Le terme chaman(e) ou shaman(e) vient de la langue des Evenks, communauté appartenant aux peuples sibériens Toungous. Dans cette société, l'appellation fait référence a une personne dotée de l'aptitude à entrer en communication avec les esprits.
Le chaman et le chamanisme
Si "chaman" est un terme ethnique avéré, "chamanisme" en revanche est un mot forgé par les ethnologues. Dans les années 1970, un certain nombre d'entre-eux parmi lesquels Clifford Geertz ont même remis en question sa validité.
Ce que l'on appelle chamanisme avancent-ils n'existe pas en tant que phénomène unitaire et homogène. En y ayant recours, les ethnographes appauvriraient ou dévitaliseraient leurs observations.
Plusieurs décades après cet avertissement, le terme chamanisme est toujours largement employé en ethnologie. Il y est utilisé pour référer à un ensemble complexe de croyances, de pratiques rituelles et de relations sociales dont les occurrences se retrouvent un peu partout dans le monde.
Le vol magique de l'âme
"Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase" (1950) constitue l'une des premières études approfondies sur le sujet.
Pour Mircéa Eliade, le chamanisme se manifesterait sous ses formes les plus "authentiques" dans les sociétés de chasseurs et d'éleveurs de Sibérie et d'Asie Centrale.
Le spécialiste des religions fait cependant allusion à l'existence de pratiques similaires en Amérique du Nord et du Sud, en Asie du Sud-Est et en Océanie. Des chercheurs, comme Ioan Lewis, incluent aussi l'Afrique dans le domaine d'extension du chamanisme.
Ce qui caractérise le chaman, selon Mircéa Eliade, c'est son pouvoir d'interagir avec le monde spirituel. Cette capacité, il la tient d'expériences initiatiques, consacrées par un "voyage au Ciel".
A ce titre, le chamanisme serait intrinsèquement lié à une vision tripartite de l'Univers : Ciel, Terre, Enfer souterrain. Le chaman opère dans ces trois mondes.
Précisons que s'il joue un rôle capital dans la vie religieuse, le chaman ne la remplit pas toute entière. Ainsi il n'est pas sacrificateur. Et, dans les cérémonies marquant les grands événements de la vie (mariage, naissance...), il n'intervient que si quelque chose se passe mal.
Dans le sacrifice altaïque du cheval, le chaman entreprend un long rituel qui s'achève par une ascension céleste. Ce voyage a pour objectifs de s'assurer que la divinité accepte le sacrifice et de recueillir ses prédictions (météorologiques, agricoles...).
Le chaman opère aussi des descentes vers les Enfers. Dans ce cas, il est question d'obtenir la bénédiction du Souverain des morts pour les troupeaux et les récoltes.
Il peut aussi accompagner des trépassés ou libérer les âmes de malades, retenues prisonnières par des esprits malveillants.
L'intermédiaire avec le monde des esprits
A l'heure actuelle, on peut dire qu'il existe un consensus assez large parmi les ethnologues. Celui-ci concerne la définition du chaman comme personne capable d'interagir avec les esprits, au profit de la communauté.
Toutefois la catégorie "esprit" nécessite une série d'éclaircissements. Dans notre contexte culturel, le terme est marqué de connotations, relatives à son origine latine : respiration, vie, vent, crainte, respect, mystère et invisibilité.
Toutes ces dimensions ne trouvent pas forcément de correspondances, dans les contextes culturels étudiés. Quoiqu'il en soit, les ethnologues ont apporté un certain nombre de précisions que l'on peut rappeler ici.
Dans les communautés concernées, les esprits sont généralement conceptualisés comme des "personnes" et les gens s'y adressent en tant que telles.
Les esprits se manifestent de manière sensorielle, dans les rêves, sous la forme d'animaux, de danseurs masqués ou d'artefacts (poteries, amulettes...) dans lesquels ils sont incorporés.
Ces entités peuvent être de différentes natures : héros mythique, esprit des ancêtres ou fantôme, roi légendaire, personnage historique, esprit de la nature, déité...
Dans de nombreuses communautés, les malheurs qui frappent les hommes, leurs biens matériels ou leurs bétails sont vus comme provoqués par les esprits.
Mais ces derniers ne sont pas pour autant considérés comme intrinsèquement malveillants. Au sujet de l'interaction du chaman avec les esprits dans la perspective de les influencer, les opinions divergent.
L'extase et les états de conscience modifiée
Nous avons vu que pour Mircéa Eliade, l'entrée en relation du chaman avec les esprits s'effectue au terme d'un voyage de l'âme. Ce voyage prend place aux termes de rituels qui provoquent une forme de transe ou d'extase.
Les termes "transe" et "extase" sont souvent utilisés comme des synonymes dans la littérature ethnologique. Cependant leurs sens ne se recouvrent pas totalement.
Le mot extase signifie littéralement un "déplacement" ou une "sortie". Il est généralement associé à l'euphorie, au ravissement, à une émotion intense, voir à l'union avec le divin.
La transe est utilisée pour faire allusion à des états mentaux très différents, hypnotiques, inconscients, hallucinatoires...
On peut avancer malgré tout que les domaines de significations des deux mots se recoupent autour des idées de "sortir hors de soi" ou de "transport hors-de-soi". Ce sens prédomine dans la conception de l'extase comme "vol magique de l'âme".
Depuis quelques décades, l'expression "état de conscience altérée" est entrée en vogue.
Elle a le mérite de mettre en avant une multiplicité de phénomènes mentaux qui ont parfois été condensés sous les appellations "transe, extase" : rêve, vision, sensation de pur être, expérience extra-corporelle, état méditatif, expérience de possession...
Les manières dont sont induits ces différents états ont fait l'objet de nombreuses études.
D'une part, elles peuvent être accomplies par l'usage de plantes ou de champignons psychotropes : amanite tue-mouche, tabac, peyotl,... D'autre part, il est fait usage de sons rythmés (tambours), de chants, de danses et autres mouvements intensifs (balancements du corps, courses,...), d'exercices respiratoires, de privation de sommeil, de concentration mentale ou de douleurs physiques.
La possession plutôt que l'extase
Les ethnologues insistent sur le fait que les différents états induits au cours du rituel chamanique sont modelés par le contexte culturel.
Les interprétations que les personnes concernées donnent de ces états sont elles-mêmes influencées par les mêmes facteurs : les objectifs ou attendus de la cérémonie, les dispositions des individus, les croyances et le contexte social.
A ce titre, l'interprétation univoque de l'expérience chamanique comme vol extatique est critiquée par de nombreux observateurs. Les chamans décrivent différentes manières d'approcher les êtres surnaturels ou de rechercher l'aide d'esprits tutélaires.
Le vol magique ne serait donc pas crucial dans le chamanisme. En revanche, l'aptitude à instaurer un dialogue ou une relation avec les esprits est primordiale. A cet effet, le phénomène de possession tient une place importante.
En 1935, Shirokogoroff rapporte l'existence de cette centralité chez les Evenks de Sibérie. Les chamans sont des personnes qui peuvent à volonté introduire les esprits en elles et en utiliser les pouvoirs, pour aider la communauté.
D'après Ioan Lewis, cette conception présente une affinité évidente avec de nombreux cultes de possession à travers le Globe.
Dans l'interprétation qu'il développe, une personne devient chaman à la suite d'une expérience traumatisante. Au terme de cette expérience, elle peut développer une relation avec un ou plusieurs esprits tutélaires. Elle peut aussi acquérir une capacité à contrôler les esprits en général.
Selon les cultures, l'esprit agissant peut s'incorporer dans la personne de plusieurs façons : résider dans sa tête, la chevaucher comme une monture ou l'incarner complètement.
Mircéa Eliade considère pour sa part que le chamanisme et la possession sont des phénomènes antithétiques. Ioan Lewis pointe dans une autre direction. Ce n'est pas entre chamanisme et possession qu'il faut distinguer mais entre possession active et possession passive.
"Chaman" référerait avant tout à une personne qui maîtrise les esprits, particulièrement ceux qui sont à l'origine des maladies et des malheurs.
A ce titre, tout esprit peut être mal ou bienveillant ou encore neutre. Ceci dépend particulièrement du fait qu'il soit ou non contrôlé par un chaman, au profit de la communauté.
Le néo-chaman ou chaman urbain
Au cours des cinquante dernières années, le chamanisme a connu un attrait croissant dans les cultures populaires européennes et nord-américaines. On évoque souvent les mouvements auxquels il a donné naissance sous le nom de néo-chamanisme.
Son émergence semble avoir été largement tributaire des écrits de deux ethnologues : Carlos Castaneda et Michael Harner.
Dans "L'herbe du diable et la petite fumée"(1968), Carlos Castaneda rend compte de son apprentissage auprès d'un chaman amérindien Yaqui. Ce livre constitue le prélude à une série de best-sellers. L'auteur y relate ses expériences visionnaires, obtenues par l'usage de peyotl. L'authenticité des travaux ethnographiques relatés dans ces livres a été fortement remise en question par les spécialistes de la culture Yaqui.
Le travail de Michael Harner s'appuie sur ses recherches ethnographiques auprès des Jivaro de l'Equateur et des Conibo du Pérou. Il en rend compte dans son livre "La voie du chaman" (1980) qui se veut aussi un manuel sur la méthode chamanique de santé et de guérison. Michael Harner a aussi créé une fondation internationale dans le but d'étudier et de pratiquer le chamanisme (The Foundation for Shamanic Studies).
Outre le succès de ces deux auteurs, l'émergence et la propagation du néo-chamanisme ont aussi été attribuées à de nombreux phénomènes sociaux.
On peut citer : la culture de la drogue dans les années 1960-1970 ; l'intérêt croissant pour les religions non-occidentales couplé avec la désaffection pour le christianisme ; la recherche de nouvelles formes de spiritualité, dans le contexte du capitalisme généralisé et de son lot de nihilisme, de consumérisme et de rationalisme utilitaire ; l'émergence du mouvement du potentiel humain qui est fondé sur l'idée que les états supérieurs de conscience ne sont pas exploités en l'être humain…
Nouvelle pratique et nouvelle logique
Au cours des trois dernières décennies, le néo-chamanisme a construit son assise sur des éléments clés. Tout d'abord, il se présente comme la continuation ou la renaissance d'une tradition visionnaire ou spirituelle ancienne.
La croyance qu'il met en avant est celle de l'existence de deux niveaux de réalité : la réalité ordinaire, celle de notre expérience quotidienne et la réalité du "monde des esprits".
En même temps, le néo-chamanisme insiste sur l'idée que l'humanité comme constituant une partie intrinsèque de la Nature. Toutes choses sur Terre étant étroitement interconnectées.
Le contact avec le monde des esprits s'opère à travers un état de conscience altérée. Selon les écoles, celui-ci est obtenu par l'usage de tambours, de chants ou de psychotropes.
Un objectif souvent invoqué pour la pratique du néo-chamanisme est la redécouverte par le participant de ses connexions avec la nature. Une autre motivation principale concerne la guérison, la restauration du bien-être ou le développement des capacités des personnes.
Pour Michael Harner, par exemple, un tel processus implique l'extraction d'éléments spirituels et néfastes qui se sont introduits dans le patient.
Pour les observateurs de ce phénomène, le néo-chamanisme présente un caractère fortement individualiste et instrumental.
Dans les communautés traditionnelles le chaman, au terme d'une longue formation et souvent d'une expérience traumatique, agit au nom et au profit de la communauté. Le chaman urbain dont la formation peut-être parfois très rapide (parfois un week-end) agit à titre personnel. Et surtout il intervient souvent directement sur lui-même pour s'auto-guérir ou s'auto-améliorer.
Le néo-chamanisme a reconfiguré la tradition chamanique pour la mettre en accord avec les conceptions occidentales d'accomplissement, de développement ou d'épanouissement personnel.
Les ethnologues ont ainsi suggéré que le nouveau chamanisme constitue un simple reflet de la "modernité radicale", c'est-à-dire du capitalisme globalisé, avec son obsession du "soi", de son développement et de sa capacité d'action sur le monde (son "agentivité").
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D'un point de vue méthodologique de telles observations nous ramènent à l'idée suivante. Le chamanisme ne peut être considéré comme un système de croyances et de rituels "en-soi", isolé de son environnement.
Au contraire la logique et la pratique du chaman sont à chaque fois tributaires du contexte social et culturel, dans lequel elles s'actualisent.
©Gilles Sarter
Il n’y a, sans doute, que le mot « shaman » en commun entre les « shamans » des sociétés où les observateurs de culture européenne les ont « observés » et l’ensemble des pratiques occidentales qui usent de ce « signifiant » pour faire fantasmer les masses autour d’états de conscience nouveaux : le bonheur étant l’objet exotiqe de notre culture, projeté sur les aiécrans à grands coups de communication, de propagande, de publicité.
Les « shamans » étaient sans doute, dans les sociétés où ils agissaient les équivalents de nos « médecins ». Les hommes s’en remettaient à leur savoir pour prendre en charge les bobos.