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Le Chaman au regard de l’Ethnologue

Le Chaman au regard de l’Ethnologue

Le terme chaman(e) ou shaman(e) vient de la langue des Evenks, communauté appartenant aux peuples sibériens Toungous. Dans cette société, l'appellation fait référence a une personne dotée de l'aptitude à entrer en communication avec les esprits.

Le chaman et le chamanisme

Si "chaman" est un terme ethnique avéré, "chamanisme" en revanche est un mot forgé par les ethnologues. Dans les années 1970, un certain nombre d'entre-eux parmi lesquels Clifford Geertz ont même remis en question sa validité.

Ce que l'on appelle chamanisme avancent-ils n'existe pas en tant que phénomène unitaire et homogène. En y ayant recours, les ethnographes appauvriraient ou dévitaliseraient leurs observations.

Plusieurs décades après cet avertissement, le terme chamanisme est toujours largement employé en ethnologie. Il y est utilisé pour référer à un ensemble complexe de croyances, de pratiques rituelles et de relations sociales dont les occurrences se retrouvent un peu partout dans le monde.

Le vol magique de l'âme

"Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase" (1950) constitue l'une des premières études approfondies sur le sujet.

Pour Mircéa Eliade, le chamanisme se manifesterait sous ses formes les plus "authentiques" dans les sociétés de chasseurs et d'éleveurs de Sibérie et d'Asie Centrale.

Le spécialiste des religions fait cependant allusion à l'existence de pratiques similaires en Amérique du Nord et du Sud, en Asie du Sud-Est et en Océanie. Des chercheurs, comme Ioan Lewis, incluent aussi l'Afrique dans le domaine d'extension du chamanisme.

Ce qui caractérise le chaman, selon Mircéa Eliade, c'est son pouvoir d'interagir avec le monde spirituel. Cette capacité, il la tient d'expériences initiatiques, consacrées par un "voyage au Ciel".

A ce titre, le chamanisme serait intrinsèquement lié à une vision tripartite de l'Univers : Ciel, Terre, Enfer souterrain. Le chaman opère dans ces trois mondes.

Précisons que s'il joue un rôle capital dans la vie religieuse, le chaman ne la remplit pas toute entière. Ainsi il n'est pas sacrificateur. Et, dans les cérémonies marquant les grands événements de la vie (mariage, naissance...), il n'intervient que si quelque chose se passe mal.

Dans le sacrifice altaïque du cheval, le chaman entreprend un long rituel qui s'achève par une ascension céleste. Ce voyage a pour objectifs de s'assurer que la divinité accepte le sacrifice et de recueillir ses prédictions (météorologiques, agricoles...).

Le chaman opère aussi des descentes vers les Enfers. Dans ce cas, il est question d'obtenir la bénédiction du Souverain des morts pour les troupeaux et les récoltes.

Il peut aussi accompagner des trépassés ou libérer les âmes de malades, retenues prisonnières par des esprits malveillants.

L'intermédiaire avec le monde des esprits

A l'heure actuelle, on peut dire qu'il existe un consensus assez large parmi les ethnologues. Celui-ci concerne la définition du chaman comme personne capable d'interagir avec les esprits, au profit de la communauté.

Toutefois la catégorie "esprit" nécessite une série d'éclaircissements. Dans notre contexte culturel, le terme est marqué de connotations, relatives à son origine latine : respiration, vie, vent, crainte, respect, mystère et invisibilité.

Toutes ces dimensions ne trouvent pas forcément de correspondances, dans les contextes culturels étudiés. Quoiqu'il en soit, les ethnologues ont apporté un certain nombre de précisions que l'on peut rappeler ici.

Dans les communautés concernées, les esprits sont généralement conceptualisés comme des "personnes" et les gens s'y adressent en tant que telles.

Les esprits se manifestent de manière sensorielle, dans les rêves, sous la forme d'animaux, de danseurs masqués ou d'artefacts (poteries, amulettes...) dans lesquels ils sont incorporés.

Ces entités peuvent être de différentes natures : héros mythique, esprit des ancêtres ou fantôme, roi légendaire, personnage historique, esprit de la nature, déité...

Dans de nombreuses communautés, les malheurs qui frappent les hommes, leurs biens matériels ou leurs bétails sont vus comme provoqués par les esprits.

Mais ces derniers ne sont pas pour autant considérés comme intrinsèquement malveillants. Au sujet de l'interaction du chaman avec les esprits dans la perspective de les influencer, les opinions divergent.

chaman étude d'éthnologie

L'extase et les états de conscience modifiée

Nous avons vu que pour Mircéa Eliade, l'entrée en relation du chaman avec les esprits s'effectue au terme d'un voyage de l'âme. Ce voyage prend place aux termes de rituels qui provoquent une forme de transe ou d'extase.

Les termes "transe" et "extase" sont souvent utilisés comme des synonymes dans la littérature ethnologique. Cependant leurs sens ne se recouvrent pas totalement.

Le mot extase signifie littéralement un "déplacement" ou une "sortie". Il est généralement associé à l'euphorie, au ravissement, à une émotion intense, voir à l'union avec le divin.

La transe est utilisée pour faire allusion à des états mentaux très différents, hypnotiques, inconscients, hallucinatoires...

On peut avancer malgré tout que les domaines de significations des deux mots se recoupent autour des idées de "sortir hors de soi" ou de "transport hors-de-soi". Ce sens prédomine dans la conception de l'extase comme "vol magique de l'âme".

Depuis quelques décades, l'expression "état de conscience altérée" est entrée en vogue.

Elle a le mérite de mettre en avant une multiplicité de phénomènes mentaux qui ont parfois été condensés sous les appellations "transe, extase" : rêve, vision, sensation de pur être, expérience extra-corporelle, état méditatif, expérience de possession...

Les manières dont sont induits ces différents états ont fait l'objet de nombreuses études.

D'une part, elles peuvent être accomplies par l'usage de plantes ou de champignons psychotropes : amanite tue-mouche, tabac, peyotl,... D'autre part, il est fait usage de sons rythmés (tambours), de chants, de danses et autres mouvements intensifs (balancements du corps, courses,...), d'exercices respiratoires, de privation de sommeil, de concentration mentale ou de douleurs physiques.

La possession plutôt que l'extase

Les ethnologues insistent sur le fait que les différents états induits au cours du rituel chamanique sont modelés par le contexte culturel.

Les interprétations que les personnes concernées donnent de ces états sont elles-mêmes influencées par les mêmes facteurs : les objectifs ou attendus de la cérémonie, les dispositions des individus, les croyances et le contexte social.

A ce titre, l'interprétation univoque de l'expérience chamanique comme vol extatique est critiquée par de nombreux observateurs. Les chamans décrivent différentes manières d'approcher les êtres surnaturels ou de rechercher l'aide d'esprits tutélaires.

Le vol magique ne serait donc pas crucial dans le chamanisme. En revanche, l'aptitude à instaurer un dialogue ou une relation avec les esprits est primordiale. A cet effet, le phénomène de possession tient une place importante.

En 1935, Shirokogoroff rapporte l'existence de cette centralité chez les Evenks de Sibérie. Les chamans sont des personnes qui peuvent à volonté introduire les esprits en elles et en utiliser les pouvoirs, pour aider la communauté.

D'après Ioan Lewis, cette conception présente une affinité évidente avec de nombreux cultes de possession à travers le Globe.

Dans l'interprétation qu'il développe, une personne devient chaman à la suite d'une expérience traumatisante. Au terme de cette expérience, elle peut développer une relation avec un ou plusieurs esprits tutélaires. Elle peut aussi acquérir une capacité à contrôler les esprits en général.

Selon les cultures, l'esprit agissant peut s'incorporer dans la personne de plusieurs façons : résider dans sa tête, la chevaucher comme une monture ou l'incarner complètement.

Mircéa Eliade considère pour sa part que le chamanisme et la possession sont des phénomènes antithétiques. Ioan Lewis pointe dans une autre direction. Ce n'est pas entre chamanisme et possession qu'il faut distinguer mais entre possession active et possession passive.

"Chaman" référerait avant tout à une personne qui maîtrise les esprits, particulièrement ceux qui sont à l'origine des maladies et des malheurs.

A ce titre, tout esprit peut être mal ou bienveillant ou encore neutre. Ceci dépend particulièrement du fait qu'il soit ou non contrôlé par un chaman, au profit de la communauté.

chaman et néo-chaman dans l'ethnologie

Le néo-chaman ou chaman urbain

Au cours des cinquante dernières années, le chamanisme a connu un attrait croissant dans les cultures populaires européennes et nord-américaines. On évoque souvent les mouvements auxquels il a donné naissance sous le nom de néo-chamanisme.

Son émergence semble avoir été largement tributaire des écrits de deux ethnologues : Carlos Castaneda et Michael Harner.

Dans "L'herbe du diable et la petite fumée"(1968), Carlos Castaneda rend compte de son apprentissage auprès d'un chaman amérindien Yaqui. Ce livre constitue le prélude à une série de best-sellers. L'auteur y relate ses expériences visionnaires, obtenues par l'usage de peyotl. L'authenticité des travaux ethnographiques relatés dans ces livres a été fortement remise en question par les spécialistes de la culture Yaqui.

Le travail de Michael Harner s'appuie sur ses recherches ethnographiques auprès des Jivaro de l'Equateur et des Conibo du Pérou. Il en rend compte dans son livre "La voie du chaman" (1980) qui se veut aussi un manuel sur la méthode chamanique de santé et de guérison. Michael Harner a aussi créé une fondation internationale dans le but d'étudier et de pratiquer le chamanisme (The Foundation for Shamanic Studies).

Outre le succès de ces deux auteurs, l'émergence et la propagation du néo-chamanisme ont aussi été attribuées à de nombreux phénomènes sociaux.

On peut citer : la culture de la drogue dans les années 1960-1970 ; l'intérêt croissant pour les religions non-occidentales couplé avec la désaffection pour le christianisme ; la recherche de nouvelles formes de spiritualité, dans le contexte du capitalisme généralisé et de son lot de nihilisme, de consumérisme et de rationalisme utilitaire ; l'émergence du mouvement du potentiel humain qui est fondé sur l'idée que les états supérieurs de conscience ne sont pas exploités en l'être humain…

Nouvelle pratique et nouvelle logique

Au cours des trois dernières décennies, le néo-chamanisme a construit son assise sur des éléments clés. Tout d'abord, il se présente comme la continuation ou la renaissance d'une tradition visionnaire ou spirituelle ancienne.

La croyance qu'il met en avant est celle de l'existence de deux niveaux de réalité : la réalité ordinaire, celle de notre expérience quotidienne et la réalité du "monde des esprits".

En même temps, le néo-chamanisme insiste sur l'idée que l'humanité comme constituant une partie intrinsèque de la Nature. Toutes choses sur Terre étant étroitement interconnectées.

Le contact avec le monde des esprits s'opère à travers un état de conscience altérée. Selon les écoles, celui-ci est obtenu par l'usage de tambours, de chants ou de psychotropes.

Un objectif souvent invoqué pour la pratique du néo-chamanisme est la redécouverte par le participant de ses connexions avec la nature. Une autre motivation principale concerne la guérison, la restauration du bien-être ou le développement des capacités des personnes.

Pour Michael Harner, par exemple, un tel processus implique l'extraction d'éléments spirituels et néfastes qui se sont introduits dans le patient.

Pour les observateurs de ce phénomène, le néo-chamanisme présente un caractère fortement individualiste et instrumental.

Dans les communautés traditionnelles le chaman, au terme d'une longue formation et souvent d'une expérience traumatique, agit au nom et au profit de la communauté. Le chaman urbain dont la formation peut-être parfois très rapide (parfois un week-end) agit à titre personnel. Et surtout il intervient souvent directement sur lui-même pour s'auto-guérir ou s'auto-améliorer.

Le néo-chamanisme a reconfiguré la tradition chamanique pour la mettre en accord avec les conceptions occidentales d'accomplissement, de développement ou d'épanouissement personnel.

Les ethnologues ont ainsi suggéré que le nouveau chamanisme constitue un simple reflet de la "modernité radicale", c'est-à-dire du capitalisme globalisé, avec son obsession du "soi", de son développement et de sa capacité d'action sur le monde (son "agentivité").

Découvrez nos autres articles d'ethnologieD'un point de vue méthodologique de telles observations nous ramènent à l'idée suivante. Le chamanisme ne peut être considéré comme un système de croyances et de rituels "en-soi", isolé de son environnement.

Au contraire la logique et la pratique du chaman sont à chaque fois tributaires du contexte social et culturel, dans lequel elles s'actualisent.

©Gilles Sarter

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Pastoralisme et Capital Symbolique

Pastoralisme et Capital Symbolique

Pendant longtemps, le pastoralisme nomade d'Afrique du Nord a été abordé d'un point de vue économiste. Les observateurs en déduisaient que les éleveurs étaient affligés d'un "complexe du bétail". Leur logique aurait été en totale contradiction avec les contraintes écologiques et économiques réelles.

Un examen plus détaillé des pratiques sociales des éleveurs, à l'aune du concept de capital symbolique, a permis d'apporter sur ces dernières un éclairage nouveau.

Un préjugé ethnocentriste

Nous nous représentons souvent les sociétés humaines comme étant découpées en multiples sous-systèmes : économie, politique, enseignement, famille, religion...

Nous concevons ces sous-systèmes comme fonctionnant selon des lois qui leur sont propres. Et nous les envisageons comme interagissant plus ou moins les uns avec les autres.

Lorsque nous considérons que le sous-système économique doit exercer une domination sur les autres, nous adoptons un préjugé économiste.

En appréhendant les activités humaines de cette manière, il arrive que nous nous privions de comprendre leur véritable logique.

Vision économiste du pastoralisme

Un regard économiste a longtemps été porté sur les pratiques des pasteurs nomades d'Afrique du Nord.

Les observateurs qui adoptaient ce point de vue livraient des descriptions de troupeaux immenses (ovins et caprins). Ils reprochaient à ces derniers de dégrader des sols et une végétation déjà fragilisés par l'aridité du climat.

Une autre critique concernait la proportion trop importante d'animaux âgés. L'entretien d'animaux vieillissants était présenté comme contre-productif.

Les principes de zootechnie auxquels adhéraient ces observateurs commandaient de limiter la pression du bétail sur les parcours. Cette limitation avait pour objectif d'augmenter la ration alimentaire des animaux conservés. La production de lait ou de viande de ces derniers devait en être améliorée.

Pour optimiser la taille des troupeaux, ils recommandaient de vendre tous les jeunes mâles, à l'exception de quelques reproducteurs. La vente des brebis trop âgées pour produire des agneaux était aussi encouragée.

Une critique majeure, enfin, concernait l'usage final des animaux. Des jeunes en pleine croissance, des brebis allaitantes ou des mâles reproducteurs faisaient l'objet de dons ou de sacrifices. Au yeux des observateurs, il s'agissait d'un non-sens zootechnique. Ces bêtes étaient, en effet, les plus productives.

De manière générale, ils regrettaient que des animaux échappassent à toute valorisation marchande.

approche ethnologique du pastoralisme

De l'irrationalité supposée des éleveurs

Les auteurs de ces observations concluaient finalement à l'irrationalité des pratiques des pasteurs. En réalité, cette conclusion découlait d'une série d'à priori.

D'abord, le raisonnement tenu reposait sur l'idée que les activités d'élevage constituaient un sous-système économique.

Dans la continuité de ce prémisse, il paraissait logique pour ces observateurs que l'élevage obéisse aux lois économiques. Or ces dernières étaient propres à l'économie capitaliste : finalité marchande des productions, minimisation des coûts et maximisation des profits, optimisation des rendements...

Enfin, les comportements religieux, politiques, familiaux... étaient vus comme constituant eux aussi des sous-systèmes sociaux. Ces derniers étaient considérés comme ne devant pas entraver le développement de l'élevage.

Or, la situation dans laquelle les observateurs trouvaient les sociétés pastorales leur paraissait contredire tous ces principes. L'usage prioritaire des animaux n'était pas marchand. La conduite des animaux paraissait peu optimale.

Ils en concluaient que dans la mentalité des éleveurs le sous-système économique occupait un rôle secondaire. A l'inverse, ils croyaient que les pasteurs donnaient la priorité aux sous-systèmes familiaux, politiques ou religieux.

La tendance des éleveurs à accumuler du bétail aurait eu pour objectif l'acquisition de prestige. Leur attachement aux animaux était expliqué par leur utilisation dans les rituels accompagnant les grands événements de la vie: naissance, mariage, mort...

Consommation de viande et solidarité

Une logique différente commença à se dessiner lorsqu'on s'intéressa dans le détail aux utilisations des animaux.

Dans les sociétés pastorales, les animaux étaient rarement abattus pour le seul objectif de consommer de la viande. Il fallait au contraire des occasions spéciales : fêtes religieuses (Fête du Sacrifice,...), célébration du début d'activités agricoles saisonnières (sacrifice d'ouverture des récoltes ou des pâturages d'altitude...), commémorations annuelles des marabouts (moussem)...

Les sacrifices intervenaient aussi lors des célébrations des moments solennels de la vie: dation du nom, circoncision, mariage, réception d'hôtes... A ces occasions s'ajoutaient les mises à mort d'animaux blessés avant qu'ils n'expirent naturellement.

Toutes ces circonstances pouvaient être ramenées à un phénomène essentiel. La consommation de viande était toujours un acte collectif. Elle prenait la forme d'un repas communautaire ou du partage de la viande de l'animal égorgé.

En Kabylie, le fait de tuer un animal en cachette constituait même un délit punissable (appelé thaseglout).

Le partage de la viande avait lieu entre les membres de la communauté de vie quotidienne (village ou campement). C'était une occasion de témoigner de la solidarité qui unissait les membres du groupe.

C'est ainsi qu'un éleveur tunisien confiait à un anthropologue : "Si on ne partage pas la viande avec les voisins c'en est fini de l'entraide."

Rappelons que cette entraide jouait un rôle de premier plan. D'abord pour la protection, de la communauté et de ces biens (territoires, troupeaux...). Ensuite, pour mener à bien les tâches nécessitant une force de travail importante: récolte, construction de bâtiments, entretien des canaux d'irrigation...

Au Maroc, le partage (ouzia) qui suivait la mise à mort d'un animal blessé exigeait que les personnes conviées soient proches. En effet, l'acte instaurait un engagement de solidarité. Cette solidarité se manifestait parfois immédiatement. La perte de l'animal était alors prise en charge par les bénéficiaires du partage.

anthropologie économique du pastoralisme

Sacrifices, dons et alliances

La consommation agrégative de viande intervenait aussi pour l'établissement de liens à l'extérieur de la communauté de vie.

La spécificité de l'activité pastorale est de ne pas être définitivement cantonnée à une aire géographique bien déterminée. En premier lieu, elle nécessite des mouvements saisonniers. Au Maroc, ceux-ci s'organisaient principalement selon deux axes : sud-nord et plaine-montagne, entre l'été et l'hiver.

Les pasteurs pouvaient aussi être contraints de se déplacer, en raison d'événements naturels : sécheresses, inondations, asséchements de points d'eau... Parfois des groupes plus puissants les repoussaient hors de leurs parcours habituels.

La mobilité impliquait la gestion de relations avec les groupes des régions d'accueil ou de passage. Il y avait en permanence des intérêts à défendre, des avantages réciproques à s'accorder ou à se refuser.

Les éleveurs devaient se constituer un réseau de connaissances ou d'alliés, le plus étendu possible. Ils élargissaient ainsi au maximum leurs possibilités de circulation. Il fallait aussi nouer des alliances militaires. Parfois, des familles se séparaient de leur groupe d'origine. Elles cherchaient alors refuge dans d'autres communautés et devaient s'y faire accepter.

Les sacrifices et les dons d'animaux intervenaient pour : demander l'autorisation de traverser ou de séjourner sur les parcours ; sceller des pactes pastoraux ou militaires ; racheter le prix du sang ; demander la protection d'un groupe ; sceller les mariages qui étaient une autre manière de s'allier...

Générosité des "grandes tentes"

Les ruminants tenaient donc une position centrale dans la gestion des relations sociales. Dans ces sociétés, le sacrifice d'un animal était considéré comme la meilleure hospitalité.

Et l'hospitalité participait à la centralité de l'honneur dans les rapports sociaux. La langue arabe exprime la force de cette relation par la racine karama. Celle-ci connote tout à la fois les notions de noblesse, de générosité et d'honneur.

Pour aller plus loin, lire aussi notre article sur le concept de capital symboliqueLes démonstrations de générosité garantissaient l'obtention de ce que Pierre Bourdieu appelle "capital symbolique". La détention de ce capital caractérisait les "grandes maisons" ou les "grandes tentes". Celles auxquelles on désirait s'allier ou que l'on était disposé à aider.

Liens entre le bétail et le symbolique

En fait, bétail et capital symbolique étaient inextricablement liés. Le troupeau exerçait un effet par sa conversion en capital symbolique. Et le capital symbolique soutenait la reproduction du bétail.

M. Boukhobza, dans L'agro-pastoralisme traditionnel en Algérie (1982), explique que chez les pasteurs tout se passait comme si la richesse matérielle ne se justifiait que parce qu'elle était la récompense d'une conduite vertueuse.

Autrement dit la "grande tente" étant celle qui possède un "grand troupeau", on comprend mieux la tendance à conserver les animaux même s'ils sont âgés.

Mais il fallait aussi faire preuve de noblesse et d'honneur. C'est pourquoi les "grandes tentes" ne manquaient pas d''effectuer de grandes démonstrations de générosité : dons somptueux de nombreuses brebis avec leurs agneaux en dotes ou cadeaux de mariage ; sacrifices de jeunes animaux pour des festins collectifs...

Les éleveurs se séparaient ainsi de la meilleure part de leur troupeau. Pour les observateurs externes, ils altéraient leurs capacités de production.

En réalité, si l'on en croit Pierre Bourdieu, ces exhibitions de capital symbolique coûteuses en animaux constituaient la meilleure garantie de reproduction, voir d'élargissement du groupe.

Finalement il faut garder à l'esprit cette indifférenciation des composantes symboliques et matérielles du patrimoine. C'est ainsi seulement qu'on peut comprendre la logique qui sous-tend le pastoralisme traditionnel.

Les stratégies d'élevage (conservation des animaux âgés, surpâturage...) et les comportements politiques ou familiaux ne relevaient pas de sous-systèmes spécifiques. Au contraire, ils étaient inextricablement liés.

Découvrez nos autres articles d'ethnologie.C'est en les envisageant de la sorte que l'on peut appréhender la rationalité des conduites que l'économisme rejette dans l'absurdité.

© Gilles Sarter

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La Tromperie de l’Économicisme

La Tromperie de l’Économicisme

L'économie dite "classique" s'est développée en étudiant un système économique parmi d'autres : le système fondé sur l'échange de marché. Karl Polanyi appelle "tromperie économiciste" , la tendance à généraliser abusivement à l'ensemble des activités économiques humaines, les modèles issus de l'analyse de ce système particulier.

Réciprocité, redistribution ou marché

Au sens propre, l'économie concerne l'ensemble des activités humaines qui sont relatives à la satisfaction de besoins matériels.

Quels que soient les besoins humains (nourriture, éducation, habitat, religion,...) si leur satisfaction dépend d'objets matériels, alors nous nous situons dans le domaine de l'économie.

L'économie peut prendre des formes variables selon les sociétés et les époques. Pour Karl Polanyi, ces formes sont au nombre de trois :

La réciprocité. Quand elle domine, les biens sont échangés selon des modalités fixées par des règles sociales. Des institutions sociales (la famille, la parenté, le clan...) veillent à l'application et au respect des règles d'échange.

La redistribution. Dans ce système, les biens sont alloués à un meneur politique (chef, seigneur...). Ce dernier a la charge de les redistribuer aux membres de la société. Dans ce cas aussi, les échanges sont organisés selon des règles collectives.

Le marché. Il correspond au commerce. La production et la distribution des biens sont dépendantes de marchés et régulés par les prix.

Le marché ne constitue donc pas la substance de l'économie mais bien une forme parmi d'autres possibles. C'est à l'issue d'un processus historique qu'il a pu s'affirmer comme modalité dominante.

Cette évolution ne relève en aucun cas d'un penchant naturel à commercer, trafiquer, troquer, échanger que les économistes classiques, comme Adam Smith, attribue à l'Homme primitif.

Des marchands et des machines

La généralisation du marché comme forme d'organisation économique résulte de nombreux facteurs. D'abord, il a fallu qu'apparaisse l'entrepreneur capitaliste.

En investissant leur capital dans des nouvelles machines, des marchands se sont transformés en entrepreneurs. Ils ont inventé la fabrique moderne qui emploie du travail salarié.

L'utilisation de machines a permis d'abaisser les coûts de production. Mais elle ne pouvait dégager du profit qu'en écoulant le plus grand nombre de biens possibles. De plus, elle nécessitait un apport stable en matières premières et force de travail.

Les nouveaux entrepreneurs durent donc lutter pour imposer le modèle du marché : pour vendre leurs produits, mais aussi pour s'approvisionner en matière première et en main d’œuvre. Faute de réunir ces conditions, l'investissement dans des machines n'aurait pas été profitable.

Dans la suite de cet article nous nous intéresserons à la manière dont a été construit le marché du travail.

Construction du marché du travail

Le marché du travail fut élaboré petit à petit. En Angleterre ce n'est qu'à la fin du 18ème siècle qu'il commence à fonctionner pleinement.

Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1983, Tel Gallimard.Pour parvenir à ce résultat, il fallut d'abord séparer le travail des autres activités de la vie sociale. Dans les sociétés rurales qui prédominaient, cette séparation était jusqu'alors inexistante. Afin d'opérer cette scission, les tenants du capitalisme œuvrèrent au remplacement des formes de solidarité traditionnelle, par une organisation atomisée et individuelle.

Ce programme fut réalisé par la promotion du principe de la "liberté de contrat". Cette idéologie promouvait la liquidation de tous les modes d'organisation non contractuels du travail.

Toutes les formes d'organisation fondées sur la parenté, le voisinage, le métier, la religion... devaient être liquidées. L'argument de leur suppression était qu'elles exigeaient l'allégeance de l'individu et limitaient sa liberté.

Le principe de la "liberté de contrat" était présenté comme un principe de non-ingérence. En réalité, son imposition était elle-même une ingérence : celle qui détruisit les institutions communautaires traditionnelles.

C'est ainsi que fut créé un réservoir d'êtres poussés à vendre leur travail pour échapper à la faim.

En effet, Karl Polanyi rapporte que dans presque toutes les communautés, jusqu'au début du 16ème siècle, l'individu n'était pas menacé de mourir de faim. A moins que la famine n'atteigne la société dans son ensemble.

Les communautés de vie quotidienne refusaient de laisser leurs membres mourir de faim.

Ajoutons que les capitalistes appliquèrent la même stratégie dès leur implantation dans les pays colonisés. Pour obliger les habitants à vendre leur travail, on détruisit les solidarités communautaires. On créa des famines artificielles et on instaura des impôts obligatoires.

Construction de l' "Homme économique"

Karl Polanyi, Le sophisme économiciste, Revue du Mauss, 2007, n°29, pages 63 à 79.La stratégie des entrepreneurs et des idéologues capitalistes eut deux conséquences. D'une part, le travail et donc l'être humain furent progressivement transformés en marchandises. Le mécanisme du marché leur fut appliqué.

A partir de ce moment, le mouvement de l'économie de marché sera alimenté aussi longtemps que :

- le non-propriétaire ne sera pas en mesure de pourvoir à sa subsistance, sans vendre au préalable son travail ;

- le propriétaire ne sera pas empêché d'acheter le travail au prix le plus bas et de vendre ses produits au prix le plus élevé.

D'autre part, il découla de ce processus une image de l'être humain comme n'obéissant qu'à des incitations matérialistes.

L'Homme, dit Karl Polanyi fut considéré comme étant placé entre les mains de deux motivations : la peur de mourir de faim du côté des travailleurs et l'appât du gain du côté des employeurs.

Économie et économie de marché fondus en un seul terme

L'utilitarisme pratique des entrepreneurs s'est donc imposé de manière tout-à-fait concrète. A la suite de ce mouvement, a émergé une nouvelle compréhension que l'Homme occidental a élaboré de lui-même et de sa société.

La prédominance effective des mécanismes de marché a donné naissance à une théorie. Celle qui prétend que toutes les institutions sociales sont déterminées par le système économique.

Et en effet, dans le cadre d'une économie de marché, le fonctionnement du système économique ne se borne pas à "influencer" le reste de la société : il la détermine bel et bien.

Découvrez aussi nos articles d'ethnologieL'erreur consiste à étendre ce déterminisme économique à toutes les sociétés humaines. En réalité, la réduction de toute l'économie au seul phénomène du marché revient à effacer de nos mémoires la plus grande partie de l'histoire humaine.

L'illusion centrale de notre époque se réduit à une erreur de logique : un vaste phénomène générique, l'économie humaine, a été identifié à une forme particulière, l'économie de marché.

© Gilles Sarter

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Immigration et Sociologie de l’État

Immigration et Sociologie de l’État

Un bateau qui erre en mer avec 140 êtres humains à son bord parce que les États riverains ne l'autorisent pas à accoster. Des gens enfermés dans des camps construits par l’État. Les habitants d'un village, gazés par les forces de l’État, pour avoir accordé l'hospitalité à quatre hommes et pour s'être opposés à leur expulsion. Des hommes et des femmes condamnés à des amendes et à de la prison avec sursis pour les mêmes motifs...

L'immigration, selon Abdelmalek Sayad, est sans doute l'une des meilleures introductions à la sociologie de l’État. Pourquoi ? Parce qu'elle soulève des questions qui permettent de mettre au jour les fondements et les mécanismes de fonctionnement de ce dernier.

La fonction de définition

La fonction de définition qu'exerce l’État est celle qui se présente avec un maximum d'évidence lorsqu'on aborde les questions de migration. L’État délimite, partage, sépare. Il décrète une rupture. Il introduit une discontinuité dans la continuité de l'humanité.

Parmi les êtres humains, ne sont "nationaux" que ceux que l’État reconnaît comme tels.

Abdelmalek Sayad, 1999, La double absence, Seuil.Les "autres", les étrangers, les immigrés, ne sont reconnus que d'un point de vue "matériel" ou "instrumental". C'est-à-dire uniquement en raison de leur présence physique sur le territoire national.

En soi, cette présence de "non-nationaux" constitue déjà une perturbation de l'ordre étatique qui est fondé sur la séparation. Des gens qui n'ont pas à être là sont là malgré tout.

Une question intellectuelle

Cette présence perturbatrice des migrants devient franchement subversive quand elle révèle au grand jour les soubassements plus profonds de l'ordre étatique.

En premier lieu, la manière dont la logique étatique traite la question de l'immigration nous renvoie au problème déjà soulevé par Edward W. Saïd, dans son ouvrage L'Orientalisme : L'Orient créé par l'Occident.

Peut-on diviser la réalité humaine et continuer à vivre en assumant humainement les conséquences de cette division ?

Il est vrai que l'humanité semble divisée, en cultures, sociétés, traditions... qui diffèrent entre elles. Mais, nous nous demandons s'il y a moyen d'éviter l'hostilité que peuvent engendrer ces différences.

Bien au contraire, la séparation opérée par l’État entre "nationaux-nous" et "étrangers-eux" met l'accent sur la discrimination entre des êtres humains et d'autres êtres humains. Or l'histoire nous enseigne que cette séparation est généralement sous-tendue par des intentions qui ne sont pas très louables.

L'actualité est elle aussi riche en enseignements.

Lorsque la logique étatique de la division prévaut, il devient difficile de faire passer ne serait-ce qu'une main secourable, par dessus la fracture qu'elle établit.

Si un tel acharnement à réprimer les actes de solidarité, d'hospitalité ou de fraternité nous étonnent ; si nous ne comprenons pas pourquoi ces valeurs humanitaires doivent plier devant la logique discriminatoire du "nous" et "eux", c'est probablement parce que notre conception des fondations de l’État est erronée.

Les 2 sens de l’État

Pierre Bourdieu, Sur l’État: cours au Collège de France (1989-1992), Points-EssaisDans les dictionnaires mais aussi dans nos esprits, deux définitions de l’État sont juxtaposées. Premièrement nous pensons à "l’État français" comme faisant référence au gouvernement et à l'ensemble des services ou administrations publiques .

Une seconde conception fait référence à l'État-nation (la France). L’État devient alors une sorte de personne morale qui représente une société organisée et qui entretient des relations avec d'autres entités du même ordre, au niveau international.

Pierre Bourdieu suggère qu'il existe une vision largement partagée (une sorte de philosophie politique), selon laquelle la société organisée existerait en premier. Cette société se doterait d'un gouvernement, d'une administration publique auxquels elle déléguerait le pouvoir d'organiser la vie collective.

De ce point de vue, l’État-nation conçu en tant que population organisée pré-existerait à l’État, au sens de gouvernement ou de bureaucratie. La France, en somme, pré-existerait à L’État français qu'elle mandaterait pour la représenter et la conduire.

Cette vision démocratique est complètement fausse.

L'histoire montre au contraire que c'est l’État au sens de gouvernement ou d'administration qui construit l’État-nation. La réalité est que des agents sociaux (rois, hommes politiques, juristes, militaires, fonctionnaires...) ont joué et continuent à jouer un rôle éminent dans sa construction.

Pour Pierre Bourdieu, ce que l'on appelle "État" est constitué d'un ensemble de ressources. Parmi ces dernières, il y a le monopole de l'usage de la violence physique et symbolique.

Ces ressources autorisent ceux qui les détiennent : à dire ce qui est bien pour le monde social dans son ensemble; à donner des ordres qui sont obéis parce qu'ils ont derrière eux la force de l'officiel.

La délégitimation de l’État

En résumé. Des agents sociaux construisent une organisation, appelée État. Cette forme d'organisation les dote de ressources matérielles et symboliques leur permettant de se faire obéir. En même temps, ces agents construisent aussi l’État-nation : c'est-à-dire une population unifiée, parlant la même langue, occupant un territoire délimité par des frontières.

Découvrez nos autres articles de sociologie critiqueDans ce processus de construction, la fonction de division ou de délimitation tient une place déterminante. Son usage devient une force de légitimation. En effet, ceux que l’administration étatique reconnaît comme "nationaux" sont amenés en retour à reconnaître (et même à se reconnaître dans) l'État qui les a reconnus.

Il y a là un double mouvement de reconnaissance qui est indispensable pour l'existence et le fonctionnement de l’État.

On comprend dès lors que les agents qui détiennent les ressources étatiques ne sont pas disposés à abandonner le monopole de la définition et de la division. Ils ne sont pas non plus enclins à admettre que cette fonction soit dépassée par des valeurs humanitaires (hospitalité, fraternité, solidarité, charité...)

Enfants de l’État qui nous a adoubés "nationaux", nous devons penser les "autres" et notre relation aux "autres", comme l’État nous inculque de les penser.

C'est ainsi que l'immigration dérange. Parce qu'elle contraint au dévoilement de la manière dont nous pensons l’État. Elle conduit à une réflexion critique et à la délégitimation de ce qui est légitime, de ce qui semble aller de soi.

© Gilles Sarter

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Bureaucratie : l’analyse de Max Weber

Bureaucratie : l’analyse de Max Weber

La bureaucratie, selon Max Weber, constitue un pilier des sociétés capitalistes modernes. Pour le sociologue, elle correspond à la mise en application d'une forme de domination légale et formellement rationnelle.

La bureaucratie un phénomène récent

Les organisations de grandes tailles, centralisées et hiérarchisées existent depuis des millénaires. Que l'on pense à la construction des pyramides, à l'administration des empires, aux armées ou aux clergés...

Ces organisations connaissaient des corps d'employés permanents, soumis à la spécialisation du travail : scribes, prêtres, percepteurs, officiers, sous-officiers...

Toutefois, ce n'est que très récemment que nos vies ont été totalement enserrées dans des formes d'organisations bureaucratiques.

Caractéristiques de la bureaucratie moderne

Max Weber, Économie et Société.Pour Weber, ces bureaucraties qui pèsent sur nos vies se caractérisent par des modes de fonctionnement formellement rationnels. Hiérarchisation, spécialisation, autonomisation, formalisation et impersonnalité constituent leurs traits distinctifs

Hiérarchisation et discipline : Sur le plan personnel, le bureaucrate est libre. Mais, dans l'exercice de sa mission, il obéit aux devoirs légaux de sa fonction et aux ordres de ses supérieurs hiérarchiques.

Spécialisation : Le bureaucrate est un expert dans sa fonction. L'exécution de son travail repose essentiellement sur la connaissance de règlements ou de normes techniques, administratives ou juridiques.

Autonomisation : Tout un appareil réglementaire décrit et délimite dans le détail les différentes fonctions. Le cadre hiérarchique est aussi établi réglementairement. La hiérarchie et les fonctions sont donc indépendantes des employés. Les postes et les positions ne leurs appartiennent pas et ne leurs sont pas attachés.

La formalisation établit des chaînes hiérarchiques et des standards opératoires qui doivent être respectés dans l'exécution des tâches.

Il en découle une routinisation et une impersonnalité de la bureaucratie. Le bureaucrate remplit ses obligations de manière froide, impassible et de manière égale pour tout le monde.

Bureaucratisation des entreprises capitalistes

C'est une erreur de penser que la bureaucratie est l'apanage des administrations publiques. Bien au contraire le mode de fonctionnement bureaucratique est généralisé dans les entreprises du secteur privé. Et souvent, le transfert des méthodes s'est effectué du secteur privé vers le secteur public.

Le phénomène de bureaucratisation est intimement lié au développement du capitalisme industriel.

L'un des principaux défis des entrepreneurs capitalistes consiste à générer une production continue et prédictible de marchandises. Pour ce faire, il leur est nécessaire de s'attacher une main d’œuvre suffisante, disposée à travailler dur et à faire exactement ce qu'on lui dit de faire.

Charles Perrow, A society of organizationsL'organisation bureaucratique des entreprises permet d'atteindre ces objectifs. La stricte hiérarchisation rend tout à fait clair pour chacun, à qui il doit se reporter pour la prise de directives.

La production industrielle est généralement complexe et nécessite de nombreuses opérations. L'articulation pyramidale de la hiérarchie constitue la seule manière d'en centraliser le contrôle entre les mains du propriétaire.

Il faut aussi que chaque employé remplisse une fonction indépendante de sa personne. On peut ainsi le remplacer facilement en cas de besoin. Pour ce faire, chaque position est formellement décrite et délimitée.

Cette formalisation permet en outre d'établir un salaire pour chaque poste et de payer le moins possible chaque catégorie d'emploi.

La standardisation des procédures et la spécialisation des tâches réduisent le temps de formation et simplifient le travail. Ainsi un maximum de gens peuvent être qualifiés ce qui diminue le pouvoir des employés.

L'importance de l'organisation bureaucratique du travail est telle pour les sociétés industrielles que Charles Perrow estime qu'elle a été adoptée par la totalité des organisations économiques, administratives et caritatives états-uniennes, entre la fin du 19ème et le premier tiers du 20ème siècle.

La réification du Monde

Max Weber ne dénie pas une forme d'efficacité technique de la bureaucratie, notamment pour les besoins de l'administration de masse. Mais, il insiste surtout sur les façonnements qu'elle implique, sur nos esprits et nos comportements.

Pour aller plus loin, lire notre article sur la sociologie de Max WeberEn premier lieu, la bureaucratisation implique une réification du Monde et de ses habitants. Dans Économie et Société, le sociologue suggère que la dépersonnalisation des rapports interindividuels fait fonctionner les organisations bureaucratiques comme des machines bien huilées. Plus elles se déshumanisent, plus elles éliminent les éléments qui échappent au calcul, comme l'empathie ou la sympathie et mieux elles fonctionnent.

Le sociologue ne se pose pas la question de comment améliorer la bureaucratie. Il se demande comment lutter contre la chosification de l'intelligence. Cette réification résulte de l'application de règles, de rapports d'autorité, de la spécialisation et de la stricte délimitation des compétences.

Dans des écrits politiques, Max Weber imagine même une société dans laquelle la bureaucratisation de la vie serait généralisée. Il en résulterait la formation d'hommes-de-l'ordre (Ordnungsmenschen) qui auraient besoin d'ordre et de rien d'autre. Ils y seraient si totalement ajustés qu'ils deviendraient nerveux ou pleutres si l'ordre venait à vaciller pour un instant.

Rien ne nous retient d'évaluer, dans quelle mesure nous sommes personnellement et collectivement proches ou éloignés d'un tel modèle de fonctionnement.

La domination furtive

Au fur et à mesure que la domination de la bureaucratie progresse, les règles impersonnelles et rationnellement calculables supplantent les normes éthiques et les valeurs morales. Par exemple, les idéaux d'égalité, de liberté ou de fraternité sont sapés.

La bureaucratie se pose comme le type le plus pur de la domination rationnelle légale. Elle constitue un moyen de contrôle qui passe presque inaperçu.  Elle condense un pouvoir sans précédent, étant donné qu'il s'applique à des sociétés très complexes.

Ces moyens de contrôle indirects et furtifs sont beaucoup moins coûteux que le contrôle direct. Ce dernier nécessite, en permanence, que des ordres soient donnés et que leur exécution soit contrôlée.

La bureaucratisation les remplace par des règles permanentes et impersonnelles. La socialisation prépare tous les individus au respect de ces règles.

Dans nos sociétés, les individus acquièrent dès le plus jeune âge des dispositions qui favorisent l'application d'un pouvoir bureaucratique.

Les propriétaires d'entreprises et les personnages d’État, gouvernants et administrateurs tirent bénéfice de ces pré-dispositions : ponctualité, obéissance, respect et patience à l'égard de la hiérarchie et des inégalités...

Le recours à la violence aussi

L'anthropologue David Graeber mitige cette analyse. Pour lui, les structures bureaucratiques fonctionnent bien à l'ordinaire, sur des moyens formellement pacifiques. Toutefois, elles ne peuvent être instituées et maintenues que par la menace de la violence.

David Graeber, Bureaucratie: l'utopie des règles.Dans le cadre de notre régime de droit de propriété, garanti par l’État, les organisations bureaucratiques sont protégées en dernier ressort par la menace de la force. Le terme "force" étant un euphémisme pour désigner la violence qui a lieu "lorsqu'une personne abat sa matraque sur le crâne d'une autre".

Dans les sociétés démocratiques contemporaines, l'usage légitime de la violence est en principe confié aux forces de l'ordre (police, gendarmerie...). L'histoire nous montre cependant que ce principe est souvent contredit. Dans de nombreuses situations, le recours à des milices, groupuscules politiques ou sociétés de prestations de service est toléré.

Quoiqu'il en soit, des générations de sociologues ont montré que l'essentiel du travail de la police porte sur l'application de la menace de la force, pour résoudre des problèmes administratifs. Graeber ajoute que si vous n'en êtes pas convaincus, vous pouvez refuser de payer vos impôts et observer ce qu'il adviendra.

Finalement, ce que tente de démontrer l'anthropologue c'est que si nombre de procédures bureaucratiques nous paraissent stupides ou violentes, ce n'est pas parce que la bureaucratie est intrinsèquement stupide.

Mais c'est plutôt que les systèmes bureaucratiques ont été établis pour gérer des formes d'organisation sociale – celles qui prévalent dans nos sociétés - qui sont structurellement inégalitaires et violentes.

Gilles Sarter

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Max Weber : la Raison la mieux partagée

Max Weber : la Raison la mieux partagée

Max Weber (1864-1920) est l'auteur d'une œuvre colossale. Ses études comparatives des grandes religions, son travail sur l'histoire du capitalisme, ses analyses de la bureaucratie, des formes de domination ou du charisme sont devenus des classiques.

"Remarque préliminaire au Recueil d'études de sociologie de la religion" (1920), ultime texte rédigé par Max Weber avant sa mort.Foisonnantes les investigations du sociologue allemand émergent à partir de l'interrogation de la notion de rationalité. Ce terme peut prendre des acceptions fort différentes. Ce qui apparaît rationnel d'un point de vue, par exemple les rationalisations de la mystique religieuse, peut paraître irrationnel d'un autre.

Max Weber veut démontrer que la naissance et le développement des sociétés modernes capitalistes sont liés à la généralisation d'une forme particulière de rationalité, qu'il appelle rationalité en finalité.

Max Weber et la sociologie de compréhension

Max Weber envisage la sociologie comme une science qui tente d'interpréter les activités sociales et d'en expliquer le déroulement.

Une activité sociale est une manière d'agir ou de penser qui est orientée en fonction du comportement présent, passé ou attendu d'autrui. Rendre un salut, se venger ou préparer sa défense en prévision d'une agression constituent donc des activités sociales.

Autrui, dans cette définition, peut s'entendre comme une personne singulière ou comme une multitude indéterminée, par exemple : accepter une rémunération en argent, sur la base de l'expectation que de nombreuses personnes seront prêtes à l'échanger contre des biens.

Dans le contexte de la sociologie de la compréhension, interpréter signifie mettre au jour le sens que les acteurs communiquent à leurs actions.

La construction de types idéaux

Mais, étant donné que les motifs d'agir des gens ne peuvent pas être observés en tant que tels, la seule chose que le sociologue puisse faire c'est d'en construire des types idéaux (Idealtypus).

Par exemple, à partir d'informations qu'il a collectées au cours de conversations avec des entrepreneurs, lors de la lecture d'ouvrages et de journaux ou encore par des observations réalisées au cours de voyages, Max Weber établit le type idéal du comportement capitaliste : une manière de se comporter méthodiquement organisée, dans la perspective de satisfaire la recherche d'un profit maximum.

Ce type idéal n'existe peut être pas en tant que manière d'agir réelle. Ce qui est certain, c'est que tous les entrepreneurs capitalistes ne s'y conforment pas à la lettre. Il s'agit plutôt d'une sorte de modèle explicatif de la réalité. A ce titre, un type idéal peut être contredit, réfuté, complété ou affiné, par sa confrontation avec des comportements effectifs.

Pour bien comprendre cette approche, il faut toujours garder en mémoire l'idée suivante.

Weber part du constat qu'il est impossible de rendre compte, dans sa totalité, de l'infinie diversité des activités humaines.

Le chercheur est contraint de délimiter son objet de recherche. Le sociologue doit opérer une sélection parmi la masse d'informations existantes. Il lui revient ensuite d'organiser les éléments sélectionnés de manière cohérente. Le type idéal qui en résulte doit fournir une explication significativement adéquate des activités étudiées.

"L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme" (1904)Ainsi, Max Weber relève qu'en Allemagne, les entreprises économiques de type capitaliste se développent davantage, dans les régions protestantes que dans les régions catholiques. Évidemment, il est impossible de décrire l'infinité des comportements et des facteurs réels qui sont à l'origine de cette différence. Le sociologue choisit de restreindre son objet à l'étude des mentalités. Il construit le type idéal de la mentalité capitaliste. Finalement, il observe qu'il existe une affinité entre celui-ci et le type de la mentalité protestante puritaine (notamment à travers la notion de vocation, Beruf). Il livre ainsi une explication qui "fait sens" du phénomène social observé.

Deux modalités de compréhension

Pour mener à bien son projet d'une sociologie de compréhension, Max Weber se fixe une contrainte de méthode. Celle-ci découle du constat que nos manières de comprendre un comportement peuvent prendre deux formes.

Notre compréhension peut être rationnelle. Dans ce cas, elle repose uniquement sur la capacité de saisir intellectuellement les différents éléments d'une action : l'essence coûte cher, il n'y a pas de transports en commun, les gens se regroupent pour faire du covoiturage.

La compréhension rationnelle s'oppose à la compréhension par empathie. Est évident par empathie, ce qui peut être revécu pleinement sur le plan affectif. Nous sommes capables d'expliquer avec évidence une activité découlant de la peur, jalousie, pitié dès lors que nous sommes nous-même accessibles à ces émotions ou sentiments.

Puisque l'explication par empathie dépend de l'expérience affective, Max Weber la tient pour équivoque. Elle est susceptible de donner lieu à des interprétations différentes selon le vécu propre de l'observateur.

Ces phrase que nous avons tous entendues - "Je ne comprends pas pourquoi il s'énerve" ; "Je ne comprends pas pourquoi il a peur" ; "Je ne comprends pas comment il peut aimer telle chose ou telle personne"... - signifie que l'observateur ne peut pas se projeter affectivement dans la situation observée.

D. Goleman (ed.), Healing emotions : Conversations with the Dalai Lama, 1997Ce phénomène peut donner lieu à des incompréhensions, dans des contextes de communication interculturelle. Dans une série de conversations avec des psychologues européens et américains, le Dalaï Lama est étonné d'apprendre que de nombreux occidentaux souffrent d'un sentiment de dépréciation de soi. Ses interlocuteurs doivent détailler précisément cet affect qui semble ne pas exister dans la culture tibétaine.

Une sociologie rationaliste

A l'inverse de l'empathie, les explications rationnelles offrent, selon Max Weber, une appréhension immédiate et univoque : un commerçant a besoin de trésorerie, il solde son stock car en baissant les prix il pense attirer la clientèle. L'observateur d'un tel comportement n'a pas besoin d'en avoir fait l'expérience intime pour le comprendre. Une interprétation logique lui permet d'en saisir les tenants et les aboutissants.

A.R. Damasio, Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions, 2003Notons que la position de Max Weber mériterait d'être mitigée. En effet, il semble maintenant fermement établi que sentiments et émotions jouent de façon indispensable dans le raisonnement.

Quoiqu'il en soit, le sociologue considère que l'explication rationnelle doit prévaloir lorsque l'on veut construire des modèles explicatifs d'activités sociales.

Cette règle vaut également lorsqu'une émotion semble jouer un rôle déterminant.

S'il s'agit, par exemple, d'expliquer une "panique" dans le cadre d'une activité économique, militaire ou politique, il faut d'abord établir comment l'activité se serait déroulée "rationnellement", sans l'influence de cette peur. La construction de cette explication rationnelle sert de type idéal pour comprendre comment la situation réelle a effectivement été influencée par un élément "irrationnel", comme la peur.

Il ne faudrait pas interpréter la sociologie compréhensive de Weber dans le sens d'une prédominance de la raison dans la vie humaine. Si son approche est rationaliste, c'est uniquement à visée méthodologique.

Rationalité en valeur et rationalité en finalité

Pour construire ces types idéaux, Max Weber utilise deux concepts majeurs : la rationalité en valeur et la rationalité en finalité.

"Economie et société/1: Les catégories de la sociologie", Pocket, 1995Dans le cas de la rationalité en valeurs, l'individu agit sur la base des valeurs ultimes auxquelles il adhère. Le mystique, l'ascète, le militant, l'homme d'honneur se mettent au service exclusif de leurs valeurs ou d'une cause. Leurs actions prennent place dans le cadre du devoir qui s'impose à eux. Ils ne se soucient pas des conséquences mais prennent seulement en considération la valeur intrinsèque de leur activité (la beauté, la conviction, le "bien" absolu...).

Dans le cadre d'une action guidée par la rationalité en finalité, l'acteur se concentre uniquement sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ses objectifs ou réaliser son intérêt. L'action rationnelle en finalité est strictement stratégique. Elle n'est soumise à aucun impératif moral. L'entrepreneur, l'ingénieur, le bureaucrate se fondent sur l'appréciation rationnelle des moyens possibles et tentent d'évaluer les conséquences de leurs actions, en fonction des fins recherchées.

la sociologie de max weber pemet de mieux comprendre les sociétés modernes

La rationalité dans les sociétés capitalistes

Des deux types de rationalité explicités par Max Weber, la rationalité en finalité est celle qu'il mobilise pour élaborer un idéal type de la société moderne capitaliste. A cet effet, il n'envisage plus la rationalité comme étant seulement un processus mental subjectif. Par un processus d'agrégation des comportements individuels, elle devient en quelque sorte un principe de fonctionnement des organisations supra-individuelles.

Dans la sphère économique, les activités des entreprises sont ordonnées rationnellement en finalité. Le capitalisme moderne se présente comme une recherche calculée du profit. Le produit final de l'opération économique doit être supérieur au capital investi dans cette opération. Pour ce faire, le principe de calculabilité est appliqué à tous les niveaux de l'activité. Le maximum de rationalité comptable est obtenu du fait que l'argent permet de déterminer avec précision la valeur de toutes choses : matières premières, marchandises, travail,... Le principe de "liberté" du marché signifie que les échanges sont dominés par des intérêts fonctionnels et ne sont pas entravés par des barrières morales, culturelles, politiques. Ce principe s'applique aussi à la main d’œuvre. Le travail formellement libre permet de la convoquer ou de la révoquer selon les intérêts calculés de l'employeur. La discipline réduit les travailleurs à leurs fonctions et permet de chiffrer précisément leur rendement.

La science propose une mise en calcul du monde et intervient comme "base technique" du capitalisme. La technologie rationnelle permet l'estimation exacte des coûts et la prévisibilité de la production.

Le droit rationnel représente un autre facteur très important pour le développement du capitalisme. Il s'émancipe de la morale et repose sur des lois générales qui sont prescrites de façon explicite. Le nouveau droit est formel, au sens où il doit s'appliquer ou être respecté à la lettre. Son contenu s'organise systématiquement de façon logico-déductive. Du même coup, il offre aux individus la possibilité d'anticiper les conséquences juridiques de leurs activités. Cette prédictibilité est rassurante lors d'investissements importants en capital.

La bureaucratisation constitue un pilier de l’État et de l'économie capitaliste. Elle pénètre toutes les sphères de la vie sociale. Elle n'est pas spécifique aux administrations publiques. Bien au contraire, comme le montre aussi les travaux de Graeber, c'est souvent au sein des grandes entreprises du secteur privé que se sont formés les modèles d'organisation bureaucratique. De même, on ne devrait pas limiter l'appellation de fonctionnaire à la désignation des agents de la fonction publique. Le "fonctionnaire" c'est celui qui "fait fonctionner" en appliquant des règles techniques, administratives et juridiques, rationnellement et froidement, sans considération de personne.

Un carcan d'acier pèse sur nos épaules

Sur la base de cet idéal type de société capitaliste, Max Weber dresse un constat pessimiste de la modernité. Dans L’Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, il déclare que la prévalence de la rationalité en finalité, dans les domaines de l'économie, de la technologie, du droit et de la bureaucratie, conduit à l'émergence d'un type d'ordre social qui doit peser sur les épaules des individus, tel un "carcan d'acier" dont ils ne peuvent se libérer. Pourquoi ?

D'abord, parce que cet ordre engendre une réification de l'univers. Le vivant et le non-vivant sont progressivement réduits à l'état de choses et de processus calculables et utilisables.

Le monde avec tout ce qu'il englobe, l'être humain y compris, est dépouillé de sens et de valeur, autres que ceux que le calcul comptable et utilitaire leur prête.

C'est ainsi qu'un ordre établit sur la rationalité en finalité crée les conditions de son auto-perpétuation. Comme toutes les valeurs autres qu'utilitaires sont annihilées, il demeure le seul à imposer ses contraintes et à orienter les activités sociales.

Une fois qu'il est instauré, l'ordre social formellement rationnel devient le seul ordre possible.

Un ordre qui s'auto-perpétue

Cet ordre est alors voué à fonctionner de manière mécanique. En effet, si les conditions matérielles sont bien connues alors les actions rationnelles en finalité qui en découlent deviennent une nécessité absolue.

En ce sens l'ordre rationnel formel devient fort peu raisonnable.

Explorez nos autres articles de sociologie critiqueCe caractère irraisonnable s'observe dans l'incapacité de nos sociétés à s'attaquer efficacement au problème du réchauffement climatique. La rationalité en finalité est devenue fractale. Elle se reproduit à tous les niveaux de la réalité sociale : individus, ménages, administrations locales et nationales, organisations internationales, entreprises du secteur privé, partis politiques...

Elle est caractérisée par l'absence de valeurs. Elle n'est orientée que par la recherche d'un maximum de profit, de confort et de consommation. Sur le plan macro-économique, elle est déployée au service de politiques qui ont pour objectif la croissance du PIB.

Finalement sur une base strictement chiffrée et comptable, elle commande que toutes nos activités, des plus minimes comme l'envoi de sms, aux plus énergivores comme l'industrie, se reproduisent sur la base de l'exploitation effrénée des énergies fossiles.

Alors même qu'il est avéré que ces comportements conduisent à un désastre de dimension planétaire, aucune valeur n'est en mesure de s'imposer pour réorienter notre action.

Au terme de son analyse sur l'emprise de la rationalité formelle sur nos vies, Max Weber formule une question qui reste toujours posée.

Connaîtrons-nous l'émergence de nouveaux idéaux qui seront en mesure de nier ce mouvement ? Ou à l'inverse, finirons-nous pétrifiés, drapés dans une "suffisance maladive" qui nous fait imaginer que nous avons accédé à un progrès jamais atteint auparavant par l'humanité ?

Gilles Sarter

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Socialisation : Intériorisation de Dispositions

Socialisation : Intériorisation de Dispositions

La socialisation est souvent définie comme le processus qui permet d'établir une personne à l'intérieur d'une société ou d'un groupe social. Un courant de la sociologie l'envisage, plus précisément, comme l'intériorisation de manières de faire ou de penser.

De l'importance du passé en sociologie

L'étude des processus de socialisation occupe une place importante dans la sociologie des dispositions. Ce courant de pensée accorde un rôle déterminant au passé des gens. Il considère que la plupart du temps, quand les individus sont amenés à agir, ils le font en étant influencés par leurs expériences antérieures.

B. Lahire, L'homme pluriel: les ressorts de l'action, 1998Cette approche est notamment défendue, au sein des travaux de Bernard Lahire , qui s'inscrivent dans une forme de continuité avec ceux de Pierre Bourdieu.

La notion de disposition recouvre des manières habituelles d'agir, de penser ou de réagir (affectivement ou émotionnellement).

Elle englobe aussi bien les routines, que les compétences, les savoir-faire, les croyances ou les goûts.

Toutes ces réalités ont en commun d'appartenir à l'intériorité des êtres humains. P. Bourdieu parle du "corps comme dépôt"et B. Lahire utilise la métaphore du "stock" de dispositions.

L'influence des dispositions sur nos actes ou nos pratiques peut être plus ou moins consciente.

Ainsi, une préférence acquise peut orienter consciemment un choix individuel. A un autre extrême, il se peut aussi qu'une personne réitère régulièrement un comportement routinier, mis en place par le passé et jamais questionné depuis.

Précisons que le recours à la notion de disposition n'exclut pas de considérer l'influence de la situation, sur les actes. Les êtres humains ne sont pas appréhendés comme des automates.

Le passé n'agit pas tel un impératif catégorique à chaque moment de la vie des gens.

Au contraire, l'idée qui prévaut est plutôt que, selon le contexte, les dépôts du passé peuvent s'actualiser différemment, se mettre en veille ou se transformer.

Temps et répétition

Considéré du point de vue de ces sociologues, le terme "socialisation" fait référence aux processus d'élaboration des dispositions.

Celles-ci se constituent souvent dans la durée et par la répétition. Toutefois, l'acquisition d'une façon d'être ou d'agir peut aussi résulter d'une expérience unique et brève. Pensons à celles qui découlent d'événements traumatisants ou psycho-affectivement intenses (rites d'initiation ou de passage...).

Parmi les dispositions dont l'installation est plus progressive, il faut aussi opérer une distinction.

En effet, les gestes de la vie quotidienne, les savoir-faire, les raisonnements ou les habitudes morales sont plus ou moins difficiles à acquérir, selon leur degré de complexité.

L'intériorisation est favorisée par la répétition d'expériences similaires, dans des contextes différents. Ainsi, les dispositions sexuées se construisent à la fois, dans la famille, à l'école, au travail mais aussi dans la rue ou par la fréquentation des médias.

On évoque à ce propos, un sur-apprentissage. Il produit souvent une plus grande résistance au changement.

Si une prédisposition se renforce grâce à une sollicitation continue, elle peut, en revanche, s'affaiblir par manque d'entraînement ou si elle n'est pas sollicitée.

l'enfant se socialise dans la société

Socialisations explicite, diffuse et idéologique

Bernard Lahire distingue trois grandes modalités de socialisation : la pratique directe, l'imprégnation diffuse et l'inculcation idéologique.

La pratique directe - Premièrement, les gens intériorisent des dispositions mentales ou comportementales en participant directement à des activités récurrentes. Ce processus de socialisation peut inclure des moments d'incitation, d'interdiction, de sollicitation ou de collaboration explicites.

L'apprentissage de l'écriture et de la lecture s'effectue par entraînement à l'école ou à la maison. Les dispositions sexuées s'acquièrent par la participation à des activités définies explicitement comme "masculinisantes" ou "fémininisantes".

La socialisation diffuse - Elle opère de manière plus suggestive. Elle ne résulte pas d'une inculcation volontaire et explicite. C'est plutôt, l'agencement du contexte qui agit indirectement sur la personne.

Ainsi pour les enfants dont les parents lisent régulièrement et possèdent des livres, la lecture est une réalité familiale avant d'être une réalité scolaire. Leur apprentissage s'en trouve généralement facilité.

B. Lahire, Portraits sociologiques: Dispositions et variations individuelles, 2002.De la même façon, les dispositions sexuées s'incorporent de façon diffuse parce que les enfants évoluent dans des contextes où les gestes, les attitudes, les paroles, les activités des personnes de leur entourage diffèrent en fonction de leur genre.

A propos de la socialisation diffuse, on évoque parfois une "socialisation silencieuse". Toutefois, cela ne signifie pas qu'elle opère totalement hors du langage. L'expression fait plus généralement référence à l'absence de discours explicites ou didactiques.

Mais les pratiques langagières prennent de nombreuses autres formes qui ont leur place dans les processus d'intériorisation. Pensons aux interjections, exclamations, insultes, ponctuations, commentaires rétrospectifs, allusions qui accompagnent nos comportements.

L'inculcation idéologique ou symbolique - On fait ici référence aux croyances, normes, valeurs ou modèles véhiculés par toutes sortes d'institutions et de médias.

L'exposition ou l'inculcation de ces normes culturelles peuvent être tout-à-fait explicites : programmes qui font l'apologie de la culture lettrée ou qui justifient la domination masculine... Mais elles procèdent aussi implicitement, par exemple, lorsqu'un film ou un roman met en scène des personnages dont les comportements sont spécifiques.

Tensions et contradictions

Les différentes situations de socialisation que rencontre un individu, au cours de sa vie, ne poussent pas toujours dans une même direction. Au contraire, des tensions ou des contradictions peuvent émerger.

Par exemple, un hiatus se crée entre l'injonction explicite et la socialisation diffuse, quand des parents incitent leur enfant à lire, alors qu'ils ne lisent pas eux-mêmes. Situation typique rendue par l'expression : "fais ce que je dis, mais ne fais pas ce que je fais".

Un décalage est aussi à l’œuvre, chez les garçons issus de familles dans lesquelles la lecture et l'écriture sont associées à l'univers féminin, intérieur, domestique, intime... Par opposition l'univers masculin s'y conçoit comme physique et tourné vers l'extérieur. Le jeune enfant est alors placé devant le dilemme de se construire en homme ou en élève studieux.

De la même façon, le sujet est soumis à une tension intérieure lorsque que l'inculcation idéologique est contredite par le contexte diffus. Par exemple, on inculque à l'enfant que l'égalité est une valeur officiellement constitutive de la société dans laquelle il vit (valeur objectivement inscrite dans les lois...). Et, au jour le jour, il est témoin des inégalités de traitement ou de la stigmatisation dont souffreson entourage.

la socialisation cocerne la formation des dispositions affirme Pierre Bourdieu

Retour sur deux métaphores

Pierre Bourdieu parle souvent de la socialisation comme d'un processus d'incorporation des structures sociales. B. Lahire avance que cette métaphore peut faire penser qu'il y a comme un transfert, d'une réalité extérieure aux individus, vers leur intériorité.

Bien sûr, il rappelle que ce qui est intériorisé n'existe pas en tant que tel à l'extérieur. En réalité, se sont des habitudes, des croyances, des manières d'agir et de penser, des émotions qui se constituent dans le corps-esprit des gens.

Notre société est structurée selon une inégalité entre femmes et hommes. L'inégalité salariale ; la sous-représentation des femmes, dans les mandats politiques et les postes de direction; l'inégale répartition des tâches domestiques ; la plus grande fréquence des actes de violence sexuelle commis à leur encontre... constituent des phénomènes sociaux vérifiés statistiquement.

Des jeunes enfants évoluant dans un tel environnement acquièrent des dispositions qui favorisent la perpétuation des faits sociaux évoqués : tendance au commandement chez les garçons et à la soumission chez les filles, inclination vers l'exercice de certains métiers ou activités...

C'est pour rendre compte de l'ensemble de ces processus, dans une formule ramassée, que l'on dit que les filles et les garçons incorporent les structures sociales objectives.

L'inégalité qui structure la société trouve un écho dans les corps-esprits, sous la forme de dispositions.

La deuxième métaphore qu'utilise Pierre Bourdieu s'explique de la même manière. Le sociologue parle souvent d'héritage ou de transmission du capital culturel. Or hériter d'un patrimoine matériel, c'est recevoir une chose que possédait jusque là une autre personne. La notion d'héritage est sous-tendue par l'idée d'un transfert de la chose concernée.

La réalité qu'évoque la métaphore est d'un autre ordre. On le comprend aisément pour le cas de l'apprentissage de la lecture.

L'enfant qui évolue dans une famille de lecteurs et de possédants de livres incorpore souvent une prédisposition à l'apprentissage ou un goût pour la lecture. Encore une fois, l'usage de l'expression "hériter du capital culturel" peut occulter la complexité et la pluralité des mécanismes de socialisation qui sont à l’œuvre

Pouvoir et socialisation

Si le postulat de la théorie de l'action, tel que décrit par P. Bourdieu et B. Lahire, est exact alors nous vivons constamment sous l'influence de forces intérieures.

Nos dispositions nous orientent, incitent, influencent, poussent, inhibent ou restreignent.

Mais la concrétisation des dispositions en actes est fonction des situations que nous rencontrons. Si bien que le contexte aussi exerce une influence sur nous, en permettant ou non, à nos dispositions de s'exprimer.

Or une observation, même spontanée, de la vie sociale révèle que la socialisation a partie liée avec le pouvoir.

On voit bien que des dispositions - comme la remise de soi à une autorité, le rapport aux formes de cultures légitimes (notamment au langage officiel), l'acceptation de la logique de concurrence et des hiérarchies... - sont construites dès le plus jeune âge (famille, jardin d'enfant, école) puis réactivées et renforcées tout au long de la vie et dans des contextes différents (travail, politique et même loisirs...)

Dès lors l'examen des liens entre socialisation et pouvoir peut concerner tout un tas de questions :

Comment sont élaborés les processus de socialisation ? Quelles dispositions cherche-t-on à construire chez les gens? Qui a intérêt à la construction de ces dispositions ? Dans quels contextes ces dispositions devront-elles être réactivées ? Comment sont agencées les situations qui visent leur réactivation ? ...

Apprendre à voir

A notre échelle d'individu socialisé, la question qui se pose est celle de la part de liberté que nous pouvons conquérir sur nos dispositions. Là, il paraît évident que nous ne pouvons pas éluder la nécessité d'une introspection intime.

Il nous faut apprendre à connaître nos inclinations et nos propensions:
- bien les observer quand elles s'actualisent dans des comportements, des pensées ou des affects.
- identifier l'influence des situations, sur leur expression ou leur inhibition.

Cette démarche est au cœur de nombreuses traditions philosophiques.

Nietzsche, Le crépuscule des idoles : ce qui manque aux Allemands (6) et Humain, trop humain : aphorisme 283. Pour Nietzsche, par exemple, l'apprentissage du voir constitue la première préparation à l'éducation de l'esprit. Il convient, nous enseigne-t-il, de nous doter d'un regard long et lent.

Nous devons nous habituer à laisser venir les dispositions ou les penchants qui veulent s'imposer à nous. S'efforcer d'y être attentif, plutôt que d'y réagir spontanément.

Il s'agit bien d'un processus actif, tout le contraire de la passivité. La vraie paresse consiste à s'abandonner à nos inclinations "comme roule la pierre qui suit la loi brute de la mécanique".

Gilles Sarter

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Régime de savoir-pouvoir des sociétés disciplinaires

Régime de savoir-pouvoir des sociétés disciplinaires

Dans "Surveiller et punir", Michel Foucault s'intéresse aux mécanismes de pouvoir, dans le cadre des sociétés disciplinaires. C'est ainsi que le philosophe dénomme les sociétés qui apparaissent en Europe occidentale, au tournant des 18-19èmes siècles et connaissent leur apogée au 20ème.

A travers le cas exemplaire des systèmes judiciaire et pénal, il met au jour les formes concrètes - notamment l'examen et les disciplines - que le pouvoir utilise pour imposer sa vérité et orienter les conduites des sujets.

Un supplice et un emploi du temps

1757 Damiens est condamné pour régicide. Après avoir fait amende honorable devant l’Église de Paris, il est mené à la place de Grève. Les supplices qu'on lui fait subir durent plusieurs heures.

En premier lieu, la main qui a tenu l'arme est brûlée au soufre. Puis le condamné est tenaillé aux mamelles, aux bras et au gras des cuisses. Le bourreau en arrache de larges pièces de chair. Sur les plaies, il déverse de l'huile bouillante, de la résine de poix brûlante et du plomb fondu.

Ensuite, c'est l'écartèlement qui s'éternise. Les chevaux attelés aux bras et aux jambes ne parviennent pas à rompre les membres du supplicié. Après trois tentatives, les bourreaux sont autorisés à faciliter le travail des animaux en incisant les jointures au couteau. Les quatre parties arrachées, le tronc du condamné est finalement jeté sur un brasier de paille et de bois.

1838 Faucher rédige un règlement pour la Maison des jeunes détenus à Paris. Douze articles décrivent, dans le détail, le programme quotidien des prisonniers. Ils précisent la nature des tâches à accomplir (prière, travail à l'atelier, toilette, étude, prise des repas...). Et ils règlent le rythme de leur exécution : "Au premier roulement de tambour (...) se lever et s'habiller (…) au second roulement (…) faire le lit (…) au troisième, se ranger par ordre (…). Il y a cinq minutes d'intervalle entre chaque roulement..."

Les activités obligatoires et collectives s'enchaînent tout au long de la journée. Le temps est rigoureusement compté et rempli du lever au coucher. Les détenus ne bénéficient pour tout répit que de trois "récréations" d'un quart d'heure chacune.

Un changement de style pénal

Moins d'un siècle (1757-1838) sépare le supplice de Damiens et l'emploi du temps de la Maison des détenus. Certes, l'écartèlement et l'emprisonnement ne sanctionnent pas les mêmes crimes. Mais les deux peines caractérisent deux styles pénaux différents. L'époque qui court de la fin du 18ème à la première moitié du 19ème siècle connaît un glissement de l'un à l'autre.

La modification majeure concerne la disparition progressive des supplices corporels et de leur mise en spectacle : bastonnade, fouet, pilori, amputation, supplice de la roue, écartèlement...

Les punitions deviennent moins immédiatement physiques.

Bien sûr, la prison ou le bagne perdurent. Les travaux forcés ne sont abolis qu'en 1960, en France. A proprement parler, il s'agit bien de châtiments physiques. Mais à la différence des supplices, ils n'ont pas pour objectif premier de porter atteinte à l'intégrité corporelle.

Il s'agit plutôt de priver les individus de leur liberté et de les faire travailler, en les soumettant à une stricte discipline.

L'emploi du temps de Faucher témoigne de cette nouvelle manière d'envisager le châtiment.

La peine de mort, elle aussi demeure, jusqu'en 1981, en France. Mais, avec l'usage de la guillotine, la mise à mort doit se réduire à un bref instant. L'exécution ôte la vie rapidement. Le condamné n'est pas victime, comme l'a été Damiens, d'un acharnement, destiné à prolonger ses douleurs corporelles.

Si la peine ne vise plus directement le corps, que cible-t-elle ? Michel Foucault trouve une réponse définitive, dans "De la législation" de l'abbé Mably (1709-1785). Le frère de Condillac écrit : "Que le châtiment, si je puis ainsi parler, frappe l'âme plutôt que le corps."

La peine vise donc dorénavant à transformer l'esprit, les dispositions, la volonté du condamné. Elle a pour fonction de le rendre désireux de vivre en société, dans le respect de la loi.

Enquête et examen

Le Moyen-Age, à partir du 12ème siècle, avait élaboré la procédure de l'enquête. Dans cette perspective, juger se comprenait comme établir la vérité d'un crime, déterminer son auteur et appliquer une sanction légale.

L'enquête impliquait la qualification de l'infraction (tentative de régicide), l'identification du responsable (Damiens) et la connaissance de la loi (le régicide est punissable de l'amende honorable de l'écartèlement).

La réforme judiciaire, au tournant des 18 et 19ème siècles, introduit le recours à une nouvelle forme de savoir : l'examen.

Les juges s'intéressent maintenant à l'individu et au processus causal qui sont à l'origine du crime. D'où vient le criminel ? Quels sont ses antécédents sociaux, familiaux, héréditaires ? Comment en est-il arrivé à passer à l'acte? A-t-il agit par calcul froid et déterminé ou sous l'empire, d'une pulsion, d'une passion ou d'un délire ? ...

L'enjeu de ces différentes questions n'est pas seulement d'expliquer le crime, d'en établir les responsabilités ou les éventuelles circonstances atténuantes.

Ce qui est en jeu, avant tout, c'est la détermination de la source du crime, dans le criminel. Où est dans le sujet l'origine du crime ? Qu'est-ce qui le pousse au crime ? Est-il susceptible de récidiver ? Quelle mesure faut-il prendre pour le corriger ?...

Une fois encore, c'est l' "âme" ou l'esprit du prévenu, qui sont convoqués. Or si on les fait venir, c'est pour les soumettre à une appréciation de normalité.

C'est dans ce contexte que la sentence du tribunal devient davantage qu'une simple sanction. Elle ne pose plus uniquement un châtiment qui doit expier la faute et stopper la vengeance.

La peine véhicule aussi une volonté de guérison. Le jugement porte une prescription technique qui vise à normaliser le condamné.

Un nouveau régime de savoir-pouvoir

Dans le cadre de la procédure judiciaire, l'examen envisage le criminel, comme un sujet susceptible d'investigations.

Des experts (psychiatres, criminologues, médecins...) interviennent pour formuler des appréciations, des diagnostiques, des pronostiques qui portent sur le prévenu.

Cette caution "scientifique" permet de renforcer la justification de l'emprise sur les prévenus.

Les traditions de langage et de pensée décrivent souvent l'action du pouvoir en termes négatifs : châtier, punir, réprimer, refouler, censurer...

Découvrez nos autres articles sur la critique sociale.En fait, le nouveau régime de savoir-pouvoir fait plus que cela. Il produit du réel: il définit la vérité et la norme; il évalue par la pratique de l'examen et il oriente par les disciplines.

Cet entrelacement qui se tisse, entre "science" (en particulier les sciences humaines) et pouvoir n'est pas spécifique au système judiciaire. Michel Foucault le voit à l’œuvre dans l'ensemble des institutions qui font la société disciplinaire.

Partout, au sein des écoles, des hôpitaux, des prisons, des casernes, des asiles ou des usines, sous couvert de l'examen et par l'application de disciplines, il dit aux sujets ce qu'ils sont, seront et doivent être.

Gilles Sarter

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Imaginaire social et autonomie

Imaginaire social et autonomie

Pour Cornélius Castoriadis, les sociétés s'érigent par la création d'imaginaires sociaux. Ces imaginaires se concrétisent sous la forme d'institutions qui finissent par s'autonomiser et par devenir aliénantes.

Dans la première partie de son livre "L'institution imaginaire de la société", le sociologue revient sur la théorie et le projet révolutionnaire du marxisme. Il en profite pour ré-interroger la notion d'autonomie, dans ses deux dimensions individuelle et sociale.

La régulation par l'autre

Pour un pays ou une collectivité l'autonomie serait le fait de se gouverner par ses propres lois.

Par analogie, un individu est dit autonome s'il se détermine ou se régule par soi-même. A l'inverse, est dit hétéronome ou aliéné celui qui est régulé par un autre.

Selon Castoriadis, l'hétéronomie constitue notre lot commun. C'est en quelque sorte, un état initialement donné. L'autonomie ne va pas de soi.

Cependant, si l'être humain ne naît pas autonome, il peut tendre à le devenir.

Le sujet hétéronome est donc régulé par un autre. Mais de quel autre est-il question ? Pour Castoriadis, l'essentiel de l'aliénation, au niveau des individus, est domination par un "imaginaire autonomisé".

L'imaginaire au fondement des sociétés

"Imaginaire" doit ici s'entendre selon le sens courant du terme, c'est-à-dire comme "invention".

Au fondement de toutes les sociétés humaines, on rencontre l'imagination. Celle-ci fournit une explication du monde et définit les modalités de l'organisation sociale.

Cornélius Castoriadis, "L'invention imaginaire de la société", 1975.Que l'on pense à la société pharaonique, à la monarchie de droit divin ou à l'économie capitaliste : il a bien fallu inventer tout cela pour que cela devienne réalité.

Ainsi le modèle capitaliste d'organisation sociale a remplacé le féodalisme, en inventant : que la nature (la terre) et l'être humain (sa force de travail) pouvaient être traités comme des marchandises ; que l'accumulation de profits pouvait constituer le but ultime de la vie... Karl Polanyi a décrit tout cela dans le détail.

La notion d'imaginaire autonomisé présente les deux caractéristiques qu’Émile Durkheim attribue à tous faits sociaux.

Premièrement, cet imaginaire est à la fois présent à l'intérieur et à l'extérieur de l'esprit des gens. Par exemple, tout le monde possède l'idée de vente de la force de travail.

En même temps, cet imaginaire s'institue hors des consciences, sous des formes très concrètes : dans toutes les entreprises qui emploient de la main d’œuvre rémunérée, dans des textes de loi ou des réglementations, dans les manifestations de ceux qui veulent que leur travail soit mieux rémunéré...

Deuxièmement, cet imaginaire détermine les actions des individus. Car, on a bien compris que l'être humain ne vient pas au monde en portant en lui ce qu'il fera de sa vie.

Ni la vente de sa force de travail, ni le maximum de consommation ou d'accumulation de capital ne sont innés à l'enfant.

La société capitaliste ne peut exister qu'à condition qu'un imaginaire autonomisé continue de produire en permanence des millions ou des milliards d'exemplaires de travailleurs et de consommateurs.

De même que la société féodale n'a perduré que tant que son imaginaire a pu produire des serfs et des seigneurs...

L'aliénation des individus et des sociétés expliquée par le sociologue Castoriadis

L'autonomie chez l'individu

Nous revenons ainsi à la notion d'hétéronomie. Le sujet est régulé par un autre qui est un imaginaire autonomisé. Celui-ci détermine ce qu'il a à désirer et à être.

Mais, il faut encore insister sur ce point capital. Il ne peut y avoir aliénation que si le sujet investit de réalité cet imaginaire. Ce n'est qu'ainsi qu'il lui confère son pouvoir.

Insistons sur ce point. Ce qui est crucial, c'est que l'imaginaire est non su comme tel.

Le sujet perçoit les exigences et les significations qui pèsent sur lui, comme allant de soi. Par exemple, il pense qu'il est "normal" ou "naturel" de vendre sa force de travail pour vivre...

Simultanément, il vit ses désirs ou ses investissements comme étant authentiques, c'est-à-dire comme appartenant à une vérité qui lui est propre : "je suis fait pour vendre ma force de travail" ou encore "c'est ma nature de vendre ma force de travail".

Dès lors, l'autonomie n'est pas obligatoirement négation de l'imaginaire, dans son contenu. Mais, c'est avant tout, sa négation en tant qu'il est un imaginaire.

Dans le cadre de la société capitaliste, je ne nie pas forcément que je doive vendre ma force de travail pour survivre. Mais, je suis conscient que cette façon de vivre résulte d'un imaginaire qui s'impose à moi et que d'autres imaginaires sont possibles.

L'autonomie n'est donc pas élimination totale du discours de l'autre. Elle est plutôt instauration d'un nouveau rapport avec cette altérité, qui est enfin identifiée comme telle.

Pour Castoriadis, le sujet autonome conçu comme une monade qui aurait éliminé en lui toutes traces résultant du contact avec autrui n'existe pas. La personne humaine est toujours une fabrication sociale.

Le "Je" de l'autonomie correspond plutôt à une instance active et lucide qui est capable d'objectiver, de mettre à distance et de transformer le discours de l'autre dont il est le dépositaire.

En ce sens l'autonomie n'est pas un état que l'on peut atteindre. C'est une activité de dévoilement qui ne finit pas, car le discours de l'autre ne tarira jamais en nous.

L'hétéronomie instituée

Toutefois, l'autonomie ne saurait se limiter, à un travail sur soi. En effet, on ne peut être pleinement autonome, si dans la vie quotidienne, on est soumis très concrètement à des hiérarchies, des règles, des interdits ou des obligations édictées par autrui.

Or, nous avons vu que l'imaginaire social s'institue dans le monde. L'autre n'est pas seulement présent dans les esprits. Il est aussi "solidifié" dans des structures matérielles et institutionnelles : des lois, des gouvernements, des polices, des entreprises, des outils, des journaux...

L'aliénation ne se limite donc pas à sa dimension "psychologique". Elle est également conditionnée par les institutions.

Castoriadis écrit que ces dernières sont construites de telle sorte qu'elles instillent la passivité et le respect de l'ordre établi. Elles mettent des barrières et poussent dans une certaine direction.

C'est pourquoi, le sociologue avance que la vision, selon laquelle les gens sont exploités parce qu'ils veulent bien l'être, est fausse.

En effet, dans leur vie individuelle, le combat est inégal qui les oppose au poids écrasant de la société instituée.

Les deux aspects de l'aliénation instituée

L'hétéronomie instituée présente deux aspects.

En premier lieu, les institutions sont aliénantes lorsqu'elles établissent une division antagonique de la société : pouvoir d'un groupe d'individus sur la majorité ou pouvoir d'une classe sur une autre...

En second lieu, il y a aliénation de la société toute entière à ses institutions. Car comme on l'a vu, les institutions une fois établies tendent à s'autonomiser. Elles acquièrent une inertie et une logique qui leur sont propres.

D'une situation où une institution est au service de la société, on bascule dans une autre où c'est la société qui est au service de l'institution.

Ce phénomène est illustré par le cas des institutions économiques. Leur fonction originelle était de fournir à la société les éléments nécessaires à la satisfaction de ses besoins (faim, éducation, abri...). Dans le système capitaliste, à l'inverse, c'est toute la société qui est organisée afin de servir l'économie.

La société autonome

Sur le même thème, lire aussi, un article sur la socialisationFinalement, il paraît difficile d'imaginer une société sans institution. Mais encore une fois, l'aliénation est avant tout une modalité de rapport. Il y aliénation de la société non pas parce qu'il y a des institutions mais parce que les institutions s'autonomisent et que cette autonomisation n'est pas connue comme telle.

L'autonomie suppose à l'inverse que la société se régule elle-même tout en sachant qu'elle le fait.

Un tel programme nécessiterait, par exemple, que chacun puisse participer directement aux décisions qui affectent la vie politique, économique et sociale.

Gilles Sarter

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Aux origines de l’individualisme moderne

Aux origines de l’individualisme moderne

Les seules variétés d'êtres humains que l'on puisse différencier, écrit Louis Dumont, sont des variétés sociales. A ce titre, l'individualisme moderne, colore fortement la variété d'humains que nous sommes. Bien qu'elle nous paraisse naturelle, la conception de l'individu qui fonde cette idéologie n'est pas universelle et possède une histoire.

L'individualisme dans l'idéologie moderne

La notion d'individu peut être envisagée selon deux définitions.

La première évoque un être humain agissant et pensant. L'individu, c'est un échantillon de l'espèce Homo sapiens.

La seconde désigne un sujet moral et indépendant, c'est-à-dire essentiellement non social. Cette conception fonde notre idéologie individualiste moderne.

Cet ensemble d'idées et de valeurs érige l'individu en un absolu. Son bonheur ou sa souffrance nous apparaissent comme ce qu'il y a de plus important. Et il vaut davantage que la totalité sociale, qui lui est subordonnée.

Si cette conception est bien ancrée dans notre mentalité, elle ne va pourtant pas de soi. Et il est certain qu'elle n'a pas prévalu dans tous les contextes sociaux, ni à toutes les époques.

Les sociétés à personnages

Marcel Mauss rapporte que, chez les Amérindiens des Pueblos Zuni, on conçoit le clan comme constitué d'un certain nombre de personnages. Ces derniers sont représentés par un nombre déterminés de prénoms qui sont donnés aux personnes réelles.

Marcel Mauss, "Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne" (1938).Les définitions exactes des rangs occupés, dans la configuration du clan, ainsi que des rôles sociaux, politiques, religieux joués par les gens sont attachées aux noms qui leurs sont donnés. En agissant conformément à leur statut, les personnes assurent la reproduction de toute la vie du clan, des choses et des dieux.

Au sein des communautés Kwakiutl d'Amérique du Nord, on envisage que les ancêtres se réincarnent et revivent dans les corps des hommes qui portent leurs noms. Ici aussi, la perpétuité des âmes est assurée par la perpétuité des noms et des places qui leur correspondent dans les rituels.

Dans ces deux contextes sociaux, écrit Marcel Mauss, les gens agissent "es qualités". Ces qualités sont celles associées au personnage-ancêtre dont ils constituent la forme actualisée. Chaque personne est responsable de tout son clan, sa tribu et même de l'univers qui l'englobe.

La conception d'un individu détaché de sa communauté et dont les intérêts primeraient sur la totalité n'existe pas. A l'inverse, c'est la personne humaine qui est subordonnée à la communauté

Une idéologie similaire prévaut dans la société des castes, en Inde.

La société de castes et les "renonçants"

En Inde, depuis plus de deux milles ans, la société est organisée en castes. Pour Louis Dumont, cette forme d'organisation sociale est caractérisée par deux valeurs suprêmes.

Louis Dumont, "Homo hierarchicus: Essai sur le système des castes" (1967).La première est la soumission à la hiérarchie. Elle s'oppose à l'égalitarisme qui a cours dans les sociétés modernes, où tout être humain vaut autant qu'un autre.

A cette première valeur est adjointe la conformité à l'ordre. Comme dans les sociétés amérindiennes évoquées plus haut, chacun doit se conformer à son rôle. Les besoins de chaque élément sont ignorés ou subordonnés à ceux de la société considérée comme formant un tout.

Dans la société des castes, la soumission à la hiérarchie et à l'ordre maintiennent chacun dans une interdépendance étroite et contraignante.

Toutefois, Louis Dumont rappelle, qu'à toutes les époques, une voie du renoncement a existé, en Inde. Elle a permis à ses adeptes d'acquérir une forme d'indépendance.

Le "renonçant" - dont Bouddha constitue peut-être, pour nous, l'exemple le plus familier – cherche à se suffire à soi-même. Il consacre sa vie à la connaissance de soi et à son propre progrès.

Cette préoccupation de soi lui confère une similitude avec l'individu moderne. Ce qui l'en distingue, c'est que contrairement à nous, le renonçant tourne le dos à la vie sociale. Il part symboliquement ou effectivement pour la forêt.

Aussi l'anthropologue appelle-t-il les adeptes du renoncement, des "individus-hors-du-monde" ou "individus-extra-mondains".

Les philosophies hellénistiques

La thèse de Louis Dumont consiste à dire que la conception moderne de l'individu – qui est "individu-dans-le-monde" – découle de l'émergence et de la longue évolution en Occident, de la forme de l' "individu-hors-du-monde".

La figure de l'"individu-extra-mondain" est indéniablement présente dans les mondes hellénistiques et romains, ainsi que dans le christianisme des premiers siècles.

Louis Dumont, "Essais sur l'individualisme" (1983).Les écoles épicuriennes, stoïciennes, cyniques ou sceptiques enseignent la sagesse. Et le sage est avant-tout celui qui se suffit à lui-même. Il se définit par le détachement, l'indifférence ou, tout au moins, par la relativisation à l'égard des valeurs mondaines.

Si le sage est malgré tout conduit à agir dans le monde, à l'instar des stoïciens à Rome, ses actions ne peuvent être bonnes. Elles sont seulement préférables à celles du commun.

La réussite du christianisme, dans le contexte culturel hellénistique et romain, est vraisemblablement liée au fait qu'il véhiculait une forme d'individualisme similaire à ces philosophies.

Le christianisme des origines

Selon l'enseignement de Jésus, puis des premiers Pères de l’Église, l'âme individuelle jouit d'une valeur unique et éternelle du fait de sa filiation divine. La notion d'individu se fonde donc sur une caractéristique extra-mondaine.  Dans le même temps, un égalitarisme absolu prévaut entre les êtres humains : "les chrétiens se rejoignent dans le Christ."

Si d'un côté, le monde n'est pas complètement condamné, comme chez les gnostiques, en revanche, la dignité appartient à Dieu seul.

La propriété privée des choses matérielles et la richesse sont considérées comme des empêchements au Salut. Quant à la subordination politique, elle est acceptée comme faisant partie des contradictions inhérentes à la Chute et à la vie en ce bas monde.

L'individu chrétien se conçoit essentiellement hors-du-monde dans la mesure où il est avant tout individu-en-relation-à-Dieu.

La relation de l’Église à l’État

Cette conception va subir une évolution qui est étroitement liée à l'histoire de la vision par l’Église de sa relation à l’État.

D'abord la conversion des empereurs romains au christianisme, à partir du 4ème siècle, implique une relation plus étroite de l’Église avec l’État.

Une autre étape est marquée, vers 500. Le pape Gélase produit une théorie selon laquelle le prêtre est subordonné au roi, dans les questions touchant l'ordre public. Sur le plan du salut, la hiérarchie est inversée. Or le salut constitue le niveau suprême de considération.

L’Église est dans l'Empire pour les affaires mondaines et L'Empire est dans l’Église pour les choses divines.

Surtout, c'est à partir du 8ème siècle qu'un changement radical est opéré par la hiérarchie ecclésiastique. Les papes rompent avec Byzance. Étienne II confirme Pépin, roi des Francs, dans sa royauté et en fait le protecteur de l’Église romaine. Cinquante ans plus tard, à Rome, Léon III sacre Charlemagne empereur, le jour de Noël de l'an 800.

Pour la première fois, les papes s'arrogent un ascendant politique : en s'affranchissant de la tutelle byzantine et en transférant le pouvoir impérial vers les royaumes francs ; en obtenant la reconnaissance de droits et de territoires en Italie.

Avec ces revendications politiques, une rupture idéologique est entérinée. Le divin va dorénavant régner sur terre, par l'intermédiaire de l’Église qui va devenir mondaine, dans un sens où elle ne l'était pas.

Vers l'individu comme valeur suprême

Cette révolution idéologique engage une nouvelle conception de l'individu chrétien. D'extra-mondain, celui-ci devient profondément engagé dans les affaires sociales et politiques.

Découvrez nos autres articles d'ethnologiePour parvenir jusqu'à l'individualisme qui nous est familier, cette conception connaîtra encore des développements et des évolutions, avec la Renaissance, la Réforme et particulièrement le calvinisme, puis avec les Lumières, la montée de la bourgeoisie...

Toutefois la tête de pont est jetée. Dès cette époque, un glissement idéologique décisif est opéré, celui de la conception d'un "individu-hors-du-monde" vers un "individu-dans-le-monde".

Louis Dumont, par ses conclusions, nous conduit à méditer sur ce fait :

Le processus qui a conduit à la primauté de l'individu serait sorti d'une religion. Religion qui le subordonnait totalement à une valeur transcendante.

Gilles Sarter

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