Castel

Les Supports de l’Individu (III): L’individu par excès

Les Supports de l’Individu (III): L’individu par excès

Nous avons vu, dans deux articles précédents, que le profil de l’individu étayé par la propriété privée et la propriété sociale est, selon Robert Castel, majoritaire dans notre société. Toutefois, après cinq décennies de capitalisme néolibéral, la dynamique qui portait la propriété sociale et avec elle, la citoyenneté sociale, semble brisée.

Dès lors, R. Castel fait l’hypothèse de l’émergence et du développement de deux autres profils d’individus qu’il qualifie d’ « individus par excès » et d’ « individus par défaut ». Dans cet article, nous voyons ce qu’est un « individu par excès » et les problèmes liés à l’analyse de son expansion dans notre société.

Libérer et améliorer l’individu

Selon la qualification employée par Marcel Gauchet, l’ « individu hypermoderne » aurait pour particularité d’être le premier individu pouvant se permettre, en raison de l’évolution sociale, d’ignorer qu’il vit en société.

Robert Castel, La montée des incertitudes, Seuil, 2009C’est au début des années 1970 que R. Castel pense observer les premières manifestations de ce type d’individus complètement immergés dans leur subjectivité, au point de se détacher de tout autre investissement.

Aux États-Unis, le sociologue réalise des enquêtes par immersion, au sein de la mouvance des encounter groups. Il s’agit de petits groupes de personnes qui se réunissent, sous la conduite d’animateurs expérimentés.

Un préjugé partagé au sein de cette mouvance est que l’individu en société est toujours bridé dans l’expression de ses pleines potentialités. Il lui faut donc effectuer un travail sur lui-même pour élargir ses capacités comportementales et psychiques.

A cette fin, différentes techniques sont mobilisées (gestalt-thérapie, cri primal, analyse transactionnelle, counselling…). Elles prétendent se substituer à la psychanalyse considérée comme trop longue et trop intellectuelle. L’analyse manquerait l’objectif du travail sur soi qui est de libérer et d’améliorer l’individu ici et maintenant.

Une nouvelle culture psychologique

R. Castel compare ces groupes à des laboratoires, au sein desquels s’élabore la pointe avancée d’une « nouvelle culture psychologique ». Cette culture vide la société de ses déterminants objectifs. Elle ne s’intéresse qu’à la position de l’individu qui se prend lui-même pour seul objet et qui se donne pour seule fin de réaliser ses propres aspirations et de maximiser ses capacités.

Ces individus enfermés dans leur individualité et qui chassent le social sont désengagés de la société. C’est pourquoi le sociologue parle à leur sujet d’ « individus par excès ».

L’objectif de se réaliser en tant qu’individu dans une sorte de solipsisme conduit à la limite au narcissisme. Or le mythe de Narcisse nous rappelle que ce dernier peut conduire à la tragédie.

Au milieu du 19è siècle, le type initial de l’individu moderne était le « bourgeois propriétaire » qui était homme de la responsabilité et du devoir (patriotique, religieux, familial, d’accumulation matérielle…). Il était fortement impliqué dans l’accomplissement des différents rôles sociaux qui leur étaient afférents.

Lire aussi « Fatigue de soi ou Société de la Fatigue?« A l’opposé, la conception du bonheur que l’individu narcissique poursuit éperdument est un impossible accomplissement de lui-même et par lui-même qui, selon Alain Ehrenberg, finit par l’installer dans une « fatigue de soi ».

L’expansion de l’ « individu par excès »

Dans les années 2000, R. Castel persiste dans son analyse. Mais il souligne que la compréhension de l’expansion du profil de l’ « individu par excès » pose des problèmes difficiles. L’identification de ses conditions objectives, dans la société contemporaine, n’est pas aisée. Le sociologue signale cependant quelques pistes de recherche.

Reprenant l’argument de Tocqueville, R. Castel avance, tout d’abord, que dans certains secteurs de la société démocratique, les individus peuvent croire n’avoir besoin de personne.

Ces individus évolueraient dans une sorte de « vide social », étant non cadrés par des régulations collectives et non conduits par des aspirations collectives.

Il s’agit avant tout des agents qui pensent avoir en eux-mêmes les supports nécessaires pour assurer leur indépendance sociale. Ces supports sont constitués des différentes formes de capital, au sens de Pierre Bourdieu : capitaux économiques, symboliques, culturels…

L’ « individu par excès » serait donc, avant tout, pour R. Castel, l’individu qui accomplit une forme de désaffiliation sociale, de détachement des appartenances et des valeurs collectives « par le haut ». Expérimentant des conditions de vie confortables, dans lesquelles les interactions sociales ne paraissent plus poser de problèmes, il peut se retourner sur lui-même et se consacrer à sa propre exploration subjective.

Le capital humain

Mais ce schéma reste simplificateur. Une analyse plus approfondie de l’implantation et de la diffusion de ce type est nécessaire. En effet, R. Castel souligne, d’une part, qu’il existe des individus très bien pourvus dans les différentes formes de capitaux mais qui sont complètement affiliés au monde social. Ils s’y adonnent à la poursuite des richesses et des honneurs et ont une parfaite maîtrise des contraintes sociales qui y sont liées.

D’autre part, R. Castel remarque que le type de l’ « individu par excès » n’est pas seulement porté par les plus nantis.

Et à ce titre, il nous semble que le sociologue manque d’investiguer les supports objectifs que constituent les différents dispositifs mis en place par les politiques néolibérales (politiques d’éducation, du travail, de la finance…), par le management dans les entreprises et par le marketing, au cours des quatre ou cinq dernières décennies.

Sur ce sujet, voir Le Capital humain et l’entrepreneur de soiCes dispositifs poussent les individus à se constituer en entrepreneurs de soi. Ils orientent alors leurs comportements vers la recherche de la maximisation de leur capital humain, dans tous les secteurs et à toutes les étapes de leur vie (à l’école, à l’université, au travail, dans les loisirs et la consommation, dans les relations amicales et amoureuses…). Dès lors pour de nombreuses personnes, l’individualisation par excès serait le résultat d’un habitus incorporé, par inculcation explicite et implicite, plutôt que le fruit d’une démarche de désaffiliation « par le haut ».

Gilles Sarter

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Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Le sociologue Robert Castel appelle « supports » les conditions objectives qui permettent à l’être humain de se construire comme individu dans une société donnée. Dans un précédent article, nous avons vu que la figure de l’individu moderne émerge au 17è-18è siècles, en s’appuyant notamment sur le support de la propriété privée. L’individu moderne est d’abord un propriétaire.

Cependant, dès la fin du 19è siècle, il semble bien avéré que l’accès au statut d’individu par la propriété est impossible pour la grande majorité de la population. Avec le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, c’est le salariat, plus que la propriété généralisée qui est en pleine expansion.

Après un processus séculaire fait de luttes et de négociations, c’est ce salariat qui va être consolidé par des « protections » qui lui seront propres et qui pourront assumer en partie les fonctions de support, réservées auparavant à la propriété.

La construction de la propriété sociale

Ces nouvelles garanties associées au salariat sont appelées « propriété sociale », par opposition à la propriété individuelle. Le droit à une pension de retraite et à des assurances contre les risques sociaux, l’accès à des services publics, le droit du travail garantissent aux travailleurs un minimum de sécurité et de protection. Ces nouveaux supports agissent comme un minimum de propriété individuelle.

Le noyau de la propriété sociale se construit donc à partir des institutions du travail. Le nouveau statut de l’emploi, qui émerge au tournant des 19è et 20è siècles tente de rompre avec la relation contractuelle des débuts du capitalisme industriel qui place deux contractants en relation individualisée. Le propriétaire des moyens de production, dans cette relation, l’emporte sur le travailleur car il dispose des réserves qui lui permettent d’imposer ses conditions. Le travailleur est contraint d’accepter les termes du contrat, pressé par l’urgence du besoin.

L’établissement de conventions collectives permet au travailleur de s’appuyer sur des règles préalables, négociées collectivement. A travers ces conventions, mais aussi du droit du travail et de la protection sociale, c’est le collectif qui protège le sujet qui n’est pas protégé par la propriété individuelle.

La loi sur les retraites ouvrières et paysannes (1910) a des effets matériels dérisoires. Les pensions sont très faibles et la majorité des bénéficiaires potentiels meurent avant l’âge. Mais cette réforme est d’une grande portée car elle ouvre une alternative à l’hégémonie de la propriété privée pour assurer la sécurité des travailleurs. En 1946, elle débouche sur un régime unique de sécurité sociale qui concerne presque l’ensemble de la population française.

L’ouvrier spécialisé comme figure de l’individu

En ce qui concerne le statut de l’individu, le dépassement de la propriété individuelle comme support nécessaire de l’indépendance et de la sécurité signifie que les non-propriétaires peuvent exister et être reconnus comme des individus à part entière.

Le type de cet individu correspond à l’ouvrier spécialisé des années 1960-1970. Il n’est pas nécessairement propriétaire de son logement, mais de sa voiture et de ses meubles. Ses revenus en tant qu’employé, puis en tant que retraité semblent assurés. Il ne vit pas dans l’opulence mais peut prendre des vacances, se cultiver, participer à la vie associative, syndicale ou politique. Il peut accéder à un ensemble de services publics (hôpitaux, écoles, bibliothèques…) et envisager l’entrée de ses enfants dans les études supérieures…

Cette description n’a rien d’idyllique. Elle n’évoque pas la liberté ni l’autonomie. Mais elle dessine cependant l’apparition d’un « individu » qui se construit à partir des supports que sont le salariat protégé ou la « propriété sociale ».

La révolution qui met fin à l’exploitation de la force de travail n’a pas eu lieu en Europe occidentale. Mais, entre la condition du salarié telle que nous venons de l’esquisser et celle du prolétaire du capitalisme du début de l’industrialisation, il s’est effectué un changement qualitatif.

L’individu du salariat demeure subordonné mais sa subordination est partiellement compensée par des supports qui lui permettent d’essayer de conduire sa vie et de tracer son parcours, dans le cadre des systèmes de contraintes ou d’obligations de la société capitaliste.

Cet individu n’est donc pas une monade. Il a des engagements et des devoirs. Il endosse des rôles sociaux et il se définit par des appartenances collectives (famille, parti, église, métier…). Mais il est personnalisé parce que justement il n’est pas seulement un membre incorporé à ces collectifs. Il y agit mais en son nom propre et en disposant d’une marge de manœuvre.

Cette figure correspond au fond à celle de l’individu bourgeois du 19ème siècle dont le support était la propriété. Le bourgeois était un individu au sens où il était affranchi des systèmes de dépendance traditionnelle qui l’incorporaient dans des groupes d’appartenance, sans être pour autant affranchi de sa responsabilité de bon chrétien, de bon père de famille, de bon citoyen, de bon patriote…

Pour Robert Castel, le support de la propriété privée qui permettait l’émergence de l’individu bourgeois au 19è siècle s’est assouplie et généralisée pour donner l’individu salarié, appuyé sur le support de la propriété sociale, au 20è siècle.

Gilles Sarter

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Les Supports de l’Individu (I): La Propriété Privée

Les Supports de l’Individu (I): La Propriété Privée

L’idéologie moderne porte au pinacle la figure de l’individu libre et responsable. Cette valorisation, qui vaut aussi comme injonction à « être un individu », est déclinée sur plusieurs registres. En politique, la volonté de l’individu-citoyen est supposée « gouverner la République ». Sur le plan légal, le droit civil et le droit pénal reposent sur la figure de l’individu-responsable qui est punissable s’il n’agit pas selon cette qualité. Dans la sphère économique, c’est l’individu-responsable mais aussi entrepreneur, compétiteur, flexible qui est célébré.
Cette célébration des capacités de l’individu est déconnectée de l’expérience concrète des êtres humains. Elle semble oublier qu’il est souvent problématique d’exister comme individu. Dans de nombreuses situations, il est même impossible de se conduire en individu libre et responsable.

Les supports ou conditions pour devenir un individu

Le sujet humain n’est pas une monade. Il n’est pas venu au monde, doté de toutes les capacités nécessaires pour se réaliser. Il n’attend pas simplement d’être libéré des pesanteurs de la tradition, des normes sociales ou encore des lois et réglementations étatiques qui contraignent son action, pour devenir un « individu-responsable ».

Pour pouvoir s’accomplir comme individu ou, tout au moins être reconnu et traité comme tel, le sujet est tributaire de conditions objectives et sociales.

Le sociologue Robert Castel appelle ces conditions des « supports ». La question qu’il examine concerne l’identification de ces supports qui commandent cette possibilité de devenir un individu, reconnu et traité comme tel. Ces supports ont pu se transformer au cours de l’histoire. De ce fait, il est nécessaire d’établir la généalogie de ceux qui ont donné sa consistance à l’individu des sociétés modernes.

La propriété et l’émergence de l’individu moderne

Louis Dumont, par exemple, a montré que l’individu a été valorisé pour lui-même, bien avant la modernité, que ce soit dans l’univers des « renonçants » en Inde, dans les écoles philosophiques helléniques ou encore dans le christianisme. Mais l’émergence de l’individu moderne, à partir des 17ème-18ème siècles correspond à un projet spécifique d’émancipation des contraintes héritées de la société féodale et de l’ordre transcendant chrétien.

Sur le même thème, lire l’article « Aux Origines de l’Individualisme »Cet émergence de l’individu à l’époque moderne s’appuie sur un nouveau support, la propriété. Et l’individu moderne est d’abord un individu-propriétaire.

L’un des premiers promoteurs de cette modernité est John Locke. Dans le Second Traité du gouvernement (1689), il écrit que « l’homme est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne et des actions et du travail de cette personne. ».

Si l’individu est propriétaire de lui-même, s’il n’est pas dans la dépendance d’autrui ou du besoin, c’est parce qu’il peut prendre appui sur la propriété qui est une condition nécessaire de cette indépendance.

Cette idée forme le soubassement de la pensée libérale et du système politique dit « républicain ».

La propriété et la citoyenneté

La conception moderne de l’individu-propriétaire s’incarne concrètement dans l’histoire française, au moment de la Révolution. Cette dernière place la propriété au centre de son dispositif. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 l’installe au rang de droit inaliénable et sacré.

En 1793, la Convention vote la peine de mort contre quiconque tentera d’attenter à la propriété privée. Quant à Robespierre et Saint-Just, ils veulent faire de chaque citoyen au moins un petit propriétaire. A cette condition, pensent-ils, il pourra être un citoyen indépendant, un individu capable d’incarner les valeurs révolutionnaires, « liberté, égalité, fraternité ».

Les contemporains de la Révolution française considéraient donc qu’en dehors de la propriété, les sujets n’étaient rien ou très peu de chose, certainement pas des individus.

La preuve en est l’absence de statut de ceux qui en étaient démunis. Ainsi, l’Assemblée législative décide en 1791 d’exclure du droit de vote tous ceux qui ne disposent pas d’un minimum de propriété (à l’époque un tiers de la population en âge de voter).

Progressivement le suffrage censitaire durcit ces conditions. La monarchie de Juillet finit par réduire l’accès à la citoyenneté politique, à une minorité de notables et grands propriétaires.

Le paupérisme et la reconnaissance des individus

Robert Castel, La montée des incertitudes, Seuil.Sur le plan social, la discrimination à l’égard des non-propriétaires est encore plus évidente. D’abord, la « vile populace » du 18ème siècle qui est constituée des « gens de peine de bras », des vagabonds, des mendiants, puis les prolétaires, des débuts de l’industrialisation qui sont dénoncés pour l’immoralité de leur conduite, ne sont rien socialement.

Au 19ème siècle, le « paupérisme » est l’idéologie qui démontre le mieux que la propriété constitue un support indispensable pour être reconnu comme « individu ». Elle établit un lien entre la pauvreté matérielle et la « subversion de l’intelligence », l’affaiblissement de la volonté et encore l’abaissement de la moralité.

Le paupérisme considère que les sujets privés de ressources matérielles sont par la même occasion démunis culturellement et moralement.

Il en conclut que ces « misérables », soumis à une insécurité économique et sociale totale ne peuvent être des individus puisqu’ils ne peuvent ni mener leur vie avec un minimum d’indépendance, ni répondre d’eux-mêmes, ni s’engager à l’égard d’autrui.

Du 17ème siècle à nos jours, être propriétaire ce n’est pas seulement posséder des biens, c’est avoir un statut. La propriété protège et dignifie. Elle donne des droits et de la considération. C’est en ce sens que la propriété constitue un support de l’individu.

Gilles Sarter

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