La transe et la possession envisagées comme phénomènes sociaux se prêtent à différentes interprétations : symbolique, structuraliste, fonctionnaliste, ethno-psychologique... Erika Bourguignon et Ioan Lewis en proposent deux études comparatives et d'inspiration fonctionnaliste.
Trois grands tableaux de la transe
E. Bourguignon cherche à explorer les relations entre transe, possession, états altérés de conscience et contexte socio-culturel. Pour ce faire, elle commence par brosser trois tableaux. Ceux-ci représentent les trois grands types de transe qu'elle a dégagés de la littérature ethnologique.
Le premier tableau concerne les rites de possession chez les paysans de Haïti. Connues sous le nom de Vaudou, ces cérémonies prennent une allure très théâtrale. La transe est induite par des danses exécutées aux battements rythmés des tambours.
Les membres du culte interprètent l'état de transe comme une possession. Les participants seraient chevauchés comme des montures par des esprits appelés Loa.
Au cours d'une même séance, un danseur pourrait être monté par un nombre indéterminé de Loa. Chacun d'entre-eux possède son propre symbolisme et ses propres caractéristiques.
Le deuxième tableau représente une séance chamanique typique du contexte culturel des Amérindiens du Sud. Le chaman y expérimente des visions, obtenues grâce à la prise de substances hallucinogènes.
Ses visions sont interprétées comme la manifestation d'esprits qui entrent en communication avec lui.
Le troisième tableau consiste dans la quête visionnaire des Amérindiens du Nord. Elle concerne des jeunes hommes qui partent en quête d'un esprit gardien.
Chez les Sioux, le jeune homme concerné s'isole (pour la première fois de sa vie). Il passe plusieurs jours à jeûner, au sommet d'une colline. L'expérience le conduit à entendre la voix ou à expérimenter des visions de son esprit gardien. Cette expérience lui procure un sentiment de puissance.
Trois points communs aux rites de transe
Les trois types d'états altérés de la conscience décrits par E. Bourguignon présentent des points communs :
• ils impliquent tous des contacts entre les participants et des esprits;
• ils ne sont jamais spontanés mais toujours induits (par des danses, des musiques rythmées, des hallucinogènes, une privation de nourriture...);
• enfin, ils ne sont jamais idiosyncratiques. Leur contenu (visions, voix, sensations...) et la manière dont celui-ci est interprété sont fonction d'intentions et de croyances socialement établies.
Transes religieuses
Par delà ces trois points communs, E. Bourguignon trace cependant une démarcation. Elle distingue entre la transe religieuse et la transe de possession.
Erika Bourguignon, 1979, Psychological Anthropology.
Pour l'ethnologue, la transe religieuse est étroitement associée à une économie de chasse et de cueillette.
Dans les communautés concernées, on insiste sur le fait que les hommes doivent dans les situations critiques (chasse, guerre...) être indépendants et ne compter que sur eux-mêmes. La conséquence psychologique en serait une anxiété accrue.
C'est pourquoi les transes visionnaires (deuxième et troisième tableau) seraient beaucoup plus pratiquées par les hommes que par les femmes.
Transes de possession
La transe de possession, quant à elle, est plus largement distribuée inter-culturellement parlant.
Elle serait associée à la production agricole et mettrait en jeu des valeurs différentes de la transe religieuse : la confiance, le soin et le dévouement. Dans les sociétés concernées ces valeurs sont communément féminines.
E. Bourguignon suggère que la transe de possession est un phénomène plus typiquement féminin que masculin.
Une grande variété de cultes de possession semble montrer que les femmes les utilisent comme un moyen indirect pour exposer leurs griefs et pour faire-valoir une autonomie et une indépendance vis-à-vis des hommes.
Dans la transe de possession les esprits autoritaires sont conçus comme agissant à la place des participants, par le biais de l'incarnation.
Dans les transes visionnaires, les participants restent eux-mêmes. Ils gagnent même en pouvoir du fait de leur interaction avec les esprits.
La transe de possession se rapproche davantage d'une forme de performance (au sens de représentation). Alors que la transe visionnaire serait plus de l'ordre de l'expérience intime.
Cultes de possession périphériques
Dans son étude comparative, Ioan Lewis s'est aussi intéressé aux conditions sociales d'émergence du chamanisme. Pour sa part, il suggère que les cultes de possession peuvent être divisés en deux catégories.
Il appelle les premiers "cultes de possession périphériques". Il fait ainsi allusion aux cultes qui coexistent avec des religions moralistes comme le christianisme, l'islam ou le bouddhisme.
Ioan Lewis, 1971, Exstatic Religion.
Ces cultes sont périphériques en trois sens.
Premièrement leurs membres appartiennent aux franges périphériques des structures d'autorité (pauvres, femmes, personnes de statuts inférieurs...).
Deuxièmement, ils sont périphériques d'un point de vue moral. Leurs participants se sentent peu concernés par la défense des mœurs.
Troisièmement, les esprits impliqués dans la possession sont généralement d'origine étrangère ou possèdent un caractère immoral.
Cultes de possession centraux
I. Lewis dénomme sa deuxième catégorie "cultes de possession centraux".
Cette fois, l'appellation attire l'attention sur le fait que les rites de possession occupent une place centrale dans la religion dominante.
Pour aller plus loin lisez notre article : Le chaman au regard de l'ethnologue.
Les religions des peuples sibériens ou des Inuits impliquent ce type de culte.
Les rituels de possession centraux contribuent au maintien des structures morales et sociales de la communauté.
Religion des oppressés
Qu'il s'agisse des cultes "centraux" ou des cultes périphériques", I. Lewis conçoit le chamanisme comme une forme de religion des oppressés.
Les cultes périphériques sont des cultes de protestation. Ils permettent aux catégories d'individus qui manquent d'influence sociale ou politique de faire valoir leurs intérêts, même si c'est temporairement.
Les cultes de possession centraux se développent dans des communautés qui sont soumises : à des fortes pressions physiques (nomadisme, chasse, cueillette dans des environnements hostiles) ; à des fortes pressions sociales, en raison de leur petite taille et d'environnements instables.
Les interprétations de E. Bourguignon et de I. Lewis sont fonctionnalistes.
Comme nous l'avons vu elles expliquent l'existence de la possession et de la transe par la vertu de leurs effets bénéfiques pour les participants et les communautés concernées. De ce point de vue elles présentent des limites.
Elles se rapprochent aussi du courant de l'ethnologie qui voit dans la transe une réponse des individus à des conditions de stress et de pression.
Toutefois, ces interprétations ne vont pas aussi loin que celles des chercheurs qui suggèrent que les expériences psychiques, vécues lors de transes sont à l'origine de toutes les religions.
© Gilles Sarter
très intéressant comme champ d’étude