A partir de petits textes issus d'archives de l'administration royale (18ème siècle), Michel Foucault file une réflexion sur l'articulation entre le discours, le quotidien et le pouvoir. Ses conclusions demeurent pertinentes pour décrire comment les entreprises du numérique exercent leur pouvoir.
La renommée des hommes infâmes
Les hommes infâmes de Michel Foucault sont des personnes qui ont été l'objet de lettres de dénonciations, de rapports de police ou d'enfermement. De leur passage en ce monde, il ne reste que quelques lignes extraites d'archives officielles du 18ème siècle :
- "Mathurin Milan, mis à l'hôpital de Charenton le 31 août 1707 : "Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d'avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdus, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois." (rapport d'enfermement)
- "Nicolas Bienfait, cocher de remise, est un homme fort débauché qui tue sa femme de coups, et qui vend tout ayant déjà fait mourir ses deux femmes dont la première il lui a tué son enfant dans le corps." (lettre de dénonciation)
Rien ne prédisposait ces individus à laisser des traces qui parviennent jusqu'à nous. C'est pourtant ce qui s'est passé. Dès lors, Michel Foucault peut jouer avec le mot "infâme".
Le terme est emprunté au latin. Il est composé de in- (privatif) et de fama (renommée, réputation). L'infâme est privé de renommée. Ironiquement, c'est précisément grâce aux mots destinés à rendre ces personnes "infâmes" (ignobles, viles, répugnants), que la mémoire de leur existence a traversé les siècles.
Si le souvenir de ces vies ordinaires a été préservé, c'est parce qu'à un moment donné, l'attention du pouvoir a été attirée, sur elles.
Placets, lettres de cachet, enfermement
Or l'époque à laquelle ont vécu ces "hommes infâmes" constitue, selon Michel Foucault, un moment important de l'histoire du pouvoir. C'est celui pendant lequel a été instauré un système, fondé sur les placets, les lettres de cachet et l'enfermement.
Le mécanisme en est bien connu. Un écrit est déposé auprès de l'administration royale pour porter plainte ou demander justice, à l'encontre d'un individu. Ce placet s'il est recevable donne lieu à l'émission d'une lettre de cachet royale qui ordonne l'enfermement de la personne visée.
On a pris l'habitude d'associer le système des lettres de cachet à l'arbitraire d'un monarque absolu. Mais il faut comprendre que ce pouvoir était une sorte de service public.
L'enfermement d'un sujet hors des voies de la justice régulière était souvent la réponse à une requête venue d'en-bas.
Dans la plupart des cas, le recours à la lettre de cachet était sollicité contre quelqu'un par son entourage : le père contre le fils, l'épouse contre le mari, le voisin contre le voisin, le commerçant contre son concurrent...
Michel Foucault, 1994, Dits et écrits, tome II, pp. 237-253.
Une enquête devait la précéder. La police était chargée de recueillir les témoignages et d'établir la véracité des accusations.
Le mécanisme "placet - lettre de cachet -enfermement" dura environ un siècle. Il fut limité à la France mais il joua un rôle important. Il a, en effet, établi un nouveau type de rapport entre le pouvoir, le discours et le quotidien.
L'emprise du pouvoir sur l'ordinaire
Premièrement, ce système a permis à la souveraineté politique de s'insérer au niveau le plus élémentaire du corps social : au sein des familles et entre les sujets les plus humbles.
Les disputes de voisinage, les querelles entre enfants et parents, les mésententes au sein des ménages, les chamailleries entre voisinages étaient traditionnellement traitées par les individus eux-mêmes. Dorénavant, elles s'ouvrent aux contrôles administratifs et politiques.
L'intervention du pouvoir politique, dans les rapports quotidiens devient acceptable.
Cette intervention de l'autorité royale est même souhaitée. Par les placets, les gens cherchent à attirer son attention. Ils veulent en user pour eux-mêmes, à leurs propres fins et contre les autres.
Deuxièmement, le nouveau dispositif systématise l'usage de la dénonciation, de la plainte, de l'enquête, du rapport, du mouchardage, de l'interrogatoire.
Il en naît une infinité de discours qui portent sur la vie quotidienne et ordinaire. Les comportements les plus banaux, les passions et les désirs sont offerts aux prises des gouvernants.
Tout ce qui est ainsi récolté est enregistré par écrit et conservé par archivage.
Le système des lettres de cachet ne dura qu'un siècle. A partir du 19ème siècle, le pouvoir exercé au niveau de la vie quotidienne n'est plus celui du roi.
Mais l’État et son réseau d'institutions diverses (justice, police, médecine, psychiatrie, école...) poursuivent l’œuvre de collecte et de traitement d'informations en tous genres, portant sur le quotidien des gens.
Il en résulte la constitution d'une nouvelle forme de savoir-pouvoir, applicable à la gestion et au contrôle de la vie des populations.
Les hommes infâmes du net
De nos jours, l'articulation entre le quotidien, le discours et le pouvoir ne relève plus uniquement du politique. Elle constitue aussi un enjeu pour les entreprises du numérique : Google, Facebook, Netflix, Uber, Spotify...
Les mécanismes du pouvoir tels qu'initiés au 18ème siècle sont encore à l’œuvre.
D'abord, la possibilité est offerte à la masse anonyme des gens, de parler d'eux-mêmes.
Ensuite, comme à l'époque des lettres de cachet, le discours sur le quotidien est mis en circulation, dans un dispositif de pouvoir qui est bien défini et délimité. Les sociétés du web fixent unilatéralement les règles d'utilisation de leurs applications. Les algorithmes qui gèrent le fonctionnement des outils sont imposés et généralement méconnus des utilisateurs.
Les informations sur le quotidien ordinaire, jusque là obscures et intimes, sont portées sous le regard des dirigeants des entreprises concernées.
Tout ce qui relève des existences, des comportements, des passions, des intérêts, des goûts est archivé, consulté, analysé.
Enfin, de ce savoir sur l'ordinaire résulte la possibilité d'une intervention souveraine.
Les entreprises citées sont en mesure d'anticiper ou d'orienter nos comportements, nos désirs et nos choix : fil d'actualités, résultats de recherche, sélection du partenaire idéal ou de la prochaine vidéo à regarder... Elles établissent des profils “à risque” (santé, sécurité, assurance voiture...) ou “prometteurs” (sélection professionnelle ou scolaire) qui impactent directement la vie des individus.
Le pouvoir du numérique opère sur les registres de la séduction et de la bienveillance. Il incite, suscite et produit plutôt qu'il n'interdit et punit.
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Nous sommes plus ou moins prompts et enclins à nous y soumettre. Et peut-être d'autant plus que nous aspirons à nous mettre en scène. Aussi, il paraît utile de garder en mémoire la leçon d'ironie que Gilles Deleuze prête à Michel Foucault. Les hommes infâmes sont des hommes ordinaires qui ont été brusquement tirés à la lumière parce que le pouvoir s'est intéressé à eux:
"Il se peut que la gloire ne procède pas autrement : être saisi par un pouvoir, une instance de pouvoir qui nous fait vivre et parler."
© Gilles Sarter
Bonjour…
Je vous laisse un message de ma pensée du quotidien… Qu en fera la pouvoir ?
Consciente des utilisations potentielles à partir des réseaux numériques et innombrables données fournies par les utilisateurs « consommateurs. ». .. Voyageurs… Apprentis… Et quidams…
C est pourtant grâce à vous… Que je prends connaissance de ce document, fort intéressant…merci..
Poitiers vous Salue bien !!