Les seules variétés d'êtres humains que l'on puisse différencier, écrit Louis Dumont, sont des variétés sociales. A ce titre, l'individualisme moderne, colore fortement la variété d'humains que nous sommes. Bien qu'elle nous paraisse naturelle, la conception de l'individu qui fonde cette idéologie n'est pas universelle et possède une histoire.
L'individualisme dans l'idéologie moderne
La notion d'individu peut être envisagée selon deux définitions.
La première évoque un être humain agissant et pensant. L'individu, c'est un échantillon de l'espèce Homo sapiens.
La seconde désigne un sujet moral et indépendant, c'est-à-dire essentiellement non social. Cette conception fonde notre idéologie individualiste moderne.
Cet ensemble d'idées et de valeurs érige l'individu en un absolu. Son bonheur ou sa souffrance nous apparaissent comme ce qu'il y a de plus important. Et il vaut davantage que la totalité sociale, qui lui est subordonnée.
Si cette conception est bien ancrée dans notre mentalité, elle ne va pourtant pas de soi. Et il est certain qu'elle n'a pas prévalu dans tous les contextes sociaux, ni à toutes les époques.
Les sociétés à personnages
Marcel Mauss rapporte que, chez les Amérindiens des Pueblos Zuni, on conçoit le clan comme constitué d'un certain nombre de personnages. Ces derniers sont représentés par un nombre déterminés de prénoms qui sont donnés aux personnes réelles.
Marcel Mauss, "Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne" (1938).
Les définitions exactes des rangs occupés, dans la configuration du clan, ainsi que des rôles sociaux, politiques, religieux joués par les gens sont attachées aux noms qui leurs sont donnés. En agissant conformément à leur statut, les personnes assurent la reproduction de toute la vie du clan, des choses et des dieux.
Au sein des communautés Kwakiutl d'Amérique du Nord, on envisage que les ancêtres se réincarnent et revivent dans les corps des hommes qui portent leurs noms. Ici aussi, la perpétuité des âmes est assurée par la perpétuité des noms et des places qui leur correspondent dans les rituels.
Dans ces deux contextes sociaux, écrit Marcel Mauss, les gens agissent "es qualités". Ces qualités sont celles associées au personnage-ancêtre dont ils constituent la forme actualisée. Chaque personne est responsable de tout son clan, sa tribu et même de l'univers qui l'englobe.
La conception d'un individu détaché de sa communauté et dont les intérêts primeraient sur la totalité n'existe pas. A l'inverse, c'est la personne humaine qui est subordonnée à la communauté
Une idéologie similaire prévaut dans la société des castes, en Inde.
La société de castes et les "renonçants"
En Inde, depuis plus de deux milles ans, la société est organisée en castes. Pour Louis Dumont, cette forme d'organisation sociale est caractérisée par deux valeurs suprêmes.
Louis Dumont, "Homo hierarchicus: Essai sur le système des castes" (1967).
La première est la soumission à la hiérarchie. Elle s'oppose à l'égalitarisme qui a cours dans les sociétés modernes, où tout être humain vaut autant qu'un autre.
A cette première valeur est adjointe la conformité à l'ordre. Comme dans les sociétés amérindiennes évoquées plus haut, chacun doit se conformer à son rôle. Les besoins de chaque élément sont ignorés ou subordonnés à ceux de la société considérée comme formant un tout.
Dans la société des castes, la soumission à la hiérarchie et à l'ordre maintiennent chacun dans une interdépendance étroite et contraignante.
Toutefois, Louis Dumont rappelle, qu'à toutes les époques, une voie du renoncement a existé, en Inde. Elle a permis à ses adeptes d'acquérir une forme d'indépendance.
Le "renonçant" - dont Bouddha constitue peut-être, pour nous, l'exemple le plus familier – cherche à se suffire à soi-même. Il consacre sa vie à la connaissance de soi et à son propre progrès.
Cette préoccupation de soi lui confère une similitude avec l'individu moderne. Ce qui l'en distingue, c'est que contrairement à nous, le renonçant tourne le dos à la vie sociale. Il part symboliquement ou effectivement pour la forêt.
Aussi l'anthropologue appelle-t-il les adeptes du renoncement, des "individus-hors-du-monde" ou "individus-extra-mondains".
Les philosophies hellénistiques
La thèse de Louis Dumont consiste à dire que la conception moderne de l'individu – qui est "individu-dans-le-monde" – découle de l'émergence et de la longue évolution en Occident, de la forme de l' "individu-hors-du-monde".
La figure de l'"individu-extra-mondain" est indéniablement présente dans les mondes hellénistiques et romains, ainsi que dans le christianisme des premiers siècles.
Louis Dumont, "Essais sur l'individualisme" (1983).
Les écoles épicuriennes, stoïciennes, cyniques ou sceptiques enseignent la sagesse. Et le sage est avant-tout celui qui se suffit à lui-même. Il se définit par le détachement, l'indifférence ou, tout au moins, par la relativisation à l'égard des valeurs mondaines.
Si le sage est malgré tout conduit à agir dans le monde, à l'instar des stoïciens à Rome, ses actions ne peuvent être bonnes. Elles sont seulement préférables à celles du commun.
La réussite du christianisme, dans le contexte culturel hellénistique et romain, est vraisemblablement liée au fait qu'il véhiculait une forme d'individualisme similaire à ces philosophies.
Le christianisme des origines
Selon l'enseignement de Jésus, puis des premiers Pères de l’Église, l'âme individuelle jouit d'une valeur unique et éternelle du fait de sa filiation divine. La notion d'individu se fonde donc sur une caractéristique extra-mondaine. Dans le même temps, un égalitarisme absolu prévaut entre les êtres humains : "les chrétiens se rejoignent dans le Christ."
Si d'un côté, le monde n'est pas complètement condamné, comme chez les gnostiques, en revanche, la dignité appartient à Dieu seul.
La propriété privée des choses matérielles et la richesse sont considérées comme des empêchements au Salut. Quant à la subordination politique, elle est acceptée comme faisant partie des contradictions inhérentes à la Chute et à la vie en ce bas monde.
L'individu chrétien se conçoit essentiellement hors-du-monde dans la mesure où il est avant tout individu-en-relation-à-Dieu.
La relation de l’Église à l’État
Cette conception va subir une évolution qui est étroitement liée à l'histoire de la vision par l’Église de sa relation à l’État.
D'abord la conversion des empereurs romains au christianisme, à partir du 4ème siècle, implique une relation plus étroite de l’Église avec l’État.
Une autre étape est marquée, vers 500. Le pape Gélase produit une théorie selon laquelle le prêtre est subordonné au roi, dans les questions touchant l'ordre public. Sur le plan du salut, la hiérarchie est inversée. Or le salut constitue le niveau suprême de considération.
L’Église est dans l'Empire pour les affaires mondaines et L'Empire est dans l’Église pour les choses divines.
Surtout, c'est à partir du 8ème siècle qu'un changement radical est opéré par la hiérarchie ecclésiastique. Les papes rompent avec Byzance. Étienne II confirme Pépin, roi des Francs, dans sa royauté et en fait le protecteur de l’Église romaine. Cinquante ans plus tard, à Rome, Léon III sacre Charlemagne empereur, le jour de Noël de l'an 800.
Pour la première fois, les papes s'arrogent un ascendant politique : en s'affranchissant de la tutelle byzantine et en transférant le pouvoir impérial vers les royaumes francs ; en obtenant la reconnaissance de droits et de territoires en Italie.
Avec ces revendications politiques, une rupture idéologique est entérinée. Le divin va dorénavant régner sur terre, par l'intermédiaire de l’Église qui va devenir mondaine, dans un sens où elle ne l'était pas.
Vers l'individu comme valeur suprême
Cette révolution idéologique engage une nouvelle conception de l'individu chrétien. D'extra-mondain, celui-ci devient profondément engagé dans les affaires sociales et politiques.
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Pour parvenir jusqu'à l'individualisme qui nous est familier, cette conception connaîtra encore des développements et des évolutions, avec la Renaissance, la Réforme et particulièrement le calvinisme, puis avec les Lumières, la montée de la bourgeoisie...
Toutefois la tête de pont est jetée. Dès cette époque, un glissement idéologique décisif est opéré, celui de la conception d'un "individu-hors-du-monde" vers un "individu-dans-le-monde".
Louis Dumont, par ses conclusions, nous conduit à méditer sur ce fait :
Le processus qui a conduit à la primauté de l'individu serait sorti d'une religion. Religion qui le subordonnait totalement à une valeur transcendante.
Gilles Sarter
Merci Gilles pour ce beau résumé, et pour cette thématique bien actuelle. Voir aussi à ce sujet le livre de Svetlana Alexievitch « La fin de l’Homme rouge » qui s’interroge sur la place de l’individu et du collectif dans la Russie post-communiste.
Si une personne ne me considère pas, ne m’aperçoit pas, m’ignore, me rejette…..j’en souffre.
Il n’est pas certain que cela soit d’origine biologique, ni psychologique.
Pourtant, le biologique et le psychologique sont partie-prenante de cette douleur éprouvée.
Être aperçu, cela suppose des « sujets » : celui qui souffre de ne pas être considéré et celui qui ne me considère pas.
Une société humaine est le fruit du hasard tout comme le processus vivant. Qu’est-ce qui explique qu’une société ait fait de la considération un élément ?
Mystère des circonstances, hasard des circonstances.
Que valent les explications qui donnent à la considération du sujet une origine divine : dieu l’a voulu et a créé les hommes ainsi, ou celles qui lui donnent une origine biologique : la vie a produit cette considération et cela a donné l’espèce « homme », ou celles qui s’appuient sur des « faits » établis à partir de traces laissées par nos devanciers.
On peut ainsi établir une « histoire », une « séquence », un enchaînement qui montre les moments de cette considération du sujet que je suis, par les autres, considération qui semble être devenue pour moi une épreuve terrible, une échéance que je crains comme la mort.
Personnellement je verrais ceci : reconnaissance immédiate chez les hommes dans les cultures où le « je suis » est un « nous sommes ». Rupture chez les grecs et lutte pour la reconnaissance. Politique. Science. Technique. Chacun doit se faire respecter au moyen des preuves de son existence : les hauts-faits et la gloire. Apparition des tyrans et des monothéismes : un seul ou quelques uns démontrent leur existence aux yeux des autres qu’ils privent au maximum. Guerre perpétuelle et théorie de Hobbes pour rétablir la société politique. On en serait là : théorie du contrat, de la liberté, de la souveraineté du sujet.