Pour Émile Durkheim, l’individu est un produit de l’État. Pour Michel Foucault aussi, mais dans un sens tout à fait différent.
L’évolution des sociétés et l’individualisation
Dans sa 6ème Leçon de sociologie, Durkheim livre sa vision du développement historique des sociétés et du processus d’individualisation qui l’accompagne.
Lire un article sur la distinction entre solidarité mécanique et solidarité organique, chez Durkheim
Les communautés premières ont une petite taille. Elles sont peu différenciées sur le plan du travail social. Leur cohésion est maintenue par une solidarité mécanique. Les individus sont absorbés par la communauté.
Comme celle-ci est petite, elle est toujours présente et agissante. Elle ne permet pas à ses membres de développer leur pleine individualité. Ils sont subordonnés à la destinée collective et suivent docilement les croyances, les traditions et les aspirations communes. Cette sujétion ne leur coûte pas autant qu’elle coûterait à nos mentalités modernes car ils ont été élevés par la collectivité de cette façon.
Les choses changent quand les sociétés grandissent. Les sujets devenant de plus en plus nombreux, leur contrôle n’est plus aussi suivi que dans les petits groupes. Le travail social se différencie de plus en plus. Et donc les particularités ou les diversités individuelles peuvent s’exprimer plus facilement. Toutefois, une condition encore est nécessaire pour que l’individualisme s’établisse et devienne le droit.
L’État et le respect de l’individu
En effet, il ne faut pas qu’au sein de la société étendue se forment des groupes secondaires qui deviennent comme des petites sociétés au sein de la grande. Chacun de ces groupes enserrerait ses sujets de très près, compressant les individualités. Or dans une vaste société, il existe toujours des intérêts particuliers, familiers, locaux, professionnels qui tendent à rapprocher les gens concernés. Si ces convergences sont abandonnées à leur mouvement, elles aboutissent à la création de clans, de coteries, de villages, de corporations juxtaposés les uns aux autres.
Pour éviter que les individus soient accaparés et façonnés par des groupes secondaires (ne seraient-ce que les groupes domestiques), il faut au-dessus de ces derniers une institution qui leur rappelle qu’ils font partie d’un tout. Cette institution qui est en charge de faire respecter les droits et les intérêts de la collectivité totale, c’est l’État.
L’État assure la communauté d’idées et de sentiments sans laquelle la société est impossible. Il élabore des représentations qui valent pour la société toute entière.
Dans les sociétés vastes et très différenciées, la valeur fondamentale c’est l’individualisme.
Chaque être humain est conçu comme étant unique et comme contribuant par ses spécificités à l’enrichissement du collectif. Chaque conscience humaine acquiert de ce fait un caractère « sacré » et « inviolable ».
En somme, dans une société qui s’individualise de plus en plus et dont les membres s’affranchissent des anciennes obligations familiales, communautaires ou religieuses, le seul ciment moral qui peut encore unir les individualités, c’est le respect inconditionnel de l’individu.
L’émancipation comme conflit entre forces sociales
Cependant, l’État se développe historiquement en vue d’objectifs et d’intérêts qui lui sont propres et qui ne coïncident pas a priori avec ceux des individus. Dans les grandes sociétés, l’État est éloigné des intérêts particuliers et tient peu compte des particularités ou des conditions spéciales et locales. Quand il réglemente les comportements, il leur fait violence. Tout autant que libérateur l’État peut devenir oppressif, niveleur, compressif.
Par un retour de balancier, ce sont alors les groupes secondaires (familles, associations, corporations, syndicats…) qui doivent contenir la force étatique et agir à son égard comme des contre-pouvoirs.
Finalement, Durkheim pense que l’émancipation individuelle résulte d’un conflit entre forces sociales. Pour être libératrice de l’individu, la force collective de l’État doit être contrebalancée par d’autres forces collectives, exercées par des groupes ou associations intermédiaires.
La discipline individualisante
Pour Michel Foucault, l’individu est aussi le produit de l’État mais dans un sens tout différent. Dans Surveiller et Punir, il décrit le tournant pris par les pays d’Europe occidentale, aux 18ème et 19ème siècles. Dans la société féodale qui précédait ce tournant, le pouvoir monarchique était discontinu. Un nombre important de comportements en tout genre (l’éducation des enfants, les pratiques de santé, la sexualité, les comportements alimentaires….) échappaient au contrôle du monarque.
Voir un article sur les sociétés disciplinaires
A partir du 18è siècle, le pouvoir du roi puis celui de l’État devient de plus en plus continu et précis. Il faut que chaque personne en elle-même puisse être contrôlée jusqu’au moindre détail.
Ce nouveau mécanisme, cette « discipline », est un pouvoir qui s’exerce sur les corps, les gestes, les discours, les désirs. La « discipline » ne doit donc pas être envisagée comme s’appliquant sur des individus déjà constitués, mais comme une force qui les constitue et qui en les constituant les contrôle.
Foucault affirme que la « discipline » est « individualisante ». Elle crée des individus en s’exerçant sur les gestes, les désirs, les corps qu’elle façonne à sa convenance.
Autrement dit l’individu ne se tient pas face à la « discipline », il est sa production.
Penser le social
Foucault prévient que ce pouvoir disciplinaire n’est pas exercé par une entité unique, centrale, surplombante. Que ce soit à l’école, à l’usine, à l’hôpital, à l’armée, les êtres humains sont individualisés par le contrôle, la notation, l’évaluation, les classements, les concours… L’objectif est de mettre chacun à sa place et avec les attitudes, les postures, les aspirations, les pratiques corporelles et intellectuelles qui conviennent.
Toutefois, ce n’est pas l’État à proprement parler qui contraint, réprime, évalue, oriente… Ces différentes actions sont exercées localement par les professeurs, les surveillants, les médecins, les policiers…
L’État présuppose tous ces rapports de pouvoir, plus qu’il n’en est la source. Ainsi Foucault affirme que le « gouvernement » est premier par rapport à l’État. Et il entend par « gouvernement », le « pouvoir d’affecter sous tous ses aspects » (gouvernement des malades, des enfants, des familles, des esprits…). L’État en tant qu’institution n’agit qu’en s’efforçant d’organiser ces différents rapports de gouvernement.
De cette vision découlent des implications relatives aux tactiques et stratégies d’émancipation. Le privilège donné à la lutte contre l’État comme appareil de pouvoir ne se justifie plus.
Les batailles doivent être livrées localement aux points d’exercice effectifs du pouvoir, avec des stratégies d’ensemble qui procèdent par raccordements et par convergences.
Lire un article sur Façon de penser et organisation sociale
A travers leurs théories respectives de l’individualisation, Durkheim comme Foucault montrent que nous pensons le monde social à travers des outils de pensée ou des représentations qui sont produits par le monde social.
R. Lenoir, La notion D’État, Société et représentations, 1996/1, n°2
Nous sommes donc pris, comme le signale Rémi Lenoir, dans une sorte de double contrainte.
Nous pensons à partir de catégories qui nous pensent. D’où la nécessité d’essayer d’en établir la genèse, comme le font Durkheim et Foucault.
Gilles Sarter