Foucault

Michel Foucault critique sociale et sociologie

État et Individualisation

État et Individualisation

Pour Émile Durkheim, l’individu est un  produit de l’État. Pour Michel Foucault aussi, mais dans un sens tout à fait différent.

L’évolution des sociétés et l’individualisation

Dans sa 6ème Leçon de sociologie, Durkheim livre sa vision du développement historique des sociétés et du processus d’individualisation qui l’accompagne.

Lire un article sur la distinction entre solidarité mécanique et solidarité organique, chez DurkheimLes communautés premières ont une petite taille. Elles sont peu différenciées sur le plan du travail social. Leur cohésion est maintenue par une solidarité mécanique. Les individus sont absorbés par la communauté.

Comme celle-ci est petite, elle est toujours présente et agissante. Elle ne permet pas à ses membres de développer leur pleine individualité. Ils sont subordonnés à la destinée collective et suivent docilement les croyances, les traditions et les aspirations communes. Cette sujétion ne leur coûte pas autant qu’elle coûterait à nos mentalités modernes car ils ont été élevés par la collectivité de cette façon.

Les choses changent quand les sociétés grandissent. Les sujets devenant de plus en plus nombreux, leur contrôle n’est plus aussi suivi que dans les petits groupes. Le travail social se différencie de plus en plus. Et donc les particularités ou les diversités individuelles peuvent s’exprimer plus facilement. Toutefois, une condition encore est nécessaire pour que l’individualisme s’établisse et devienne le droit.

L’État et le respect de l’individu

En effet, il ne faut pas qu’au sein de la société étendue se forment des groupes secondaires qui deviennent comme des petites sociétés au sein de la grande. Chacun de ces groupes enserrerait ses sujets de très près, compressant les individualités. Or dans une vaste société, il existe toujours des intérêts particuliers, familiers, locaux, professionnels qui tendent à rapprocher les gens concernés. Si ces convergences sont abandonnées à leur mouvement, elles aboutissent à la création de clans, de coteries, de villages, de corporations juxtaposés les uns aux autres.

Pour éviter que les individus soient accaparés et façonnés par des groupes secondaires (ne seraient-ce que les groupes domestiques), il faut au-dessus de ces derniers une institution qui leur rappelle qu’ils font partie d’un tout. Cette institution qui est en charge de faire respecter les droits et les intérêts de la collectivité totale, c’est l’État.

L’État assure la communauté d’idées et de sentiments sans laquelle la société est impossible. Il élabore des représentations qui valent pour la société toute entière.

Dans les sociétés vastes et très différenciées, la valeur fondamentale c’est l’individualisme.

Chaque être humain est conçu comme étant unique et comme contribuant par ses spécificités à l’enrichissement du collectif. Chaque conscience humaine acquiert de ce fait un caractère « sacré » et « inviolable ».

En somme, dans une société qui s’individualise de plus en plus et dont les membres s’affranchissent des anciennes obligations familiales, communautaires ou religieuses, le seul ciment moral qui peut encore unir les individualités, c’est le respect inconditionnel de l’individu.

L’émancipation comme conflit entre forces sociales

Cependant, l’État se développe historiquement en vue d’objectifs et d’intérêts qui lui sont propres et qui ne coïncident pas a priori avec ceux des individus. Dans les grandes sociétés, l’État est éloigné des intérêts particuliers et tient peu compte des particularités ou des conditions spéciales et locales. Quand il réglemente les comportements, il leur fait violence. Tout autant que libérateur l’État peut devenir oppressif, niveleur, compressif.

Par un retour de balancier, ce sont alors les groupes secondaires (familles, associations, corporations, syndicats…) qui doivent contenir la force étatique et agir à son égard comme des contre-pouvoirs.

Finalement, Durkheim pense que l’émancipation individuelle résulte d’un conflit entre forces sociales. Pour être libératrice de l’individu, la force collective de l’État doit être contrebalancée par d’autres forces collectives, exercées par des groupes ou associations intermédiaires.

La discipline individualisante

Pour Michel Foucault, l’individu est aussi le produit de l’État mais dans un sens tout différent. Dans Surveiller et Punir, il décrit le tournant pris par les pays d’Europe occidentale, aux 18ème et 19ème siècles. Dans la société féodale qui précédait ce tournant, le pouvoir monarchique était discontinu. Un nombre important de comportements en tout genre (l’éducation des enfants, les pratiques de santé, la sexualité, les comportements alimentaires….) échappaient au contrôle du monarque.

Voir un article sur les sociétés disciplinairesA partir du 18è siècle, le pouvoir du roi puis celui de l’État devient de plus en plus continu et précis. Il faut que chaque personne en elle-même puisse être contrôlée jusqu’au moindre détail.

Ce nouveau mécanisme, cette « discipline », est un pouvoir qui s’exerce sur les corps, les gestes, les discours, les désirs. La « discipline » ne doit donc pas être envisagée comme s’appliquant sur des individus déjà constitués, mais comme une force qui les constitue et qui en les constituant les contrôle.

Foucault affirme que la « discipline » est « individualisante ». Elle crée des individus en s’exerçant sur les gestes, les désirs, les corps qu’elle façonne à sa convenance.

Autrement dit l’individu ne se tient pas face à la « discipline », il est sa production.

Penser le social

Foucault prévient que ce pouvoir disciplinaire n’est pas exercé par une entité unique, centrale, surplombante. Que ce soit à l’école, à l’usine, à l’hôpital, à l’armée, les êtres humains sont individualisés par le contrôle, la notation, l’évaluation, les classements, les concours… L’objectif est de mettre chacun à sa place et avec les attitudes, les postures, les aspirations, les pratiques corporelles et intellectuelles qui conviennent.

Toutefois, ce n’est pas l’État à proprement parler qui contraint, réprime, évalue, oriente… Ces différentes actions sont exercées localement par les professeurs, les surveillants, les médecins, les policiers…

L’État présuppose tous ces rapports de pouvoir, plus qu’il n’en est la source. Ainsi Foucault affirme que le « gouvernement » est premier par rapport à l’État. Et il entend par « gouvernement », le « pouvoir d’affecter sous tous ses aspects » (gouvernement des malades, des enfants, des familles, des esprits…). L’État en tant qu’institution n’agit qu’en s’efforçant d’organiser ces différents rapports de gouvernement.

De cette vision découlent des implications relatives aux tactiques et stratégies d’émancipation. Le privilège donné à la lutte contre l’État comme appareil de pouvoir ne se justifie plus.

Les batailles doivent être livrées localement aux points d’exercice effectifs du pouvoir, avec des stratégies d’ensemble qui procèdent par raccordements et par convergences.

Lire un article sur Façon de penser et organisation socialeA travers leurs théories respectives de l’individualisation, Durkheim comme Foucault montrent que nous pensons le monde social à travers des outils de pensée ou des représentations qui sont produits par le monde social.

R. Lenoir, La notion D’État, Société et représentations, 1996/1, n°2Nous sommes donc pris, comme le signale Rémi Lenoir, dans une sorte de double contrainte.

Nous pensons à partir de catégories qui nous pensent. D’où la nécessité d’essayer d’en établir la genèse, comme le font Durkheim et Foucault.

Gilles Sarter

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Régime de savoir-pouvoir des sociétés disciplinaires

Régime de savoir-pouvoir des sociétés disciplinaires

Dans "Surveiller et punir", Michel Foucault s'intéresse aux mécanismes de pouvoir, dans le cadre des sociétés disciplinaires. C'est ainsi que le philosophe dénomme les sociétés qui apparaissent en Europe occidentale, au tournant des 18-19èmes siècles et connaissent leur apogée au 20ème.

A travers le cas exemplaire des systèmes judiciaire et pénal, il met au jour les formes concrètes - notamment l'examen et les disciplines - que le pouvoir utilise pour imposer sa vérité et orienter les conduites des sujets.

Un supplice et un emploi du temps

1757 Damiens est condamné pour régicide. Après avoir fait amende honorable devant l’Église de Paris, il est mené à la place de Grève. Les supplices qu'on lui fait subir durent plusieurs heures.

En premier lieu, la main qui a tenu l'arme est brûlée au soufre. Puis le condamné est tenaillé aux mamelles, aux bras et au gras des cuisses. Le bourreau en arrache de larges pièces de chair. Sur les plaies, il déverse de l'huile bouillante, de la résine de poix brûlante et du plomb fondu.

Ensuite, c'est l'écartèlement qui s'éternise. Les chevaux attelés aux bras et aux jambes ne parviennent pas à rompre les membres du supplicié. Après trois tentatives, les bourreaux sont autorisés à faciliter le travail des animaux en incisant les jointures au couteau. Les quatre parties arrachées, le tronc du condamné est finalement jeté sur un brasier de paille et de bois.

1838 Faucher rédige un règlement pour la Maison des jeunes détenus à Paris. Douze articles décrivent, dans le détail, le programme quotidien des prisonniers. Ils précisent la nature des tâches à accomplir (prière, travail à l'atelier, toilette, étude, prise des repas...). Et ils règlent le rythme de leur exécution : "Au premier roulement de tambour (...) se lever et s'habiller (…) au second roulement (…) faire le lit (…) au troisième, se ranger par ordre (…). Il y a cinq minutes d'intervalle entre chaque roulement..."

Les activités obligatoires et collectives s'enchaînent tout au long de la journée. Le temps est rigoureusement compté et rempli du lever au coucher. Les détenus ne bénéficient pour tout répit que de trois "récréations" d'un quart d'heure chacune.

Un changement de style pénal

Moins d'un siècle (1757-1838) sépare le supplice de Damiens et l'emploi du temps de la Maison des détenus. Certes, l'écartèlement et l'emprisonnement ne sanctionnent pas les mêmes crimes. Mais les deux peines caractérisent deux styles pénaux différents. L'époque qui court de la fin du 18ème à la première moitié du 19ème siècle connaît un glissement de l'un à l'autre.

La modification majeure concerne la disparition progressive des supplices corporels et de leur mise en spectacle : bastonnade, fouet, pilori, amputation, supplice de la roue, écartèlement...

Les punitions deviennent moins immédiatement physiques.

Bien sûr, la prison ou le bagne perdurent. Les travaux forcés ne sont abolis qu'en 1960, en France. A proprement parler, il s'agit bien de châtiments physiques. Mais à la différence des supplices, ils n'ont pas pour objectif premier de porter atteinte à l'intégrité corporelle.

Il s'agit plutôt de priver les individus de leur liberté et de les faire travailler, en les soumettant à une stricte discipline.

L'emploi du temps de Faucher témoigne de cette nouvelle manière d'envisager le châtiment.

La peine de mort, elle aussi demeure, jusqu'en 1981, en France. Mais, avec l'usage de la guillotine, la mise à mort doit se réduire à un bref instant. L'exécution ôte la vie rapidement. Le condamné n'est pas victime, comme l'a été Damiens, d'un acharnement, destiné à prolonger ses douleurs corporelles.

Si la peine ne vise plus directement le corps, que cible-t-elle ? Michel Foucault trouve une réponse définitive, dans "De la législation" de l'abbé Mably (1709-1785). Le frère de Condillac écrit : "Que le châtiment, si je puis ainsi parler, frappe l'âme plutôt que le corps."

La peine vise donc dorénavant à transformer l'esprit, les dispositions, la volonté du condamné. Elle a pour fonction de le rendre désireux de vivre en société, dans le respect de la loi.

Enquête et examen

Le Moyen-Age, à partir du 12ème siècle, avait élaboré la procédure de l'enquête. Dans cette perspective, juger se comprenait comme établir la vérité d'un crime, déterminer son auteur et appliquer une sanction légale.

L'enquête impliquait la qualification de l'infraction (tentative de régicide), l'identification du responsable (Damiens) et la connaissance de la loi (le régicide est punissable de l'amende honorable de l'écartèlement).

La réforme judiciaire, au tournant des 18 et 19ème siècles, introduit le recours à une nouvelle forme de savoir : l'examen.

Les juges s'intéressent maintenant à l'individu et au processus causal qui sont à l'origine du crime. D'où vient le criminel ? Quels sont ses antécédents sociaux, familiaux, héréditaires ? Comment en est-il arrivé à passer à l'acte? A-t-il agit par calcul froid et déterminé ou sous l'empire, d'une pulsion, d'une passion ou d'un délire ? ...

L'enjeu de ces différentes questions n'est pas seulement d'expliquer le crime, d'en établir les responsabilités ou les éventuelles circonstances atténuantes.

Ce qui est en jeu, avant tout, c'est la détermination de la source du crime, dans le criminel. Où est dans le sujet l'origine du crime ? Qu'est-ce qui le pousse au crime ? Est-il susceptible de récidiver ? Quelle mesure faut-il prendre pour le corriger ?...

Une fois encore, c'est l' "âme" ou l'esprit du prévenu, qui sont convoqués. Or si on les fait venir, c'est pour les soumettre à une appréciation de normalité.

C'est dans ce contexte que la sentence du tribunal devient davantage qu'une simple sanction. Elle ne pose plus uniquement un châtiment qui doit expier la faute et stopper la vengeance.

La peine véhicule aussi une volonté de guérison. Le jugement porte une prescription technique qui vise à normaliser le condamné.

Un nouveau régime de savoir-pouvoir

Dans le cadre de la procédure judiciaire, l'examen envisage le criminel, comme un sujet susceptible d'investigations.

Des experts (psychiatres, criminologues, médecins...) interviennent pour formuler des appréciations, des diagnostiques, des pronostiques qui portent sur le prévenu.

Cette caution "scientifique" permet de renforcer la justification de l'emprise sur les prévenus.

Les traditions de langage et de pensée décrivent souvent l'action du pouvoir en termes négatifs : châtier, punir, réprimer, refouler, censurer...

Découvrez nos autres articles sur la critique sociale.En fait, le nouveau régime de savoir-pouvoir fait plus que cela. Il produit du réel: il définit la vérité et la norme; il évalue par la pratique de l'examen et il oriente par les disciplines.

Cet entrelacement qui se tisse, entre "science" (en particulier les sciences humaines) et pouvoir n'est pas spécifique au système judiciaire. Michel Foucault le voit à l’œuvre dans l'ensemble des institutions qui font la société disciplinaire.

Partout, au sein des écoles, des hôpitaux, des prisons, des casernes, des asiles ou des usines, sous couvert de l'examen et par l'application de disciplines, il dit aux sujets ce qu'ils sont, seront et doivent être.

Gilles Sarter


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Capital Humain : le nouveau sujet néolibéral

Capital Humain : le nouveau sujet néolibéral

L'extension du marché à toutes les dimensions de la vie humaine constitue le versant le plus notoire du projet néolibéral. Le façonnement des personnes en "entrepreneur de soi" en constitue un aspect moins connu.

Le capitalisme libéral

Michel Foucault rappelle que les théoriciens du capitalisme libéral (XVIII-XIXè. siècles) s'appuyaient sur un principe fondamental : "en ce qui concerne le marché, on gouverne toujours trop".

Selon les libéraux les instruments de gouvernement (administrations, lois, subventions et autres mesures incitatives ou répressives) ne peuvent qu'entraver le bon fonctionnement du marché.

Ce parti pris repose sur deux postulats. L'individu ferait, naturellement, des choix lui permettant de maximiser ses profits. Et la maximisation des intérêts individuels serait le meilleur moteur de la prospérité collective.

Le travailleur libre

Michel Foucault, Cours au Collège de France (1979).Le capitalisme libéral a appuyé son développement sur le concept de « travailleur libre ». Celui-ci renvoie à la conception d'un individu, propriétaire de sa force de travail et qui peut l'échanger contre un salaire.

Pour Karl Marx, c'est en réalité un travailleur aliéné ou dépouillé qu'il faut entrapercevoir derrière cette notion. Dépossédé il l'est, du choix, des moyens et des produits de son travail. Car, c'est l'employeur qui décide de l'usage de la force de travail et qui est propriétaire des produits.

Néanmoins, la notion de travailleur libre implique que la personne humaine n'est pas réductible à sa force de travail. Elle possède aussi une dimension interne dont on ne peut pas la déposséder.

Cette subjectivité a des besoins et des aspirations dont les modalités de réalisation échappent au cadre du marché : amour, piété, culture, santé...

Le travailleur libre tel que l'envisage la conception libérale est donc un être clivé, constate le philosophe Michel Feher.

Il est d'abord scindé en une dimension interne dont il ne peut être dépouillé et une force de travail qu'il peut louer. Il est aussi partagé entre la satisfaction de ses aspirations d'ordre psycho-affectives et l'optimisation de ses intérêts matériels. Enfin, le travailleur libre évolue dans deux sphères distinctes : celle de la reproduction (vies familiale, sociale, religieuse...) et celle de la production (le marché).

Le type de sujet qui est à la fois présupposé et visé par les politiques néolibérales est différent.

Le néolibéralisme

Après la seconde guerre mondiale, les pères fondateurs du néolibéralisme – parmi lesquels Friedrich Hayek, Milton Friedman et les membres de l’École de Chicago – considèrent que le libéralisme est en grande difficulté. Sont mis en cause le renforcement du socialisme, à l'Est et le développement des politiques interventionnistes des États, à l'Ouest.

Afin de contrecarrer cette tendance, les néolibéraux renoncent au principe de non-intervention des libéraux.

Ils n'appréhendent plus le marché et la compétition marchande comme des phénomènes "naturels" qu'il faut préserver. Ils les envisagent plutôt comme des formes sociales qu'il s'agit de créer et de reproduire.

Pour ce faire, ils confient à l’État, la mission d'étendre la logique marchande à tous les domaines de la vie humaine. Sont également compris ceux que le régime libéral plaçait en dehors du marché. C'est-à-dire la sphère de la reproduction : santé, éducation, culture...

Il est donc faux de penser que le néolibéralisme n'est pas politique. Bien au contraire, on peut même dire qu'il est toujours politique. Pour l'anthropologue, David Graeber (Bureaucratie, 2017):

"Le néolibéralisme est la forme de capitalisme qui donne systématiquement priorité aux impératifs politiques sur les impératifs économiques."

Cette action politique concerne, au premier chef, la promotion d'un nouveau modèle de sujet humain. Le but déclaré est d'amener tout le monde à penser et à se comporter en entrepreneur.

Le capital humain

La notion de "capital humain" (théorisée notamment par Gary Becker) sert de soubassement à cette stratégie. Le concept définit chacun de nous comme un stock d'acquis, explique Michel Feher :

"Tout ce dont j'hérite, tout ce qui m'arrive et tout ce que je fais contribuent à l'entretien ou à la détérioration de mon capital humain."

Notre capital humain inclut nos potentialités (capital génétique, pré-dispositions physiques et mentales) ainsi que nos réseaux de relations sociales  (familiales, amicales, professionnelles...). Il englobe toutes nos expériences, connaissances et compétences. Nos pratiques d'entretien de notre santé corporelle et mentale en font également partie : diète, sport, vie amoureuse et sexuelle, loisirs...

Dans cette conception, l'individu est poussé à adopter une logique d'accroissement de son capital. L'objectif proposé est de le convertir en toutes sortes de bénéfices monétaires ou autres.

Ainsi, les médias, le système éducatif et le monde du travail diffusent l'injonction permanente à engranger:  les stages, les formations, les pratiques sportives ou psychotechniques (méditation, yoga...), les voyages, les relations sociales... Cette incitation est sous-tendue par la perspective d'en récolter des profits de toutes sortes: argent, faveurs, services, plaisirs...

Par exemple, la pratique d'activités physiques intenses peut représenter l'équivalent d'un capital. A ce titre, elle peut apporter des avantages, dans le cadre de la sélection scolaire et professionnelle, de la séduction érotique ou par le biais d'une mise en scène positive de soi (comme battant, compétiteur, endurant...).

L'entrepreneur de soi

Dans le même temps qu'elles façonnent les subjectivités, les politiques néolibérales s'attaquent aussi à la réforme des structures objectives de la société :

Précarisation du travail salarié, généralisation du crédit à la consommation, retraite par capitalisation, privatisation de l'assurance santé et de l'éducation, sélection à l'entrée des universités, incitation à orienter l'épargne vers la bourse,...

Toutes ces mesures concourent à produire un environnement, dans lequel les gens sont effectivement contraints d'adopter une logique d'entrepreneur. Qu'il s'agisse d'être recrutée pour un emploi, d'accéder à un logement, d'être sélectionnée par une école supérieure ou de négocier un prêt bancaire:

Chaque personne doit être en mesure de se rendre attractive. Pour ce faire, elle doit présenter les dimensions pertinentes de son capital humain. C'est-à-dire celles qui génèreront des profits, pour ceux qui investiront en elle (employeur, école, banquier...).

Vers un habitus d'entrepreneur de soi ?

Le projet néolibéral vise l'effacement des deux formes de clivage qui prévalaient sous le capitalisme libéral. L'entrepreneur de soi abolit l'être scindé, entre son intimité et sa force de travail. Le grand marché dissout la frontière entre sphères de la production et de la reproduction.

La force de propagation de ce modèle réside dans la conjugaison de ces efforts. Ceux-ci visent la transformation simultanée des mentalités et du monde social objectif.

Explorez nos autres articles sur la critique sociale.Les conditions nécessaires à la production d'un habitus d'entrepreneur de soi tendent à être réunies. Les individus seraient alors portés à se considérer comme gestionnaires d'un capital humain. De manière pré-réflexive, ils chercheraient en toutes circonstances à accroitre ce capital et à en retirer des profits. La logique marchande, la sélection, la compétition seraient vécues comme "naturelles" ou comme "allant de soi".

Selon le constat de Pierre Bourdieu, il n'y a rien de plus difficile à révolutionner que ces structures mentales pré-conscientes.

D'ores et déjà, chacun peut essayer d'identifier les situations, dans lesquelles il se comporte en entrepreneur de lui-même. Il peut aussi s'interroger sur les autres possibilités d'être.

© Gilles Sarter


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Pouvoir du numérique : la leçon des hommes infâmes

Pouvoir du numérique : la leçon des hommes infâmes

A partir de petits textes issus d'archives de l'administration royale (18ème siècle), Michel Foucault file une réflexion sur l'articulation entre le discours, le quotidien et le pouvoir. Ses conclusions demeurent pertinentes pour décrire comment les entreprises du numérique exercent leur pouvoir.

La renommée des hommes infâmes

Les hommes infâmes de Michel Foucault sont des personnes qui ont été l'objet de lettres de dénonciations, de rapports de police ou d'enfermement. De leur passage en ce monde, il ne reste que quelques lignes extraites d'archives officielles du 18ème siècle :

 - "Mathurin Milan, mis à l'hôpital de Charenton le 31 août 1707 : "Sa folie a toujours été de se cacher à sa famille, de mener à la campagne une vie obscure, d'avoir des procès, de prêter à usure et à fonds perdus, de promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois." (rapport d'enfermement)

 - "Nicolas Bienfait, cocher de remise, est un homme fort débauché qui tue sa femme de coups, et qui vend tout ayant déjà fait mourir ses deux femmes dont la première il lui a tué son enfant dans le corps." (lettre de dénonciation)

Rien ne prédisposait ces individus à laisser des traces qui parviennent jusqu'à nous. C'est pourtant ce qui s'est passé. Dès lors, Michel Foucault peut jouer avec le mot "infâme".

Le terme est emprunté au latin. Il est composé de in- (privatif) et de fama (renommée, réputation). L'infâme est privé de renommée. Ironiquement, c'est précisément grâce aux mots destinés à rendre ces personnes "infâmes" (ignobles, viles, répugnants), que la mémoire de leur existence a traversé les siècles.

Si le souvenir de ces vies ordinaires a été préservé, c'est parce qu'à un moment donné, l'attention du pouvoir a été attirée, sur elles.

Placets, lettres de cachet, enfermement

Or l'époque à laquelle ont vécu ces "hommes infâmes" constitue, selon Michel Foucault, un moment important de l'histoire du pouvoir. C'est celui pendant lequel a été instauré un système, fondé sur les placets, les lettres de cachet et l'enfermement.

Le mécanisme en est bien connu. Un écrit est déposé auprès de l'administration royale pour porter plainte ou demander justice, à l'encontre d'un individu. Ce placet s'il est recevable donne lieu à l'émission d'une lettre de cachet royale qui ordonne l'enfermement de la personne visée.

On a pris l'habitude d'associer le système des lettres de cachet à l'arbitraire d'un monarque absolu. Mais il faut comprendre que ce pouvoir était une sorte de service public.

L'enfermement d'un sujet hors des voies de la justice régulière était souvent la réponse à une requête venue d'en-bas.

Dans la plupart des cas, le recours à la lettre de cachet était sollicité contre quelqu'un par son entourage : le père contre le fils, l'épouse contre le mari, le voisin contre le voisin, le commerçant contre son concurrent...

Michel Foucault, 1994, Dits et écrits, tome II, pp. 237-253.Une enquête devait la précéder. La police était chargée de recueillir les témoignages et d'établir la véracité des accusations.

Le mécanisme "placet - lettre de cachet -enfermement" dura environ un siècle. Il fut limité à la France mais il joua un rôle important. Il a, en effet, établi un nouveau type de rapport entre le pouvoir, le discours et le quotidien.

L'emprise du pouvoir sur l'ordinaire

Premièrement, ce système a permis à la souveraineté politique de s'insérer au niveau le plus élémentaire du corps social : au sein des familles et entre les sujets les plus humbles.

Les disputes de voisinage, les querelles entre enfants et parents, les mésententes au sein des ménages, les chamailleries entre voisinages étaient traditionnellement traitées par les individus eux-mêmes. Dorénavant, elles s'ouvrent aux contrôles administratifs et politiques.

L'intervention du pouvoir politique, dans les rapports quotidiens devient acceptable. 

Cette intervention de l'autorité royale est même souhaitée. Par les placets, les gens cherchent à attirer son attention. Ils veulent en user pour eux-mêmes, à leurs propres fins et contre les autres.

Deuxièmement, le nouveau dispositif systématise l'usage de la dénonciation, de la plainte, de l'enquête, du rapport, du mouchardage, de l'interrogatoire.

Il en naît une infinité de discours qui portent sur la vie quotidienne et ordinaire. Les comportements les plus banaux, les passions et les désirs sont offerts aux prises des gouvernants.

Tout ce qui est ainsi récolté est enregistré par écrit et conservé par archivage.

Le système des lettres de cachet ne dura qu'un siècle. A partir du 19ème siècle, le pouvoir exercé au niveau de la vie quotidienne n'est plus celui du roi.

Mais l’État et son réseau d'institutions diverses (justice, police, médecine, psychiatrie, école...) poursuivent l’œuvre de collecte et de traitement d'informations en tous genres, portant sur le quotidien des gens.

Il en résulte la constitution d'une nouvelle forme de savoir-pouvoir, applicable à la gestion et au contrôle de la vie des populations.

Les hommes infâmes du net

De nos jours, l'articulation entre le quotidien, le discours et le pouvoir ne relève plus uniquement du politique. Elle constitue aussi un enjeu pour les entreprises du numérique : Google, Facebook, Netflix, Uber, Spotify...

Les mécanismes du pouvoir tels qu'initiés au 18ème siècle sont encore à l’œuvre.

D'abord, la possibilité est offerte à la masse anonyme des gens, de parler d'eux-mêmes.

Ensuite, comme à l'époque des lettres de cachet, le discours sur le quotidien est mis en circulation, dans un dispositif de pouvoir qui est bien défini et délimité. Les sociétés du web fixent unilatéralement les règles d'utilisation de leurs applications. Les algorithmes qui gèrent le fonctionnement des outils sont imposés et généralement méconnus des utilisateurs.

Les informations sur le quotidien ordinaire, jusque là obscures et intimes, sont portées sous le regard des dirigeants des entreprises concernées.

Tout ce qui relève des existences, des comportements, des passions, des intérêts, des goûts est archivé, consulté, analysé.

Enfin, de ce savoir sur l'ordinaire résulte la possibilité d'une intervention souveraine.

Les entreprises citées sont en mesure d'anticiper ou d'orienter nos comportements, nos désirs et nos choix : fil d'actualités, résultats de recherche, sélection du partenaire idéal ou de la prochaine vidéo à regarder... Elles établissent des profils “à risque” (santé, sécurité, assurance voiture...) ou “prometteurs” (sélection professionnelle ou scolaire) qui impactent directement la vie des individus.

Le pouvoir du numérique opère sur les registres de la séduction et de la bienveillance. Il incite, suscite et produit plutôt qu'il n'interdit et punit.

Découvrez nos autres articles de critique socialeNous sommes plus ou moins prompts et enclins à nous y soumettre. Et peut-être d'autant plus que nous aspirons à nous mettre en scène. Aussi, il paraît utile de garder en mémoire la leçon d'ironie que Gilles Deleuze prête à Michel Foucault. Les hommes infâmes  sont des hommes ordinaires qui ont été brusquement tirés à la lumière parce que le pouvoir s'est intéressé à eux:

"Il se peut que la gloire ne procède pas autrement : être saisi par un pouvoir, une instance de pouvoir qui nous fait vivre et parler."

 © Gilles Sarter


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