Pendant longtemps, le pastoralisme nomade d'Afrique du Nord a été abordé d'un point de vue économiste. Les observateurs en déduisaient que les éleveurs étaient affligés d'un "complexe du bétail". Leur logique aurait été en totale contradiction avec les contraintes écologiques et économiques réelles.
Un examen plus détaillé des pratiques sociales des éleveurs, à l'aune du concept de capital symbolique, a permis d'apporter sur ces dernières un éclairage nouveau.
Un préjugé ethnocentriste
Nous nous représentons souvent les sociétés humaines comme étant découpées en multiples sous-systèmes : économie, politique, enseignement, famille, religion...
Nous concevons ces sous-systèmes comme fonctionnant selon des lois qui leur sont propres. Et nous les envisageons comme interagissant plus ou moins les uns avec les autres.
Lorsque nous considérons que le sous-système économique doit exercer une domination sur les autres, nous adoptons un préjugé économiste.
En appréhendant les activités humaines de cette manière, il arrive que nous nous privions de comprendre leur véritable logique.
Vision économiste du pastoralisme
Un regard économiste a longtemps été porté sur les pratiques des pasteurs nomades d'Afrique du Nord.
Les observateurs qui adoptaient ce point de vue livraient des descriptions de troupeaux immenses (ovins et caprins). Ils reprochaient à ces derniers de dégrader des sols et une végétation déjà fragilisés par l'aridité du climat.
Une autre critique concernait la proportion trop importante d'animaux âgés. L'entretien d'animaux vieillissants était présenté comme contre-productif.
Les principes de zootechnie auxquels adhéraient ces observateurs commandaient de limiter la pression du bétail sur les parcours. Cette limitation avait pour objectif d'augmenter la ration alimentaire des animaux conservés. La production de lait ou de viande de ces derniers devait en être améliorée.
Pour optimiser la taille des troupeaux, ils recommandaient de vendre tous les jeunes mâles, à l'exception de quelques reproducteurs. La vente des brebis trop âgées pour produire des agneaux était aussi encouragée.
Une critique majeure, enfin, concernait l'usage final des animaux. Des jeunes en pleine croissance, des brebis allaitantes ou des mâles reproducteurs faisaient l'objet de dons ou de sacrifices. Au yeux des observateurs, il s'agissait d'un non-sens zootechnique. Ces bêtes étaient, en effet, les plus productives.
De manière générale, ils regrettaient que des animaux échappassent à toute valorisation marchande.
De l'irrationalité supposée des éleveurs
Les auteurs de ces observations concluaient finalement à l'irrationalité des pratiques des pasteurs. En réalité, cette conclusion découlait d'une série d'à priori.
D'abord, le raisonnement tenu reposait sur l'idée que les activités d'élevage constituaient un sous-système économique.
Dans la continuité de ce prémisse, il paraissait logique pour ces observateurs que l'élevage obéisse aux lois économiques. Or ces dernières étaient propres à l'économie capitaliste : finalité marchande des productions, minimisation des coûts et maximisation des profits, optimisation des rendements...
Enfin, les comportements religieux, politiques, familiaux... étaient vus comme constituant eux aussi des sous-systèmes sociaux. Ces derniers étaient considérés comme ne devant pas entraver le développement de l'élevage.
Or, la situation dans laquelle les observateurs trouvaient les sociétés pastorales leur paraissait contredire tous ces principes. L'usage prioritaire des animaux n'était pas marchand. La conduite des animaux paraissait peu optimale.
Ils en concluaient que dans la mentalité des éleveurs le sous-système économique occupait un rôle secondaire. A l'inverse, ils croyaient que les pasteurs donnaient la priorité aux sous-systèmes familiaux, politiques ou religieux.
La tendance des éleveurs à accumuler du bétail aurait eu pour objectif l'acquisition de prestige. Leur attachement aux animaux était expliqué par leur utilisation dans les rituels accompagnant les grands événements de la vie: naissance, mariage, mort...
Consommation de viande et solidarité
Une logique différente commença à se dessiner lorsqu'on s'intéressa dans le détail aux utilisations des animaux.
Dans les sociétés pastorales, les animaux étaient rarement abattus pour le seul objectif de consommer de la viande. Il fallait au contraire des occasions spéciales : fêtes religieuses (Fête du Sacrifice,...), célébration du début d'activités agricoles saisonnières (sacrifice d'ouverture des récoltes ou des pâturages d'altitude...), commémorations annuelles des marabouts (moussem)...
Les sacrifices intervenaient aussi lors des célébrations des moments solennels de la vie: dation du nom, circoncision, mariage, réception d'hôtes... A ces occasions s'ajoutaient les mises à mort d'animaux blessés avant qu'ils n'expirent naturellement.
Toutes ces circonstances pouvaient être ramenées à un phénomène essentiel. La consommation de viande était toujours un acte collectif. Elle prenait la forme d'un repas communautaire ou du partage de la viande de l'animal égorgé.
En Kabylie, le fait de tuer un animal en cachette constituait même un délit punissable (appelé thaseglout).
Le partage de la viande avait lieu entre les membres de la communauté de vie quotidienne (village ou campement). C'était une occasion de témoigner de la solidarité qui unissait les membres du groupe.
C'est ainsi qu'un éleveur tunisien confiait à un anthropologue : "Si on ne partage pas la viande avec les voisins c'en est fini de l'entraide."
Rappelons que cette entraide jouait un rôle de premier plan. D'abord pour la protection, de la communauté et de ces biens (territoires, troupeaux...). Ensuite, pour mener à bien les tâches nécessitant une force de travail importante: récolte, construction de bâtiments, entretien des canaux d'irrigation...
Au Maroc, le partage (ouzia) qui suivait la mise à mort d'un animal blessé exigeait que les personnes conviées soient proches. En effet, l'acte instaurait un engagement de solidarité. Cette solidarité se manifestait parfois immédiatement. La perte de l'animal était alors prise en charge par les bénéficiaires du partage.
Sacrifices, dons et alliances
La consommation agrégative de viande intervenait aussi pour l'établissement de liens à l'extérieur de la communauté de vie.
La spécificité de l'activité pastorale est de ne pas être définitivement cantonnée à une aire géographique bien déterminée. En premier lieu, elle nécessite des mouvements saisonniers. Au Maroc, ceux-ci s'organisaient principalement selon deux axes : sud-nord et plaine-montagne, entre l'été et l'hiver.
Les pasteurs pouvaient aussi être contraints de se déplacer, en raison d'événements naturels : sécheresses, inondations, asséchements de points d'eau... Parfois des groupes plus puissants les repoussaient hors de leurs parcours habituels.
La mobilité impliquait la gestion de relations avec les groupes des régions d'accueil ou de passage. Il y avait en permanence des intérêts à défendre, des avantages réciproques à s'accorder ou à se refuser.
Les éleveurs devaient se constituer un réseau de connaissances ou d'alliés, le plus étendu possible. Ils élargissaient ainsi au maximum leurs possibilités de circulation. Il fallait aussi nouer des alliances militaires. Parfois, des familles se séparaient de leur groupe d'origine. Elles cherchaient alors refuge dans d'autres communautés et devaient s'y faire accepter.
Les sacrifices et les dons d'animaux intervenaient pour : demander l'autorisation de traverser ou de séjourner sur les parcours ; sceller des pactes pastoraux ou militaires ; racheter le prix du sang ; demander la protection d'un groupe ; sceller les mariages qui étaient une autre manière de s'allier...
Générosité des "grandes tentes"
Les ruminants tenaient donc une position centrale dans la gestion des relations sociales. Dans ces sociétés, le sacrifice d'un animal était considéré comme la meilleure hospitalité.
Et l'hospitalité participait à la centralité de l'honneur dans les rapports sociaux. La langue arabe exprime la force de cette relation par la racine karama. Celle-ci connote tout à la fois les notions de noblesse, de générosité et d'honneur.
Pour aller plus loin, lire aussi notre article sur le concept de capital symbolique
Les démonstrations de générosité garantissaient l'obtention de ce que Pierre Bourdieu appelle "capital symbolique". La détention de ce capital caractérisait les "grandes maisons" ou les "grandes tentes". Celles auxquelles on désirait s'allier ou que l'on était disposé à aider.
Liens entre le bétail et le symbolique
En fait, bétail et capital symbolique étaient inextricablement liés. Le troupeau exerçait un effet par sa conversion en capital symbolique. Et le capital symbolique soutenait la reproduction du bétail.
M. Boukhobza, dans L'agro-pastoralisme traditionnel en Algérie (1982), explique que chez les pasteurs tout se passait comme si la richesse matérielle ne se justifiait que parce qu'elle était la récompense d'une conduite vertueuse.
Autrement dit la "grande tente" étant celle qui possède un "grand troupeau", on comprend mieux la tendance à conserver les animaux même s'ils sont âgés.
Mais il fallait aussi faire preuve de noblesse et d'honneur. C'est pourquoi les "grandes tentes" ne manquaient pas d''effectuer de grandes démonstrations de générosité : dons somptueux de nombreuses brebis avec leurs agneaux en dotes ou cadeaux de mariage ; sacrifices de jeunes animaux pour des festins collectifs...
Les éleveurs se séparaient ainsi de la meilleure part de leur troupeau. Pour les observateurs externes, ils altéraient leurs capacités de production.
En réalité, si l'on en croit Pierre Bourdieu, ces exhibitions de capital symbolique coûteuses en animaux constituaient la meilleure garantie de reproduction, voir d'élargissement du groupe.
Finalement il faut garder à l'esprit cette indifférenciation des composantes symboliques et matérielles du patrimoine. C'est ainsi seulement qu'on peut comprendre la logique qui sous-tend le pastoralisme traditionnel.
Les stratégies d'élevage (conservation des animaux âgés, surpâturage...) et les comportements politiques ou familiaux ne relevaient pas de sous-systèmes spécifiques. Au contraire, ils étaient inextricablement liés.
Découvrez nos autres articles d'ethnologie.
C'est en les envisageant de la sorte que l'on peut appréhender la rationalité des conduites que l'économisme rejette dans l'absurdité.
© Gilles Sarter
La question qui vient après cette « explication » serait : est-il encore possible aux générations montantes de « comprendre » cela et de retrouver les « traditions » en les adaptant à une « certaine réalité » du monde tel qu’il va ?
Oui, à la condition que cela soit « compris » donc « compréhensible ». On touche là au problème suivant : qu’est-ce que connaître et n’y a-t-il pas lieu de réfléchir à cette prétention d’agir, de décider en « connaissance de cause » ?
La vérité, il me semble, c’est que seules les générations montantes qui ont eu des parents « initiés » et une forme de vie « incorporée » peuvent authentiquement choisir en connaissance de cause : devenir libre, renoncer au modèle capitaliste qui réduit toute chose à « l’objet que l’on achète ».
Les autres, ceux qui depuis des générations, sont issus de la « plèbe », il ne leur reste que la réflexion, le doute, la philosophie, celle de Platon et de Socrate …. il me semble, pour tout appui dans l’Autre qui ne soit pas le sol mouvant du pur argent (miroitement trompeur).
Merci Gilles pour cette belle synthèse. Une réflexion qui nous interroge sur ce qu’est l’acte économique, qui n’est jamais complètement isolé de son contexte familial, politique, culturel ou social. Les pasteurs montrent d’ailleurs une certaine capacité à participer aux échanges économiques (animaux sur pied ou lait par exemple) en fonction des opportunités qui leur sont offertes.