visage en bronze symbolisant l'individu et la propriété sociale

Les Supports de l’Individu (II): La Propriété Sociale

Le sociologue Robert Castel appelle « supports » les conditions objectives qui permettent à l’être humain de se construire comme individu dans une société donnée. Dans un précédent article, nous avons vu que la figure de l’individu moderne émerge au 17è-18è siècles, en s’appuyant notamment sur le support de la propriété privée. L’individu moderne est d’abord un propriétaire.

Cependant, dès la fin du 19è siècle, il semble bien avéré que l’accès au statut d’individu par la propriété est impossible pour la grande majorité de la population. Avec le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation, c’est le salariat, plus que la propriété généralisée qui est en pleine expansion.

Après un processus séculaire fait de luttes et de négociations, c’est ce salariat qui va être consolidé par des « protections » qui lui seront propres et qui pourront assumer en partie les fonctions de support, réservées auparavant à la propriété.

La construction de la propriété sociale

Ces nouvelles garanties associées au salariat sont appelées « propriété sociale », par opposition à la propriété individuelle. Le droit à une pension de retraite et à des assurances contre les risques sociaux, l’accès à des services publics, le droit du travail garantissent aux travailleurs un minimum de sécurité et de protection. Ces nouveaux supports agissent comme un minimum de propriété individuelle.

Le noyau de la propriété sociale se construit donc à partir des institutions du travail. Le nouveau statut de l’emploi, qui émerge au tournant des 19è et 20è siècles tente de rompre avec la relation contractuelle des débuts du capitalisme industriel qui place deux contractants en relation individualisée. Le propriétaire des moyens de production, dans cette relation, l’emporte sur le travailleur car il dispose des réserves qui lui permettent d’imposer ses conditions. Le travailleur est contraint d’accepter les termes du contrat, pressé par l’urgence du besoin.

L’établissement de conventions collectives permet au travailleur de s’appuyer sur des règles préalables, négociées collectivement. A travers ces conventions, mais aussi du droit du travail et de la protection sociale, c’est le collectif qui protège le sujet qui n’est pas protégé par la propriété individuelle.

La loi sur les retraites ouvrières et paysannes (1910) a des effets matériels dérisoires. Les pensions sont très faibles et la majorité des bénéficiaires potentiels meurent avant l’âge. Mais cette réforme est d’une grande portée car elle ouvre une alternative à l’hégémonie de la propriété privée pour assurer la sécurité des travailleurs. En 1946, elle débouche sur un régime unique de sécurité sociale qui concerne presque l’ensemble de la population française.

L’ouvrier spécialisé comme figure de l’individu

En ce qui concerne le statut de l’individu, le dépassement de la propriété individuelle comme support nécessaire de l’indépendance et de la sécurité signifie que les non-propriétaires peuvent exister et être reconnus comme des individus à part entière.

Le type de cet individu correspond à l’ouvrier spécialisé des années 1960-1970. Il n’est pas nécessairement propriétaire de son logement, mais de sa voiture et de ses meubles. Ses revenus en tant qu’employé, puis en tant que retraité semblent assurés. Il ne vit pas dans l’opulence mais peut prendre des vacances, se cultiver, participer à la vie associative, syndicale ou politique. Il peut accéder à un ensemble de services publics (hôpitaux, écoles, bibliothèques…) et envisager l’entrée de ses enfants dans les études supérieures…

Cette description n’a rien d’idyllique. Elle n’évoque pas la liberté ni l’autonomie. Mais elle dessine cependant l’apparition d’un « individu » qui se construit à partir des supports que sont le salariat protégé ou la « propriété sociale ».

La révolution qui met fin à l’exploitation de la force de travail n’a pas eu lieu en Europe occidentale. Mais, entre la condition du salarié telle que nous venons de l’esquisser et celle du prolétaire du capitalisme du début de l’industrialisation, il s’est effectué un changement qualitatif.

L’individu du salariat demeure subordonné mais sa subordination est partiellement compensée par des supports qui lui permettent d’essayer de conduire sa vie et de tracer son parcours, dans le cadre des systèmes de contraintes ou d’obligations de la société capitaliste.

Cet individu n’est donc pas une monade. Il a des engagements et des devoirs. Il endosse des rôles sociaux et il se définit par des appartenances collectives (famille, parti, église, métier…). Mais il est personnalisé parce que justement il n’est pas seulement un membre incorporé à ces collectifs. Il y agit mais en son nom propre et en disposant d’une marge de manœuvre.

Cette figure correspond au fond à celle de l’individu bourgeois du 19ème siècle dont le support était la propriété. Le bourgeois était un individu au sens où il était affranchi des systèmes de dépendance traditionnelle qui l’incorporaient dans des groupes d’appartenance, sans être pour autant affranchi de sa responsabilité de bon chrétien, de bon père de famille, de bon citoyen, de bon patriote…

Pour Robert Castel, le support de la propriété privée qui permettait l’émergence de l’individu bourgeois au 19è siècle s’est assouplie et généralisée pour donner l’individu salarié, appuyé sur le support de la propriété sociale, au 20è siècle.

Gilles Sarter

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