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Convergence des Luttes : Quels Objectifs?

Convergence des Luttes : Quels Objectifs?

Convergence des luttes. Bien que plus ancien, l’usage de l’expression est répandu, depuis les grèves de 1995. Plus proche de nous, en 2016, elle a été très utilisée dans le cadre du combat pour la protection du code du travail et de Nuit Debout. L’expression est explicite. Il s’agit de mettre ensemble des luttes afin de les faire converger vers un but commun.

Actuellement, la question de la concrétisation de cette stratégie est au centre de nombreux débats. Les convergences envisagées concernent au premier chef le mouvement des Gilets Jaunes, les personnels en grève des secteurs public et privé, les associations et collectifs de citoyens mobilisés contre le racisme, le sexisme, les violences policières, pour l’écologie mais aussi certains syndicats et partis politiques…

La convergence vise la mise en place d’un front uni, entre des acteurs qui semblent a priori avoir des objectifs communs.

Typologie des conflits politiques

Or c’est justement cette notion d’objectif qui mérite d’être clarifiée car en réalité elle ne va pas toujours de soi. Pour ce faire, on peut notamment s’appuyer sur les travaux que Robert Alford et Roger Friedland ont mené sur les conflits politiques.

Dans The Powers of Theory: Capitalism, the State, and Democracy (Cambridge University Press, 1985), les deux auteurs développent une typologie des conflits politiques, dans les sociétés capitalistes. Cette typologie permet de distinguer trois types d’objectifs qui sont en lien avec des luttes d’ordre systémique, institutionnel ou situationnel.

Pour illustrer leur théorie, R. Alford et R. Friedland utilisent la métaphore du jeu.

Luttes systémiques : quel jeu ?

Les conflits de niveau systémique peuvent être illustrés par la question du choix du jeu qui doit être joué. Imaginons un groupe d’amis qui décident de jouer ensemble. Ils possèdent un ballon. Ils peuvent jouer au football, au volley ou au basket-ball. Un débat s’engage entre les tenants des différentes options afin de déterminer à quel jeu ils vont jouer.

Les luttes sociales et politiques d’ordre systémique concernent le type de système social qui doit prédominer.

Dans les luttes systémiques s’affrontent révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Actuellement, elles s’articulent autour de trois grands axes politique, économique et écologique.

C’est ainsi que les mouvements qui s’inscrivent dans les traditions anarchistes, marxistes, communistes ou socialistes militent pour une sortie de l’économie capitaliste. Le Réseau Salariat et Bernard Friot, par exemple, proposent un modèle d’économie reposant sur l’appropriation collective des moyens de production et l’établissement d’un salaire à vie universel.

Sur le plan politique, ces mêmes penseurs et activistes avancent que l’économie capitaliste n’est pas compatible avec des institutions authentiquement démocratiques. Leur argument principal est qu’un individu aliéné économiquement ne peut pas être souverain sur le plan politique.

Concrètement, notre système politique actuel correspondrait plutôt à une oligarchie élective. Le changement systémique auquel aspirent ces militants concerne la mise en place d’une démocratie véritable. Par exemple, les tenants du municipalisme promeuvent l’établissement d’assemblées citoyennes qui décident au niveau local, qui se fédèrent à plus grande échelle et qui désignent des représentants facilement révocables.

Certains mouvements ajoutent en plus, la demande de changements systémiques d’ordre écologique. Zadistes ou militants de l’Écologie Sociale, ils prônent, tout à la fois, la sortie du modèle économique capitaliste, la mise en place d’une démocratie directe et l’abandon de la posture dominante de l’être humain vis-à-vis de son « environnement ».

Leur paradigme est illustré par le mot d’ordre : « Nous sommes la nature qui se défend ».

Luttes institutionnelles : quelles règles?

Le conflit sur le pouvoir institutionnel concerne la question des règles qui sont appliquées dans un jeu donné. Si des amis décident de jouer au basket-ball, quelles règles décident-ils d’appliquer ? En principe le jeu se joue sur deux paniers. Certains participants veulent appliquer cette règle car l’espace de jeu s’en trouve élargi. Mais d’autres membres du groupe ne veulent pas trop courir et préfèrent jouer sur un seul panier…

Les réformistes et les réactionnaires luttent pour le pouvoir institutionnel. Par exemple, le jeu de l’économie capitaliste peut être joué selon différentes règles. Elles sont importantes parce qu’elles offrent des avantages et des inconvénients aux différents types de joueurs qui sont impliqués dans le jeu (propriétaires d’empires industriels, patrons de petites entreprises, employés, chômeurs…) .

Ces questions peuvent se poser pour des variations à grande échelle. D’un côté, une économie capitaliste néolibérale, avec un État garant des intérêts des grandes entreprises et des établissements financiers, sans filet de sécurité pour les travailleurs, avec des services publics réduits et un développement du capital privé fondé sur une appropriation des biens communs (autoroutes, aéroports, barrages hydroélectriques…). De l’autre côté, un capitalisme du Welfare state qui essaie de concilier les intérêts des employés et des employeurs, qui met à disposition de tous des services d’utilité sociale et qui protège les communs.

Dans le cadre des sociétés capitalistes actuelles, ces variations concernent aussi le domaine politique. D’un côté, les États autoritaires gouvernent par ordonnances, réduisent les Assemblées à des théâtres d’ombres, contrôlent directement le pouvoir judiciaire et répriment les contestations. D’un autre côté, les État sociaux-démocrates sont plus ouverts au dialogue et au compromis. Ils respectent l’indépendance de la justice ainsi que l’équilibre des trois pouvoirs.

Luttes situationnelles : quels mouvements ?

Les conflits d’ordre situationnel concernent les mouvements des joueurs dans le cadre de règles données. Il s’agit du jeu tel qu’il s’engage concrètement. Chaque équipe, au cours de la partie de basket-ball, essaie de prendre l’avantage sur l’autre, de s’emparer et de conserver le ballon, de marquer des points…

Sur le plan politique et social, ces luttes peuvent concerner la défense ou la conquête d’intérêts collectifs, dans le cadre des règles fixées par l’économie capitaliste : revendications portant sur les niveaux des salaires, l’âge de la retraite, la détermination des taux d’imposition, la suppression de certaines taxes… Dans le même ordre d’idée, les revendications contre les discriminations et les violences policières, contre les grands projets inutiles, pour l’égalité salariale entre femmes et hommes… sont d’ordre situationnel.

Typologie et complexité du réel

Bien sûr les sociétés réelles sont très complexes. Il n’est pas toujours évident de trancher entre ce qui représente un changement de règles dans le système et ce qui représente un changement de jeu. Par exemple, l’addition de changements d’ordre socialiste dans l’organisation économique pourrait être interprétée comme une transformation (systémique) de la nature du jeu capitaliste, par des changements graduels (institutionnels) de ces règles.

De la même manière, il n’est pas toujours facile de déterminer si le combat d’une organisation porte plus sur la dimension systémique, institutionnelle ou situationnelle.

Cette détermination est d’autant plus délicate à opérer dans le cas de grandes structures. Les partis politiques ou les syndicats sont souvent parcourus par diverses tendances. Et les engagements des militants peuvent être sous-tendus par l’aspiration à une société plus juste aussi bien que par la défense de revendications immédiates.

Comme toutes les typologies celle de R. Alford et R. Friedland nous offre des éclairages ou des points de vue sur la réalité sociale. Elle ne peut pas rendre compte de l’entière complexité du réel.

Jaune couleur de la convergence

Parlant de point de vue sur la réalité, la convergence des luttes peut être envisagée par son sommet ou par sa base. Par le sommet, les organisations qui agissent comme des personnes morales essaient de s’entendre pour signer des tribunes et des revendications communes ou encore pour appeler à des actions collectives (grève générale…).

Mais si on envisage la convergence par la base, alors il faut constater que le mouvement des Gilets Jaunes constitue en lui-même une forme de convergence des luttes.

En effet, le mouvement rassemble, dans le cadre d’actions collectives, des personnes qui militent ou pas, dans des syndicats, partis politiques, associations et collectifs. Les objectifs de ces personnes prises individuellement sont d’ordres systémique, institutionnel ou situationnel. Cependant, au jour le jour, dans des assemblées, sur des ronds-points, à travers le Vrai Débat…, ils élaborent les revendications qu’ils portent ou vont porter ensemble.

© Gilles Sarter

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Le Bureaucrate et sa Responsabilité Morale

Le Bureaucrate et sa Responsabilité Morale

La question de la responsabilité morale des bureaucrates est récurrente dans nos sociétés où la bureaucratie est devenue un mode d’organisation prédominant. Max Weber et Hannah Arendt ont tenté de fournir des éléments de réponse d’ordres sociologiques et philosophiques.

L’Homme-de-l’ordre

La bureaucratie est une manière d’organiser les activités sociales. Dans notre société, sa généralisation s’étend aux entreprises du secteur privé comme aux administrations publiques, aux associations, partis politiques, syndicats, églises, armées…

Max Weber est l’un des premiers sociologues à s’être intéressé à la manière dont ce type d’organisation oriente les comportements humains.

A lire, un article sur l’analyse de la bureaucratie, par Max WeberPremièrement, l’action du bureaucrate se conforme aux ordres de ses supérieurs et aux injonctions légales de sa fonction. Respect de la hiérarchie et discipline caractérisent son mode d’agir. Deuxièmement, ses tâches sont spécialisées et procédurales. Spécialisation et formalisme conduisent à la routinisation de son travail. Troisièmement, le bureaucrate doit exécuter ses obligations de manière impersonnelle et égale pour tout le monde. Dans l’exercice de ses fonctions, on ne lui demande pas de faire preuve d’empathie, de sympathie ou d’antipathie. Il doit plutôt agir « sans considération de personne ».

A partir de ces différents cadres pour l’action, Max Weber élabore un idéaltype du bureaucrate. Un idéaltype n’est pas la description d’un modèle ou d’un représentant typique d’une catégorie de population. Il s’agit plutôt d’une construction réalisée à partir d’idées et d’hypothèses. L’idéaltype est construit pour être confronté à l’observation de phénomènes réels.

Max Weber appelle « Homme-de-l’ordre » (Ordnungmensch) l’idéaltype du bureaucrate. Il se caractérise par un ajustement à l’ordre si avancé que sa disparition le rendrait nerveux, voire peureux.

Découvrez la notion de raison mutilée, dans la pensée de T.W. AdornoLa chosification de son intelligence ou sa « rationalité mutilée » (T.W. Adorno) résultent de l’application systématique de règles, de rapports d’autorité, de la spécialisation et de l’absence d’empathie.

Le bureaucrate et sa responsabilité

En tant qu’idéaltype l’ « Homme-de-l’ordre » n’est pas réel. C’est une idée. Néanmoins, les idées agissent sur la réalité. Et celle-ci finit par susciter un problème d’ordre moral. En se banalisant et en se généralisant, elle alimente une réticence à juger les actions réelles des bureaucrates (je ne dis pas que Max Weber est responsable de cette orientation).

En les considérant comme n’étant pas des agents libres, on finit par douter que les bureaucrates soient responsables ou qu’ils puissent répondre de leurs actes.

Hannah Arendt souligne que cette peur d’émettre un jugement, de donner des noms et d’imputer une faute se manifeste spécialement à l’encontre des gens qui sont au pouvoir ou qui occupent des positions sociales dominantes.

Dans Responsabilité et Jugement, la philosophe évoque trois arguments qui entretiennent la déresponsabilisation du bureaucrate : celui d’être un rouage dans une mécanique plus large, l’argument du moindre mal et celui de l’obéissance.

Le bureaucrate comme rouage

La description des structures bureaucratiques, de leur fonctionnement, des chaînes de commandement conduit à parler des personnes employées en termes de rouages qui font tourner les organisations.

Chaque rouage, c’est-à-dire chaque agent peut être remplacé sans remettre en question l’organisation générale de l’entreprise ou de l’administration concernée.

De ce point de vue, l’excuse typique « si je ne l’avais pas fait, quelqu’un d’autre l’aurait fait» renferme une vérité. Hannah Arendt ajoute même, qu’en raison des modalités de l’organisation bureaucratique, il est fort courant que le nombre de décideurs effectifs soit fort restreint. D’un point de vue politique, on doit parfois admettre qu’une seule personne est pleinement responsable. Toutes les autres de haut en bas devenant des rouages, qu’elles en soient conscientes ou pas.

Le retour à l’être-humain

Pour autant cela signifie-t-il que les exécutants ne peuvent être tenus pour responsables de leurs actes ? Les procès d’après-guerre fournissent une réponse négative à cette question. Or même si les problèmes juridiques et moraux ne sont pas identiques, ils possèdent malgré tout une affinité qui réside dans le pouvoir de juger.

Par exemple, à l’excuse formulée par Eichmann « ce n’est pas moi qui ait fait ça, c’est le système dont j’étais un rouage », les juges ont posé immédiatement la question suivante : « Et pourquoi s’il vous plaît, êtes-vous devenu un rouage dans ces circonstances ? »

La procédure judiciaire ramène donc le fonctionnaire (le « rouage ») à sa qualité première d’être humain.

C’est bien en raison de cette qualité qu’on lui fait un procès. Si un accusé veut atténuer ou déplacer ses responsabilités, il doit donner les noms des autres personnes impliquées.

D’un point de vue juridique, les responsabilités ne peuvent jamais être considérées comme des incarnations de la bureaucratie ou de tout autre forme d’organisation sociale. La justice, contrairement à la sociologie ou à la science politique ne juge pas de la valeur d’un système. Et si elle prend en compte ce dernier, c’est uniquement sous la forme de circonstances atténuantes mais pas comme excuse.

Le moindre mal

Le « moindre mal » est un argument qui est souvent évoqué pour justifier des actes ou des décisions qui sont en contradiction avec nos valeurs ou nos principes moraux.

Envisageons par exemple l’emploi des lanceurs de balles de défense (LBD). Leur utilisation a été autorisée pour l’auto-défense des policiers et présentée comme un moindre mal par rapport à l’usage des armes à feu. Mais, ils sont maintenant utilisés de manière offensive et pour inspirer la terreur. Au final, même si les blessures et les mutilations qu’ils occasionnent sont qualifiées de blessures de guerre par les spécialistes, leur usage ne provoque pas l’intensité d’indignation que soulèverait dans la même situation l’usage d’armes à feu.

L’argument du moindre mal est défendable dans les situations où nous sommes confrontés à deux maux. Le devoir moral nous impose d’opter pour le moindre.

En revanche, ce que montre l’exemple des LBD, c’est que d’un point de vue sociologique ou politique, l’argument du moindre mal est très faible. Et que comme l’écrit H. Arendt, le choix du moindre mal occulte généralement le choix du mal tout court.

En raison de son pouvoir d’occultation, l’argument du moindre mal joue un rôle primordial dans le fonctionnement des bureaucraties. L’acceptation du moindre mal est un instrument puissant. Il sert tout simplement à conditionner les bureaucrates et la population en général à accepter le mal.

H. Arendt rappelle que l’extermination des juifs a été précédée par un enchaînement progressif de mesures anti-juives. Chacune d’entre-elles a été acceptée au motif que refuser de coopérer aurait empiré les choses, jusqu’à ce que finalement rien de pire n’aurait pu arriver. Au moment de rendre des comptes, il s’est avéré que peu de gens étaient pleinement d’accord avec les pires atrocités du régime. Et malgré tout, un grand nombre de gens ont participé à leur réalisation. L’argument du moindre mal a tenu une place centrale dans leur tentative de justification morale.

La pensée et l’expérience

De l’observation de la société allemande sous le régime nazi, H. Arendt conclut qu’il est plus aisé de convaincre les gens d’accepter ou même de commettre des atrocités plutôt que de les amener à tirer des leçons de leur expérience de la réalité.

Les gens sont finalement peu enclins à admettre les expériences très concrètes qui contredisent les catégories de pensée qui sont profondément ancrées dans leur esprit.

Par exemple, beaucoup de gens pensent qu’il n’y a pas de sens à parler de répression politique en France. Cette opinion est sous-tendue par la représentation solidement ancrée de la France comme État de droit pleinement démocratique. C’est oublier qu’en la matière ce sont avant tout les faits qui comptent : criminalisation des représentants syndicaux et des manifestants ; utilisation d’armes qui tuent, blessent, mutilent à l’encontre des manifestants ; lois sur le renseignement, sur l’interdiction de manifester, sur la pénalisation des lanceurs d’alerte…

Notons que cette imperméabilité de la pensée aux informations contradictoires correspond sur un autre plan aux qualités procédurales et formalistes de l’action bureaucratique. Typiquement, le bureaucrate dispose d’un ensemble de règles qu’il doit appliquer à chaque nouveau cas particulier qu’il a à traiter. C’est ainsi qu’il préjuge de chaque nouvelle situation, sur la base de ce qu’il a acquis par avance.

L’obéissance

Qu’en est-il de ceux qui pensent simplement qu’il est de leur devoir d’obéir à ce qu’on leur demande? Leur raisonnement est différent de celui des simples participants. Dans les systèmes bureaucratiques, l’obéissance est valorisée comme vertu de premier ordre.

Cette valorisation de l’obéissance découle de l’argument selon lequel aucune structure ou communauté organisée ne pourrait survivre à une liberté de conscience effrénée.

H. Arendt fait remonter cette erreur à la veille conception (Platon, Aristote…) qui veut que les corps politiques soient constitués de gouvernants et de gouvernés. Les premiers donnant des ordres aux seconds qui y obéissent. Cette vision supplanterait une conception antérieure qui concerne les relations entre individus, dans le domaine de l’action concertée.

Les actions accomplies par plusieurs personnes peuvent être divisées en deux temps. Le commencement est initié par un « chef » qui n’est autre que le premier parmi ses pairs. La réalisation proprement dite est menée à bien sous forme d’une entreprise commune lorsque beaucoup de gens se joignent au « chef ». Dans cette configuration, les individus qui semblent obéir ne font que soutenir leur « chef » dans son entreprise. Sans cette participation, celui-ci devient impuissant.

A lire, Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politiqueIl y a ici une forme d’égalité qui est, par exemple, présente chez les Guarani. Les travaux de l’ethnologue Pierre Clastres ont contribué à la rendre célèbre.

Même dans une organisation bureaucratique hiérarchisée, il est plus sensé, selon H. Arendt, de considérer l’action des bureaucrates en termes de soutien à une entreprise commune, plutôt qu’en termes d’obéissance aux supérieurs.

Le recours à la notion d’obéissance est infantilisante. Seuls les enfants obéissent. Les adultes eux soutiennent ne serait-ce que par leur consentement (consentir n’est pas obéir), l’autorité, les lois ou les organisations auxquelles ils prétendent obéir.

La fierté de l’être humain

Notre pensée morale gagnerait beaucoup, d’après la philosophe, à substituer « soutien » à « obéissance ». La question que l’on poserait à propos d’une mauvaise action ne serait jamais « pourquoi avez-vous obéi ? » mais « pourquoi avez-vous apporté votre soutien ? ».

Le refus d’accorder son soutien constitue l’un des principaux moyens de lutte de la résistance non-violente. H. Arendt nous invite à imaginer combien il peut être efficace de simplement refuser de donner son soutien à une forme d’organisation ou d’action collective.

Revenir à la qualité d’être humain, s’engager dans un dialogue silencieux de soi à soi-même, refuser d’accorder son soutien sont autant de moyens de désamorcer les faux arguments du « rouage », du « moindre mal » et de l’obéissance.

H. Arendt nous engage à accorder toute notre attention à ces matières. Afin nous dit-elle de retrouver cette confiance en nous et cette fierté que l’on appelle aussi dignité ou honneur de l’être humain.

© Gilles Sarter

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Accumulation par Expropriation

Accumulation par Expropriation

L’accumulation par expropriation est un concept forgé par le géographe David Harvey. Il désigne le processus par lequel le capitalisme s’approprie des secteurs de la société qui lui échappaient jusqu’alors.

Extérieurs non-capitalistes

Pour développer sa théorie, David Harvey s’est inspiré des écrits de Rosa Luxemburg (L’Accumulation du capital, 1913).

La philosophe et activiste allemande explique l’impérialisme colonial de son époque par une crise de sous-consommation.

Le capitalisme prospère sur la base de l’exploitation des travailleurs. Ces derniers ne détiennent pas un pouvoir d’achat suffisant pour absorber la production qui résulte de leur travail. Pour sortir de cette crise de sur-production ou de sous-consommation, selon l’angle de vue que l’on adopte, le capitalisme a besoin d’un « extérieur non-capitaliste ».

La colonisation armée permet de maintenir de larges zones géographiques en état de sous-développement, afin d’y écouler les marchandises produites dans les nations impérialistes.

David Harvey accepte cette idée selon laquelle le capitalisme a besoin de disposer d’un « extérieur non-capitaliste ». Mais pour le géographe ce besoin n’est pas déterminé par des crises de sous-consommation. Il est inhérent à la nature du capital.

Sur-accumulation de capitaux

Karl Marx a insisté sur le fait que le capital n’est pas une chose mais un processus de circulation. Fondamentalement, il s’agit de faire circuler l’argent pour faire du profit. C’est-à-dire pour gagner encore plus d’argent.

Il existe différentes manières de réaliser du profit. Le détenteur d’une somme d’argent peut la prêter contre des intérêts. Il peut acheter des marchandises et les revendre plus cher ou acquérir des terres et en céder l’usage en échange d’un loyer. Mais par définition, un capitaliste est une personne qui achète des moyens de production (machines, usines…) et de la force de travail pour produire des marchandises dont la vente lui rapporte un bénéfice.

Dans une économie donnée, quand l’accumulation de capitaux (argent, titres boursiers, infrastructures, machines…) devient trop importante alors survient un problème. Les opportunités d’investissement ayant un niveau de rentabilité suffisant aux yeux des investisseurs diminuent.

C’est à ce moment que les « extérieurs non-capitalistes » deviennent nécessaires pour écouler les capitaux en excès.

Nouveaux lieux d’accumulation

Les « extérieurs non-capitalistes » constituent des nouveaux lieux d’accumulation de capital. Depuis sa transition vers l’économie de marché, dans les années 1970, la Chine représente par excellence un de ces lieux.

Mais ce mécanisme de transfert est limité. Car le nouveau lieu d’accumulation se met lui aussi à produire une fois qu’il a recueilli suffisamment de capitaux. C’est ce qui s’est passé au Japon et en Europe à partir des années 1960, après une période d’absorption de capitaux américains, destinés à la reconstruction d’après-guerre.

David Harvey affirme qu’il devient problématique de trouver des régions du globe où investir les capitaux surabondants. Les gouvernements et les entreprises essaient donc de créer de tels endroits par un processus d’expropriation.

Accumulation par expropriation

Le concept d’accumulation par expropriation désigne les situations dans lesquelles les secteurs non-capitalistes de la société sont transformés, plus ou moins violemment en secteurs capitalistes.

L’accumulation par expropriation peut prendre la forme d’expulsion ou de privation d’usage de ressources dont l’exploitation était jusqu’alors organisée collectivement : paysans d’Amérique latine ou d’Inde, chasseurs-cueilleurs d’Amazonie,…

Elle passe aussi par la privatisation de services et d’infrastructures publiques. L’école, la santé, la distribution d’énergie, les transports collectifs, les routes, les aéroports, les systèmes de retraite… sont cédés au capital. La communauté des citoyens s’en trouve dépossédée au profit d’opérateurs privés.

Pour parvenir à ces expropriations, le crédit et le capital financier constituent de puissants leviers.

Les fonds d’investissements spéculatifs (hedge funds) représentent le fer de lance moderne de l’accumulation par dépossession. En menant des attaques spéculatives contre des entreprises détenues partiellement par des États, ils peuvent contraindre ces derniers à vendre leurs actifs. Les organismes internationaux tels que le FMI, la Banque mondiale ou la Banque européenne sont eux aussi en mesure d’imposer la privatisation des services publics dans les pays qui tombent sous leur férule.

Les accords internationaux sur le commerce, sur les droits de propriété intellectuelle, sur les brevets et les licences d’exploitation sont utilisés contre les populations qui ont joué un rôle fondamental dans la mise au point de matériels végétaux, génétiques, culturels, intellectuels, artistiques…

Enfin et ce n’est pas le moindre, dans de nombreux pays, les classes politiques dirigeantes facilitent et sécurisent cette expropriation par l’ensemble des moyens formellement légaux dont elles disposent.

En France, le conflit entre intérêts de la collectivité et intérêts des acteurs économiques privés est parfaitement assumé par une classe d’acteurs qui peuvent occuper alternativement des postes au sein de l’exécutif politique, de la haute administration et de la direction de grandes entreprises ou d’établissements financiers.

Accumulation primitive

L’appropriation violente des biens communs ou publics par une minorité constitue un acte fondateur du capitalisme. En cela, elle n’est pas nouvelle. C’est ce que Karl Marx appelle l’accumulation primitive.

Karl Polanyi, dans La Grande Transformation, nous rappelle qu’elle a débuté notamment avec la terre. Traditionnellement, la main d’œuvre et la terre n’étaient pas séparées. La terre fait partie de la nature et la main d’œuvre appartient à la vie. Nature et vie formaient autrefois un tout articulé. La terre était donc liée aux organisations sociales (tribu, famille, voisinage, village…).

Séparer la terre de l’humain, organiser la société pour satisfaire un marché du foncier, cela a constitué un moment fondateur de l’économie capitaliste.

Il y eut d’abord un capitalisme agricole qui par l’enclosure créa des exploitations agricoles individualisées, sur des terrains communaux. Il y eut aussi un premier capitalisme industriel rural qui avait besoin de terrains pour y bâtir des usines et des logements ouvriers. Du fait de ces expropriations les paysans durent quitter leurs terres et n’eurent d’autres choix que de travailler dans les nouvelles industries.

La théorie que David Harvey met en avant c’est que ce phénomène de dépossession ne se limite pas aux origines du capitalisme.

Au contraire, pour que le modèle de production capitaliste perdure, il doit être constamment renouvelé ou étendu grâce à l’accumulation par expropriation.

(c) Gilles Sarter

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Le Municipalisme libertaire: Qu’est-ce que c’est?

Le Municipalisme libertaire: Qu’est-ce que c’est?

Le Municipalisme libertaire est un projet de transformation de la société, par la mise en œuvre de la démocratie directe. Il a été élaboré par le philosophe et activiste Murray Bookchin (1921-2006).

Contre la domination par une minorité

Murray Bookchin rejette la proposition selon laquelle les systèmes de gouvernement de nos sociétés constituent des démocraties véritables. Bien que présentant davantage de traits démocratiques que les dictatures ou les monarchies absolues, les États modernes sont avant tout de grandes structures permettant la domination de quelques-uns sur tous les autres.

Placés au-dessus des simples citoyens, ces États affectent la vie quotidienne des gens, par leur pouvoir et leurs décisions. A travers leurs polices et leurs armées, ils se sont même arrogés le monopole de l’usage de la violence légitime.

Démocraties  représentatives?

Les systèmes de gouvernement de ces États sont appelés « représentatifs ». Les populations élisent un petit nombre d’individus pour être leurs représentants, dans les domaines législatif et exécutif.

Il n’y aurait pas de problème avec ce système si les électeurs « gardaient la main » sur leurs représentants. Ce mode de gouvernement pourrait être véritablement démocratique si les représentants devaient rendre compte de toutes leurs actions et étaient révocables à tout instant.

Dans les faits, la professionnalisation de la politique a conduit à une autonomisation des politiciens, par rapport au reste de la population.

A lire aussi, un article sur le concept d’autonomieEn faisant carrière au sein de l’appareil d’État qui est dominé par la puissance de l’argent, ils sont tentés ou amenés à en partager les objectifs. Ces buts sont de sécuriser les intérêts de la minorité la plus riche et non pas de promouvoir l’autonomie des citoyens et la redistribution de la richesse.

Politique et art d’exercer le pouvoir

L’usage conventionnel du terme « politique » en fait l’équivalent de l’art d’exercer le pouvoir. Pourtant les deux notions ne se recouvrent pas.

« Politique » doit avant tout s’entendre comme direction des affaires, au moyen de la délibération et par la prise de décisions collectives.

Pour que la politique redevienne véritablement démocratique, le Municipalisme libertaire propose la mise en place d’institutions participatives, comme les assemblées populaires. Ces institutions fonctionnent sur la base de rapports coopératifs, horizontaux et solidaires. Ils remplacent les rapports de hiérarchie, de domination et d’exploitation qui prévalent actuellement.

Présentement, la perspective de parvenir à une gestion des affaires communautaires par le peuple paraît mince. Mais il faut garder à l’esprit que la démocratie directe a existé à des périodes historiques qui ne sont pas si éloignées de nous : démocratie athénienne -5è s. , communes médiévales 12-14è s., assemblées municipales de Nouvelle-Angleterre 17è s., sections parisiennes de 1793, Commune de Paris de 1870, Espagne des années 1930… De nos jours, la mise en pratique de la démocratie directe fonctionne un peu partout à travers le Monde : Porto Allegre, Chiapas, Kerala, Barcelone, Saillans…

Les Municipalités

Pour parvenir à son objectif, le Municipalisme libertaire propose d’opérer une transformation en partant de la base.

L’idée est de revitaliser la politique au niveau local.

Il s’agit de donner le pouvoir aux gens afin de se débarrasser des processus sociaux destructeurs. Ce programme passe par la constitution de Municipalités et d’Assemblées populaires.

Les Municipalités sont fondées par des petits groupes de personnes, sur leur lieu de vie ou de travail. Chaque Municipalité se donne un règlement interne et un nom simple à retenir. Elle essaie ensuite de convaincre les citoyens alentours de la rejoindre. Pour ce faire, elle utilise deux ou trois arguments essentiels portant sur des enjeux de proximité, sur la démocratie directe ou sur les questions d’écologie.

La Municipalité met l’éducation populaire au centre de son activité et tente de s’imposer comme acteur clé de la vie quotidienne.

La Municipalité organise des Assemblées locales de citoyens.

Les Assemblées de citoyens

Les Assemblées ouvertes à tous débattent des questions locales, régionales ou même internationales, si elles le désirent. Elles publient des résolutions et des déclarations qui expriment leurs points de vue. Elles formulent des demandes collectives concrètes, sociales et écologiques. Elles élaborent des programmes concis et les diffusent.

Au fur et à mesure que les citoyens en comprennent la signification et participent aux réunions, les Assemblées acquièrent un pouvoir moral grandissant.

Elles peuvent alors solliciter les conseils municipaux afin d’obtenir une reconnaissance légale. Les Assemblées peuvent aussi présenter des listes aux élections municipales. Pour ce faire, elles désignent des délégués.

Ces délégués doivent rendre compte de leurs actions. Ils sont révocables à tous moments.

Les programmes élaborés par les Assemblées peuvent servir aux représentants quand ils sont en campagne pour les élections municipales mais aussi en tous temps pour l’éducation populaire. C’est là un point important à souligner. L’objectif prioritaire des Municipalités et des Assemblées est la construction d’un champ politique propice au développement de la démocratie directe.

Municipalisme et élections locales

Le but n’est pas de tenter d’élire un conseil municipal « plus éclairé » qui mettrait en place une politique locale plus progressiste ou plus respectueuse de l’environnement.

L’objectif maximal du mouvement est de créer une véritable démocratie directe au niveau municipal et au-delà.

A ce titre, les campagnes électorales constituent d’abord des occasions de faire connaître les idées municipalistes et de susciter des débats. Remporter un succès électoral avant que ces idées soient bien implantées dans les mentalités pourrait s’avérer un résultat contre-productif.

En effet, c’est seulement dans une communauté dont la conscience politique est suffisamment développée que les procédures et les pratiques de démocratie directe pourront s’appliquer de manière fonctionnelle.

A lire aussi, un article sur le pouvoir social Les tenants du Municipalisme libertaire en tirent la conclusion que leur mouvement doit grandir lentement, par une éducation sans relâche. Ils rappellent constamment que leur objectif n’est pas de grossir l’élite qui exerce le pouvoir mais de créer les conditions pour l’exercice du plus haut degré possible de démocratie directe.

Gilles Sarter


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La Liberté Sociale au cœur du projet Socialiste

La Liberté Sociale au cœur du projet Socialiste

Liberté sociale : La notion signifie que les êtres humains ne peuvent réaliser leur liberté individuelle chacun pour soi. Au contraire, ils dépendent pour ce faire de leurs relations mutuelles.

Le projet du socialisme est souvent présenté comme se limitant à la collectivisation des moyens de production et à la répartition égalitaire des richesses. Cette représentation limitée valut aux socialistes le sobriquet de « partageux ».

Afin de rompre avec cette représentation, Axel Honneth dans L’idée du socialisme remet sur le devant de la scène les motivations proprement morales de ce mouvement. Plus précisément, il montre comment à travers la notion de « liberté sociale », ses penseurs et activistes ont tenté de concilier les trois principes normatifs de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité.

Héritiers des valeurs de la Révolution

Dans les années 1830, Robert Owen, Henri de Saint-Simon et Charles Fourier sont parmi les premiers penseurs à revendiquer le nom de « socialistes ». Les trois activistes partagent la même révolte contre l’ordre social du capitalisme industriel naissant. Ils s’indignent de la misère et de la détresse dans lesquelles les travailleurs et leurs familles sont maintenus, sous prétexte de rentabilité économique.

C’est en s’appuyant sur les valeurs déjà proclamées par la Révolution française qu’ils formulent l’exigence d’un ordre social plus juste. Mikhaïl Bakounine quelques décennies plus tard soulignera explicitement la dépendance des socialistes à l’égard des principes de 1789. A ce titre, il parlera de « l’incontestable et immense service rendu à l’humanité par cette Révolution française dont nous sommes tous les enfants. »

Pour Owen, Saint-Simon et Fourier  la réorganisation de l’économie par la collectivisation des moyens de production ne constitue pas une fin en soi. Les coopératives ouvrières, l’association universelle ou les phalanstères n’ont pas pour objectif final de supprimer la misère. La collectivisation ne constitue, en effet, qu’un moyen. Elle est utile au développement de la bienveillance mutuelle, de la solidarité, de la coopération non-contrainte et au final de la liberté réelle des travailleurs.

La mise en commun des moyens de production ne vise pas la suppression de l’indigence des masses laborieuses, mais la réalisation des principes de fraternité et de liberté. En somme, chez les premiers socialistes ces deux valeurs occupent le devant de la scène. L’égalité ne joue qu’un rôle subordonné.

En effet, ces penseurs ont découvert une contradiction interne dans les principes de la Révolution. Cette contradiction apparaît lorsque la liberté est envisagée d’un point de vue individualiste. Cette acception est trop étroite pour s’accorder avec un objectif de fraternité.

Élargir la conception de la liberté

Les premiers socialistes s’évertuent à élargir la conception libérale de la liberté, afin de la rendre compatible avec l’objectif de fraternité. Cette volonté de conciliation apparaît encore plus clairement chez les auteurs ultérieurs, comme Louis Blanc et Pierre-Joseph Proudhon

Pour les deux penseurs, l’économie de marché s’appuie sur des fondements institutionnels qui reflètent une conception réductrice de la liberté.

Cette forme de liberté est limitée à la poursuite d’intérêts purement privés. Et la poursuite de ces intérêts se concrétise en relations de concurrence sur le marché. Une telle conception de la liberté empêche tout début de réalisation du principe de fraternité.

Blanc et Proudhon en concluent que la tâche du socialisme doit consister à résoudre cette contradiction. Leur programme vise donc à remplacer le marché. Les nouvelles institutions doivent permettre de réaliser une forme de liberté qui ne fasse pas obstacle à l’exigence de fraternité.

La liberté individuelle, ils ne l’envisagent plus comme la licence de poursuivre des intérêts égoïstes, mais comme la capacité à se compléter les uns les autres. Dans le rapport de solidarité ou de responsabilité mutuelle, toutes les exigences de liberté, de fraternité et d’égalité, pensent-ils, seront accomplies de façon non contradictoire.

C’est ainsi que Proudhon, dans Les Confessions d’un révolutionnaire écrit qu’au point de vue social, liberté et solidarité sont des termes identiques.

A la différence de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, il n’envisage pas la liberté de chacun comme une limite (ma liberté s’arrête où commence celle d’autrui). Il la définit au contraire comme un auxiliaire pour la liberté de tous les autres.

Prise en considération d’autrui

Karl Marx mène son raisonnement en reprenant la conception individualiste de la liberté : la possibilité de réaliser des intentions individuelles, en étant aussi peu entravé que possible par des contraintes extérieures.

Dans le cadre d’une économie capitaliste, l’exercice de la liberté dépend de la capacité de chacun à considérer autrui comme un instrument pour la poursuite de ses propres intérêts. Ce mode de comportement enfreint le principe de fraternité.

Comment résoudre cette contradiction ? Pour ce faire, il faudrait que l’organisation sociale engage chacun à concevoir ses propres objectifs comme les conditions de réalisation des objectifs d’autrui. Autrement dit, il faudrait élaborer une société dans laquelle les intentions des individus soient clairement imbriquées les unes dans les autres. Chacun serait conscient qu’il dépend des autres pour la réalisation de ses buts et vice versa.

Dans ses Notes de lecture, Marx fait référence à l’« amour ». Cette évocation indique explicitement la nécessité de prendre en considération autrui dès le moment de l’élaboration des intentions individuelles et pas seulement au moment de leur réalisation.

Dans l’amour, écrit Axel Honneth, mes activités se limitent aux buts qui servent mon auto-réalisation autant que celle de mon partenaire. Faute de quoi, sa liberté ne serait pas l’objet conscient de ma préoccupation.

Liberté sociale et fraternité

La conception libérale ou individualiste envisage la liberté comme absence de domination. La notion de « liberté sociale » est plus étendue. Elle élargit l’idée de contrainte à toutes formes d’influence pesant sur la volonté individuelle. Elle admet que les intentions des individus rencontrent une résistance sociale dans les intentions opposées d’autrui, même s’il ne s’agit pas d’intentions de domination.

Pour les socialistes, la réalisation des aspirations individuelles s’accomplit sans contrainte, uniquement si elle rencontre l’assentiment de tous et bénéficie de leur aide désintéressée.

Il faut préciser que le principe de fonctionnement communautaire conduisant à la liberté sociale est différent de la simple coopération. Le collectif n’est pas une entité supérieure qui intervient en recouvrant partiellement les objectifs individuels par un objectif commun. La communauté fonctionne plutôt sur le mode d’un entrelacement des subjectivités.

La liberté sociale se réalise non pas parce que chacun agit « avec » les autres mais parce que chacun agit « pour » les autres.

C’est pourquoi Axel Honneth souligne que, chez les socialistes, la communauté devient le vecteur de la liberté comprise comme une conquête. La liberté comme réalisations d’aspirations aussi inentravées que possible ne peut être atteinte individuellement, mais seulement dans le cadre d’une communauté adaptée.

Le socialisme originel pense qu’il est possible d’élaborer une société fonctionnant selon le modèle de ces communautés solidaires.

Pour fonctionner, elles doivent institutionnaliser des modes de comportements adaptés. La sympathie mutuelle est le plus important d’entre eux. Elle fait que chacun se préoccupe, pour des motifs non instrumentaux, de la réalisation d’autrui.

Le socialisme s’est constitué d’emblée comme un mouvement de révolte contre l’ordre social capitaliste. Contrairement à une idée très répandue, le cœur du projet socialiste n’est pas économique (collectivisation des bien de production, partage égalitaire des richesses…). Sa critique du modèle capitaliste libéral est d’abord morale.

Sur le même thème lire aussi un article sur la démocratie et le Pouvoir SocialEn héritiers assumés de la Révolution, les premiers socialistes acceptent ses principes normatifs : liberté, égalité et fraternité. Mais ils contestent que ceux-ci puissent être réalisés tant que la liberté est comprise dans un sens individualiste.

Ce n’est qu’en l’envisageant comme capacité à se compléter dans l’autre que la liberté coïncide parfaitement avec les exigences d’égalité et de fraternité.

© Gilles Sarter

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Hamadcha : Confrérie de Guérisseurs

Hamadcha : Confrérie de Guérisseurs

Les Hamadcha constituent l’un des nombreux ordres religieux marocains.

Pour être plus exact, ils appartiennent à deux confréries qui sont étroitement liées et souvent confondues : les ‘Allaliyin et les Dghughiyyin. Leur héritage spirituel remonte à Sidi Ali ben Hamduch et à son serviteur Sidi Ahmed Dghughi qui vécurent à la fin du 17ème et au début du 18ème siècles.

Le maraboutisme Hamadcha

Vincent Crapanzano, Les Hamadcha : Une étude d’ethnopsychiatrie marocaine, Les empêcheurs de penser en rond, 2000

Envisagé comme phénomène social, la confrérie des Hamadcha appartient à ce que les sciences sociales francophones appellent le maraboutisme. Le terme dérive de l’arabe murabit qui décrit un homme attaché ou relié à Dieu. Le mot sert avant tout à définir deux institutions : le culte des saints et les confréries qui y sont impliquées.

Les Hamadcha se définissent comme musulmans orthodoxes et sunnites, fidèles aux lois et enseignements issus du Coran et de la tradition prophétique (hadith). A ce titre, ils reconnaissent l’importance fondamentale des cinq piliers de l’islam (profession de foi, prière, aumône, jeûne et pèlerinage à la Mecque).

Mais comme toutes les confréries maraboutiques, les Hamadcha suivent aussi une voie (tariqa) ouverte par leurs guides spirituels. Les buts ultimes qui sont poursuivis au sein des différentes confréries marocaines sont variables. Généralement, il s’agit de se frayer un chemin vers Dieu ou tout simplement de pratiquer la dévotion due à un saint.

Les Hamadcha conçoivent le but de leurs pratiques cultuelles en termes de guérison plus que de communion avec Dieu.

Les enfants du saint

D’un point de vue économico-sociale, la confrérie Hamadcha s’organise en trois cercles.

Il y a d’abord, dans les environs de Meknès, les deux villages Beni Rachid et Beni Ouarad où sont situées les tombes associées à Sidi Ali et Sidi Ahmed. Celles-ci sont entretenues par leurs descendances patrilinéaires, comprenant la moitié de la population villageoise. On les appellent collectivement wulad siyyid, les enfants du saint. Comme ils affirment aussi descendre du Prophète, ils s’appellent aussi churfa. Le lignage est dirigé par un chef ou mizwar.

Aux tombeaux sont associés des pratiques codifiées dont l’objectif est de permettre aux pèlerins d’obtenir la baraka des saints.

On peut envisager la baraka comme une bénédiction ou encore comme une force spirituelle et miraculeuse. Les pèlerins la sollicitent dans la perspective d’obtenir une guérison, un enfant, un mari ou une épouse, un succès dans les affaires ou les études… Du point de vue de l’orthodoxie, il n’y a de baraka que de Dieu. Toutefois, on parle par ellipse de la baraka des saints qui en sont en quelque sorte les conducteurs ou les transmetteurs.

V. Crapanzano suggère que les descendants des Saints sont dépositaires d’une baraka institutionnalisée et cela est particulièrement évident du mizwar qui contrôle toutes les affaires, notamment l’entretien des tombeaux.

Toutefois, il est à noter que le lignage ne possède presque aucune autorité ou rôle politique dans cette région du Maroc, principalement en raison de l’influence supérieure d’un autre saint local, Moulay Idriss. Mais aussi parce que les villages ont été depuis longtemps soumis à l’autorité centrale.

Chaque année, les villages sont le centre d’un pèlerinage ou moussem entrepris par les dévots et les adeptes de l’ordre. Des cadeaux et de l’argent sont offerts au saint et par extension à sa descendance. La gestion des dons est effectuée par le mizwar. En retour de leurs dons, les pèlerins cherchent à obtenir la baraka des saints.

L’objectif de ces pèlerinages est principalement thérapeutique.

Les foqra et les zawiya

Le deuxième cercle de l’organisation confrérique concerne les taïfa ou groupes dont les membres sont appelés foqra (pluriel de fqir qui signifie pauvre au sens mystique de pauvre en esprit ; le mot est à l’origine de notre « fakir »). Un groupe peut avoir un lieu de réunion spécifique ou loge dite zawiya. Ce mot sert aussi à désigner le groupe en tant que tel.

Les loges cultuelles sont pour la plupart implantées dans les quartiers de l’ancienne médina de Meknès. Chacune d’entre elles opère sous l’autorité d’un mouqadem local sélectionné par les membres et formellement approuvé par le mizwar.

Ces zawiya rassemblent une quinzaine d’adeptes masculins qui organisent régulièrement des cérémonies religieuses.

Elles recrutent principalement parmi la classe économique des petits commerçants, artisans et travailleurs manuels. Les muhibbin sont les dévots, hommes, femmes ou enfants qui sont associés aux loges et assistent aux cultes et aux danses de transe.

Notons que les descendants des saints wulad siyyid peuvent choisir de devenir membres de la confrérie mais font rarement ce choix.

Enfin, tout un ensemble de groupes non structurés sont localisés dans les bidonvilles. La plupart sont constitués de migrants néo-citadins qui se regroupent autour d’un chef muqaddem. Il s’agit surtout de femmes et de travailleurs non-qualifiés.

La hadra : transe thérapeutique

La cérémonie la plus importante que ce soit dans les loges ou dans les quartiers populaires s’appelle hadra. Il s’agit d’une danse accompagnée de litanies, de musiques rythmées à base de percussions et de sacrifices de poulets ou de petits ruminants.

La hadra est entreprise afin d’induire chez les dévots une transe ou un état extatique hal ou wajo.

Ces rituels ont pour objectif de guérir les possédés ou les gens « frappés » par des jnoun djinns. Les jnoun sont des agents spirituels qui peuplent les lieux cachés comme les égouts, les puits, les sources, les terrains vagues ou les recoins des abattoirs. Ils sont sensibles aux insultes et aux blessures qu’on leur inflige par mégarde, en les ébouillantant ou en les piétinant. Et ils répondent en possédant ou en frappant ceux qui leur font du mal.

De nombreuses maladies mentales ou physiques (paralysies, fièvres, maux de tête…) sont réputées résulter de l’action des djinns.

Pour obtenir la guérison, l’esprit offensé doit être apaisé ou exorcisé. Au Maroc, l’exorcisme est souvent effectué par un  fqih, savant en science coranique. Mais pour les Hamadcha l’apaisement du djinn résulte de l’établissement d’une relation symbiotique entre lui et le patient. Pour ce faire, ce dernier doit être intégré au culte et en tant que membre du culte il doit subir des cure périodiques.

La cérémonie de la hadra est donc essentiellement un rite curatif une procédure thérapeutique qui n’est pas seulement plaisante pour le saint mais pour les jnoun aussi.

Le dispositif thérapeutique

L’originalité des Hamadcha au sein de la tradition mystique de l’islam tient à ce qu’ils se considèrent avant tout comme des guérisseurs. Ils ont reçu leur pouvoir de guérir (la baraka) par le biais de leurs saints intercesseurs. Leur activité de guérison est religieuse en ceci qu’elle dépend de la volonté divine. Cette dépendance les concerne tout particulièrement parce que les traitements qu’ils déploient sont sans rapport avec la vie ordinaire.

Le dispositif Hamadcha en même temps que religieux peut être considéré comme thérapeutique. Ils sont de bons diagnostiqueurs à leur façon. Et c’est ainsi qu’ils évitent de traiter les maladies que la médecine occidentale considère comme ayant une source organique : l’épilepsie en constitue un cas exemplaire.

Mais les Hamadcha sont capables d’obtenir la rémission de symptômes (cécité, mutisme, dépressions, paralysie, palpitations nerveuses…) qui sont l’expression de réactions hystériques, dépressives ou hystériques.

Lorsque les techniques destinées à modifier complétement l’état physique ou psychique du patient échouent, l’individu peut devenir membre d’un culte. Il est alors doté d’une nouvelle identité sociale, d’un nouvel ensemble de valeurs et d’une nouvelle manière de voir le monde et sa vie. Il peut lui-même ainsi que son entourage donner une explication aux tensions psychiques qui sont au moins partiellement responsables de sa maladie.

De cette interprétation, il résulte une décharge relative des tensions qui le conduit à une resocialisation ainsi qu’à un rétablissement de sa motivation.

Nous détaillerons ces différents éléments dans un article ultérieur.

© Gilles Sarter

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Magie Sociale : Jojo et les Imposteurs

Magie Sociale : Jojo et les Imposteurs

Certains agents sociaux peuvent tenir des discours d’autorité, d’autres non. La magie sociale, c’est l’opération collective qui (comme par magie) transforme un imposteur illégitime – quelqu’un qui tente de s’imposer à la reconnaissance des autres – en imposteur légitime dont l’autorité est reconnue par tous.

Récemment E. Macron s’est entretenu avec des journalistes. Le journal Le Point a donné un compte rendu de cet entretien. Nous y avons relevé ce passage : « [E. Macron] est convaincu (…) «qu’on est rentré dans une société du débat permanent». Grand consommateur de chaînes infos, il ironise : «Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu’un ministre ou un député!» »

Énoncés informatifs et performatifs

Pierre Bourdieu, Le langage autorisé: les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel, ARSS, novembre 1975

Les propos rapportés créent une confusion dans les idées. Ce qui est d’abord signifié, c’est qu’il y aurait, dans notre société, une tendance à vouloir débattre de tout. Mais, au sein de ce « débat permanent », toutes les voix ou tous les participants ne se vaudraient pas. Comme cette deuxième proposition est trop brutale et même carrément irrecevable, elle est exprimée sous-couvert d’une évidence qui veut dire autre chose : tous les individus n’ont pas le statut de ministre ou de député.

Essayons de comprendre où se situe la confusion. Il faut pour cela distinguer entre deux types d’énoncés.

Les énoncés informatifs ont pour fonction de transmettre des informations factuelles ou des opinions. Les énoncés performatifs ont pour fonction d’exécuter une action. On dit quelque chose et cela est.

Quand un président et un premier ministre disent : « Nous privatisons la gestion des barrages hydroélectriques français ». La parole est performative (depuis le 7 février 2018).

Quand un individu (mettons qu’il soit vêtu d’un gilet jaune) déclare : « Les barrages français génèrent un excédent brut de 2,5 milliards d’euros par an. Ils sont au cœur d’enjeux hydrauliques, énergétiques, environnementaux très importants pour la population française. Il serait donc préférable que leur gestion demeure publique ». La parole est de l’ordre de l’information et de l’opinion.

Débat et valeur de la parole

Ce qui rend une parole performative, c’est ce que E. Macron appelle le « statut » de celui qui parle. Dans le contexte de nos sociétés, les locuteurs qui se font obéir sont ceux que l’institution étatique reconnaît officiellement comme légitimes.

Policiers, juges, maires sont habilités à tenir des discours d’autorité. Sur ce plan, la parole d’un Gilet Jaune ne vaut pas celle d’un ministre.

Cependant, un débat n’est pas le lieu d’expression de paroles d’autorité. Un débat est un échange d’idées et d’opinions, dans lequel on ne s’intéresse pas au « statut » de celui qui parle mais à ce qu’il dit. C’est ainsi, nous apprend-on, que Socrate s’arrêtait dans la rue pour débattre avec des artisans, des poissonnières, des courtisanes…

Le débat suppose des interlocuteurs qui reconnaissent mutuellement leurs aptitudes à la vérité et à la raison.

Par ses propos, E. Macron tente de disqualifier l’aptitude à débattre des Gilets Jaunes. Les grandes questions économiques, sociales, politiques ce n’est pas pour eux, mais pour les représentants légitimés par L’État.

Cette réaffirmation de la confiscation de la parole des gens « ordinaires » intervient alors que ces derniers s’insurgent contre le monologue des représentants et de leurs « experts » (« Arrêtez de nous expliquer, on a compris! » lit-on sur une pancarte) et qu’ils cassent la magie sociale qui sous-tend l’autorité de ces derniers.

Magie sociale et autorité

Nous avons dit que, dans des contextes bien précis, les paroles d’un ministre ou d’un président possèdent une qualité performative. D’où leur vient cette dernière ? D’une délégation.

Le pouvoir des mots tient dans le fait que ceux qui subissent ce pouvoir reconnaissent l’autorité de celui qui parle. Et en se soumettant à cette autorité, ils oublient que c’est justement leur acte de soumission qui fonde cette dernière.

C’est à partir de l’étude du phénomène de la sorcellerie que H. Hubert et M. Mauss sont amenés à détailler ce mécanisme social. Dans les sociétés où ils existent, les sorciers sont initiés par des groupes restreints. Ces petits groupes peuvent fabriquer des sorciers parce que les communautés leurs délèguent ce pouvoir.

H. Hubert et M. Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, 1903 Les magiciens n’agissent donc pas en individus motivés par des intérêts personnels et dotés de moyens qui leurs sont propres. Au contraire, ils sont investis et engagés à croire en leur sorcellerie, par la communauté.

Les croyances des sorciers et celles des membres de la communauté ne sont pas différentes. Elles se reflètent l’une et l’autre. Le sorcier croit en l’efficacité de sa magie parce que le public y croit. Et le public y croit en raison du sérieux affiché par le magicien.

Les sorciers et tous les membres de la communauté se font accroire à eux-mêmes le pouvoir des premiers. C’est pourquoi même les actes de sorcellerie infructueux ne laissent pas de place au doute.

La magie sociale c’est ce phénomène de croyance généralisée qui génère une forme d’autorité.

Cette magie sociale opère aussi au sein de nos sociétés. Nous déléguons à des groupes restreints (partis politiques, ENA…) le pouvoir de fabriquer des représentants et des magistrats. Ces derniers, nous les investissons et nous les engageons à croire à leur autorité. Ils se font accroire entre-eux, ils nous font accroire et nous nous faisons accroire entre-nous à leur autorité.

Imposteurs illégitimes ou autorisés

Imaginons qu’un individu soit seul à prétendre qu’il est détenteur de l’autorité. S’il veut soutenir seul cette prétention, on le tiendra pour un imposteur. C’est-à-dire pour quelqu’un qui cherche à abuser les gens en leur faisant accroire qu’il possède une autorité, que personne ne lui reconnaît.

Mais s’il existe une croyance collective en l’autorité de cet individu ; si cette croyance s’impose à toute la collectivité, alors elle devient une vérité qui engendre sa propre vérification. C’est ça la magie sociale. L’autorité de l’individu repose sur le fait que tout le monde y croit.

L’imposteur légitime ne possède pas plus l’autorité que l’imposteur illégitime. On la lui prête seulement. Mais, grâce à la complicité des autres, il réussit à se faire accroire et à leur faire accroire qu’il la possède.

La magie sociale fonctionne parce que le transfert d’autorité est caché et transfiguré. Les gens oublient qu’ils l’ont déléguée à l’imposteur. L’autorité du représentant politique ou du sorcier apparaît alors comme une propriété, une qualité ou un don de sa personne.

A l’inverse, quand la magie sociale n’opère plus les délégués perdent leur capital symbolique ou leur charisme. Ils sont contraints de revendiquer l’autorité de manière explicite, parfois en recourant à la violence physique ou symbolique (qui va de la marque de mépris à l’insulte).

Pour en savoir plus sur la notion de capital symbolique

Mais en employant ces moyens, ils s’exposent à la réciprocité et contribuent à hâter l’effritement de la magie sociale. Au stade ultime quand la croyance collective est complètement effondrée, les imposteurs autorisés se transforment en imposteurs illégitimes.

© Gilles Sarter

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Les larmes sont aussi un fait social

Les larmes sont aussi un fait social

Lorsqu’on nous demande de donner des exemples d’institutions ou de phénomènes sociaux, tout un ensemble de réalités peut nous venir rapidement à l’esprit : le langage, les lois, les valeurs, les traditions… En revanche, peut-être que nous ne pensons pas spontanément aux modalités d’expression des sentiments (larmes, cris, gesticulations…). Pourtant, ces dernières appartiennent aussi à la catégorie des faits sociaux.

L’expression du chagrin

Marcel Mauss démontre à partir de l’exemple des rituels funéraires australiens que différentes manières d’exprimer les sentiments (cris, larmes, gesticulations…) sont fondamentalement des faits sociaux. A ce titre, elles ne sont pas spontanées mais imposées, formalisées et régulées.

Dans les populations autochtones d’Australie, les cultes des morts étaient très élaborés. Outre les chants ou les lamentations collectives, ils pouvaient inclure des séances de spiritisme et de conversation avec les défunts. Ces cérémonies étaient publiques, bien réglées et communautaires. A ce titre, les participants n’appartenaient pas seulement au campement du mort mais aussi aux communautés plus élargies (tribu, fraction de tribu).

Les rites les plus simples qui prenaient l’allure de cris ou de chants n’étaient pas aussi collectifs. Toutefois, nous allons voir qu’ils dépassaient tout-à-fait le cadre restreint de l’expression de sentiments individuels et spontanés.

Tout d’abord, c’était généralement à des moments précis ou à des occasions bien déterminées que les femmes abandonnaient leurs occupations quotidiennes pour s’adonner à des hurlements, des chants ou des invectives, à l’encontre du responsable présumé du décès (la mort était généralement considérée comme résultant d’actes de sorcellerie).

Marcel Mauss, Essais de sociologie, PointsPar exemple, le « cri pour la mort » était généralisé dans la région du Queensland. Il durait aussi longtemps que l’intervalle séparant le premier et le second enterrement du défunt. A des heures précises, notamment juste avant le coucher et le lever du soleil, tous les membres du campement hurlaient et pleuraient. Après ces manifestations ostentatoires, le camp reprenait son train-train habituel.

Parfois, plusieurs campements ayant des morts se rencontraient à l’occasion de foires, de regroupements pour la cueillette de noix ou pour des cérémonies d’initiation.

Ces rassemblements donnaient lieu à de véritables concours de lamentations.

Qui doit s’exprimer?

Ce n’étaient pas uniquement les moments ou les circonstances d’expression des peines et chagrins qui étaient fixés mais aussi les catégories d’individus obligés de le faire.

Généralement, il ne s’agissait pas des parentés de fait comme les pères, les fils ou les sœurs d’un même père… En revanche, les parentés de droit, les cognats, les simples alliés devaient manifester un maximum de chagrin. Chez les Warramunga, les beaux-frères hurlaient en recevant les biens du mort.

Le plus souvent, l’obligation d’exprimer du chagrin ou de la colère était dévolue aux femmes bien que le déroulement des cultes religieux était généralement réservé aux hommes.

Pourquoi les rituels funéraires appartenaient-ils aux femmes ? Peut-être parce ces dernières étaient considérées comme plus spécialement en relation avec les puissances malignes. Elles étaient souvent tenues pour être plus ou moins responsables de la mort de leurs maris. Par ailleurs, il était souvent interdit à l’homme de crier quel que soit le prétexte et en particulier la douleur.

Comme nous l’avons déjà dit, parmi les femmes ce n’étaient pas celles qui entretenaient des relations de parenté biologique avec le défunt (fille, sœur en descendance masculine,…) qui devaient pleurer mais celles déterminées par des relations de droit, comme « les » mères et « les » sœurs en général (les campements fonctionnaient en parenté par groupes) et la veuve du mort.

Les femmes en charge des lamentations et des pleurs se soumettaient aussi à des mortifications cruelles qui entretenaient leurs douleurs et leurs cris.

Ces macérations n’excluaient nullement la sincérité des sentiments de chagrin et de colère exprimés.

Expressions symboliques

A tous les éléments conventionnels évoqués (définition des catégories de personnes concernées, moments et modalités d’expression), il faut ajouter la nature et le contenu des lamentations.

L’expression des sentiments était toujours à quelque degré musicale. A minima, elles étaient rythmées et poussées à l’unisson. Mais parfois, elles prenaient la forme de refrains, de chants ou de chœurs alternés.

Cette musicalité témoigne assez l’origine sociale des formes de manifestation  de chagrin. Mais même lorsqu’elles se limitaient à des cris collectifs, elles acquéraient de ce fait une efficacité d’expulsion du maléfice.

Finalement, l’expression des sentiments de chagrin, de colère et de peur liée à la mort était tout-à-fait régulée et conventionnelle, chez les Australiens. Les modalités et les moments d’expression ainsi que les catégories de personnes concernées étaient définies socialement. Toutefois, ce caractère social n’enlevait rien à l’intensité, à la violence et au naturel des sentiments.

Mais de ce fait, ces manifestations sentimentales étaient bien plus que personnelles, elles devenaient symboliques.

Les personnes qui étaient obligées de les manifester les manifestaient certes pour elles-mêmes mais aussi pour le compte des autres, sous une forme d’expression comprise par les autres.

L’expression du chagrin et de la colère lors du deuil était une manière de sentir et d’agir élaborée socialement. C’est dire qu’elle s’imposait aux individus qu’ils le veuillent ou non.

Découvrez d’autres articles d’ethnologieQui doit et ne doit pas manifester son chagrin, sa peur, sa colère, sa frustration…? Selon quelles modalités et quelle intensité? A quels moments, dans quelles situations, en présence de qui? Pour comprendre les sentiments on ne peut se limiter à l’examen de leurs dimensions physiologiques et psychiques.

En accord avec l’enseignement de Marcel Mauss et d’Émile Durkheim, ils doivent aussi être abordés comme des faits sociaux.

© Gilles Sarter

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Société ou Communauté?

Société ou Communauté?

L’imaginaire libéral privilégie dans son interprétation du monde social la notion de société, au détriment de celle de communauté.

Le concept de société (societas) désigne étymologiquement une alliance, une association, un ensemble organisé de personnes unies par un intérêt commun.

Cette conception s’accorde parfaitement avec les deux projets économique et politique du libéralisme.

D’un côté, le modèle économique fondé sur la propriété privée des moyens de production, la liberté totale des échanges et l’organisation par le marché. De l’autre côté, la maximisation des droits individuels et l’association par le contrat politique.

La notion de communauté (communitas) recouvre, quant à elle, tous les types de relations qui se caractérisent par des liens affectifs, étroits, profonds et durables. La communauté se concrétise dans un engagement de nature morale et une adhésion commune à un groupe social.

Précisons tout de suite, que le sens du terme de communauté dépasse largement l’acception purement locale qu’on en donne souvent.

Libéralisme et Société

Du 16ème au 19ème siècle, les théoriciens du droit naturel s’efforcent d’élaborer une théorie de la société. Pour ces philosophes, la société modèle devrait résulter d’une association rationnelle établie entre les individus. Ces derniers étant envisagés comme libres et pré-sociaux par nature.

Dans la théorie du droit naturel, le consentement des individus à faire société découle de leurs intérêts personnels bien compris (sécurité, prospérité,…). Le contrat constitue la base sur laquelle s’établit cette association.

Jusqu’au début du 18ème siècle, peu de communautés traditionnelles échappent aux critiques de ces théoriciens.

Les communautés villageoises, la parenté élargie, les corporations, les communes… sont décrites comme sans fondement au regard du droit naturel. Seules l’Église et la famille nucléaire sont généralement épargnées. Cependant Hobbes, par exemple, ne justifie la relation entre parents et enfants que par l’idée d’un contrat tacite.

Les théoriciens du droit naturel appellent à une refondation sociale qui doit commencer par la répudiation de tout ce qui vient de la tradition. En effet, ils tiennent cette dernière pour l’ennemie première de la raison.

C’est là l’imaginaire dont héritent les philosophes français des Lumières. Il correspond parfaitement à leurs objectifs politiques. En effet, ces penseurs rejettent moralement et politiquement les ordres et tous types de relations sociales caractéristiques de la féodalité.

Pour eux il y a trop de communautés (villages, corporations,…) en France. Le pays nécessite un ordre social fondé sur la raison et non sur des liens personnels et étroits entre villageois, seigneurs et vassaux, maîtres et apprentis…

Au début du 19ème siècle, l’hostilité aux communautés traditionnelles et aux valeurs qui leurs sont propres s’accroît encore. Les forces politiques et économiques vont œuvrer conjointement à leur destruction.

En Grande-Bretagne, ce mouvement qui se présente comme faisant œuvre de Progrès et de Raison est porté par les utilitaristes. De Jeremy Bentham à Herbert Spencer, ils rejettent toutes formes de communauté qui s’interposent entre les individus et l’État souverain : droit coutumier, municipalités, jury, universités traditionnelles…

Ces théories fascinent les parlementaires qui sont sensibles aux demandes des hommes d’affaires et des fonctionnaires. Pour ces deux catégories d’acteurs, l’industrialisation, le commerce et l’organisation administrative bureaucratique constituent les instruments du développement économique.

Les traditions communautaires conçues comme des entraves au Progrès doivent être détruites définitivement par des réformes politiques et administratives.

Sociologie et Communauté

En même temps que les institutions communautaires sont de plus en plus battues en brèche, la notion de communauté devient un concept fondamental de la sociologie. Dès Auguste Comte, le « social » se réfère presque toujours au « communautaire » et non au societas.

La force de l’appartenance à la communauté résulte de ce que celle-ci répond à des motivations plus profondes que la seule volonté ou le seul intérêt de s’associer. Elle dépasse en intensité le consentement, la convenance personnelle ou la raison.

L’être humain est loin d’être une substance extra ou pré-sociale, appelée à s’associer à d’autres monades sur la base d’un choix rationnel. Au contraire, l’Homme est toujours déjà socialisé. Il est pleinement imprégné de social : manières de sentir, de juger, d’aimer ou de haïr, de bouger, d’agir… Ce qui ne l’empêche pas de pouvoir exercer sa capacité à la création ou à la réflexion critique.

De Ferdinand Tönnies à Max Weber en passant par Émile Durkheim, l’opposition conceptuelle entre communautaire et non-communautaire est prégnante.

Les grands fondateurs de la tradition sociologique montrent que dans un même contexte social, la force des liens communautaires tient justement à ce qu’ils s’opposent aux relations de type non-communautaire, fondées sur l’utilité ou le consentement contractuel.

L’impersonnalité et l’anonymat relatifs des liens qui établissent la « société » font ressortir par contraste l’étroitesse et la nature personnelle des liens communautaires.

Malgré cela, depuis le 19ème siècle, l’imaginaire libéral avec sa conception contractuelle et (pseudo)rationaliste de la société a profondément orienté la nature des institutions sociales. Son projet de destruction des valeurs, des modes de vie et de production traditionnels n’a pas faibli.

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La stigmatisation des liens avec le passé, l’exaltation de la modernisation et de la mobilité sont toujours d’actualité. Et nous savons avec quel zèle le néo-libéralisme s’emploie depuis plus d’un demi-siècle à détruire les communautés, la famille, les institutions républicaines et les nations pour étendre sans contrainte les marchés économiques.

© Gilles Sarter

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Le Germe de la Démocratie

Le Germe de la Démocratie

Les institutions politiques des anciens Athéniens sont souvent envisagées comme des modèles ou des anti-modèles, pour nos sociétés contemporaines.

A la question « la démocratie athénienne présente-t-elle un intérêt pour nous ? », Cornélius Castoriadis apporte une autre réponse.

Le mouvement d’auto-institution

La cité, la polis n’est ni un modèle ni un contre-modèle mais un germe, à partir duquel nous pouvons réfléchir à l’élaboration d’une démocratie radicale pour notre temps.

Ce germe qui constitue l’essence même de la vie politique de l’Athènes antique, c’est le mouvement d’auto-institution.

A partir du VIIème siècle avant notre ère, la polis se construit sur le modèle d’une communauté d’hommes libres (les femmes et les esclaves en sont exclus). Les citoyens de la cité édictent leurs lois, se jugent et se gouvernent eux-mêmes. En bref, ils posent eux-mêmes leurs propres institutions.

C. Castoriadis, La polis grecque et la création de la démocratie, « Les carrefours du Labyrinthe », Seuil, 1986.

Ce mouvement explicite d’auto-institution perdure jusqu’au IVème siècle, sous la forme d’une activité et d’une lutte autour du changement.

En effet, les lois, les règles et les cadres de vie ne sont pas fixés une fois pour toute, au moment de la fondation de la cité.

Au contraire, les citoyens n’ont de cesse de les remettre en question par l’exercice de la démocratie directe.

Le peuple par opposition aux représentants

Dans l’Athènes antique, l’égalité des citoyens implique le devoir de participer aux affaires publiques. Thucydide écrit que la communauté se gouverne elle-même et selon ses propres lois.

Au sein de l’ecclésia (assemblée populaire) les citoyens légifèrent et gouvernent selon le principe de la démocratie directe. Chaque voix y pèse un même poids.

Lorsque le recours à des délégués est nécessaire, ceux-ci sont élus et révocables à tous moments.

Les citoyens constituent aussi les tribunaux. Les cours ne sont pas formées de juges mais de jurys dont les jurés sont tirés au sort.

Dans nos sociétés contemporaines « démocratiques », l’autorité et l’initiative politique sont enlevées aux citoyens.

La souveraineté est remise à un corps restreint de représentants, difficilement révocables. Le peuple est dépouillé de sa capacité d’auto-institution et de son autonomie. C’est l’hétéronomie qui prévaut : les lois s’imposent de l’extérieur.

Le peuple par opposition aux experts

Avant de prendre des décisions, l’assemblée populaire athénienne peut entendre des experts. Le domaine d’expertise de ces derniers se limite à des activités techniques : agriculture, architecture, construction de navires…

Il ne saurait y avoir d’experts en politique car la « sagesse » politique appartient au corps politique, c’est-à-dire à la communauté toute ensemble.

La guerre en revanche est affaire technique. Les experts en cette matière s’appellent les stratèges. Au même titre que les autres techniciens auditionnés, les stratèges sont élus par l’assemblée.

Les experts sont non seulement élus par les citoyens mais ils sont aussi contrôlés par ces derniers. L’idée qui prévaut est que le meilleur juge d’un spécialiste est l’utilisateur et non pas un autre spécialiste : le capitaine et non le constructeur pour le navire, le soldat et non le forgeron pour l’épée… et bien sûr, la communauté des citoyens pour toutes les affaires communes.

Encore une fois, la conception athénienne s’oppose à la notre qui considère que les experts ne peuvent être jugés que par leurs pairs. Ce présupposé, comme le fait remarquer C. Castoriadis, alimente à la fois l’expansion et l’irresponsabilité croissante des appareils bureaucratiques.

Quant à la professionnalisation de la politique et à la justification du pouvoir des hommes politiques par l’expertise qu’ils seraient les seuls à détenir, elles tournent en dérision le mot même de démocratie.

La communauté par opposition à l’État

La polis athénienne n’est pas l’équivalent d’un « État » au sens moderne. Thucydide précise que la « polis, ce sont les hommes ».

L’idée d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens n’existe pas pour les Athéniens de cette époque.

La polis est une sorte de personne morale. Elle possède une existence propre en dehors de la présence physique des milliers d’individus qui la constitue. A ce titre, elle négocie des traités, honore des engagements et assume ses responsabilités, à travers le temps.

Mais, l’idée d’une distinction entre un « État » et une « population » n’existe pas. Quant aux organisations techniques et administratives, elles sont cantonnées à des tâches d’exécution et supervisées par des magistrats. Ces derniers sont des citoyens, tirés au sort, tenus de rendre des comptes et révocables à tout moment.

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Les intérêts particuliers tenus à distance

Autre principe important pour les Athéniens :

Les intérêts particuliers doivent être maintenus à distance, autant que possible, lorsqu’une décision politique doit être prise.

Par exemple, si une guerre doit être déclarée, les citoyens qui habitent à proximité de la frontière ne peuvent pas prendre part au vote. Si une loi concernant l’approvisionnement agricole doit être votée, les agriculteurs sont tenus à l’écart… Dans les deux cas, les décisions doivent être prises dans l’intérêt commun or les habitants des frontières ou les agriculteurs ne pourraient pas voter en s’abstrayant de leurs intérêts particuliers.

Cornelius Castoriadis insiste sur cette volonté de préserver l’unité du corps politique. Il faut à tout prix éviter qu’il éclate sous l’effet de divisions et d’antagonismes.

Pour les Athéniens, la politique est par définition gestion du commun. Elle s’anéantit donc si elle devient un masque derrière lequel avance des intérêts particuliers.

Dans nos sociétés contemporaines, le corps politique n’est pas unifié mais fragmenté en partis, groupes de pression, lobbies. C’est que les sociétés elles mêmes sont profondément divisées par des intérêts contradictoires, principalement économiques.

Pour qu’une politique autonome orientée vers la gestion du commun puisse émerger, il faudrait au préalable réduire ces contradictions entre intérêts socio-économiques, au sein de la société.

L’espace public et l’éducation

La mise en œuvre de la démocratie directe à Athènes repose sur l’existence d’un espace public qui appartient à tous. Il est constitué de l’ecclésia, lieu de la prise de décision, mais aussi de l’agora, lieu d’échange et de circulation de la parole avant la prise de décision.

En occupant un espace public, la politique cesse d’être une affaire « privée » qui relève du roi, du gouvernement, de la bureaucratie, des hommes politiques ou des prêtres…

Les gens se parlent librement de tout ce qui peut les intéresser. Ils concrétisent l’ iségoria qui est le droit égal pour chacun de parler en toute franchise et la parrhésia qui est l’engagement pris par chacun de parler réellement en toute liberté, dès qu’il est question d’affaires publiques.

En aval de la prise de parole citoyenne, l‘éducation joue un rôle fondamental. Elle tend à faire prendre conscience que la polis, c’est chacun, à travers ses participations, ses décisions et ses comportements

L’auto-limitation par l’accusation d’illégalité

Si la démocratie est le régime de l’auto-institution alors elle est aussi celui du risque. Les décisions prises en assemblée ne sont pas encadrées par des limites ou des normes externes. Les citoyens peuvent décider « tout et n’importe quoi ».

Dès lors des questions surgissent. Comment un régime auto-instituant qui pose lui-même ses propres règles peut-il s’auto-limiter ? Quelles limitations la démocratie directe peut-elle se donner ? Et si limites il y a, comment faire en sorte qu’elles soient respectées ?

Tout d’abord, il faut insister encore, en démocratie radicale les normes ou les limitations qui sous-tendent la prise de décision ne sauraient être extrinsèques.

Elles ne peuvent provenir d’une source extérieure à l’assemblée des citoyens. Comme dans une théocratie, par exemple, où les lois sont d’origine divine.

Les modernes ont cru trouver une solution dans les « constitutions » ou les « chartes fondamentales » qui incluent des normes indépassables. Cependant, nous observons chaque jour que concrètement il n’y a pas d’autre loi qui s’applique que celle du plus fort, que sa force soit économique, communicationnelle, militaire ou physique…

Les Athéniens trouvent une réponse à la question de l’auto-limitation dans la procédure d’accusation d’illégalité.

Mettons qu’un citoyen propose une loi à l’ecclesia et qu’elle soit adoptée. Un autre citoyen peut l’accuser d’avoir poussé le peuple à voter une loi illégale. Un jury tiré au sort, pouvant comprendre jusqu’à 1500 individus, décide de son acquittement ou de sa condamnation. Dans le dernier cas la loi est annulée. Ainsi, il faut peser soigneusement sa décision avant de proposer une loi. Surtout, il faut éviter de s’appuyer sur des mouvements d’humeur passagers de la population.

Les Athéniens en appellent donc au peuple contre lui-même. Les citoyens qui constituent la seule force d’institution s’auto-limitent grâce à la possibilité d’accusation d’illégalité.

L’autonomie et la démocratie

Les Athéniens ont créé une communauté de citoyens capables de se doter d’institutions n’ayant pas d’autres fondements que ceux qu’ils voulaient bien lui donner.

Le sens capital de cette auto-institution est l’autonomie.

La question de l’autonomie est centrale dans l’œuvre de Cornelius Castoriadis. Rappelons la brièvement. Les êtres humains créent les institutions sociales : les règles, les normes, les langages, les manières d’être et de se comporter…

Pour aller plus loin, l’article sur la notion d’autonomie chez C. Castoriadis

Quand ce processus de création se réalise en toute conscience, c’est l’autonomie. Les individus savent qu’ils se donnent des lois.

Quand les êtres humains oublient qu’ils ont créé les institutions qui gouvernent ou orientent leur vie quotidienne, c’est l‘hétéronomie. Les normes semblent être imposées de l’extérieur et inchangeables.

Pour Cornélius Castoriadis, l’institution des sociétés occidentales modernes repose sur deux grands imaginaires.

Le premier trouve son origine dans l’acte volontaire de conquête de l’autonomie des grecs et le second dans le capitalisme.

Entre ces deux imaginaires, Castoriadis dit qu’il nous faut essayer de favoriser l’un plutôt que l’autre. Car nous ne pouvons nous débarrasser de l’un des deux. Notre défi est de penser leur articulation différemment.

Pour ce faire, il propose de s’appuyer sur l’expérience athénienne. Il nous invite à réfléchir aux conditions concrètes d’une organisation collective proprement autonome, qui se sait pleinement responsable d’elle-même et de ses choix.

A ce titre, une démocratie radicale impliquerait l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants, dans la politique, l’économie et le social en général.

© Gilles Sarter

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