte social

Tout habitus est propre à un contexte social.

Pour cette raison, une propriété qui est convertible en capital symbolique dans un environnement social ne l'est pas forcément dans un autre. Par exemple, le sens de l'honneur ou de la générosité confèrent moins de capital symbolique dans les sociétés modernes que la fortune, les diplômes ou les fonctions professionnelles.

De la même façon, lors de mutations sociales importantes, le capital symbolique peut se déplacer vers de nouvelles propriétés. C'est ce qui se passe lors du passage de la société de l'honneur à la société capitaliste.

Les stratégies des agents, leurs critères d'appréciation et d'évaluation des comportements sont transformés. Le prêt d'un bœuf sans spécification de la contre-partie n'est plus considéré comme un acte de générosité qui confère du prestige. Au contraire, il apparaît comme signe de naïveté, d'irrationalité ou de non sens.

Il en est autrement lorsque le propriétaire sait évaluer la valeur monétaire que représente le prêt de l'animal. S'il sait, en plus, tirer un bénéfice de la location, il acquiert du capital symbolique. On le "considère" et on lui témoigne le respect dû à un gestionnaire avisé. On apprécie en lui l'homme d'affaires qui sait faire fructifier son bien.

Le concept de capital symbolique occupe une place centrale parmi les instruments de la pensée de Pierre Bourdieu.

Il l'a mobilisé pour l'analyse de différents phénomènes sociaux : univers de l'art, domination masculine, fonctionnement de l’État dans les sociétés modernes... Nous aurons l'occasion d'en reparler.

© Gilles Sarter


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La raison mutilée

La raison mutilée

La marchandisation généralisée conduit à un amoindrissement de la pensée rationnelle. Selon T.W. Adorno, nous pouvons résister à ce processus de mutilation de la raison, en préservant notre capacité d'imitation affectueuse.

L'imitation faculté primordiale

L'imitation, écrit Theodor W. Adorno (1903-1969), joue un rôle fondamental dans l'élaboration de l'esprit humain :

"Le principe de l'humain est l'imitation : un être humain ne devient vraiment humain qu'en imitant d'autres êtres humains".

Plus précisément, la capacité d'imiter constitue, pour le philosophe, un préalable nécessaire au développement de la pensée rationnelle.

Or T.W. Adorno voit, dans la généralisation des échanges marchands, une entrave au déploiement de cette faculté d'imitation.

Il en résulte que l'extension de la marchandisation à tous les secteurs de la vie sociale génère une forme de rationalité incomplète, mutilée.

L'imitation par le jeu

Le sociologue américain G.H. Mead (1863-1931) a illustré l'importance de l'imitation, pour la formation de la pensée, à travers deux stades du jeu enfantin.

Le "jeu libre" constitue un premier stade. Dans ce contexte, l'enfant joue en adoptant librement différents rôles : le malade et le médecin, le méchant et la super-héroïne...

Le joueur communique avec lui-même, en imitant tour à tour, un ou plusieurs partenaires. Pour ce faire, il alterne les points de vue et mime différents états psycho-affectifs. Par exemple, il joue une situation de conflit et mime, tour à tour, la colère, l’agressivité, la peur...

Le "jeu réglementé à plusieurs" marque un second stade. L'enfant doit pouvoir imiter simultanément, en lui-même, les attentes et les réactions de tous les participants. Ce préalable est nécessaire afin qu'il puisse endosser correctement son propre rôle, dans la partie.

Par exemple, s'il joue à cache-cache, il doit envisager les besoins et les objectifs des "chasseurs" et des "chassés". Il doit même être en mesure d'adopter les émotions des différents protagonistes : frayeur et surprise d'être découvert, excitation lié à la recherche...

L'imitation sous-tend la rationalité

On comprend mieux, maintenant, l'importance de l'imitation, pour le développement de la pensée rationnelle.

Dans ce contexte, "rationnel" ne renvoie pas à un raisonnement de logique explicite. Le terme fait plutôt référence à une capacité d'orienter nos actions, en fonction de résultats escomptés et en envisageant les conséquences de nos actes.

Premièrement, par l'imitation, nous prenons conscience que les comportements de nos partenaires reposent sur des intentions et des ressentis. Nous apprenons à aborder le monde, en les prenant en considération.

Cette aptitude, nous pouvons même l'étendre à des êtres non doués de parole. Par exemple, nous pouvons traiter les fins adaptatives d'une plante comme s'il s'agissait d'intentions. Et nous sommes en mesure de les prendre en compte, dans une perspective rationnelle.

Deuxièmement, un raisonnement bien mené doit nous servir à envisager ce que nos propres comportements signifient pour nos vis-à-vis.

Or comme le remarque G.H. Mead, il n'y a qu'un seul moyen d'acquérir cette faculté. Il faut que nous imitions simultanément, en nous-même, les sentiments ou les attitudes que nos gestes vont engendrer, chez nos partenaires.

Troisièmement, l'imitation permet d'enrichir la gamme de nos états affectifs.

Et Theodor Adorno appartient, avec Spinoza et Nietzsche, à une lignée de philosophes, pour laquelle les émotions et les sentiments sont intrinsèquement liés à la rationalité.

Par exemple, il évoque l'amour, indissociable de la mémoire qui veut conserver ce qui pourtant passera. Il cite aussi le désir ou la peur qui jouent sur notre perception des faits. Enfin, il rappelle que les actions que nous projetons d'effectuer sont généralement hiérarchisées, en fonction des affects associés aux résultats attendus.

Un affectueux intérêt

Theodor Adorno pense même qu'une pulsion affectueuse sous-tend notre faculté d'imitation. Dans le jeu, l'enfant est motivé par l'envie bienveillante d'adopter un rôle, de se mettre à la place d'autrui.

Pour le philosophe, cet intérêt affectueux constitue la "source primitive de l'amour".

Une véritable connaissance devrait donc conserver en elle, cette impulsion originelle de l'imitation pleine d'amour.

La marchandisation et l'atrophie de la raison

Pourtant, la généralisation de la marchandisation contrarie cette disposition. Elle conduit même à l'amoindrissement de la capacité d'imitation.

Dans le contexte du capitalisme, il existe une tendance à réduire toutes choses à l'état de marchandise : les personnes, les objets, les éléments naturels et même, les relations sociales ou les sentiments des gens.

Tout devient équivalent dans la mesure où il peut être converti en valeur monétaire. Un être humain, sa vie, sa santé, ses émotions... représentent la même valeur monétaire que tant de chaises, de barils de pétroles, d'hectolitres d'eau...

Le philosophe appréhende cette forme d'équivalence comme une perversion de toutes les perceptions :

"La qualité des choses cesse d'être leur essence et devient l'apparition accidentelle de leur valeur."

Dans un contexte où tout est réductible à une valeur monétaire, la capacité d'imitation n'est plus nécessaire, pour orienter nos comportements.

La mutilation de la raison

La raison s'affaiblit une première fois lorsqu'il n'est plus nécessaire d'imiter ce qui apparaît d'abord comme étranger. Un autre affaiblissement survient lorsque le penseur n'est plus incité à abandonner son propre point de vue, pour adopter celui d'autrui.

Les possibilités d'enrichir la gamme des sentiments et des émotions, acquis dans l'imitation et la réciprocité, s'amoindrissent. Comme ces éléments affectifs nourrissent la pensée rationnelle, cette dernière se voit coupée des conditions de son épanouissement.

Il en résulte la formation d'une raison amoindrie, réduite à sa dimension instrumentale.

Dans le monde de la marchandisation généralisée, les gens sont engagés à focaliser leur faculté rationnelle, sur le calcul égocentrique de données comptables : coûts, pertes, gains formulés en termes de valeurs.

"Croire qu'il n'y ait rien à craindre de ce déclin fait déjà partie du processus d'abêtissement."

Une capacité de résistance

Pour autant, la pensée de T.W. Adorno n'est pas complètement pessimiste. Le philosophe pense qu'une capacité de résistance couve en nous.

Nous ne pouvons pas exprimer pleinement notre potentiel. Ce refrènement de la raison occasionne une sensation de souffrance.

Les expériences de la première enfance ont laissé des traces dans notre mémoire somatique. Notre désir affectueux d'imitation n'a pu être complètement effacé.

Lisez aussi nos autres articles de critique sociale.La pulsion d'imitation amoureuse est contrariée par le processus de marchandisation. Cette contrariété génère un sentiment de malaise. De cette manière, les aberrations de la forme de vie capitaliste restent perceptibles aux individus.

Cette souffrance ou ce mal-être déterminent un besoin de guérison. Ils éveillent le désir de s'affranchir des entraves que le processus de marchandisation et sa raison mutilée tentent d'imposer à notre esprit.

© Gilles Sarter

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Euphémisation : la domination s’impose mieux masquée

Euphémisation : la domination s’impose mieux masquée

Les relations de domination constituent, selon Pierre Bourdieu, des éléments de base de l'organisation des sociétés. L'exercice de la domination est parfois dissimulé. Il est rendu méconnaissable afin d'être mieux imposé. Ce mécanisme de dissimulation, le sociologue l'appelle "euphémisation".

L'euphémisation de la domination

Rappelons qu'un euphémisme est une figure de pensée. Grâce à un euphémisme, on atténue une idée dont l'expression directe aurait quelque chose de brutal : "rejoindre les étoiles", "s'en aller" pour signifier "mourir"...

L'euphémisation de la domination consiste a rendre inconscient les mécanismes par lesquels cette dernière s'exerce.

Pour être plus précis, l'euphémisation fait passer la domination pour quelque chose d'autre que ce qu'elle est.

Pierre Bourdieu a décrit dans le détail deux exemples de ce phénomène d'occultation.

Le premier concerne la relation entre des propriétaires terriens et des métayers. Il a pour cadre des communautés villageoises kabyles, dans les années 1960.

Le seconde prend place au sein de notre société. Le sociologue l'appelle le "racisme de l'intelligence".

La domination "enchantée" sur le modèle familial

khammes est le terme kabyle (mais aussi arabe) qui désigne une sorte de métayer. Celui-ci cultive une terre qui ne lui appartient pas. En échange de son travail, il conserve un cinquième de sa récolte. Les quatre autres cinquièmes reviennent au propriétaire foncier.

Le khammes est souvent lié par une dette, à celui qui possède la terre. Toutefois ce mécanisme n'est pas suffisant pour que le maître puisse le "tenir" durablement. Il n'y a pas, non plus, de contrat rigoureux qui engage les deux individus.

Par ailleurs, l'exploitation directe et brutale heurte le sens de l'honneur qui prévaut dans ses communautés. La violence ouverte, celle de l'usurier ou du maître sans merci, y est socialement réprouvée.

Le pacte qui unit le métayer et le propriétaire est un arrangement d'homme à homme. Il se passe de toute garantie autre que la confiance, l'obligation et la fidélité personnelle. Toutes ces vertus sont reconnues par le sens de l'honneur.

Elles se concrétisent, au jour et le jour, par des actes qui "enchantent" la relation de domination. Ces comportements donnent à la domination tous les aspects extérieurs d'une relation familiale.

L'occultation au jour le jour

C'est ainsi que le propriétaire prend en charge le mariage du khammes ou de ses fils. Il les installe dans sa propre maison. Les enfants grandissent en commun, dans la communauté des biens (troupeau, champs...).

Le khammes peut "traiter la terre en propriétaire" parce que rien dans la conduite du maître ne le lui interdit.

Quand ce dernier s'absente, il lui confie la garde de ses biens, de sa maison, de son honneur.

Il se peut aussi que les fils des deux hommes aillent travailler en ville. Alors ils rapportent tous leur salaire au maître. En retour, ce dernier,  "protège" ceux qui vivent sous son autorité.

Au final, le propriétaire obtient que son khammes se dévoue durablement, en l'associant à ses intérêts. Il le traite à part entière comme membre de sa "famille".

Le capital économique et le capital culturel

Dans les sociétés modernes, la situation qui prévaut est différente. Les ressources des personnes déterminent l'accès aux positions dominantes.

Parmi ces ressources, Pierre Bourdieu en distingue deux principales : le capital économique (la fortune, les salaires et les autres revenus) et le capital culturel (les diplômes, mais aussi l'éducation transmise au sein de la famille).

La détention de capital économique et culturel permet d'accéder au pouvoir et à ses privilèges.

D'après le sociologue, la distribution de ces ressources tend à se perpétuer d'une génération à l'autre : "le capital va au capital".

Autrement dit, notre société est caractérisée par la reproduction de la domination, au profit de classes dominantes.

Le racisme de l'intelligence

Le racisme de l'intelligence est l'un des mécanismes qui visent à occulter cette reproduction de la domination :

"Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants, qu'ils se sentent d'une essence supérieure."

Plus précisément, le racisme de l'intelligence permet à la classe dominante de justifier la perpétuation de sa domination. Il y parvient en masquant le fait que cette reproduction repose notamment sur la possession de capital culturel.

La brutalité du discours raciste

Dans notre société, les censures se sont renforcées, à l'encontre des formes brutales du discours raciste. Ainsi pour mieux s'exprimer, le racisme de l'intelligence doit adopter une forme "euphémisée".

On le comprendra mieux à travers un exemple.

En 2010, Foxconn (nom commercial de Hon Hai) a connu une vague de suicides, au sein de ses usines dortoirs. Voir le livre, "La machine est ton maître", Ed. Agone.Hon Hai Precision Industry Company, entreprise de sous-traitance de l'électronique, emploie un million et demi de salariés, principalement en Chine.

En 2012, son PDG M. Gou a invité le responsable du zoo de Taïpei (Taïwan), à tenir une conférence sur le management animalier, devant l'assemblée générale de ses directeurs.

Fatigué de "gérer plus d'un million d'animaux", Gou demanda au conférencier de se mettre à sa place. Et, il lui demanda quels conseils il pouvait lui donner.

On voit que quand on renforce l'intensité du discours raciste, on risque de choquer. On perd alors de la communicabilité.

Au contraire, il faut rester conforme aux normes de censure en vigueur, pour augmenter les chances de faire passer un message.

L'euphémisation du discours raciste

Pierre Bourdieu montre que le recours aux classements et aux hiérarchies scolaires permet d'atténuer l'aspect brutal du racisme de l'intelligence.

En effet, sous couvert de la science, il est demandé au système scolaire d'évaluer l'intelligence des élèves. L'école doit aussi la garantir, en délivrant des diplômes.

Or le système scolaire est le produit des mêmes déterminations sociales qui sont au principe du racisme de l'intelligence.

La culture qui y est valorisée correspond à celle qui est transmise au sein des familles dominantes: connaissances et pratiques culturelles.

Ce sont aussi des manières d'être, acquises depuis la petite enfance qui sont valorisées : des habitudes de jugement et de relation au monde, une aisance linguistique et comportementale.

Pour aller plus loin, lire notre article sur le concept d'habitus.Toutes ces dispositions sont constitutives d'un habitus qui permet de réussir à l'école. Elles apportent en prime l'apparence du "don", de la "finesse d'esprit", par opposition au caractère "laborieux" ou "trop scolaire".

La reproduction de la domination

Au sein de notre société qui se prétend construite sur la science et la raison, le recours à la notion d'intelligence légitime l'accès aux positions dominantes : dans l'économie, l'administration, la politique...

L'accès à une Grande École institue une différence de rang qui est définitive. Les élus sont marqués pour la vie par leur appartenance : "ancien élève" de l’École Normale, de Polytechnique, de l'ENA...Les dominants se sentent fondés par l'intelligence. Cette légitimité leur est fournie par les classements scolaires et la hiérarchie des diplômes.

Le recours à la notion d'intelligence sert à dissimuler l'importance des ressources familiales, dans la reproduction de la domination. A l'inverse, elle met en avant l'idée que l'accès aux positions de dominants repose principalement sur une différence de "don".

L'euphémisation consiste à faire passer une différence de ressources familiales pour une différence de "nature".

En guise de conclusion. L'euphémisation de la domination est un mécanisme qui s'applique dans différents contextes sociaux et selon différentes modalités.

Dans les sociétés kabyles, elle se joue au jour le jour, dans les relations directes entre les individus. Elle nécessite un travail d'entretien personnel et permanent.

Dans notre société, le racisme de l'intelligence est médiatisé par des institutions. Comme tel, les mécanismes de domination échappent aux critiques et aux prises des individus.

© Gilles Sarter

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Penser le féminin et le masculin

Penser le féminin et le masculin

Comment est pensée la différence entre féminin et masculin, à travers le Monde? L'ethnologue Françoise Héritier expose les grands invariants qui sous-tendent le préjugé de l'inégalité des sexes.

La suprématie masculine

Ethnologue et anthropologue, Françoise Héritier (1933-2017) a notamment consacré ses recherches à la violence et aux rapports entre les sexes.Nous ne disposons pas d'une recension exhaustive de toutes les sociétés humaines qui ont existé. Pour celles d'entre elles qui ont été étudiées, nous ne possédons pas toujours, une description précise de l'organisation des relations entre femmes et hommes.

Toutefois, à partir de l'examen des études existantes, Françoise Héritier conclut qu'il y a une forte probabilité, que la suprématie masculine soit universelle.

Chaque société offre une configuration particulière de cette domination.

Malgré ces spécificités culturelles, l'anthropologue pense qu'il existe des invariants de la pensée qui servent à justifier la domination masculine.

La différence des sexes: "butoir ultime" de la pensée

Dès l'émergence de la pensée, la réflexion des hommes a dû porter, sur ce qu'ils pouvaient observer de plus proche : le corps et le milieu dans lequel il est plongé.

Or le corps présente un trait remarquable. Il s'agit de la différence sexuée et de la différence des sexes, dans la reproduction (émission de sperme, menstruations, gestation...).

Ce constat constituerait, selon Françoise Héritier, le "butoir ultime de la pensée". Autrement dit, il serait au fondement d'une manière fondamentale de penser. Celle qui oppose l'identique au différent et que l'on retrouve dans toutes séries d'oppositions dualistes : féminin/masculin, vrai/faux, chaud/froid, inférieur/supérieur, nouveau/ancien...

Une structure dualiste et hiérarchisée

Notons que cette manière de penser n'implique pas forcément, la notion de hiérarchie. Pourtant les observations montrent que culturellement un élément du couple de termes est toujours plus valorisé que l'autre.

Selon les sociétés, le froid ou le lumineux sont associés à une valeur positive. Le chaud ou le sombre prennent une valeur négative ou vice versa.

Françoise Héritier constate que l'idée de la valeur supérieure du masculin par rapport au féminin est toujours enserrée, dans des systèmes de pensée dualistes et hiérarchisés.

La "cuisson du sang" en sperme

Illustrons ce mécanisme avec l'exemple de la pensée grecque, telle qu'elle s'exprime chez Aristote ou Hippocrate. Les couples de valeurs centraux y sont chaud/froid et sec/humide. Le féminin est directement associé au froid et à l'humide, le masculin au chaud et au sec.

Le chaud est affecté d'une valeur positive, le froid d'une valeur négative. Il y a une certaine ambivalence du sec et de l'humide qui prennent leur valeur, selon les contextes.

Dans l'ordre du corps, le chaud et l'humide sont du côté de la vie, le froid et le sec de la mort. Mais, dans l'ordre des saisons, le sec est positif avec le chaud de l'été. L'humide est négatif avec le froid de l'hiver.

Dans l'ordre sexuel, le masculin chaud et sec est associé au feu. Son sperme résulte de la transformation de son propre sang, par un processus interne de "cuisson".

Le féminin est froid et humide, associé à l'eau.

La femme ne peut donc pas réussir la "cuisson du sang" en sperme. Ceci explique l'existence de ses menstruations.

Lorsqu'elle enfante la femme se réchauffe. Malgré cela, elle ne réussit qu'imparfaitement à "cuire le sang", en lait.

Une sensibilité "exquise"

Plus proche de nous, la vision des anatomistes et des moralistes français du 19ème siècle est structurée de manière identique.

Leur justification de la domination masculine est fondée sur des oppositions qui perdurent encore de nos jours : intérieur/extérieur, passivité/activité, sensibilité/raison.

Au fondement de cette idéologie se situe l'observation d'une différence naturelle. Les organes sexuels de la femme sont orientés vers l'intérieur. Ceux de l'homme vers l'extérieur.

De l'influence interne et externe dérivent les traits les plus saillants des caractères féminin et masculin.

Du fait de sa physiologie, la femme possède une sensibilité "exquise" qui la prédispose à l'inflammation des passions et à la jouissance. En revanche, cette sensibilité contrarie la concentration, la réflexion et la maîtrise de soi.

La prévalence de la sensibilité sur la raison caractérise le féminin. De même, la soumission à la tyrannie des passions et des émotions constitue une forme de passivité typiquement féminine.

A l'inverse, l'orientation vers l'extérieur du sexe masculin trouve une correspondance, dans son tempérament extériorisé et actif. L'énergie du sperme procure même de l'assurance et de la hardiesse à la femme mariée.

Toujours sur le registre de l'opposition passif/actif, le sexe féminin peut physiquement être forcé. Le masculin non.

La nature permet à l'homme "d'attaquer". A la femme, il incombe de se protéger.

Le corps masculin, enfin, se caractérise par sa fermeté et sa robustesse. Moins sensible que la femme, l'homme est réfléchi et maître de soi.

Légitimation de la domination

A partir de la vision dualiste du féminin et du masculin, un glissement est opéré, vers les registres moral et social.

La disposition à la passivité est encouragée chez la femme lorsqu'elle prend la forme de la soumission à l'autorité du mari.

Elle doit, en effet, accepter cette contrainte, afin de ne pas sombrer dans la débauche et pour maintenir l'ordre de la famille et de la société.

La rationalité, la constance et le caractère actif du masculin justifie son autorité.

Sur le plan de la sexualité, le même schéma opère. La passivité-soumission féminine et la hardiesse masculine sont encouragées. Le jeu de la séduction est assimilé à un combat où la femme veut sa propre défaite. Le trouble et la résistance simulés doivent donner à l'homme l'illusion "délicieuse" d'une lutte dont il ressort victorieux.

En même temps qu'elle est encouragée chez la femme, la passivité est chargée d'une valeur négative quand elle est opposée au dynamisme masculin.

La dévalorisation des caractéristiques associées au féminin renforce encore la prévalence de l'homme.

L'apparence de la raison

Dans les deux systèmes de pensée que nous venons de présenter, la domination masculine est légitimée par l'argument de la nature différente des sexes.

"Le discours symbolique légitime toujours le pouvoir masculin en arguant de l'impossibilité "naturelle" ou biologique dans laquelle [la femme] se trouve d'accéder au rang supérieur."

Il s'agit là d'un invariant que Françoise Héritier a mis au jour, dans des contextes aussi différents que ceux des Inuits, des Baruva de Nouvelle-Guinée ou des Samo du Burkina-Faso. De plus, l'anthropologue avance que:

"Le discours idéologique a partout et toujours toutes les apparences de la raison"

Cette apparence se fonde, en premier lieu, sur l'observation de différences que chacun peut voir : intériorité et extériorité des sexes, les émissions de sang, de sperme...

Cette dualité initiale et irréfutable est ensuite transférée, par une série d'analogie, à tous les domaines de la vie (biologique, psychologique, social, moral). Même si elle n'y présente pas de réalités objectives.

Enfin, la justification opère par un raisonnement tautologique. Les caractéristiques qui justifient la prédominance masculine (chaud, sec, rationalité, activité...) sont dès le départ associées à une valeur positive.

Extirper les racines

Découvrez nos autres articles d'ethnologieLes représentations que nous venons d'évoquer jouissent d'une grande longévité.

Dans un article de l'Encyclopoedia Universalis, Françoise Héritier a relevé que la fécondation est présentée comme la rencontre d'une matière inerte, végétative (l'ovule) qui a besoin d'être animée, avec un principe actif, une énergie qui apporte la vie (le spermatozoïde).

De nos jours, en France, les femmes violentées rencontrent d'extrêmes difficultés pour porter plainte, être protégées et obtenir que justice leur soit rendue.

L'anthropologue David Graeber avance que si les procédures bureaucratiques paraissent souvent absurdes, ce n'est pas parce qu'elles sont absurdes en elles-mêmes. C'est plutôt parce qu'elles ont été établies pour gérer des situations sociales qui sont fondées sur une violence structurelle. Françoise Héritier écrit que:

"Les éléments principaux qui constituent notre monde ne sont jamais remis en question, dans la mesure où n'étant pas perçus comme premiers, ou n'étant pas perçus du tout, ils ne peuvent être questionnés ni mis en cause."

Les représentations contre lesquelles il est le plus difficile de lutter sont celles dont nous ne sommes pas conscients. C'est pourquoi, afin de les extirper, il faut d'abord les exposer aux regards.

© Gilles Sarter

Publié par secession dans Ethnologie, Socialisation, 3 commentaires