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Société ou Communauté?

Société ou Communauté?

L’imaginaire libéral privilégie dans son interprétation du monde social la notion de société, au détriment de celle de communauté.

Le concept de société (societas) désigne étymologiquement une alliance, une association, un ensemble organisé de personnes unies par un intérêt commun.

Cette conception s’accorde parfaitement avec les deux projets économique et politique du libéralisme.

D’un côté, le modèle économique fondé sur la propriété privée des moyens de production, la liberté totale des échanges et l’organisation par le marché. De l’autre côté, la maximisation des droits individuels et l’association par le contrat politique.

La notion de communauté (communitas) recouvre, quant à elle, tous les types de relations qui se caractérisent par des liens affectifs, étroits, profonds et durables. La communauté se concrétise dans un engagement de nature morale et une adhésion commune à un groupe social.

Précisons tout de suite, que le sens du terme de communauté dépasse largement l’acception purement locale qu’on en donne souvent.

Libéralisme et Société

Du 16ème au 19ème siècle, les théoriciens du droit naturel s’efforcent d’élaborer une théorie de la société. Pour ces philosophes, la société modèle devrait résulter d’une association rationnelle établie entre les individus. Ces derniers étant envisagés comme libres et pré-sociaux par nature.

Dans la théorie du droit naturel, le consentement des individus à faire société découle de leurs intérêts personnels bien compris (sécurité, prospérité,…). Le contrat constitue la base sur laquelle s’établit cette association.

Jusqu’au début du 18ème siècle, peu de communautés traditionnelles échappent aux critiques de ces théoriciens.

Les communautés villageoises, la parenté élargie, les corporations, les communes… sont décrites comme sans fondement au regard du droit naturel. Seules l’Église et la famille nucléaire sont généralement épargnées. Cependant Hobbes, par exemple, ne justifie la relation entre parents et enfants que par l’idée d’un contrat tacite.

Les théoriciens du droit naturel appellent à une refondation sociale qui doit commencer par la répudiation de tout ce qui vient de la tradition. En effet, ils tiennent cette dernière pour l’ennemie première de la raison.

C’est là l’imaginaire dont héritent les philosophes français des Lumières. Il correspond parfaitement à leurs objectifs politiques. En effet, ces penseurs rejettent moralement et politiquement les ordres et tous types de relations sociales caractéristiques de la féodalité.

Pour eux il y a trop de communautés (villages, corporations,…) en France. Le pays nécessite un ordre social fondé sur la raison et non sur des liens personnels et étroits entre villageois, seigneurs et vassaux, maîtres et apprentis…

Au début du 19ème siècle, l’hostilité aux communautés traditionnelles et aux valeurs qui leurs sont propres s’accroît encore. Les forces politiques et économiques vont œuvrer conjointement à leur destruction.

En Grande-Bretagne, ce mouvement qui se présente comme faisant œuvre de Progrès et de Raison est porté par les utilitaristes. De Jeremy Bentham à Herbert Spencer, ils rejettent toutes formes de communauté qui s’interposent entre les individus et l’État souverain : droit coutumier, municipalités, jury, universités traditionnelles…

Ces théories fascinent les parlementaires qui sont sensibles aux demandes des hommes d’affaires et des fonctionnaires. Pour ces deux catégories d’acteurs, l’industrialisation, le commerce et l’organisation administrative bureaucratique constituent les instruments du développement économique.

Les traditions communautaires conçues comme des entraves au Progrès doivent être détruites définitivement par des réformes politiques et administratives.

Sociologie et Communauté

En même temps que les institutions communautaires sont de plus en plus battues en brèche, la notion de communauté devient un concept fondamental de la sociologie. Dès Auguste Comte, le « social » se réfère presque toujours au « communautaire » et non au societas.

La force de l’appartenance à la communauté résulte de ce que celle-ci répond à des motivations plus profondes que la seule volonté ou le seul intérêt de s’associer. Elle dépasse en intensité le consentement, la convenance personnelle ou la raison.

L’être humain est loin d’être une substance extra ou pré-sociale, appelée à s’associer à d’autres monades sur la base d’un choix rationnel. Au contraire, l’Homme est toujours déjà socialisé. Il est pleinement imprégné de social : manières de sentir, de juger, d’aimer ou de haïr, de bouger, d’agir… Ce qui ne l’empêche pas de pouvoir exercer sa capacité à la création ou à la réflexion critique.

De Ferdinand Tönnies à Max Weber en passant par Émile Durkheim, l’opposition conceptuelle entre communautaire et non-communautaire est prégnante.

Les grands fondateurs de la tradition sociologique montrent que dans un même contexte social, la force des liens communautaires tient justement à ce qu’ils s’opposent aux relations de type non-communautaire, fondées sur l’utilité ou le consentement contractuel.

L’impersonnalité et l’anonymat relatifs des liens qui établissent la « société » font ressortir par contraste l’étroitesse et la nature personnelle des liens communautaires.

Malgré cela, depuis le 19ème siècle, l’imaginaire libéral avec sa conception contractuelle et (pseudo)rationaliste de la société a profondément orienté la nature des institutions sociales. Son projet de destruction des valeurs, des modes de vie et de production traditionnels n’a pas faibli.

Lisez d’autres article de sociologie critique

La stigmatisation des liens avec le passé, l’exaltation de la modernisation et de la mobilité sont toujours d’actualité. Et nous savons avec quel zèle le néo-libéralisme s’emploie depuis plus d’un demi-siècle à détruire les communautés, la famille, les institutions républicaines et les nations pour étendre sans contrainte les marchés économiques.

© Gilles Sarter

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Le Germe de la Démocratie

Le Germe de la Démocratie

Les institutions politiques des anciens Athéniens sont souvent envisagées comme des modèles ou des anti-modèles, pour nos sociétés contemporaines.

A la question « la démocratie athénienne présente-t-elle un intérêt pour nous ? », Cornélius Castoriadis apporte une autre réponse.

Le mouvement d’auto-institution

La cité, la polis n’est ni un modèle ni un contre-modèle mais un germe, à partir duquel nous pouvons réfléchir à l’élaboration d’une démocratie radicale pour notre temps.

Ce germe qui constitue l’essence même de la vie politique de l’Athènes antique, c’est le mouvement d’auto-institution.

A partir du VIIème siècle avant notre ère, la polis se construit sur le modèle d’une communauté d’hommes libres (les femmes et les esclaves en sont exclus). Les citoyens de la cité édictent leurs lois, se jugent et se gouvernent eux-mêmes. En bref, ils posent eux-mêmes leurs propres institutions.

C. Castoriadis, La polis grecque et la création de la démocratie, « Les carrefours du Labyrinthe », Seuil, 1986.

Ce mouvement explicite d’auto-institution perdure jusqu’au IVème siècle, sous la forme d’une activité et d’une lutte autour du changement.

En effet, les lois, les règles et les cadres de vie ne sont pas fixés une fois pour toute, au moment de la fondation de la cité.

Au contraire, les citoyens n’ont de cesse de les remettre en question par l’exercice de la démocratie directe.

Le peuple par opposition aux représentants

Dans l’Athènes antique, l’égalité des citoyens implique le devoir de participer aux affaires publiques. Thucydide écrit que la communauté se gouverne elle-même et selon ses propres lois.

Au sein de l’ecclésia (assemblée populaire) les citoyens légifèrent et gouvernent selon le principe de la démocratie directe. Chaque voix y pèse un même poids.

Lorsque le recours à des délégués est nécessaire, ceux-ci sont élus et révocables à tous moments.

Les citoyens constituent aussi les tribunaux. Les cours ne sont pas formées de juges mais de jurys dont les jurés sont tirés au sort.

Dans nos sociétés contemporaines « démocratiques », l’autorité et l’initiative politique sont enlevées aux citoyens.

La souveraineté est remise à un corps restreint de représentants, difficilement révocables. Le peuple est dépouillé de sa capacité d’auto-institution et de son autonomie. C’est l’hétéronomie qui prévaut : les lois s’imposent de l’extérieur.

Le peuple par opposition aux experts

Avant de prendre des décisions, l’assemblée populaire athénienne peut entendre des experts. Le domaine d’expertise de ces derniers se limite à des activités techniques : agriculture, architecture, construction de navires…

Il ne saurait y avoir d’experts en politique car la « sagesse » politique appartient au corps politique, c’est-à-dire à la communauté toute ensemble.

La guerre en revanche est affaire technique. Les experts en cette matière s’appellent les stratèges. Au même titre que les autres techniciens auditionnés, les stratèges sont élus par l’assemblée.

Les experts sont non seulement élus par les citoyens mais ils sont aussi contrôlés par ces derniers. L’idée qui prévaut est que le meilleur juge d’un spécialiste est l’utilisateur et non pas un autre spécialiste : le capitaine et non le constructeur pour le navire, le soldat et non le forgeron pour l’épée… et bien sûr, la communauté des citoyens pour toutes les affaires communes.

Encore une fois, la conception athénienne s’oppose à la notre qui considère que les experts ne peuvent être jugés que par leurs pairs. Ce présupposé, comme le fait remarquer C. Castoriadis, alimente à la fois l’expansion et l’irresponsabilité croissante des appareils bureaucratiques.

Quant à la professionnalisation de la politique et à la justification du pouvoir des hommes politiques par l’expertise qu’ils seraient les seuls à détenir, elles tournent en dérision le mot même de démocratie.

La communauté par opposition à l’État

La polis athénienne n’est pas l’équivalent d’un « État » au sens moderne. Thucydide précise que la « polis, ce sont les hommes ».

L’idée d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens n’existe pas pour les Athéniens de cette époque.

La polis est une sorte de personne morale. Elle possède une existence propre en dehors de la présence physique des milliers d’individus qui la constitue. A ce titre, elle négocie des traités, honore des engagements et assume ses responsabilités, à travers le temps.

Mais, l’idée d’une distinction entre un « État » et une « population » n’existe pas. Quant aux organisations techniques et administratives, elles sont cantonnées à des tâches d’exécution et supervisées par des magistrats. Ces derniers sont des citoyens, tirés au sort, tenus de rendre des comptes et révocables à tout moment.

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Les intérêts particuliers tenus à distance

Autre principe important pour les Athéniens :

Les intérêts particuliers doivent être maintenus à distance, autant que possible, lorsqu’une décision politique doit être prise.

Par exemple, si une guerre doit être déclarée, les citoyens qui habitent à proximité de la frontière ne peuvent pas prendre part au vote. Si une loi concernant l’approvisionnement agricole doit être votée, les agriculteurs sont tenus à l’écart… Dans les deux cas, les décisions doivent être prises dans l’intérêt commun or les habitants des frontières ou les agriculteurs ne pourraient pas voter en s’abstrayant de leurs intérêts particuliers.

Cornelius Castoriadis insiste sur cette volonté de préserver l’unité du corps politique. Il faut à tout prix éviter qu’il éclate sous l’effet de divisions et d’antagonismes.

Pour les Athéniens, la politique est par définition gestion du commun. Elle s’anéantit donc si elle devient un masque derrière lequel avance des intérêts particuliers.

Dans nos sociétés contemporaines, le corps politique n’est pas unifié mais fragmenté en partis, groupes de pression, lobbies. C’est que les sociétés elles mêmes sont profondément divisées par des intérêts contradictoires, principalement économiques.

Pour qu’une politique autonome orientée vers la gestion du commun puisse émerger, il faudrait au préalable réduire ces contradictions entre intérêts socio-économiques, au sein de la société.

L’espace public et l’éducation

La mise en œuvre de la démocratie directe à Athènes repose sur l’existence d’un espace public qui appartient à tous. Il est constitué de l’ecclésia, lieu de la prise de décision, mais aussi de l’agora, lieu d’échange et de circulation de la parole avant la prise de décision.

En occupant un espace public, la politique cesse d’être une affaire « privée » qui relève du roi, du gouvernement, de la bureaucratie, des hommes politiques ou des prêtres…

Les gens se parlent librement de tout ce qui peut les intéresser. Ils concrétisent l’ iségoria qui est le droit égal pour chacun de parler en toute franchise et la parrhésia qui est l’engagement pris par chacun de parler réellement en toute liberté, dès qu’il est question d’affaires publiques.

En aval de la prise de parole citoyenne, l‘éducation joue un rôle fondamental. Elle tend à faire prendre conscience que la polis, c’est chacun, à travers ses participations, ses décisions et ses comportements

L’auto-limitation par l’accusation d’illégalité

Si la démocratie est le régime de l’auto-institution alors elle est aussi celui du risque. Les décisions prises en assemblée ne sont pas encadrées par des limites ou des normes externes. Les citoyens peuvent décider « tout et n’importe quoi ».

Dès lors des questions surgissent. Comment un régime auto-instituant qui pose lui-même ses propres règles peut-il s’auto-limiter ? Quelles limitations la démocratie directe peut-elle se donner ? Et si limites il y a, comment faire en sorte qu’elles soient respectées ?

Tout d’abord, il faut insister encore, en démocratie radicale les normes ou les limitations qui sous-tendent la prise de décision ne sauraient être extrinsèques.

Elles ne peuvent provenir d’une source extérieure à l’assemblée des citoyens. Comme dans une théocratie, par exemple, où les lois sont d’origine divine.

Les modernes ont cru trouver une solution dans les « constitutions » ou les « chartes fondamentales » qui incluent des normes indépassables. Cependant, nous observons chaque jour que concrètement il n’y a pas d’autre loi qui s’applique que celle du plus fort, que sa force soit économique, communicationnelle, militaire ou physique…

Les Athéniens trouvent une réponse à la question de l’auto-limitation dans la procédure d’accusation d’illégalité.

Mettons qu’un citoyen propose une loi à l’ecclesia et qu’elle soit adoptée. Un autre citoyen peut l’accuser d’avoir poussé le peuple à voter une loi illégale. Un jury tiré au sort, pouvant comprendre jusqu’à 1500 individus, décide de son acquittement ou de sa condamnation. Dans le dernier cas la loi est annulée. Ainsi, il faut peser soigneusement sa décision avant de proposer une loi. Surtout, il faut éviter de s’appuyer sur des mouvements d’humeur passagers de la population.

Les Athéniens en appellent donc au peuple contre lui-même. Les citoyens qui constituent la seule force d’institution s’auto-limitent grâce à la possibilité d’accusation d’illégalité.

L’autonomie et la démocratie

Les Athéniens ont créé une communauté de citoyens capables de se doter d’institutions n’ayant pas d’autres fondements que ceux qu’ils voulaient bien lui donner.

Le sens capital de cette auto-institution est l’autonomie.

La question de l’autonomie est centrale dans l’œuvre de Cornelius Castoriadis. Rappelons la brièvement. Les êtres humains créent les institutions sociales : les règles, les normes, les langages, les manières d’être et de se comporter…

Pour aller plus loin, l’article sur la notion d’autonomie chez C. Castoriadis

Quand ce processus de création se réalise en toute conscience, c’est l’autonomie. Les individus savent qu’ils se donnent des lois.

Quand les êtres humains oublient qu’ils ont créé les institutions qui gouvernent ou orientent leur vie quotidienne, c’est l‘hétéronomie. Les normes semblent être imposées de l’extérieur et inchangeables.

Pour Cornélius Castoriadis, l’institution des sociétés occidentales modernes repose sur deux grands imaginaires.

Le premier trouve son origine dans l’acte volontaire de conquête de l’autonomie des grecs et le second dans le capitalisme.

Entre ces deux imaginaires, Castoriadis dit qu’il nous faut essayer de favoriser l’un plutôt que l’autre. Car nous ne pouvons nous débarrasser de l’un des deux. Notre défi est de penser leur articulation différemment.

Pour ce faire, il propose de s’appuyer sur l’expérience athénienne. Il nous invite à réfléchir aux conditions concrètes d’une organisation collective proprement autonome, qui se sait pleinement responsable d’elle-même et de ses choix.

A ce titre, une démocratie radicale impliquerait l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants, dans la politique, l’économie et le social en général.

© Gilles Sarter

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Pouvoir social & Économie

Pouvoir social & Économie

Dans « Utopies réelles », Erik Olin Wright décrit une série de voies possibles pour renforcer le pouvoir social au sein des activités économiques.

Par pouvoir social, le sociologue désigne le pouvoir qu’exercent les gens en s’associant volontairement. La capacité mobilisatrice de ces associations (partis, syndicats, coopératives, communautés, ONG…) permet d’organiser des formes d’actions collectives qui font avancer les objectifs communs.

Pouvoir social dans l’économie

Voir notre article : 7 voies pour renforcer le Pouvoir Social dans l’économie.

Les voies qui permettent d’introduire davantage de démocratie dans les activités économiques peuvent prendre différentes formes : économie sociale, économie coopérativiste, démocratie participative…

L’idée que défend E.O. Wright consiste à dire qu’un mouvement d’ensemble qui combinerait ces différentes voies partout où cela est possible pourrait conduire à une modification des rapports de force et de domination capitalistes.

De son propre aveu, cette théorie peut paraître à la fois séduisante et assez improbable.

D’abord elle peut séduire. En effet, les sociétés capitalistes semblent présenter de nombreux interstices. Dans ces interstices peuvent s’immiscer des formes d’activités économiques non capitalistes.

Freins de l’État capitaliste

En même temps, il peut paraître tout-à-fait improbable que l’accumulation de ces expériences puisse réellement supplanter le capitalisme.

D’une part, les grandes entreprises détiennent des richesses immenses et sont donc en mesure de maintenir ces alternatives à la marge de l’économie générale.

D’autre part, pour de nombreux penseurs, les États des sociétés actuelles ne sont pas prêts à admettre la remise en question de la prédominance du capitalisme.

Les tenants de l’idée d’un « État capitaliste » avancent qu’il n’est pas seulement question d’États « dans » des sociétés capitalistes mais bien de structures étatiques qui tendent à reproduire les rapports capitalistes et à bloquer les autres possibilités.

Pour ces penseurs, l’État soutient systématiquement le capitalisme, non pas en raison de la préférence des gouvernants mais du fait même de sa structure. Les mécanismes qui sous-tendent son action sont biaisés de sorte à favoriser systématiquement les intérêts de la classe capitaliste.

Si tel est le cas alors un approfondissement significatif et durable de la démocratie au sein des sociétés capitalistes n’est pas envisageable. La démocratie par participation directe des citoyens aux décisions économiques restera confinée à des secteurs marginaux.

États hybrides

Toutefois, pour le sociologue ces critiques sont fondées sur une conception du monde social qui est contestable. Fondamentalement, celle-ci repose sur l’idée que les sociétés sont des systèmes intégrés et cohérents dont les éléments doivent être bien assemblés pour fonctionner.

A l’inverse, E.O. Wright nous invite à considérer les sociétés comme des systèmes qui sont faiblement ajustés.

Ainsi, dans les sociétés dites capitalistes cohabitent des structures économiques capitalistes mais aussi étatiques (entreprises et administrations publiques) et socialistes (coopératives de travailleurs, économie sociale…).

De la même façon, l’État combine en son sein des éléments antinomiques qui peuvent le conduire à agir de manière contradictoire. Pour E.O. Wright, la description de l’État comme État capitaliste devrait être comprise comme un type idéal.

Les États capitalistes réels doivent être appréhendés comme des systèmes hybrides, à l’intérieur desquels, selon des degrés variables les mécanismes en faveur du capitalisme sont plus ou moins dominants.

C’est ainsi qu’au milieu du 20ème siècle, les États capitalistes ont mené des politiques de la sociale-démocratie. Ils ont alors facilité le développement de réglementations et d’administrations publiques dynamiques.

A l’époque actuelle, la sociale-démocratie ne prospère plus. Le capitalisme a retrouvé sa voracité. Le pouvoir populaire semble affaibli dans sa capacité à contester sa domination absolue.

Un retour à la situation qui prévalait dans la seconde moitié du 20ème est-elle encore possible ?

Deux tendances favorables

Le sociologue américain pense qu’il existe des sources d’optimisme. Il pense que deux tendances peuvent éroder la position dominante du capitalisme.

Premièrement, le réchauffement climatique pourrait provoquer la fin du néolibéralisme. Les adaptations nécessaires aux nouvelles conditions écologiques vont demander une augmentation considérable de biens publics fournis par l’État (notamment des infrastructures).

Leur financement nécessitera une augmentation considérable de la fiscalité. En outre, il faudra réhabiliter, dans les esprits, la fonction interventionniste de l’État comme pourvoyeur de services et de biens publics.

En France, Cédric Durand (économiste) et Razmig Keucheyan (sociologue) proposent de créer un nouvel impôt sur la fortune pour financer la transition écologique. Le principe en est simple. Au-dessus de 10 millions d’euros l’État prélèverait tout. La mesure concernerait 0,1 % de la population. Les 500 milliards d’euros récoltés financeraient une instance chargée d’élaborer et d’exécuter un plan d’investissement dans l’écologie. Sa gouvernance répondrait au principe de renforcement du pouvoir social. Elle inclurait des élus, syndicats, associations de consommateurs, des citoyens tirés au sort, des scientifiques…

Si ces processus de revalorisation du rôle de l’État comme fournisseur de biens publics se déroulent dans un cadre démocratique, ils peuvent favoriser des interventions à vocation sociale plus large.

Ces politiques sociales seront aussi encouragées par une seconde tendance. La révolution de l’information et ses bouleversements technologiques vont avoir des effets conséquents sur l’emploi. Il va en résulter une augmentation de la précarité et de l’exclusion sociale pour une portion significative de la population.

Cette tendance est susceptible de produire de l’instabilité sociale et des conflits coûteux.

L’exclusion économique d’une part importante de la population et l’insécurité sociale engendrées par les changements technologiques devront être pris en charge par des politiques publiques.

Dans ce contexte, E.O. Wright voit une chance pour les mobilisations et les luttes populaires de produire des nouvelles formes d’interventions publiques qui garantiraient le développement d’activités économiques plus démocratiques et égalitaires.

(c)Gilles Sarter

Erik Olin Wright (1947-2019) est un sociologue américain grand spécialiste de l’étude des classes sociales et des alternatives au capitalisme. Sur son apport à la connaissance des sociétés contemporaines et à l’activisme anticapitaliste, voir notre livre:

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Renforcer le Pouvoir Social dans l’Économie

Renforcer le Pouvoir Social dans l’Économie

E.O. Wright propose, dans "Utopies réelles", de prendre au sérieux le radical "social" dans socialisme.

Il utilise la notion de "pouvoir social" pour identifier les alternatives qui permettent d'introduire plus de démocratie, dans les décisions économiques.

Capitalisme et étatisme

L'organisation des activités économiques au sein des sociétés requiert de nombreuses prises de décisions :

Que produire ? Comment le produire ? Quelle est la valeur de ce qui est produit? Quelles externalités négatives sociales ou environnementales sont acceptables ? Qui possède la valeur produite ?…

Toutes ces décisions ont à voir avec l'exercice du pouvoir. Et dès lors, la question centrale devient : qui décide?

Au sein des sociétés occidentales actuelles, les activités économiques sont principalement organisées de manière étatique et capitaliste.

Étatisme signifie que la production et la distribution sont contrôlées par l’État. En France, les administrations et les entreprises publiques produisent des biens et des services dans les secteurs de l'éducation, de la sécurité, de la défense, de l'énergie, de la santé, des transports, de la recherche... Le pouvoir de décision au sein de ces organisations étatiques appartient aux hommes politiques et aux hauts-fonctionnaires.

Le capitalisme repose sur l'idée qu'au sein de l'entreprise seule la propriété des moyens de production et des capitaux confère le droit de décision. Les travailleurs qui ne possèdent pas les machines mais dont le travail est indispensable à leur mise en activité sont maintenus, selon l'expression de Bernard Friot, dans un statut de mineur social. Rien d'autre ne leur est dû que leur rémunération.

Bernard Friot, L'Enjeu du Salaire, La Dispute.L'étatisme aussi bien que le capitalisme supposent une violence indéfiniment renouvelée qui écarte les principes démocratique et égalitariste. La justice politique énonce, en effet, que toutes les personnes devraient avoir un accès égal aux moyens nécessaires pour participer aux décisions qui affectent leurs vies en tant qu'individus et en tant que membres de la communauté.

Pouvoir social

Ce que les idées reçues cherchent justement à masquer, c'est que toutes les personnes sont parties prenantes dans les activités économiques, pas seulement les capitalistes et les hommes politiques.

Elles le sont au sens restrictif quand elles participent directement à la production et à la consommation. Et elles le sont au sens large parce que leurs existences sont affectées par ces deux activités même quand elles n'y participent pas directement (pollution, nuisances, maladies, occupation de l'espace, impôts...).

Il en résulte que si les principes de la démocratie étaient effectivement appliqués – le fameux gouvernement par le peuple – alors chacun pourrait participer aux prises de décisions qui concernent l'économie : ce qui doit être produit, comment il doit être produit, quelle est la valeur de ce qui est produit, quelles externalités négatives sont tolérables...

E.O. Wright décrit 7 voies qui permettent de mettre en œuvre un contrôle démocratique direct et indirect de l'économie.

Ces différentes voies reposent sur la capacité des individus à s'organiser politiquement pour faire progresser leurs objectifs. En effet, les associations volontaires (partis, syndicats, clubs, communautés, ONG...) sont en mesure d'exercer un pouvoir par leur capacité d'action collective. C'est ce que E.O. Wright appelle le "pouvoir social".

L'idée d'un pouvoir social capable de défier le pouvoir économique ou étatique est illustrée par le slogan : "Ils ont des milliards. Nous sommes des milliards".

Si la démocratie est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, "socialisme" est le nom qui désigne la subordination du pouvoir économique au pouvoir social.

Le socialisme est alors défini comme une structure économique dans laquelle les multiples déclinaisons du pouvoir social encadrent l'organisation de l'activité économique, directement ou indirectement.

Socialisme étatiste

L'idée de base du socialisme étatiste est la suivante. L’État est un instrument à travers lequel la société civile pourrait contrôler certaines activités économiques.

Dans ce système, les personnes s'assembleraient en associations ou partis volontaires. Leurs représentants assumeraient démocratiquement et de manière transparente le contrôle des administrations et entreprises publiques.

Dans nos sociétés contemporaines, la production par l’État de services (éducation, santé, transports en communs...) est très peu subordonnée au pouvoir social.

Les politiques visent davantage à renforcer les conditions favorables au développement des entreprises capitalistes, à leur céder des pans entiers de l'activité publique (autoroutes, énergies...) ou à leur en ouvrir les portes (ouverture de l'éducation nationale aux entreprises du numérique...).

La démocratisation de l’État est donc un préalable nécessaire pour que la production de services et biens publics émane de l'exercice d'un authentique pouvoir social.

Régulation sociale-démocrate de l'économie

L’État dans la régulation sociale-démocrate de l'économie n'agit pas comme producteur mais comme régulateur de l'activité économique.

L’interventionnisme étatique inclut de nombreuses mesures : contrôle de la pollution, de la santé au travail, de la qualité des biens et services, fixation des salaires...

L'expression du pouvoir social dépend bien sûr de la démocratisation des processus régulateurs étatiques. Car encore une fois, les politiques actuelles des États occidentaux répondent davantage aux besoins et au pouvoir des entreprises capitalistes qu'à ceux de la société civile.

 

pouvoir social dans l'économie selon le sociologue erik olin wright

 

Démocratie associative

La démocratie associative englobe toutes les modalités d'organisation qui permettent à la société civile de participer à l'orientation des activités des structures économiques publiques ou privées.

La forme la plus connue est peut-être celle des dispositifs de négociation tripartites (syndicats, organisations patronales, État) sur la réglementation du travail et de l'emploi.

Ce modèle peut aussi être appliqué dans de nombreux autres domaines : environnement, santé, éducation... Il consiste à rassembler les parties prenantes (communautés locales, association d'usagers ou de protection de la nature, professionnels et entreprises du secteur concerné, représentants de l’État...). Ces assemblées prennent des décisions de manière transparente et délibérative.

Capitalisme social

Dans la voie du capitalisme social, les groupements d'intérêt issus de la société civile exercent directement leur pouvoir social sur les entreprises.

L'exemple le plus classique est celui des syndicats de travailleurs qui réussissent à imposer des augmentations de salaire ou des améliorations des conditions de travail.

Une version plus radicale serait de remplacer les comités d'administration ou d'actionnaires des entreprises par des comités composés de toutes les parties prenantes : propriétaires ou actionnaires, salariés, consommateurs, communautés de riverains, associations de protection de l'environnement...

Une autre possibilité serait de remplacer les services publics qui sont chargés du contrôle de la fraude, de l'hygiène, de la sécurité, de la pollution… par des comités de travailleurs, de consommateurs...

Économie de marché coopérativiste

Les coopératives de travailleurs autogérées fonctionnent selon le principe démocratique une personne, une voix.

Afin de renforcer la place des coopératives au sein des économies capitalistes, E.O. Wright propose de favoriser le développement d'une économie coopérative de marché.

Il s'agit de favoriser les regroupements en coopératives de coopératives permettant de mutualiser des moyens (formation, logistiques, matériels...). On pourrait aussi imaginer de favoriser l'organisation de filières de coopératives de l'amont à l'aval, par exemple : des coopératives d'agriculteurs approvisionnant des coopératives agro-alimentaires qui distribuent leur production au sein de super-marchés coopératifs...

Économie sociale

L'économie sociale suppose l'implication directe d'associations de bénévoles dans les activités économiques.

Les collectifs produisent directement des biens ou des services sans que la production soit soumise au calcul du profit ou à la rationalité technocratique de l’État.

Par exemple, l'encyclopédie Wikipédia dissémine gratuitement de la connaissance élaborée par des bénévoles. Les coûts de fonctionnement sont assurés principalement par des dons.

Socialisme participatif

Le socialisme participatif combine le socialisme étatique et l'économie sociale.

Les associations exercent leur pouvoir social à travers l’État ou les collectivités locales. De plus, elles participent directement aux activités économiques déployées par l’État.

E.O. Wright avance comme exemple la mise en place d'un budget participatif à Porto Alegre au Brésil. Les associations de citoyens sont responsables de la mise en place des politiques municipales. En même temps, elles sont directement engagées dans les projets d'infrastructures publiques décidés par ces politiques.

Trois conditions de réussite

Erik Olin Wright, Utopies réelles, La Découverte.La conception du socialisme que défend E.O. Wright n'a rien à voir avec les tentatives de planification globale, encadrées par des institutions bureaucratiques centralisées, qui ont eu lieu dans l'ex-URSS et les pays de sa sphère d'influence.

Cette approche ne prétend pas résoudre définitivement le problème du contrôle des activités économiques. Les 7 voies décrites reposent sur l'idée qu'il est possible d'exercer un contrôle démocratique direct ou indirect sur l'économie. Cette liste ne constitue pas un inventaire complet des initiatives existantes ou imaginables allant dans ce sens.

Les propositions examinées renforcent le pouvoir d'agir social mais préservent une place substantielle aux marchés

Pour le sociologue, seul un mouvement intégrant simultanément l'ensemble de ces modèles pourrait contraindre ces marchés en fonction de priorités démocratiques et tenter de neutraliser leurs effets négatifs.

Gilles Sarter

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La Multitude face à l’Empire

La Multitude face à l’Empire

Dans deux ouvrages, les philosophes M. Hardt et T. Negri ont popularisé les concepts de Multitude, d'Empire et de Commun.

M. Hardt et T. Negri, L'Empire (Exils, 2000) et Multitude (2004, La Découverte)Ces concepts ont pour vocation, selon les deux auteurs, de contribuer au développement des formes politiques qui s'opposent au capitalisme mondialisé.

Empire

L'époque est à l'affaiblissement de la souveraineté des États-nations. Cet affaiblissement s'effectue au profit d'un nouvel ordre global, mondial que les deux philosophes appellent l'Empire.

La principale caractéristique de l'Empire est de soutenir indéfectiblement le capitalisme mondialisé.

L'Empire ne doit pas être envisagé comme une sorte d'Hyper-État de dimension planétaire. Sa structure est en réalité radicalement différente des États-nations traditionnels.

Contrairement à ces derniers, l'Empire ne s'ancre pas dans un territoire et ne s'entoure pas de frontières fixées. En revanche, il essaie de construire un ordre mondial en utilisant toutes formes de relations de pouvoir : militaires, économiques, politiques, culturelles...

Pour essayer de mieux visualiser sa structure, T. Negri et M. Hardt empruntent à l'historien Polybe (IIe siècle av. JC) sa description de l'Empire romain en trois catégories de corps.

Les corps monarchiques sont ceux qui peuvent exercer un maximum de pouvoir à l'échelle planétaire : USA et les instances et organisations internationales (G8, OTAN, FMI, Banque Mondiale).

Le pouvoir exercé par les corps aristocratiques est conséquent mais de moindre intensité : États-nations de moyenne puissance et grandes multinationales.

Enfin, les corps démocratiques (Assemblée générale des Nations-Unis, grandes ONG...) sont supposés représenter le peuple.

Tous ces éléments n'ont donc pas la même importance. Et, ils développent tous des stratégies particulières. Ces stratégies les conduisent à coopérer, à s'affronter ou à essayer de s'instrumentaliser mutuellement.

Par exemple, les multinationales tentent de faire des États de simples instruments pour enregistrer les flux de monnaie, de marchandises et de populations. Le FMI oriente les politiques nationales. Les USA déclenchent des guerres contre d'autres pays...

Mais in fine, les actions combinées des différents corps aboutissent à la production d'un ordre global.

Cet ordre à la particularité de chercher à réguler la vie à tous les niveaux aussi bien sociaux qu'individuels. Cette régulation opère sous la forme de rapports d'exploitation et de marchandisation.

Multitude de sujets différenciés

Dans le contexte de l'Empire qui essaie de capter toutes les relations de pouvoir à son profit, une multiplicité de mouvements et de sujets engagent des luttes pour leur émancipation : Forum de citoyens, zadistes, Occupy Wall Street, mouvements de paysans sans terre...

Le concept de Multitude sert pour nommer, à la fois, ce processus social et le projet politique qu'il porte.

En un premier sens, la Multitude est donc multitude de sujets différenciés.

La Multitude est irréductible à l'unité, contrairement au "peuple", qui est souvent conçu comme gouverné par l’État. Selon cette conception, le principe d'unité du "peuple" est le prétendu contrat social qui est passé entre l’État et ses citoyens.

La Multitude au contraire refuse de se laisser capturer par l’État. Sa base est d'abord le refus de tout commandement. Elle trouve son unité dans la rébellion, la révolte et les essais de réappropriation du pouvoir.

La Multitude n'est pas non plus la "masse". La "masse" est construite par le totalitarisme ou le consumérisme, en détruisant les singularités et en additionnant les solitudes individuelles (les fameuses "foules solitaires").

Dans la Multitude, les individus singuliers cultivent leurs différences et s'unissent par l'action. La lutte contre l'Empire sur différents terrains prend différentes formes singulières : supermarchés coopératifs, La Carmagnole, sociétés coopératives de travailleurs...

Enfin, la Multitude n'est pas le prolétariat, ni une nouvelle classe sociale qui réunirait les individus sur la base de leurs attributs socio-économiques.

La Multitude est mouvement de résistance contre la marchandisation du monde et son exploitation par le capital.

Lors des émeutes anti-G8 de Gênes en 2001, les no global sont devenus une multitude dans tous les sens du terme : à la fois sujet de libération et objet de répression.

Une réalité économique et une puissance

Dans un deuxième sens, la Multitude est une réalité économique.

Elle constitue une puissance productrice extrêmement forte. En réalité l'Empire est totalement dépendant de la Multitude productive sur laquelle il aspire à régner. A l'inverse, la Multitude pourrait s'autonomiser et "faire société" à elle seule.

En paraphrasant le sociologue Bernard Friot, on peut dire que la Multitude pourrait organiser elle-même le travail sans employeurs ni prêteurs.

Dans un troisième sens, T. Negri et M. Hardt font de la Multitude une puissance.

Ici les deux philosophes s'appuient sur la distinction opérée par Spinoza entre pouvoir et puissance. Le pouvoir est "pouvoir sur". Le pouvoir agit en forçant à accomplir ou en empêchant d'accomplir un acte. La puissance et "puissance de", c'est-à-dire capacité ou faculté à réaliser un acte.

La Multitude est puissance. Elle veut recréer le monde. Elle aspire à libérer son travail créatif et productif de l'exploitation par le pouvoir impérial. Pour se faire, elle invente des formes sociales et productives nouvelles.

L'Empire est une structure parasitaire qui se nourrit de la capacité de création et de la coopération de la Multitude. Il exerce son pouvoir de manière ambiguë. D'un côté, il a besoin d'absorber les éléments d'innovation provenant de la Multitude. De l'autre son action tend à inhiber ce qu'elle a de créateur au bénéfice de formes figées ou déjà existantes.

Le Commun comme projet

Le projet politique de la Multitude est celui de la radicalisation de la liberté et de l'égalité, à travers la promotion du Commun.

Le Commun concerne ce que nul ne devrait s'approprier individuellement. Cependant, il ne doit pas être conçu comme ce qui nous appartient collectivement.

Le Commun c'est ce qui nous lie aux autres. C'est un don que nous avons reçu et qui nous oblige à rendre.

Dans un premier sens, il est attaché au monde naturel : terre, air, eau, lumière, plantes, bactéries... Les entreprises et les États s'octroient des brevets et des droits à exploiter ou à polluer le Commun comme s'il leur appartenait.

Le deuxième sens englobe les résultats de la créativité, de l'intelligence et du travail humain. Tout étant produit par tous devrait appartenir à tous. Or là aussi le capital s'approprie cette production commune.

Découvrez d'autres articles de Critique SocialeEnfin, le Commun concerne le droit à la différence et à la collaboration des singularités. Le projet encore une fois s'oppose à l'uniformisation, à l'aliénation et à la domination promues par l'Empire capitaliste.

 


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L’Illimitation : Impasse du Néolibéralisme

L’Illimitation : Impasse du Néolibéralisme

Le travail de Jean-Claude Michéa se situe sur le plan philosophique. Il décrit la trajectoire qui partant du principe d'illimitation, appliqué aux libertés individuelles et au marché, conduit aux impasses du néolibéralisme.

La conception individualiste de l'être humain

Pour le philosophe, les guerres de religion des 16ème-17ème siècles ont provoqué une rupture radicale dans l'histoire de la pensée occidentale.

Ces affrontements se distinguent des guerres entre nations parce qu'ils déchirent les sociétés de l'intérieur. Les guerres civiles – que Pascal qualifie de "plus grand de tous les maux" - détruisent tous les liens de solidarité traditionnels : de famille, de voisinage, de corporation, de classe ou de vassalité. "Le fils s'arme contre le père et le frère contre le frère."

De ce constat, découle une conception nouvelle de l'être humain. Puisque l'Homme peut si aisément trancher tous ses liens sociaux, c'est qu'il n'est pas cet animal politique qu'ont décrit Aristote puis les philosophes médiévaux.

L'être humain serait plutôt individualiste, indépendant voire insociable. Il précéderait logiquement la société. Les situations extrêmes comme les guerres civiles révèleraient sa nature véritable. En somme, elles feraient craquer le vernis de civilisation qui la masque aux jours ordinaires.

Le libre contrat

J.C. Michéa, Impasse Adam Smith, Champs-EssaisUne philosophie politique fondée sur l'idée que les humains sont par nature individualistes doit renoncer à l'idéal de la société bonne. Elle peut tout au plus viser la société la moins mauvaise possible.

La notion de contrat occupe une place centrale dans cette stratégie minimaliste. Les êtres humains ne cherchent qu'à assouvir leurs intérêts égoïstes. La seule manière de les empêcher de s'entre-déchirer est d'établir, entre-eux, un contrat librement consenti qui les engage à se respecter mutuellement.

Toutefois deux obstacles entravent la réalisation de ce projet.

Premièrement, en raison de leur nature individualiste les êtres humains ne peuvent s'accorder sur une définition partagée du Bien. Les guerres de religion en témoignent.

Le contrat chargé de maintenir la vie collective ne peut donc pas s'appuyer sur des valeurs communes : il devra être axiologiquement neutre (neutre sur le plan des valeurs).

Deuxièmement, la domination reposait traditionnellement (ancien régime) sur des liens de dépendance entre individus : roi et seigneur, seigneur et serf, patriarche et enfants…

Pour respecter la liberté originelle de l'individu, il faut imaginer un moyen de réguler la collectivité par un système anonyme et sans sujet.

La pensée politique et économique libérale propose de solutionner ces problèmes par l'adoption de deux mécanismes : un droit égalitaire axiologiquement neutre; un marché régulé par la loi de l'offre et de la demande.

Ces deux mécanismes sont impersonnels et anonymes. Pour fonctionner, ils ne nécessitent aucun accord préalable, sur des valeurs philosophiques, religieuses ou morales.

Le droit sans les valeurs

Reprenons. L'individu est indépendant par nature. Il n'est pas question de lui imposer la moindre norme morale qui viendrait limiter son droit naturel à vivre comme il l'entend.

Par conséquent, la seule limite qu'on puisse lui opposer est l'égale liberté dont disposent les autres individus. Ainsi l'Article 4 de la Déclaration de 1789 stipule que la liberté « consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

Pour Jean-Claude Michéa, cette conception libérale du droit va conduire à une première impasse.

En effet, elle relègue toutes les normes et valeurs collectives (morales, religieuses, philosophiques) au domaine restreint de la vie privée.

De ce fait, il devient de plus en plus difficile de donner un sens précis à l'acte de nuire à autrui. Tout comportement qui paraît légitime pour les uns, peut être considéré comme une nuisance ou une atteinte à la manière de vivre choisie par les autres.

Le philosophe y voit l'origine d'une "nouvelle guerre de tous contre tous, par avocats interposés".

Pour aller plus loin, lisez notre article sur la sociologie du droit moderne de Max WeberIci l'analyse de Jean-Claude Michéa mérite un rapprochement avec celle de Max Weber.

Le sociologue voit dans la création du droit formel - procédural, prédictible et logique -  l'une des conditions majeures du développement du capitalisme. Le droit formel se distingue des autres formes de droit qui lui ont pré-existé par l'absence de référence à toutes valeurs morales.

Une telle forme de juridiction a été élaborée pour garantir aux individus une liberté maximale dans la poursuite de leurs intérêts économiques.

Comme le droit formel tend vers le minimum moral, Max Weber pronostique qu'il s'opposera toujours aux idéaux de justice matérielle.  De plus, en l'absence de valeurs morales communes, l'adhésion aux lois ne reposera que sur la peur de l'application d'une force physique coercitive.

Le monde du "doux commerce"

Dans la seconde moitié du 20ème siècle, les penseurs néolibéraux considèrent que le libéralisme est en danger. Abandonnant la position non-interventionniste, ils confient à l’État la mission d'étendre le marché à toutes les sphères de la vie sociale et privée.

Ce marché avec ses lois de l'offre et de la demande doit constituer l'ultime dispositif permettant d'harmoniser les intérêts égoïstes.

Milton Friedman, par exemple, avance que : « Le marché est la seule institution qui permette de réunir des millions d'hommes sans qu'ils aient besoin de s'aimer ni même de se parler. »

Ainsi l'échange marchand devrait réconcilier les individus sans qu'ils aient à renoncer à leur liberté naturelle. Cependant, la réalité est toute autre. Et le néolibéralisme nous conduit dans une seconde impasse.

La concurrence généralisée non seulement crée une nouvelle forme de guerre économique de tous contre tous. Mais en plus, elle a recours dès qu'elle le peut à la forme traditionnelle de l'affrontement armé et militaire.

En outre, la logique économique finit par subvertir les principes d'égalité et de neutralité du droit. En effet, les grandes entreprises acquièrent le pouvoir de faire rédiger les lois à leur convenance et de traîner les États devant les tribunaux privés.

Sortir du double paradoxe

Découvrez nos autres articles de Critique SocialeFinalement nos sociétés sont confrontées à un double paradoxe.

L'idéologie officiellement égalitaire en matière des styles vie se développe au même rythme que les inégalités matérielles et socio-politiques.

L'apologie de la liberté ne faiblit pas alors que la soumission des individus et des sociétés aux impératifs économiques et mercantiles est de plus en plus intense.

Comment échapper à ces cercles infernaux ?

Jean-Claude Michéa propose de réintroduire un minimum de valeurs communes. Celles-ci pourraient être élaborées sur la base d'un travail philosophique qui prendra soin de définir quelles libertés nous sont indispensables.

Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Point-Seuil.D'un point de vue sociologique, Louis Dumont nous avertit que les efforts pour transcender l'individualisme impliquent un risque.

Lorsque ces efforts sont fondés sur la volonté d'imposer des valeurs communes, il peuvent déboucher, sur différentes formes de totalitarisme.

Aussi, reprenant l'enseignement de Marcel Mauss, l'anthropologue suggère que ces valeurs communes soient introduites à des niveaux intermédiaires de la société (familles, associations, syndicats, coopératives...) ceci afin d'empêcher un conflit majeur avec l'individualisme dominant.

© Gilles Sarter


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Les Trois Logiques du Don

Les Trois Logiques du Don

Par ses travaux fondateurs, Marcel Mauss a montré l'importance du don, parmi les transactions économiques qui ont cours au sein des sociétés humaines.

David Graeber poursuit cette analyse. Il avance que trois logiques différentes peuvent motiver la pratique du don : le communisme, l'échange et la hiérarchie.

La construction de l'homo œconomicus

Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1924) écrit que l'homo œconomicus, l'homme économique, n'est pas derrière nous. Il est devant nous.

L'anthropologue rejette la thèse selon laquelle l'être humain serait par nature individualiste, calculateur et strictement orienté vers la recherche d'un profit égoïste.

L'homo oeconomicus est plutôt le résultat d'un modelage social et culturel.

De fait, cette description de l'être humain en être économique est récente. Elle succède à la banalisation du mercantilisme en Europe Occidentale. Pour Marcel Mauss, on peut dater le triomphe des notions de profits et d'intérêts individuels à peu près à l'époque de Mandeville et de sa Fable des Abeilles (1714).

C'est à partir de l'observation de pratiques économiques particulières (usage de la monnaie, tenue de registres comptables, calcul mathématique de l'intérêt...) qu'aurait été élaborée cette théorie de l'Humain et de la société : nous sommes individualistes et indépendants par nature ; nous n'agissons qu'en fonction de notre intérêt et de notre amour-propre ; la vie en société ne tient qu'à des relations contractuelles ; seul le marché est en mesure d'harmoniser nos intérêts rivaux.

Karl Polanyi a appelé "tromperie économiste", cette illusion qui consiste à établir de grandes généralités, à partir de l'examen de la forme spécifique de l'économie de marché.

Lire aussi notre article sur la critique de l'économicisme par K. PolanyiMais cette représentation d'un animal économique est très fragile, tant elle est démentie aussi bien par l'anthropologie que par notre expérience quotidienne.

La diversité des transactions économiques

Marcel Mauss, en son temps, a souligné la coexistence de différentes formes de transactions économiques, dans toutes les sociétés humaines. Usage de la monnaie et troc, partage égalitaire et individualisme, calculs intéressés et dons gratuits sont à peu près partout présents simultanément, de la plus haute antiquité à nos jours.

David Graeber a voulu tenir le cap de cette proposition.

La société est constituée d'un amalgame de comportements et de principes moraux disparates voire contradictoires. Il s'agit de rendre compte de cette diversité afin de rompre avec les visions totalisantes : la vie comme marché et les individus comme entrepreneurs.

Dans cette perspective, David Graeber s'est intéressé à la diversité des formes de don.

Généralement, nous abordons comme une seule et même chose toutes ces transactions qui ne reposent sur aucun paiement. Pour sa part, l'anthropologue montre que trois logiques différentes peuvent sous-tendre ce que nous désignons comme des dons. Il s'agit du communisme, de l'échange et de la hiérarchie.

Le communisme

David Graeber appelle communisme la forme de relation humaine qui repose sur le principe "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Ce faisant, il propose de rompre avec la conception du communisme centrée sur l'idée de communauté de propriété.

Son idée est de montrer qu'une forme de "communisme de tous les jours" ou "communisme de base" s'exerce dans notre vie quotidienne. A ce titre, il s'agit d'un principe moral et non pas d'une forme de propriété collective.

Ce communisme de tous les jours se manifeste sous la forme de solidarité, d'entraide ou de convivialité. Selon ce principe, chaque fois qu'une personne peut en aider une autre, sans attendre de contrepartie et sur un plan strictement égalitaire, elle le fait.

Le principe "de chacun selon ses capacité, à chacun selon ses besoins" s'actualise dans les civilités ordinaires : une passante aide un aveugle à traverser la chaussée ; une personne effectue une course pour son conjoint ; un employé aide son collègue à soulever une charge ; un convive passe le sel à son voisin...

Tous les services rendus et les dons effectués de parents à enfants, entre amis ou entre voisins ou encore à destination des plus démunis entrent aussi dans cette catégorie.

Dans un contexte différent, Marshall Sahlins (Age de pierre, âge d'abondance) montre qu'au sein des communautés de chasseurs-cueilleurs, la nourriture collectée est toujours consommée en commun, sans considération de rétribution ou de réciprocité à l'égard de celui qui la procure.

D. Graeber, Les fondements moraux des relations économiques, Revue du MAUSS, 2010/2, n°36.Peter Freuchen (cité par Graeber) découvre lors d'un séjour chez les Inuits qu'il ne faut jamais remercier pour de la nourriture. Voici ce que lui enseigna un chasseur :

"Dans notre pays, nous sommes humains ! Et comme nous sommes humains, nous nous aidons les uns les autres. Nous n’aimons pas entendre quelqu’un nous dire merci pour cela. Ce que j’ai attrapé aujourd’hui, tu peux très bien l’attraper demain."

Je voudrais ajouter que le principe "de chacun selon ses capacités..." peut aussi s'appliquer sur un plan immatériel.

Dans le Dhammapada, l'un des plus anciens textes bouddhiques, il est écrit : "Jamais haine n'apaisa haine, mais absence de haine le fait" (I,5).

Jean-Pierre Osier, dans les notes qui accompagnent sa traduction, explique qu'il faut se garder d'attribuer un sens négatif à "absence de haine". Le terme original "avera" est équivalent à "apaisement" qui comporte un aspect affirmatif. Il s'agit donc bien d'une capacité.

Dans une relation entre deux personnes l'une possède la capacité d'apaisement, l'autre pas. Celui qui la possède l'exprime face à la manifestation d'hostilité. Non par calcul, par intérêt ou par recherche de gratification mais simplement parce qu'il est en mesure de le faire. Or c'est justement d'apaisement qu'a besoin celui qui manifeste sa haine : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins."

L'échange

L'échange est fondé sur une autre logique que le communisme. Ici la réciprocité tient une place centrale. L'échange illustre le processus que Marcel Mauss contribua à populariser : le don engage un contre-don.

A ce titre, nous échangeons en permanence : des biens, des cadeaux, des salutations, des compliments, des invitations...

Chaque partie donne en fonction de ce qu'elle reçoit. L'équivalence exacte du don et du contre-don n'est pas toujours requise. Par exemple, un anthropologue qui remerciait un éleveur nomade marocain pour son hospitalité se vit répondre que des hôtes de passage, il n'attendait rien d'autre que des prières.

En revanche, il est notoire que dans le même contexte, les familles tiennent un juste compte des cadeaux offerts lors des mariages. La coutume veut que l'on rende "un peu plus" lorsqu'on se retrouve invité à son tour.

Ce processus d'aller-retour joue un rôle dans l'entretien des relations sociales. Ne disons-nous pas que les cadeaux entretiennent l'amitié ? Et mettre fin à l'échange peut aussi permettre de mettre fin à la relation.

A ce titre, l'échange se distingue du communisme. Ce dernier s'inscrit dans l'éternité. Rien ne met fin aux actes de solidarité dans la mesure où aucune contrepartie n'est attendue. En revanche, le contre-don clôt l'échange sauf en cas de surenchère, comme nous l'avons expliqué au sujet des cadeaux de mariage au Maroc.

La hiérarchie

Par hiérarchie, David Graeber entend les dons qui s'effectuent entre des partenaires dont l'un est socialement supérieur à l'autre. Les frontières sont strictement tracées entre le supérieur et son inférieur.

Et cette différence de position est clairement acceptée par les deux parties. Une fois que les liens sont noués entre eux, les dons ne reposent pas sur un arbitraire mais sur tout un ensemble de coutumes et de précédents.

Cette logique est caractéristique des liens entre les seigneurs et leurs vassaux, les patriarches et leurs protégés ou encore entre les dames patronnesses et leurs pauvres.

Les travaux ethnographiques de Pierre Bourdieu (Le sens pratique) sur la relation entre le propriétaire terrien et son métayer (khammès) en Kabylie permettent de l'illustrer. Les échanges de dons et de services entre les deux catégories d'acteurs sont précisément codifiés par des règles explicites et par des traditions.

Par exemple, le propriétaire donne lors des célébrations des événements familiaux du métayer (constitution des dots des fiancés, organisation des fêtes de mariage, aide lors des funérailles...). Il peut payer des soins en cas de maladie, prêter un animal de labour, aider à financer les études d'un enfant... Il joue aussi son rôle de protecteur ou d'intercesseur en cas de conflits ou de litiges avec d'autres membres de la communauté ou avec des agents de l’État.

Lisez aussi notre article sur don et capital symboliqueEn échange, le métayer fournit une part de sa récolte, sa force de travail et celle de ses fils (récolte, construction d'un bâtiment, gardiennage des troupeaux...). Il fait des petits dons en nature (produits de la basse-cour, fruits...) lorsqu'il rend visite à son propriétaire.

De manière générale, les dons échangés ne reposent pas sur la réciprocité. Les protagonistes ne sont pas égaux dans la relation. Le métayer est pour ainsi dire placé en situation de dette perpétuelle. Il se voit comme redevable. Il pense qu'il ne pourra jamais rendre à hauteur de ce que son propriétaire-protecteur lui donne.

Mais le propriétaire lui non plus n'est pas libre de se soustraire à ses obligations de donner. S'il le faisait, il perdrait son statut.

En somme, ce sont les relations de dons tissées entre les acteurs qui définissent leurs identités respectives de protecteur et de protégé.

Pour conclure

Les trois principes du communisme, de l'échange et de la hiérarchie sous-tendent les pratiques quotidiennes humaines. Le commerce n'est qu'une composante de la vie économique parmi d'autres. Le calcul intéressé et égoïste constitue l'une de nos motivations à agir mais ce n'est pas la seule.

Ce qui est important c'est de définir quelles sont les modèles ou les logiques qui doivent modeler nos sociétés.

Comme l'écrit Marcel Mauss, si le commerce permet d'envisager la vie humaine d'une certaine manière, rien ne nous empêche de concevoir aujourd'hui la vie tout autrement.

Pour cela une révolution politique est nécessaire. Il faut encourager le développement de toutes les institutions fondées sur des logiques alternatives jusqu'à déloger le mercantilisme des positions qu'il n'a pas lieu d'occuper.

© Gilles Sarter


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Inégalités sociales : Deux Approches

Inégalités sociales : Deux Approches

Les inégalités sociales font l'objet de différentes approches en sociologie. Pour Erik Olin Wright, ces approches se rattachent toutes plus ou moins à deux grandes traditions de pensée.

La première met l'accent sur l'analyse des attributs individuels. La seconde tente de mettre au jour les structures sociales qui sous-tendent les inégalités.

Ces deux traditions débouchent sur des conceptions différentes des classes sociales. Enfin, elles sont liées à des implications normatives qui mettent en avant des demandes d'équité ou de démocratie.

Les inégalités sociales expliquées par les attributs

La fable d’Ésope sur la Cigale et la Fourmi est une fable sur l'inégalité.

La fourmi passe l'été à accumuler de la nourriture et la cigale à chanter. Au début de l'hiver, la première est riche. La seconde est pauvre, sans réserve et affronte la famine.

L'inégalité matérielle des deux insectes reflète les efforts qu'ils ont fournis. Et ces efforts sont l'expression de leurs attributs individuels. La fourmi est travailleuse et prévoyante. La cigale est nonchalante et insouciante.

Au fond, cette manière d'expliquer les inégalités sociales est largement répandue.

Très concrètement, tout au long de notre vie nous sommes jugés, notés, évalués, appréciés sur la base de nos actes et de nos productions. Et ces derniers sont envisagés comme résultant de capacités ou de qualités/défauts personnels : talents, savoir-faire, connaissances, intelligences...

Toutefois cette approche doit nécessairement dépasser le niveau d'analyse strictement individuel pour s'intéresser à la dimension sociale.

En effet, on ne compte plus les études qui mettent en évidence l'importance des facteurs sociaux dans l'acquisition des capacités des gens. Les savoirs, les manières de se tenir, de parler, de penser, d'agir... sont sous l'influence de l'école et des études supérieures, du milieu familial, du voisinage, du genre...

La dimension sociale intervient aussi par un autre mécanisme : la sélection des attributs qui sont valorisés économiquement.

Sur le marché du travail, tous les savoirs et toutes les compétences ne se valent pas. Par exemple, les aptitudes au commandement et à l'organisation sont peut-être plus recherchées et mieux rémunérées par les entreprises que l'empathie ou la créativité.

Les inégalités matérielles résultent donc largement de facteurs sociaux. Non pas que ces facteurs agissent directement sur la distribution des revenus. Mais ils opèrent indirectement en pesant sur l'acquisition des capacités individuelles valorisées économiquement.

Max Weber appelle ce phénomène l'inégalité des chances sur le marché.

La conception graduelle des classes sociales

L'explication des inégalités par les attributs personnels est souvent associée à une conception graduelle des classes sociales. Les classes sont vues comme des barreaux sur une échelle. Elles sont définies comme "supérieures" ou "inférieures" les unes aux autres. Leurs noms reflètent strictement une approche quantitative : classe supérieure, classe moyenne-supérieure, classe moyenne-inférieure...

C'est cette vision qui est adoptée lorsqu'on parle de l'émergence ou du déclin de la classe moyenne. Ou encore quand on appelle à la réduction de la pression fiscale qui pèse sur la classe moyenne...

Dans la mesure où les caractéristiques individuelles expliquent où une personne se situe dans la distribution des revenus. Elles expliquent aussi la classe à laquelle elle appartient.

L'approche normative de l'inégalité

Pour E.O. Wright les tenants de cette approche militent souvent pour davantage d'équité au sein des sociétés. Leur idée étant que tous les individus devraient bénéficier des mêmes opportunités.

E.O. Wright, Two Approaches to Inequality and their Normative Implications, https://items.ssrc.org/two-approaches-to-inequality-and-their-normative-implications/Dans la fable d’Ésope cette équité est réalisée. Les inégalités n'y résultent que de choix individuels : travailler ou pas ; accumuler de la nourriture pour l'hiver ou chanter.

La fourmi et la cigale peuvent être considérées comme entièrement responsables de leurs choix et donc de leurs destins.

Mais, le monde réel ne correspond pas au monde de la fable. Nous ne vivons pas dans un champ. Chacun ne s'adonne pas à la même activité de ramassage. L'enrichissement en fin de journée n'est pas égal au nombre de graines ramassées.

Nous vivons dans un monde où les emplois sont très diversifiés, par la nature des tâches à accomplir. Et surtout, dans ce monde-ci, certains travaux sont mieux rémunérés que d'autres.

Contrairement à la cigale et à la fourmi, les êtres humains qui vivent dans les sociétés capitalistes viennent occuper des emplois dont les niveaux de rémunération sont établis avant qu'ils ne viennent les occuper.

sociologie des inégalités sociales Marx et Weber

L'inégalité expliquée par l'approche structurale

L'approche structurale des inégalités se développe à partir de ce constat.

La distribution des revenus ne résulte pas seulement des qualités ou des efforts fournis par les individus. Elle dépend aussi du processus social qui crée différentes positions et les associent à différents niveaux de rémunération et de pouvoir.

Des attributs individuels, comme le niveau d'éducation ou les diplômes, peuvent peut-être expliquer pourquoi telle personne finit à telle position (ouvrier, cadre, PDG...). En revanche, qu'est-ce qui explique pourquoi les positions sont distribuées comme elles le sont ? Pourquoi certains emplois sont-ils meilleurs que d'autres?

La réponse proposée est que, dans nos sociétés, la création des positions avec leurs caractéristiques spécifiques (rémunération, temps de travail, opportunités d'évolution, sécurité de l'emploi...) dépend des relations de pouvoir entre l’État, les entreprises et les travailleurs.

Le fait que les PDG des grandes entreprises gagnent plusieurs centaines ou milliers de fois plus que les ouvriers reflète très directement leur pouvoir d'établir leur propre salaire, en concertation avec les comités de direction.

Les horaires de travail erratiques dans l'industrie de la restauration rapide ou dans la grande distribution résultent du pouvoir des responsables d'établir les emplois du temps à leur convenance.

La conversion des postes d'enseignants en contrats précaires découlent directement du pouvoir des responsables politiques.

A chaque fois que les travailleurs ont pu obtenir des améliorations de leurs conditions, ils les ont gagnées à travers un rapport de force (grèves, manifestations, votes)...

Conception relationnelle des classes sociales

Cette approche structurale des inégalités débouche sur une conception relationnelle des classes. Ces dernières ne sont plus constituées par des divisions le long d'une échelle de bas en haut, mais en relation les unes avec les autres.

Dans cette perspective, ce qui est important c'est d'identifier les positions que les gens occupent dans la relation sociale qui caractérise la société considérée.

Pour Karl Marx, les sociétés capitalistes sont caractérisées par la relation par laquelle les travailleurs sont rémunérés par les propriétaires des moyens de production.

D'un point de vue relationnel, ce qui compte avant tout, ce n'est pas tellement que les capitalistes possèdent davantage de quelque chose que les travailleurs. Ce qui prime c'est que les deux classes occupent des positions différentes au sein de la relation qui les définit.

Les travailleurs sont ceux qui sont rémunérés pour leur travail, par les capitalistes. Les capitalistes sont ceux qui rémunèrent les travailleurs, qui dirigent leurs activités dans le monde économique et qui s'approprient la sur-valeur de leur travail.

L'approche normative de la démocratie

L'analyse structurale tente d'identifier de quelle manière les différents pouvoirs modèlent la distribution des positions sociales et donc des conditions matérielles de vie.

Les économies capitalistes impliquent une distribution très inégale de ce pouvoir. Et c'est très précisément ce que signifie la propriété privée des moyens de production. Les propriétaires ont le droit et le pouvoir de disposer de leur propriété comme ils l'entendent.

Découvrez nos autres articles de sociologie critiqueEn vertu de la possession des moyens de production, ils exercent leur pouvoir en définissant les activités à accomplir et les conditions de leur accomplissement. Ils décident de l'affectation des rémunérations à différentes sortes de position. Ils façonnent cette distribution en pesant sur les politiques de l’État...

Au cours des dernières décennies, les contraintes à l'exercice de ce pouvoir se sont affaiblies, sous la bannière du néolibéralisme. Le pouvoir des syndicats a périclité. La réglementation du travail a été allégée dans le sens de la flexibilité. La concentration du capital contribue à la concentration du pouvoir...

Dans ce contexte, nous avons vu que l'approche des inégalités par les attributs débouche sur une demande pour plus d'équité. L'idée qui prévaut est que tous les individus devraient bénéficier des mêmes opportunités. Dans cette perspective l'accent est mis, par exemple, sur les politiques d'éducation, de formation et de lutte contre les discriminations de genre, d'origine ou de religion.

L'approche structurale des inégalités, qui est soutenue par E.O. Wright, est sous-tendue par un idéal normatif de démocratie.

Elle postule que le renversement des tendances actuelles dans la distribution du pouvoir est essentiel pour espérer réduire les inégalités structurales. A cet effet, la participation commune de tous au pouvoir de définir les positions (les salaires, les temps et les conditions de travail,...) constitue un prérequis indispensable.

A ce titre, la position de E.O. Wright peut être rapprochée de celle de Nancy Fraser. Pour la philosophe la parité de participation aux décisions sociales, politiques et économiques constitue le fondement nécessaire d'une société juste.

© Gilles Sarter


Erik Olin Wright (1947-2019) est un sociologue américain grand spécialiste de l’étude des classes sociales et des alternatives au capitalisme. Sur son apport à la connaissance des sociétés contemporaines et à l’activisme anticapitaliste, voir notre livre:

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social


 


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De la Reconnaissance à la Parité de Participation

De la Reconnaissance à la Parité de Participation

En partant d'une réflexion sur la question de la reconnaissance, Nancy Fraser aboutit à une conception de la justice sociale qui est fondée sur le principe de la parité de participation.

La reconnaissance et le problème du déplacement

Nancy Fraser s'interroge sur les relations entre reconnaissance et redistribution.

La reconnaissance fait référence aux inégalités identitaires (entre femmes-hommes, blancs-noirs, nationaux-immigrés, hétérosexuels-homosexuels...). La redistribution renvoie aux inégalités matérielles ou économiques.

A ce titre, la philosophe constate que depuis les années 1980, les combats pour l'émancipation se concentrent principalement sur des questions identitaires. Les luttes pour la reconnaissance des différences de religion, de genre, de sexualité, de couleur ou d'ethnie aspirent à faire reconnaître des identités qui sont déniées.

Nancy Fraser, Rethinking recognition, New Left Review, n°3, May-june 2000.Parallèlement, la demande pour une redistribution égalitaire des richesses semble avoir décliné, à la fin du 20ème siècle.

Les causes avancées sont multiples : assauts répétés des partisans du néolibéralisme contre l'égalitarisme ; discrédit jeté sur toutes les expériences socialistes; rejet du modèle de l’État-keynésien...

Alors que les inégalités sont en progression, les revendications strictement identitaires éclipsent encore davantage la demande redistributive. Nancy Fraser appelle ce phénomène le "problème du déplacement".

Le modèle identitaire

De nombreux combats pour l'émancipation se fondent sur le "modèle identitaire". Ce modèle découle d'une proposition de Hegel. Les identités des individus ou des groupes se construisent au cours de processus de reconnaissance mutuelle.

La reconnaissance désigne ici une relation réciproque idéale. Deux sujets ou deux groupes se voient l'un et l'autre à la fois comme égaux et comme séparés.

La non-reconnaissance d'un individu par un autre ou d'un groupe par la culture dominante provoque une atteinte à l'identité de la victime. Elle se traduit par une souffrance d'ordre psychique. A ce titre, elle peut être assimilée à une forme d'oppression.

Ce modèle débouche sur une forme particulière de lutte pour l'émancipation.

D'une part, celle-ci propose de rejeter les images négatives de la culture dominante. D'autre part, elle engage à leur substituer une culture auto-générée et auto-affirmée par le groupe opprimé. Black is beautiful en constitue un exemple.

Cette forme de combat repose sur l'hypothèse qu'en s'affichant publiquement, l'identité auto-générée forcera le respect et l'estime de l'autre.

Le problème de la réification

En insistant sur la nécessité de construire et de valoriser une identité propre au groupe, la lutte identitaire exerce parfois une pression morale sur les individus. Ceux-ci sont contraints de se conformer à la culture collective. Les dissidences, les expérimentations personnelles, les affiliations multiples sont découragées, voire réprouvées.

Dès lors, la lutte pour la reconnaissance peut facilement conduire à des formes répressives de communautarisme, de conformisme, d'autoritarisme ou de patriarcat.

C'est ce que Nancy Fraser appelle le problème de la réification. Il s'agit d'une tendance à simplifier et à figer une identité collective.

L'absence du facteur économique

Concernant la position des luttes identitaires vis-à-vis de la question de la redistribution, la philosophe observe deux tendances principales. La première se situe uniquement sur le terrain culturel. L'autre prend en considération la question de la distribution inégalitaire. Toutefois, les deux conduisent au problème du déplacement.

Le premier type de luttes manque d'apercevoir le jumelage existant entre les conditions socio-culturelles et l'injustice de la distribution.

Un tel jumelage s'observe par exemple dans l'oppression de genre qui combine des éléments économiques et culturels :

A lire aussi, un article sur la reconnaissance et le mépris chez Axel HonnethDans notre société patriarcale, le monde féminin est généralement moins valorisé que le monde masculin (culturel). Les activités domestiques sont associées au monde féminin (culturel). Elles ne sont pas rémunérées (économique) et garantissent un meilleur accès des hommes au monde professionnel (économique). Dans le monde du travail, à positions équivalentes les femmes sont moins bien rémunérées que les hommes (économique). Les professions connotées fémininement (culturel) comme le soin et l'assistance à la personne, le nettoyage, l'éducation des jeunes enfants sont mal valorisées économiquement...

Le culturel conditionne l'économique

Le deuxième type de luttes identitaires prend en considération le problème de la redistribution. Mais il voit les inégalités économiques comme étant l'expression des hiérarchies culturelles. Il en déduit qu'en réglant le problème de la reconnaissance, il va régler celui de la distribution. Dès lors, aucune politique explicite de redistribution n'est nécessaire.

Une telle vision pourrait avoir du sens dans une société dans laquelle les valeurs culturelles réguleraient à la fois les questions de reconnaissance et de distribution.

Imaginons que la planète Mars soit peuplée de petits bonhommes verts. Les uns "verts-foncés" et les autres "verts-clairs". Imaginons que la culture locale associe le vert-foncé aux valeurs de noblesse et de beauté. Le vert-clair serait associé aux idées de vilenie, de bassesse et de laideur.

Découvrez nos autres articles de critique socialeDans la société martienne, tout individu quelque soit sa couleur aurait accès à tous types de professions. Quant aux principes fixant les rémunérations, ils ne seraient pas fonction du poste occupé mais uniquement liés aux valeurs de noblesse et de beauté. Il en résulterait que les verts-foncés seraient toujours mieux rémunérés que les verts-clairs quelles que soient leur position ou leur profession : un ouvrier vert-foncé gagnerait plus qu'un PDG vert-clair...

Dans cette société, la dépréciation identitaire se traduirait parfaitement et immédiatement en injustice économique. Les problèmes de la reconnaissance et de la redistribution pourraient y être réglés en un seul même coup.

Si l'appréciation des couleurs évoluait vers l'idée que verts-foncés et verts-clairs sont également nobles et beaux alors il ne manquerait pas d'en résulter une distribution égalitaire des revenus.

Cette idée d'une société où les relations économiques sont entièrement soumises à des dimensions culturelles est très éloignée de la réalité.

Dans les sociétés capitalistes, les marchés et les structures économiques génèrent des inégalités économiques qui ne sont pas seulement l'expression de hiérarchies identitaires : à fonctions égales les femmes sont moins payées que les hommes ; mais les femmes PDG gagnent beaucoup plus que les hommes ouvriers.

De la non-reconnaissance à la subordination

Pour éviter les écueils des approches identitaires, Nancy Fraser propose de traiter la reconnaissance comme une question de statut social.

Ce ne sont pas les identités des individus qui nécessitent une reconnaissance. Ce qui doit être reconnu c'est leur statut de partenaires à part entière de la vie sociale, économique et politique.

Abordée de la sorte, la non-reconnaissance ne signifie plus dépréciation de l'identité. Elle s'entend plutôt comme un empêchement de participer aux interactions sociales, sur un pied d'égalité avec les autres participants.

En situation de reconnaissance inadéquate, l'individu est considéré comme valant moins que ses partenaires dans l'interaction sociale. De ce point de vue, la non-reconnaissance n'engendre plus un tort sur le plan psychologique mais place les gens dans une position de subordination.

Cette subordination est généralement perpétrée et entretenue par les institutions qui régulent les relations sociales.

Les lois qui interdisent le mariage des gens de même sexe comme illégitime et pervers ; les politiques sociales qui stigmatisent les mères-célibataires comme sexuellement irresponsables ; les contrôles policiers au faciès qui associent la couleur de peau avec la délinquance...

Ces institutions (lois, politiques, actes administratifs...) se fondent sur des valeurs culturelles. Dans le même temps, elles rendent ces valeurs palpables en constituant des catégories de personnes déficientes, inférieures ou anormales.

La parité de participation

La lutte pour la reconnaissance ne doit plus s'orienter vers la valorisation des identités de groupes (homosexuels, mères-célibataires,...). Mais elle doit viser le dépassement de la subordination.

Nancy Fraser parle de la "parité de participation" qui rétablit les individus subordonnés, dans la position de partenaires à part entière de la vie sociale.

Par exemple, dans le cas du mariage, la parité de participation à la vie sociale des personnes homosexuelles implique : soit d'autoriser les gens de même sexe à se marier ; soit d'abolir totalement l'institution du mariage et ses avantages socio-culturels.

Toutefois, les valeurs culturelles et les institutions qui les défendent ne constituent pas les seuls obstacles à la parité de participation.

En effet, dans les sociétés capitalistes, les possessions matérielles ou économiques pèsent aussi sur les interactions sociales.

Dans la plupart des contextes, les personnes en situation de pauvreté ne sont pas à même d'interagir à égalité avec les personnes riches. Dans les entreprises, les travailleurs sont généralement subordonnés aux personnes qui détiennent les ressources matérielles : ce qui implique la possibilité de leur donner des ordres sur ce qu'elles doivent faire, de leur imposer des conditions de travail, de les embaucher ou de les licencier...

La politique aussi est dominée par les élites économiques. Les citoyens ordinaires ont peu d'opportunités pour exercer significativement l'idéal démocratique de gouvernement par le peuple.

Dès lors on comprend que la parité de participation dépend aussi d'une plus juste distribution des ressources économiques.

Vers une société juste

En guise de conclusion.

Premièrement, Nancy Fraser envisage la reconnaissance comme une catégorie sociale et politique plutôt que psychologique ou morale.

Deuxièmement, la philosophe défend une approche statutaire de la reconnaissance. Le statut des individus recouvre deux dimensions : identitaire (inter-subjective) et matérielle (objective).

Troisièmement, elle pose l'application du principe de parité de participation comme condition première d'une société juste.

Dans une telle société, les institutions garantissent à tous les individus la possibilité d'interagir en tant que pairs dans les domaines social, politique et économique.

© Gilles Sarter


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Droit et développement du Capitalisme : Max Weber

Droit et développement du Capitalisme : Max Weber

La sociologie du droit selon Max Weber a pour objectif d'étudier le sens que les individus donnent à la norme juridique.
Pour le sociologue, l'élaboration d'un droit formel - procédural, prévisible et ne s'appuyant sur aucune valeur extérieure -  a joué un rôle de premier plan dans le développement du capitalisme.

La sociologie du droit : les relations sociales

La sociologie du droit s'intéresse à la manière dont les normes juridiques encadrent les relations sociales.

Max Weber parle de relations sociales à propos des comportements qui concernent plusieurs personnes. Celles-ci orientent leurs actions les unes sur les autres.

Max Weber, Sociologie du droit, PUFComme toutes les actions sociales, les relations sociales sont sous-tendues par du sens. Ce qui veut dire que les gens sont capables d'évoquer les raisons pour lesquelles ils se comportent d'une certaine manière.

C'est sous la condition du sens seulement que l'on peut dire que les relations sociales sont les briques à partir desquelles se construisent les édifices sociaux que nous appelons sociétés, familles, entreprises, églises...

Une Église ou un État n'existent que dans la mesure où existent des relations entre des gens et que leurs motifs peuvent être exprimés par rapport à l'idée de cette Église ou de cet État.

Toutefois la notion de relation sociale n'implique pas que les gens lui prêtent un sens identique. Celui-ci peut même être antagonique.

La notion n'implique pas non plus l'idée d'une solidarité entre les acteurs. Cette dernière n'est qu'une modalité de relations parmi tant d'autres : amitié, hostilité, rivalité, coopération, commerce, sexualité, concurrence, etc.

Le droit et les conventions

Certaines relations sociales se répètent et ont cours chez de nombreuses personnes.

Bien souvent (la plupart du temps?), ces relations sociales répétitives sont encadrées par des ordres légitimes. Ces ordres sont plus ou moins manifestes (je ne traverse pas quand le petit bonhomme est rouge) et plus ou moins conscients.

Dans sa "Sociologie du droit", Max Weber distingue entre deux types d'ordre : le droit et la convention.

Le droit implique l'existence d'une instance qui est chargée de veiller au respect de son application. Le cas échéant, cette instance peut punir la violation de l'ordre.

L'instance en charge de la coercition peut prendre différentes formes. La police, la communauté villageoise ou la tribu peuvent agir comme forces de châtiment en cas de transgression d'un ordre légitime.

La convention se distingue du droit. En effet, sa transgression au sein d'un collectif n'implique pas un châtiment. Tout au plus elle peut déclencher une réprobation générale.

Pour être précis, il est aussi important de distinguer entre convention, usage et coutume.

Les usages et les coutumes

L'usage est simplement une régularité dans la relation sociale. Il devient coutume quand sa pratique repose sur une routine ancienne.

Dans le domaine vestimentaire, les modes passagères sont des usages. Par contre, le port de la jupe uniquement par les femmes se rapproche davantage d'une coutume, dans les pays européens. Sauf en Écosse où une tradition existe pour les hommes de porter des kilts.

Notons que les limites entre droit et convention sont flottantes. Il en est de même entre usage et coutume, ainsi qu'entre coutume et convention.

Le non-respect d'une coutume peut être interprété comme une transgression par le groupe et susciter la réprobation générale.

Ces différences et ces flottements nous ramènent aux objectifs de la sociologie du droit.

La sociologie compréhensive du droit

La perspective de Max Weber est celle d'une sociologie compréhensive. Le sociologue s'intéresse au droit pour essayer de mettre au jour sa signification.

Le sociologue n'interroge pas la validité des lois, des règlements comme le juriste. Il s'intéresse uniquement à la conduite des gens telle qu'elle découle de la signification qu'ils donnent du droit.

Comment les gens comprennent-ils la norme, le droit, l'ordre, la sanction... ? Où mettent-ils des limites ? Comment les significations orientent leurs comportements ?

En outre, le droit ayant pour fonction d'encadrer les relations sociales, quelle peut être l'influence de la nature de ces dernières sur son contenu ?

Max Weber s'intéressait au premier chef à la société capitaliste moderne. Il a donc essayé de mettre au jour l'idéal-type du droit qui domine dans une société où les relations marchandes prévalent.

Rappelons qu'un idéal-type, selon la définition établie par le sociologue, est une construction purement intellectuelle. Il agit en fournissant une compréhension de la réalité qui est toujours plus complexe. On le construit en rassemblant des traits épars mais qui s'articulent de manière rationnelle.

L'idéal-type du droit moderne brossé par Max Weber ne prétend pas correspondre à la réalité qui reste indescriptible tant elle est complexe. Mais il prétend fournir un modèle de ce qui en fait son originalité par rapport à d'autres formes de droits.

Le formalisme du droit

Si la rationalité instrumentale ou la calculabilité constitue le trait distinctif du capitalisme, le droit moderne lui se caractérise par son formalisme.

Le droit formel est un système qui obéit à une logique strictement interne. Les lois, les propositions et les notions juridiques s'articulent et se déduisent logiquement entre-elles.

Les considérations externes au droit ne sont pas nécessaires à son fonctionnement.

Au contraire, le droit matériel se réfère quant à lui à des éléments extra-juridiques : la morale, la religion, la politique, l'économie...

Jacques Grosclaude dans son introduction à la "Sociologie du droit" propose un exemple qui permet de bien comprendre ce que l'on entend par formalisme.

Nora et Paul sont agriculteurs. Leurs champs sont limitrophes. Pour accéder au champ de Nora, il faut traverser le champ de Paul. Afin de tirer profit de son fonds, Nora se fait établir une servitude de passage.

Marie rachète le champs de Paul. Puis, elle rachète le champs de Nora et le revend immédiatement à Marc. Celui-ci ne bénéficie plus du droit de passage chez Marie malgré le caractère perpétuel de la servitude.

Cette règle se fonde sur un raisonnement strictement formel qui s'appuie sur l'article 705 du code civil : "Toute servitude est éteinte lorsque le fond à qui elle est due [champs de Nora] et celui qui la doit [champs de Paul] sont réunis dans la même main [au moment où ils sont acquis par Marie]."

Dans cette situation la rationalité formelle s'abstient de toutes considérations extérieures au droit qu'elles soient sociales ou économiques...

Inversement le droit matériel pourrait s'interroger s'il est pertinent pour l'utilisation efficiente des champs que les servitudes puissent s'éteindre. La réponse nécessite l'introduction d'éléments économiques, utilitaires, agronomiques...

Le formalisme et le capitalisme

Max Weber affirme que pour son essor le capitalisme a besoin d'un droit sur lequel il puisse compter comme sur une machine.

Encore une fois cette prévisibilité découle de deux phénomènes.

Le droit est formel quant à la logique. Tout son contenu forme un système logiquement clair, ne se contredisant pas et étant sans lacune.

Mais le droit est aussi formel sur le plan de la procédure. Il n'est valide que s'il se conforme à des caractéristiques extérieures établies une fois pour toute.

Par exemple, la validité d'un acte repose sur l'utilisation d'un mot ou d'une phrase établis une fois pour toute. Un contrat n'est valide que s'il présente une forme écrite bien précise...

La formalisation du droit résulte du travail de juristes spécialisés et professionnels, formés dans des Universités.

Max Weber avance que ces derniers ne se préoccupent que de la cohérence logique des propositions. Ils ne s'intéressent pas aux valeurs qui sous-tendent les propositions juridiques.

Il en résulte un droit entièrement prévisible.

Le formalisme juridique permet en somme à l'appareil judiciaire de fonctionner comme une machine techniquement rationnelle.

Un tel mode de fonctionnement offre aux individus la possibilité d'estimer rationnellement les conséquences juridiques de leurs activités. En ce sens, il est favorable au développement d'activités capitalistes.

La coercition en dernier recours

L'égalité formelle de droit ne fait pas de distinction de personnes. En principe, elle garantit une liberté maximale aux individus dans la poursuite de leurs intérêts matériels.

Dans les faits, au sein des sociétés capitalistes, le pouvoir économique est inégalement réparti. Le formalisme juridique avalise cet état de fait.

Max Weber en conclut que la liberté garantie par le droit formel foulera toujours aux pieds les idéaux de justice matérielle.

De manière générale, le formalisme du droit tend toujours vers le minimum moral.

La modernité se caractérise, selon le sociologue, par un vide normatif : disparition des contenus culturels traditionnels ; fin des grands récits religieux ; absence de valeurs ultimes...

Pour approfondir, lisez aussi notre article sur la sociologie de Max WeberIl est donc aisé pour le système juridique de justifier son auto-fondation et son émancipation vis-à-vis de la morale.

Mais ce phénomène d'auto-fondation a une conséquence. Le consentement aux lois n'est plus fondé comme autrefois sur une validité d'ordre religieuse, charismatique ou coutumière.

L'adhésion aux lois repose dès lors sur la contrainte légale nue. Les justiciables doivent savoir qu'en cas d'insoumission, ils seront forcés physiquement à obéir.

Finalement, dans les sociétés modernes, la cohésion sociale ne reposerait plus sur l'adhésion à des valeurs communes. Elle serait plutôt fondée sur la crainte de se voir appliquer une force physique en cas de refus de se soumettre.

© Gilles Sarter


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