Les slogans de la société néolibérale déclinent les thèmes de la "réalisation de soi" et de la performance. Ces invitations permanentes à s'inventer ou à se construire sont en adéquation avec la logique de croissance infinie des marchés. Loin de libérer les individus, elles constituent de nouvelles contraintes. Chez leurs récipiendaires, elles génèrent différentes formes de mal-être.
Société de marché, société de la licence
La société de marché, écrit Christian Laval, ne se développe pas seulement en promettant la jouissance matérielle qui libère de la nécessité. Elle promet aussi l'émancipation à l'égard des traditions, des interdits et des devoirs de tous ordres (sociaux, familiaux, religieux...).
Christian Laval, 2007, L'homme économique.
Cette liberté est présentée comme permettant à l'individu de choisir non seulement les biens, mais aussi les êtres, les lieux ou les expériences qui conviennent le mieux à ses perspectives personnelles.
Dans les faits, cette licence qui usurpe le nom de liberté n'est que le masque d'une nouvelle forme de contrainte.
La réalisation de soi
Jusqu'à la fin des années 1960, les individus étaient pris dans les logiques du devoir et de l'interdit. Les gens étaient enjoints de suivre leur destin (religion, école, armée, usine) ou éventuellement de le contester.
Au contraire, la société du marché généralisé tend à se débarrasser de la négativité. C'est qu'en effet, les interdits (moraux, religieux...) finissent d'une façon ou d'une autre par poser des limites à la production et à la consommation.
Pour favoriser la "croissance", il faut donc démonter la négativité. C'est ainsi qu'on tend vers l'abolition générale des barrières.
En premier lieu, la réalisation de soi se substitue à l'observance des devoirs et des interdits. L'individu n'a plus tant à correspondre à ce que l'on attend de lui qu'à être force de proposition.
Invité à "être lui-même", le sujet doit s'inventer et construire son identité à travers tous les possibles (Ehrenberg).
Mais, en réalité, tous les possibles ne se valent pas. La construction de soi en ascète, en adepte de la sobriété, en contemplatif ou en décroissant heureux sied mal à la logique du marché.
C'est pourquoi, l'incitation à "se réaliser" est accompagnée d'une apologie de la performance.
Le sujet performant
Gagneurs, sportifs, aventuriers et autres battants et compétiteurs occupent le paysage médiatique. Le chef d'entreprise tend à incarner l'idéal social. L'entrepreneur qui a réussi contre tous ses concurrents, qui manifeste l'initiative et la responsabilité sert de repère.
A l'instar de ces différentes figures, tout un chacun doit : avoir des projets, se mettre en valeur par la consommation de biens de luxe, "gérer" sa vie, se dépasser sur tous les plans, toujours se remettre en questions, évoluer, "booster" sa carrière et son capital humain, développer ses potentiels ou encore doper son corps et son "mental".
Afin de l'inciter à adopter de telles catégories de pensées et d'actions, le sujet est maintenu dans une illusion: l'accumulation d'argent, de biens, de reconnaissance professionnelle ou d'expériences en tous genres engendre plus de vie et plus de bonheur.
Mais, comme l'accumulation n'a pas de fin, le sentiment d'avoir atteint un but se manifeste toujours de manière fugace.
Les gens ne peuvent jamais en finir avec rien. La gratification attendue est toujours reportée.
Encore une fois, la logique politico-économique qui prévaut est coresponsable de cette perturbation. Le projet de grand marché s'oppose aux formes conclusives. Elles sont bannies car l'inachevé favorise la consommation et la production.
Fatigue d'être soi ou société de la fatigue?
Le sujet en quête de performance n'est jamais gratifié car il ne peut jamais conclure. Mais il ne voit pas qu'il est pris dans une logique dénuée de conclusions. Il se sent au contraire obligé de faire preuve de toujours plus de capacités.
L'impératif de réalisation de soi, dans un contexte où les limites reculent en permanence peut conduire à un mal de vivre, voire à la maladie.
Selon un premier scénario, l'individu finit par être déchiré entre ce qu'il appréhende comme étant impossible et le "tout est possible" que lui renvoie la société. Il en résulte, selon Ehrenberg, une forme de dépression, qu'il appelle "fatigue d'être soi".
Alain Ehrenberg, 1998, La fatigue d'être soi.
Celle-ci se caractérise par un renoncement, un manque de motivation, un défaut de projet qui sont l'envers exact des normes de socialisation actuelles.
Byung-Chul Han envisage un autre scénario. Le sujet pris dans la logique de la performance est à la fois victime et bourreau. Il s'imagine seigneur et se révèle valet.
Byung-Chul Han, 2014, La société de la fatigue.
Finalement, il s'exploite lui-même jusqu'à se consumer complètement (burn-out) ou à sombrer dans différentes formes de surexcitation et d'addiction.
Euphémisation de la domination
Les deux auteurs se rejoignent sur l'idée que l'échec, sur le plan de la performance, est vécu sur le mode de la responsabilité personnelle. Il y a là un véritable processus d'euphémisation de la domination.
L'agressivité de la norme sociale est transmuée en dévalorisation et honte de soi.
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Grâce à ce coup de force symbolique, la différence est de moins en moins tracée entre la souffrance individuelle et l'injustice sociale.
La mobilisation sociale en vue de plus d'équité en pâtit. Ce ne sont plus des groupes ou des classes qui se battent entre eux, mais le sujet performant qui est en lutte avec lui-même.
Axel Honneth, 2000, La lutte pour la reconnaissance.
En revanche, Axel Honneth avance que l'émergence de mouvements sociaux pourrait découler de l'interprétation des souffrances individuelles, en termes collectifs. Autrement dit, les gens peuvent être amenés à comprendre que les maux dont ils souffrent ne leur sont pas particuliers.
Le mal-être est partagé par des groupes tous entiers. Il résulte de facteurs sociaux. Si cette idée gagne en influence, alors les expériences individuelles de la souffrance peuvent fournir le motif d'une lutte collective pour réformer la société.
© Gilles Sarter
Le marché s’oppose aux formes conclusives, c’est-à-dire aux rites sacrificiels dont René Girard a très bien montré l’importance dans l’histoire et jusqu’à maintenant, sauf que maintenant nous ne sommes pas capables de les vivre en leur donnant du sens, et ceci notamment parce que l’impératif de penser en mode sécularisé a effacé ce qui faisait sens dans la pensée religieuse. Que les anthropologues, qui prétendent s’intéresser aux rites, ne négligent pas ces aspects!
Voila ,encore une fois les grands mots ???? que l’on a tellement de mal à comprendre nous les incompris alors ? Quoi comprendre dans ce cas MERCI