Dans "Surveiller et punir", Michel Foucault s'intéresse aux mécanismes de pouvoir, dans le cadre des sociétés disciplinaires. C'est ainsi que le philosophe dénomme les sociétés qui apparaissent en Europe occidentale, au tournant des 18-19èmes siècles et connaissent leur apogée au 20ème.
A travers le cas exemplaire des systèmes judiciaire et pénal, il met au jour les formes concrètes - notamment l'examen et les disciplines - que le pouvoir utilise pour imposer sa vérité et orienter les conduites des sujets.
Un supplice et un emploi du temps
1757 Damiens est condamné pour régicide. Après avoir fait amende honorable devant l’Église de Paris, il est mené à la place de Grève. Les supplices qu'on lui fait subir durent plusieurs heures.
En premier lieu, la main qui a tenu l'arme est brûlée au soufre. Puis le condamné est tenaillé aux mamelles, aux bras et au gras des cuisses. Le bourreau en arrache de larges pièces de chair. Sur les plaies, il déverse de l'huile bouillante, de la résine de poix brûlante et du plomb fondu.
Ensuite, c'est l'écartèlement qui s'éternise. Les chevaux attelés aux bras et aux jambes ne parviennent pas à rompre les membres du supplicié. Après trois tentatives, les bourreaux sont autorisés à faciliter le travail des animaux en incisant les jointures au couteau. Les quatre parties arrachées, le tronc du condamné est finalement jeté sur un brasier de paille et de bois.
1838 Faucher rédige un règlement pour la Maison des jeunes détenus à Paris. Douze articles décrivent, dans le détail, le programme quotidien des prisonniers. Ils précisent la nature des tâches à accomplir (prière, travail à l'atelier, toilette, étude, prise des repas...). Et ils règlent le rythme de leur exécution : "Au premier roulement de tambour (...) se lever et s'habiller (…) au second roulement (…) faire le lit (…) au troisième, se ranger par ordre (…). Il y a cinq minutes d'intervalle entre chaque roulement..."
Les activités obligatoires et collectives s'enchaînent tout au long de la journée. Le temps est rigoureusement compté et rempli du lever au coucher. Les détenus ne bénéficient pour tout répit que de trois "récréations" d'un quart d'heure chacune.
Un changement de style pénal
Moins d'un siècle (1757-1838) sépare le supplice de Damiens et l'emploi du temps de la Maison des détenus. Certes, l'écartèlement et l'emprisonnement ne sanctionnent pas les mêmes crimes. Mais les deux peines caractérisent deux styles pénaux différents. L'époque qui court de la fin du 18ème à la première moitié du 19ème siècle connaît un glissement de l'un à l'autre.
La modification majeure concerne la disparition progressive des supplices corporels et de leur mise en spectacle : bastonnade, fouet, pilori, amputation, supplice de la roue, écartèlement...
Les punitions deviennent moins immédiatement physiques.
Bien sûr, la prison ou le bagne perdurent. Les travaux forcés ne sont abolis qu'en 1960, en France. A proprement parler, il s'agit bien de châtiments physiques. Mais à la différence des supplices, ils n'ont pas pour objectif premier de porter atteinte à l'intégrité corporelle.
Il s'agit plutôt de priver les individus de leur liberté et de les faire travailler, en les soumettant à une stricte discipline.
L'emploi du temps de Faucher témoigne de cette nouvelle manière d'envisager le châtiment.
La peine de mort, elle aussi demeure, jusqu'en 1981, en France. Mais, avec l'usage de la guillotine, la mise à mort doit se réduire à un bref instant. L'exécution ôte la vie rapidement. Le condamné n'est pas victime, comme l'a été Damiens, d'un acharnement, destiné à prolonger ses douleurs corporelles.
Si la peine ne vise plus directement le corps, que cible-t-elle ? Michel Foucault trouve une réponse définitive, dans "De la législation" de l'abbé Mably (1709-1785). Le frère de Condillac écrit : "Que le châtiment, si je puis ainsi parler, frappe l'âme plutôt que le corps."
La peine vise donc dorénavant à transformer l'esprit, les dispositions, la volonté du condamné. Elle a pour fonction de le rendre désireux de vivre en société, dans le respect de la loi.
Enquête et examen
Le Moyen-Age, à partir du 12ème siècle, avait élaboré la procédure de l'enquête. Dans cette perspective, juger se comprenait comme établir la vérité d'un crime, déterminer son auteur et appliquer une sanction légale.
L'enquête impliquait la qualification de l'infraction (tentative de régicide), l'identification du responsable (Damiens) et la connaissance de la loi (le régicide est punissable de l'amende honorable de l'écartèlement).
La réforme judiciaire, au tournant des 18 et 19ème siècles, introduit le recours à une nouvelle forme de savoir : l'examen.
Les juges s'intéressent maintenant à l'individu et au processus causal qui sont à l'origine du crime. D'où vient le criminel ? Quels sont ses antécédents sociaux, familiaux, héréditaires ? Comment en est-il arrivé à passer à l'acte? A-t-il agit par calcul froid et déterminé ou sous l'empire, d'une pulsion, d'une passion ou d'un délire ? ...
L'enjeu de ces différentes questions n'est pas seulement d'expliquer le crime, d'en établir les responsabilités ou les éventuelles circonstances atténuantes.
Ce qui est en jeu, avant tout, c'est la détermination de la source du crime, dans le criminel. Où est dans le sujet l'origine du crime ? Qu'est-ce qui le pousse au crime ? Est-il susceptible de récidiver ? Quelle mesure faut-il prendre pour le corriger ?...
Une fois encore, c'est l' "âme" ou l'esprit du prévenu, qui sont convoqués. Or si on les fait venir, c'est pour les soumettre à une appréciation de normalité.
C'est dans ce contexte que la sentence du tribunal devient davantage qu'une simple sanction. Elle ne pose plus uniquement un châtiment qui doit expier la faute et stopper la vengeance.
La peine véhicule aussi une volonté de guérison. Le jugement porte une prescription technique qui vise à normaliser le condamné.
Un nouveau régime de savoir-pouvoir
Dans le cadre de la procédure judiciaire, l'examen envisage le criminel, comme un sujet susceptible d'investigations.
Des experts (psychiatres, criminologues, médecins...) interviennent pour formuler des appréciations, des diagnostiques, des pronostiques qui portent sur le prévenu.
Cette caution "scientifique" permet de renforcer la justification de l'emprise sur les prévenus.
Les traditions de langage et de pensée décrivent souvent l'action du pouvoir en termes négatifs : châtier, punir, réprimer, refouler, censurer...
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En fait, le nouveau régime de savoir-pouvoir fait plus que cela. Il produit du réel: il définit la vérité et la norme; il évalue par la pratique de l'examen et il oriente par les disciplines.
Cet entrelacement qui se tisse, entre "science" (en particulier les sciences humaines) et pouvoir n'est pas spécifique au système judiciaire. Michel Foucault le voit à l’œuvre dans l'ensemble des institutions qui font la société disciplinaire.
Partout, au sein des écoles, des hôpitaux, des prisons, des casernes, des asiles ou des usines, sous couvert de l'examen et par l'application de disciplines, il dit aux sujets ce qu'ils sont, seront et doivent être.
Gilles Sarter
Qu’est-ce qui est fascinant dans le spectacle d’un homme que l’on torture, que l’on met à mort ?
En quoi le pouvoir est-il lié à ce spectacle ?
Pourquoi le pouvoir cesse de donner ce spectacle et pourquoi veut-il connaître les motivations des hommes ?
Descartes : le « je » de chacun est le point d’Archimède.
Kant : la bonne volonté et le mal sont à l’intérieur. La lutte est au dedans.