L’idéologie moderne porte au pinacle la figure de l’individu libre et responsable. Cette valorisation, qui vaut aussi comme injonction à « être un individu », est déclinée sur plusieurs registres. En politique, la volonté de l’individu-citoyen est supposée « gouverner la République ». Sur le plan légal, le droit civil et le droit pénal reposent sur la figure de l’individu-responsable qui est punissable s’il n’agit pas selon cette qualité. Dans la sphère économique, c’est l’individu-responsable mais aussi entrepreneur, compétiteur, flexible qui est célébré.
Cette célébration des capacités de l’individu est déconnectée de l’expérience concrète des êtres humains. Elle semble oublier qu’il est souvent problématique d’exister comme individu. Dans de nombreuses situations, il est même impossible de se conduire en individu libre et responsable.
Les supports ou conditions pour devenir un individu
Le sujet humain n’est pas une monade. Il n’est pas venu au monde, doté de toutes les capacités nécessaires pour se réaliser. Il n’attend pas simplement d’être libéré des pesanteurs de la tradition, des normes sociales ou encore des lois et réglementations étatiques qui contraignent son action, pour devenir un « individu-responsable ».
Pour pouvoir s’accomplir comme individu ou, tout au moins être reconnu et traité comme tel, le sujet est tributaire de conditions objectives et sociales.
Le sociologue Robert Castel appelle ces conditions des « supports ». La question qu’il examine concerne l’identification de ces supports qui commandent cette possibilité de devenir un individu, reconnu et traité comme tel. Ces supports ont pu se transformer au cours de l’histoire. De ce fait, il est nécessaire d’établir la généalogie de ceux qui ont donné sa consistance à l’individu des sociétés modernes.
La propriété et l’émergence de l’individu moderne
Louis Dumont, par exemple, a montré que l’individu a été valorisé pour lui-même, bien avant la modernité, que ce soit dans l’univers des « renonçants » en Inde, dans les écoles philosophiques helléniques ou encore dans le christianisme. Mais l’émergence de l’individu moderne, à partir des 17ème-18ème siècles correspond à un projet spécifique d’émancipation des contraintes héritées de la société féodale et de l’ordre transcendant chrétien.
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Cet émergence de l’individu à l’époque moderne s’appuie sur un nouveau support, la propriété. Et l’individu moderne est d’abord un individu-propriétaire.
L’un des premiers promoteurs de cette modernité est John Locke. Dans le Second Traité du gouvernement (1689), il écrit que « l’homme est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne et des actions et du travail de cette personne. ».
Si l’individu est propriétaire de lui-même, s’il n’est pas dans la dépendance d’autrui ou du besoin, c’est parce qu’il peut prendre appui sur la propriété qui est une condition nécessaire de cette indépendance.
Cette idée forme le soubassement de la pensée libérale et du système politique dit « républicain ».
La propriété et la citoyenneté
La conception moderne de l’individu-propriétaire s’incarne concrètement dans l’histoire française, au moment de la Révolution. Cette dernière place la propriété au centre de son dispositif. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 l’installe au rang de droit inaliénable et sacré.
En 1793, la Convention vote la peine de mort contre quiconque tentera d’attenter à la propriété privée. Quant à Robespierre et Saint-Just, ils veulent faire de chaque citoyen au moins un petit propriétaire. A cette condition, pensent-ils, il pourra être un citoyen indépendant, un individu capable d’incarner les valeurs révolutionnaires, « liberté, égalité, fraternité ».
Les contemporains de la Révolution française considéraient donc qu’en dehors de la propriété, les sujets n’étaient rien ou très peu de chose, certainement pas des individus.
La preuve en est l’absence de statut de ceux qui en étaient démunis. Ainsi, l’Assemblée législative décide en 1791 d’exclure du droit de vote tous ceux qui ne disposent pas d’un minimum de propriété (à l’époque un tiers de la population en âge de voter).
Progressivement le suffrage censitaire durcit ces conditions. La monarchie de Juillet finit par réduire l’accès à la citoyenneté politique, à une minorité de notables et grands propriétaires.
Le paupérisme et la reconnaissance des individus
Robert Castel, La montée des incertitudes, Seuil.
Sur le plan social, la discrimination à l’égard des non-propriétaires est encore plus évidente. D’abord, la « vile populace » du 18ème siècle qui est constituée des « gens de peine de bras », des vagabonds, des mendiants, puis les prolétaires, des débuts de l’industrialisation qui sont dénoncés pour l’immoralité de leur conduite, ne sont rien socialement.
Au 19ème siècle, le « paupérisme » est l’idéologie qui démontre le mieux que la propriété constitue un support indispensable pour être reconnu comme « individu ». Elle établit un lien entre la pauvreté matérielle et la « subversion de l’intelligence », l’affaiblissement de la volonté et encore l’abaissement de la moralité.
Le paupérisme considère que les sujets privés de ressources matérielles sont par la même occasion démunis culturellement et moralement.
Il en conclut que ces « misérables », soumis à une insécurité économique et sociale totale ne peuvent être des individus puisqu’ils ne peuvent ni mener leur vie avec un minimum d’indépendance, ni répondre d’eux-mêmes, ni s’engager à l’égard d’autrui.
Du 17ème siècle à nos jours, être propriétaire ce n’est pas seulement posséder des biens, c’est avoir un statut. La propriété protège et dignifie. Elle donne des droits et de la considération. C’est en ce sens que la propriété constitue un support de l’individu.
Gilles Sarter