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Actes d’État : Sociologie des Commissions Officielles et des Hauts-Commissariats

Actes d’État : Sociologie des Commissions Officielles et des Hauts-Commissariats

L’étude sociologique d’actes d’État, comme une commission sur le logement ou un Haut-Commissariat sur les retraites, nous éclaire sur la manière dont quelques individus porteurs d’un projet politique peuvent réussir à commander l’organisation de la société.

Actes d’État

Il est difficile de penser l’« État », en faisant abstraction de la pensée qui est produite au nom de l’« État ». Spontanément, nous appliquons à cette notion des représentations théoriques, apprises à l’école ou inculquées par le discours officiel.

Ces représentations ont une coloration fétichiste. Cette dernière donne à ce que nous appelons « État », toutes les apparences d’un sujet agissant, parlant ou pensant. A ce fétichisme est associé une vision « démocratique ». Ainsi, la société déléguerait à l’« État », le pouvoir d’organiser la vie sociale, dans le respect de l’intérêt général. Pourtant l’observation même superficielle de la « vie politique » vient heurter ces représentations.

Ce qui s’y déroule au nom de l’« État » concerne généralement des groupes d’individus, qui essaient d’imposer leur point de vue à l’ensemble de la collectivité. La tentative actuelle de modifier le système des retraites en constitue un exemple typique.

Dès lors, il est important d’essayer de comprendre comment quelques individus porteurs d’un projet politique peuvent commander l’organisation du monde social.

Commission Barre sur le Logement

Pierre Bourdieu propose d’aborder cette question en étudiant les « actes d’État ». Ces actes sont ceux qui produisent des représentations légitimes et qui rendent ces représentations efficaces, dans l’ordre social.

Par exemple, une loi sur le travail fournit les définitions légitimes du « travail », du « salaire », de la « relation employeur-employé ». Sur la base de ces représentations, elle organise le monde social du travail. Les rapports ministériels, les commissions, les missions, les délégations officielles ou encore les Haut-Commissariats constituent autant d’actes d’État.

Pour sa part, Pierre Bourdieu a étudié dans le détail le fonctionnement de la Commission Barre sur le logement. Au début des années 1970, à la demande de Valéry Giscard D’Estaing, le gouvernement veut mettre en œuvre une nouvelle politique du logement. A cet effet, des comités et des commissions sont mis en œuvre. La plus importante est la commission présidée par Raymond Barre.

Les résultats des travaux donnent lieu à la loi du 3 janvier 1977 qui affirme la réduction de l’ « aide à la pierre » (aide aux constructeurs pour la construction de logements collectifs), au profit de l’aide aux personnes (aide à l’accès à la propriété individuelle). Il en résulte un boom de la construction de pavillons en série, qui s’appuie sur le développement du crédit bancaire immobilier.

La commission Barre est donc exemplaire de ces actes qui produisent des représentations, des décisions et des règlements qui transforment l’organisation sociale.

Construction d’un Problème Public

La première étape de concrétisation d’un acte d’État concerne la construction d’un problème public. Le problème considéré peut être réel, par exemple un manque de logements, d’hôpitaux, de routes… Mais il peut aussi être créé de toutes pièces. Pour ce faire, les personnes qui gouvernent peuvent utiliser tout un ensemble de moyens techniques, statistiques, comptables ou législatifs. Ces actions sont généralement ignorées du grand public. D’une part, parce qu’on n’en fait pas la publicité. D’autre part, parce que leur technicité échappe parfois à la compréhension du grand nombre.

Henri Sterdyniak, Le déficit de la Sécurité Sociale, un mensonge D’État [Télécharger le PDF]C’est ainsi que, récemment, une grande campagne de communication a porté sur un prétendu déficit de la Sécurité Sociale. Cette communication officielle prépare le terrain à une refonte du système et notamment celui des retraites. Elle omettait volontairement de préciser que le déficit annoncé ne résultait pas d’un problème systémique mais de décisions gouvernementales. Au point qu’un économiste a qualifié cette annonce de « mensonge d’État ».

La première de ces décisions concernait l’obligation faite à la Sécurité Sociale d’anticiper des remboursements de dettes créées par la crise financière. La seconde était relative au retour (par un vote de l’Assemblée Nationale qui est passé presque inaperçu) sur l’obligation pour l’État de compenser les exonérations de cotisations sociales patronales, qu’il a lui-même accordées (Loi Veil du 25 juillet 1994). Pour 2019, les allègements généraux de cotisations patronales sont estimés à 52 milliards d’euros. En comparaison, le « déficit » annoncé pour la Sécurité Sociale n’était que de 5,3 milliards d’euros.

Un Problème pour Qui ?

D’une manière générale et même sans s’intéresser aux chiffres, on pourrait se demander pour qui la santé et les retraites constituent des « problèmes ». Et l’on pourrait aussi avancer que c’est plutôt le fait de considérer ces questions comme des « problèmes » qui pose problème.

Dans un pays, dans lequel la valeur produite augmente chaque année, la prise en charge de la santé et des retraites est uniquement une question de répartition de la richesse. Cette répartition découle d’un choix de société. A qui pose « problème », le choix de consacrer une part de cette richesse à assurer le bien être de la population ?

Moralisation du Problème

L’utilisation des médias de masse joue bien sûr un rôle de premier plan dans l’élaboration des problèmes publics. Un moyen très efficace de transformer un problème imaginaire en problème légitime consiste à effectuer des sondages d’opinions. Par exemple, après avoir communiqué intensément sur le « déficit » de la Sécurité Sociale, on demande aux gens si ce déficit les inquiète. Le constat effectif de leur inquiétude est utilisé pour alimenter l’idée de l’existence d’un problème.

Une autre approche pour gagner l’assentiment du public consiste à donner une dimension morale au « problème » considéré. C’est ainsi que l’on tente de justifier la transformation du système des retraites existant par la présence de prétendus « régimes spéciaux », qui bénéficieraient à des privilégiés. La casse de l’assurance chômage, quant à elle, a été justifiée par la stigmatisation des chômeurs qui profiteraient du système pour ne plus chercher de travail…

Constitution d’une Commission

Le « problème public » étant créé, il faut faire mine de le résoudre. Une invention importante consiste à mettre des gens ensemble, sous la forme d’une commission officielle, d’un Haut-Commissariat, d’une délégation… La création en est théâtralisée sous la forme d’une cérémonie d’inauguration ou de nomination.

Il s’agit là d’un acte typique de mobilisation des ressources symboliques attachées à l’idée d’« État ». La représentation collective selon laquelle la société a délégué à l’« État » le pouvoir d’organisation sociale est utilisée pour convaincre l’opinion publique que la commission va parler au nom de l’intérêt universel. L’État délègue, à son tour, à la commission le pouvoir que la société lui a délégué.

La magie de la commission consiste à transformer les points de vue particuliers de ses membres, en un point de vue universel, valable pour l’ensemble de la société.

Le choix des participants parmi des personnalités présentées comme expertes dans le domaine concerné permet aussi d’ajouter une consécration scientifique ou technique aux résultats des travaux du groupe.

« Aide à la pierre » ou « Aide à la personne »

Une des premières tâches d’une commission ou d’un Haut-Commissariat consiste à reprendre le « problème public » qui a été élaboré, afin d’en donner une définition légitime. Il s’agit d’une étape cruciale.

En effet, la nouvelle définition du problème a pour objectif d’orienter les travaux de la Commission, de sorte que ses préconisations finales aillent dans le sens du projet politique du gouvernement.

Bien sûr, la composition de la commission doit donner l’apparence de représenter une diversité de points de vue, y compris des points de vue contradictoires. Ainsi, la commission Barre sur le logement rassemblait des acteurs issus des différentes institutions concernées : Ministères des Finances, des Affaires Sociales, de l’Équipement, Banques, Constructeurs, Maires, représentants d’associations et de HLM…

Pierre Bourdieu observe qu’au sein de cette commission, la question qui était posée d’emblée concernait celle du meilleur choix entre « aide à la pierre » ou « aide à la personne ». Toutes les autres options politiques, envisageables pour résoudre le problème du manque de logements, étaient écartées. Les participants de la commission avaient été choisis, parmi les tenants de l’un ou l’autre système. La conduite des travaux donnait l’illusion d’un véritable débat d’experts. Sauf que le choix de R. Barre, comme président, correspondait à celui de la personne la mieux à même d’orienter le choix final vers l’ « aide à la personne ».

L’objectif non avoué de la commission était, en effet, de remettre au gouvernement un rapport conseillant (la notion de conseil est très importante) d’adopter une politique d’ « aide à la personne ». En effet, ce « conseil » participait d’une stratégie politique plus globale.

Valéry Giscard d’Estaing voulait encourager l’accès à la propriété des personnes occupant le côté gauche de l’espace social. Ces personnes sont celles qui possèdent plus de capital culturel que de capital économique (instituteurs, enseignants, petits et moyens fonctionnaires…).

L’objectif politique était de les lier à l’ordre établi, à travers le lien de la propriété.

Pierre Bourdieu souligne que c’est réaliser un changement considérable que d’associer ce côté gauche de l’espace social à l’ordre établi.

« Répartition en Points » ou… Rien

De la même façon, l’agenda des travaux du Haut-Commissariat sur les retraites incluait des consultations d’organisations syndicales, des débats et des ateliers citoyens… L’objectif affiché était d’élaborer un système de retraite universel (on verra que le terme universel est important). Mais d’entrée de jeu, seul le système par répartition en points constitue le élément central des discussions (voir les petites vidéos sur le site www.reforme-retraite.gouv.fr).

C’est donc en toute logique que les « préconisations » remises par le Haut-Commissaire au Premier Ministre (juillet 2019) sous la forme d’un rapport concernent la mise en place d’un tel système de financement.

Ces préconisations sont en adéquation avec les orientations politiques fondamentales du gouvernement : d’une part une politique budgétaire menée dans le strict respect des consignes du Pacte budgétaire de l’Union européenne ; d’autre part une politique économique orientée vers le soutien aux entreprises et à la finance.

Analyses Retraites, INSEE [Télécharger le PDF]Concrètement, le passage vers un système en points permettra au gouvernement de plafonner les dépenses consacrées aux retraites à 14 % du PIB, c’est-à-dire à leur niveau actuel, alors que la part des personnes âgées de plus de 64 ans va passer de 20 à 26 % d’ici 2040.

Par ailleurs, du fait de la diminution générale des pensions, induite entre autre par ce plafonnement, les ménages seront incités à orienter leur épargne vers des produits financiers (fonds de pension). De manière plus générale, l’organisation de ce transfert d’épargne constitue l’un des objectifs explicites de la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises), promulguée le 22 mai 2019.

Intérêts Privés contre Intérêts Publics

Nous pouvons maintenant revenir à notre question initiale. Le monde social est un lieu de lutte entre des agents porteurs de points de vue différents sur la manière de l’organiser. Comment quelques individus réussissent à imposer leurs projets et à commander l’organisation de la société?

Pierre Bourdieu, Sur l’État (cours au Collège de France), Point-SeuilLes  actes d’État , comme les Hauts-Commissariats, les commissions, les délégations, les missions officielles, les projets de lois jouent un rôle important dans ce processus. Ils permettent de convaincre qu’un point de vue particulier est le bon point de vue et que sa valeur est universelle.

Mais pour ce faire, une commission ou une délégation doivent apparaître comme étant au-dessus des intérêts particuliers. Toute la société est censée s’y reconnaître. Elles doivent donc donner l’apparence du respect de l’intérêt public et de la vérité universelle, sur lesquels tout le monde s’accorde en dernière analyse.

La recherche apparente de l’intérêt collectif doit entrer en résonance avec les représentations de l’État « démocratique » ou de l’institution « républicaine », telles que les individus les ont intériorisées (et telles que nous les évoquons au début de cet article).

Pour qu’une telle adéquation ait lieu, il faut que les agents qui produisent l’acte d’État (hommes politiques, personnes mandatées, représentants officiels…) fassent des professions de foi désintéressées.

La personne officielle qui transgresse la valeur de désintéressement particulier trahit le contrat de l’officiel qui est censé être celui de l’intérêt public. C’est pourquoi la révélation d’intérêts privés provoque le scandale.

La transgression crée un désajustement entre la réalité objective des pratiques et les dispositions intériorisées par les individus, sur la nature et le rôle de l’« État ». Le transgresseur échoue donc à mobiliser ces dispositions pour faire passer son point de vue particulier pour le point de vue universel. Il doit alors user d’autres stratégies pour imposer son projet, comme par exemple recourir à la force.

© Gilles Sarter

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Institution Sociale et Sociologie

Institution Sociale et Sociologie

Le concept d’institution sociale fait partie des concepts fondamentaux de la sociologie. Quels sont les usages qu’elle lui prête? Comment en aborde-t-elle l’étude?

L’Institution Sociale Objet de la Sociologie

Étymologiquement, le mot « institution » est construit sur la racine indo-européenne sta « être debout ». En latin in-statuere c’est « faire tenir ». Or les pères fondateurs de la sociologie française, Émile Durkheim et Marcel Mauss considèrent que la stabilité caractérise les sociétés humaines.

Ce qui « fait tenir » les sociétés se sont les catégories de pensée, les formes d’organisation et de pouvoir, les langues, les croyances collectives, les habitudes ou encore les règles de conduite qui préexistent aux individus.

La notion d’institution sociale désigne toutes ces représentations et manières de penser, d’agir, de sentir que les individus trouvent devant eux et qui s’imposent à eux.

Selon la conception des deux sociologues, les institutions sont élaborées par les êtres humains mais dans un mouvement créateur qui dépasse les consciences prises individuellement. Les règles, habitudes, normes, croyances collectives s’élaborent donc «  en dehors » des individus isolés. Elles viennent ensuite les surplomber. L’éducation et la socialisation leur apprennent à les reconnaître et à les respecter.

Ainsi les institutions constituent des faits sociaux par excellence. A ce titre, elles deviennent l’objet central de la sociologie. E. Durkheim et M. Mauss peuvent même dire que la sociologie est la science des institutions.

La Sociologie du « Bon-Ordre »

Dans cette tradition de pensée, les institutions sont des cadres, à la fois contraignants pour les individus et structurants pour la société. Or le contexte historique, pendant lequel les auteurs concernés élaborent leurs théories (fin du 19ème et début du 20ème siècle) est marqué par une inquiétude qui concerne la stabilité sociale.

Le danger leur semble venir, d’un côté, des tenants du retour aux institutions de l’Ancien Régime, qui menacent la Troisième République. D’un autre côté, des aspirations utilitaristes et individualistes qui se développent. Ces dernières veulent orienter la formation des institutions, vers la satisfaction des besoins et des désirs individuels. Cette tendance apparaît comme une contradiction en soi pour les sociologues. Par essence une institution sociale n’est pas constituée pour répondre à des intérêts privés. Le risque qu’ils envisagent est celui d’une anomie généralisée, qui produirait des individus désolidarisés.

Dans la lignée de E. Durkheim et M. Mauss, les sociologues s’attellent donc à une réflexion, portant sur la possibilité d’instaurer des institutions nouvelles, qui permettraient de maintenir la cohésion sociale.

Prenant acte de l’individualisme croissant, ils tentent aussi de comprendre comment des nouvelles formes stabilisées de pensée et de conduite pourraient être intériorisées par les individus.

Ce programme constructif se poursuit durant tout le 20ème siècle, dans le cadre d’une sociologie de la modernisation et du développement. Il est animé par la volonté de participer à la construction d’un ordre social solidaire et intégré. Talcott Parsons, par exemple, avance l’idée que la sociologie peut œuvrer à la stabilisation des « systèmes sociaux », par l’élaboration d’institutions adéquates et par l’obtention de l’adhésion des individus aux valeurs dominantes.

La Critique Sociale

Toutefois, la sociologie comme discipline du « bon ordre social » est bientôt rattrapée par ce qu’on appelle la « critique sociale ». Celle-ci adopte différents angles d’attaque à l’encontre des institutions.

Un premier registre qui est, par exemple, celui de la première École de Francfort s’intéresse à la dénonciation des fictions collectives. Il s’attache à déconstruire les fétiches, les « êtres collectifs » ou « entités collectives » (l’État, le langage, l’Église, le Capital, les identités sociales comme « cadres »…). Le sens commun traite les institutions comme s’il s’agissait de sujets qui parlent ou qui agissent de manière consciente : l’État s’engage à, décide que, agit pour… La démarche déconstructiviste détruit cette croyance en montrant la genèse, la construction sociale et l’hétérogénéité des institutions.

Christian Laval, Le destin de l’institution dans les sciences sociales, Revue du Mauss, 2016/2 n°48Une deuxième approche s’efforce de montrer comment les institutions mentent et se mentent à elles-mêmes, pour perdurer. Elles ont généralement d’autres fonctions que celles qu’elles prétendent avoir. Et à ce titre, elles sont souvent des instruments de domination cachés, au service des plus puissants. Pierre Bourdieu et Claude Passeron ont popularisé cette critique, à travers leurs travaux sur l’école.

Enfin, la troisième critique concerne plus spécifiquement les enfermements et les assujettissements institutionnels. L’école, l’hôpital, l’asile, l’usine… sont analysés comme des institutions totales et disciplinaires, au même titre que la prison (Michel Foucault, Erving Goffman, Robet Castel).

Deux Visions Contradictoires

De ces différentes approches découlent deux grandes conséquences sur le plan de la théorie. La première concerne l’élaboration d’une vision et la définition d’un programme de recherche qui opposent l’institution vue une comme forme « inerte » et aliénante du social, à la « vitalité » des mouvements sociaux et à la dynamique du conflit.

La seconde, en contradiction avec la précédente, met l’accent sur la possibilité et la nécessité de transformer les institutions elles-mêmes. En s’appuyant sur les résultats de la démarche déconstructiviste, ce courant théorique propose, par exemple, d’aborder la démocratie ou la révolution, comme des démarches d’auto-institution de la société par elle-même (Cornelius Castoriadis).

© Gilles Sarter


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Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Lire Erik Olin Wright

Lire Erik Olin Wright

« Social » n’est pas un vain mot pour Erik Olin Wright. Science sociale émancipatrice, rapport social d’exploitation, classes sociales, inégalités sociales, pouvoir social, socialisme. Comme qualificatif ou comme radical, le mot « social » est présent dans les principales notions, qu’il élabore et utilise, tout au long de son œuvre.

Ce livre propose une introduction à ces notions, aux rapports que E.O. Wright tisse entre elles, à la compréhension du monde social et aux perspectives de changements qu’elles soutiennent.

Pour qui souhaite découvrir comment on fait de la sociologie, l’œuvre du sociologue américain constitue une bonne entrée en matière. Pour celui qui s’est déjà intéressé à cette discipline, elle propose une manière qui diffère peut-être de celles qu’il a découvertes, chez d’autres sociologues. En effet, c’est principalement à partir de l’examen de l’agencement des relations sociales qu’il tente d’expliquer des phénomènes sociaux comme les inégalités, les discriminations, les conflits ou encore la précarité.

E.O. Wright situe sa démarche au sein de la tradition sociologique marxiste.

Il dit avoir trouvé le point d’appui de ses investigations, dans ce qu’il considère comme en être le cœur conceptuel, les classes sociales résultent de la relation d’exploitation. La proposition qui accompagne cette hypothèse est que les modalités de reproduction et de transformation des sociétés capitalistes sont largement explicables par leur division en classes sociales. Bien sûr, la réalité est plus complexe et de nombreux phénomènes doivent aussi être expliqués par d’autres formes d’agencements sociaux. Mais pour E.O. Wright, l’idée centrale demeure que « les classes comme exploitation » constitue le niveau d’explication le plus englobant et le plus cohérent que propose la sociologie marxiste.

Si E.O. Wright voit dans le marxisme, une tradition forte de l’analyse sociologique, il avance aussi qu’y adhérer implique un engagement normatif fort. De toute son œuvre, on peut dire qu’elle concerne, à un point ou à un autre l’analyse du capitalisme et la recherche d’alternatives à des agencements sociaux qu’il diagnostique comme préjudiciables pour la plupart des individus.

Au fond, la grande question qui a motivé ses investigations a été celle de la mise en place d’une solution de rechange au capitalisme.

Selon sa propre expression, la marque de fabrique de nos sociétés actuelles est celle de la pauvreté au beau milieu de l’abondance. Et si ce n’est pas là leur seul aspect négatif, c’est pour lui, le plus décisif. Le système économique capitaliste va de pair avec la destruction de vies humaines, la précarité pour tous ceux qui se situent au bas de l’échelle du marché du travail, un travail aliénant et fastidieux pour la majorité de la population, sans parler d’un appauvrissement existentiel engendré par le consumérisme effréné.

Dès lors, la question cruciale qu’il pose n’est pas de savoir si les institutions capitalistes ont permis d’améliorer les conditions de vie matérielles moyennes, sur le long terme. Elle est plutôt de savoir si les choses pourraient aller mieux et si des formes de souffrance pourraient être éliminées, si nous nous organisions différemment.

A cette interrogation, E.O. Wright répond par l’affirmative. Un autre monde est possible. Dans ce nouveau monde les conditions d’épanouissement de la plupart des gens pourraient être améliorées. Et, il se trouve que des formes d’organisations sociales existent déjà qui peuvent conduire, si nous empruntons la voie qui convient, à la construction de ce monde meilleur.

Ainsi, l’anticapitalisme de E.O. Wright recouvre deux postures. La posture critique concerne l’analyse des conditions sociales de production des injustices et des préjudices, au sein du système capitaliste. La posture pratique vise la construction d’une alternative pour l’émancipation humaine. Ces deux postures définissent le cadre de ce que le sociologue appelle la « science sociale émancipatrice ».

De manière générale, les écrits de E.O. Wright, plus de vingt ouvrages et une centaine d’articles, se caractérisent par une grande clarté d’expression. Leur auteur n’utilise aucun jargon complexe. Pour les lecteurs français, la seule difficulté (si c’en est une) à aborder son œuvre résulte du manque de traductions.

Envisioning Real Utopias, trad. Utopies Réelles (La Découverte,2017).A ce jour, un seul ouvrage a été traduit dans notre langue. Un deuxième est en cours de traduction.

Notre parti pris dans la rédaction de ce livre ainsi que l’attitude que nous proposons aux lecteurs d’adopter sont alignés sur le conseil donné par Karl Jaspers, dans ses Remarques sur les lectures philosophiques. Il s’agit avant tout d’une attitude de confiance et de sympathie pour la pensée de l’auteur et pour son sujet. Ce n’est qu’après s’y être laissé prendre complètement que l’on peut en émerger à nouveau et qu’une critique peut commencer.

Table des Matières

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Participation et Délibération : Quels dispositifs?

Participation et Délibération : Quels dispositifs?

L’approfondissement de la démocratie passe par une participation plus importante des citoyens à la délibération politique. Joshua Cohen (Université de Stanford) et Archon Fung (Université de Harvard) proposent d’articuler deux types de dispositifs institutionnels, permettant de tendre vers cet objectif.

Démocratie Représentative Concurrentielle

Dans le régime de la démocratie représentative concurrentielle, les citoyens tentent de faire valoir leurs intérêts en élisant des représentants. Les candidats aux élections sont affiliés à des partis ou mouvements politiques. Ils s’affrontent pour obtenir les voix des électeurs. Lorsqu’ils sont élus, ils gagnent le contrôle de l’administration publique, le pouvoir de définir les politiques et d’édicter les lois.

Ce système prête le flanc à au moins trois critiques majeures. Premièrement, les élus peuvent monopoliser la prise de décisions qui engagent l’ensemble de la population. Les aspirations et les intérêts des citoyens sont alors laissés pour compte.

L’absence de consultation de la population atrophie la capacité des individus à juger des affaires publiques.

Deuxièmement et en principe, tous les citoyens bénéficient de la même importance dans le processus décisionnel. Cette égalité formelle s’exprime sous la forme du droit de vote universel. Mais en réalité, les capacités d’influence des individus sur la vie politique demeurent inégales. La fortune et le statut social, notamment, jouent un rôle déterminant.

Lire aussi notre article sur la notion d’autonomie, chez C.CastoriadisTroisièmement, le système représentatif concurrentiel n’autorise pas la concrétisation de l’idéal démocratique de l’autonomie politique. L’autonomie est ce principe qui permet au peuple de vivre selon des règles qu’il édicte lui-même. La production de lois dans notre système actuel résulte davantage de la mobilisation d’intérêts privés ou collectifs, portés par des moyens financiers ou des électeurs, que de l’auto-gouvernement.

Participation et Délibération

Pour dépasser les limites de ce système, il est possible, sans abandonner le processus de représentation, d’y associer davantage de participation et de délibération collective.

Élargir la participation signifie que tous les citoyens sont impliqués dans la réflexion, l’élaboration et la mise en œuvre des orientations et des choix politiques. Quant à la notion de délibération, elle repose sur l’idée que les citoyens réfléchissent collectivement à la manière de résoudre leurs problèmes collectifs, plutôt que de confier cette tâche à des représentants.

Le projet d’élargir la participation et la délibération à la masse des citoyens soulève cependant des objections. D’abord, l’extension de la participation peut nuire à la qualité de la délibération, si les gens ne réussissent pas à s’accorder, s’ils manquent d’intérêt ou de volonté pour résoudre un problème ou encore si leur niveau de connaissance à l’égard de ce problème est faible. Une autre difficulté, généralement avancée, est liée à la difficulté de faire face aux questions urgentes, si la masse des gens doit être impliquée dans le débat. L’articulation de deux dispositifs pourrait permettre d’aplanir ces difficultés.

Délibération Indirecte Élargie

Le premier dispositif consiste en une délibération à pouvoir indirect qui est étendue à la société toute entière. Cette délibération concerne uniquement des questions publiques de niveau global. En effet, on prend en considération le fait que les délibérations de qualité, concernant des questions très techniques et pointues, sont difficiles à mener, dans le cadre d’une participation massive.

Les débats et les prises de décision sont organisés démocratiquement au sein d’associations ou de mouvements sociaux multiples et ouverts. Ils concernent les grandes questions et les enjeux de société, comme la distribution des richesses, l’étendue des droits individuels, les priorités nationales…

Ce dispositif renforce l’égalité politique car les discussions publiques sont moins sensibles à l’influence des sources de pouvoir inégalement distribuées, comme l’argent, les statuts sociaux ou les réseaux. Il contribue à l’auto-gouvernement dans la mesure où la réflexion est collective et libre.

L’impact décisionnel de ces délibérations élargies est indirect. Des choix sont tranchés, des orientations sont déterminées. Puis, ils sont transmis aux deux corps législatif et exécutif qui les prennent en compte, pour l’élaboration des lois et des politiques.

Délibération Participative Directe

Le second dispositif vise à créer une délibération participative de grande qualité qui est dotée d’un pouvoir décisionnel mais dont la participation est limitée. Il s’appuie sur l’idée que les gens détiennent des compétences uniques, qui sont relatives à l’usage de services publics, à la réception des politiques publiques ou encore au fait qu’ils habitent des quartiers ou des écosystèmes donnés. Ces connaissances pratiques doivent être incluses, dans la délibération des questions publiques.

Concrètement, les dispositifs concernés s’intéressent surtout aux problèmes d’aménagement, d’allocation de budgets ou tout autre projet de niveau local. De telles expériences ont déjà été menées un peu partout dans le monde : plannings participatifs au Kérala, budget participatif à Porto-Allegre, community policing à Chicago…

La participation à la délibération est limitée à des citoyens qui peuvent, par exemple, être tirés au sort ou attirés du fait de leur intérêt spécifique pour les questions soumises à délibération. Comme leur nombre est réduit, le dispositif peut être amélioré en tissant des réseaux qui permettent aux participants de converser avec le restant de la population de manière informelle. Ce type de dispositif renforce la responsabilité des citoyens et leur auto-gouvernement au niveau local.

Élargissement de la Décision Démocratique

Un enjeu consiste à faire contribuer ces dispositifs à la démocratisation des décisions de plus grande ampleur. Une manière de le faire consiste à relier des délibérations portant sur des problèmes locaux à des enjeux publics généraux. Il peut s’agir, par exemple, de connecter la volonté de réduire l’asthme infantile dans un quartier aux questions de l’accès à l’assurance santé, de la politique des transports, à la hiérarchisation des domaines d’intervention de l’État…

J. Cohen et A. Fung, Le Projet de la Démocratie Radicale, Raisons Politiques, n°42, 2011/12.Une autre façon d’opérer cette articulation consisterait à modifier le rôle des parlements et administrations ou agences publiques centrales. Au lieu d’être en charge de la résolution directe des problèmes sociaux et politiques comme c’est actuellement le cas, ils auraient pour mission de soutenir l’effort des dispositifs de délibération participative. Ils assureraient aussi leur coordination et veilleraient à leur fonctionnement démocratique.

Enfin, un troisième enjeu concerne l’articulation des dispositifs participatifs et délibératifs avec le système représentatif concurrentiel. Il est possible d’y parvenir en promouvant l’accès des citoyens qui s’engagent au niveau local, aux institutions politiques de niveau plus global.

Les personnes qui participeraient aux différents processus délibératifs formeraient une base motivée et informée, dont pourrait être issus des représentants élus, dotés d’une légitimité accrue.

© Gilles Sarter

Sur le même thème, un article sur le pouvoir social et la démocratie

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S’émanciper de la politique

S’émanciper de la politique

Pour le Karl Marx de « Sur la Question Juive », l’émancipation humaine advient quand les individus socialisés se réapproprient leur force sociale.

Les Hommes sont des êtres sociaux. Ils sont capables de déterminer eux-mêmes leurs rapports mutuels. Ils savent les établir de manière à en retirer une force sociale, qui constitue un surplus par rapport à leurs forces individuelles.

Toutefois, il se peut qu’un processus d’aliénation sépare les Hommes de la force sociale. Alors, la force qui résultait des rapports humains se dresse finalement face à eux, comme s’il s’agissait d’une force autonome et hostile. C’est la force politique.

La philosophie politique illustre ce processus d’aliénation lorsqu’elle définit la sphère politique comme étant supérieure et extérieure aux autres sphères de l’activité humaine. Dans la théorie et dans la pratique, la politique devient l’instance qui prend en charge la question des rapports humains. Elle est le domaine où s’imaginent et s’élaborent les dispositifs et les institutions qui construisent la société.

De l’aliénation des individus par la politique, il résulte un dédoublement, entre la société civile où se déroule les actions de la vie privée et l’État qui est le « ciel idéal de cette société ». Nous allons voir pourquoi Karl Marx utilise cette métaphore religieuse.

Dès lors l’émancipation, c’est-à-dire la reprise par les individus de la capacité à déterminer leurs rapports, a-t-elle un lien avec la démocratie ? La réponse est oui, mais seulement si la sphère politique est abolie, en tant qu’univers séparé de la société civile.

Dans la République démocratique ou l’État démocratique, tels que nous les expérimentons, l’Homme est encore religieux.

Il se comporte vis-à-vis de l’État, comme le chrétien vis-à-vis du Royaume des Cieux. Bien que l’État, à la différence de l’ancien Ciel, possède une réalité tangible, l’individu l’envisage encore comme un « au-delà », par rapport au monde concret et quotidien, dans lequel il mène sa vie privée. Du reste, l’État ou ses représentants se comportent eux-mêmes, envers la société civile ou les gens ordinaires, comme le Ciel envers la Terre.

Sur le même thème, lire notre article sur E.O. Wright et la notion de pouvoir socialDans l’État démocratique, le citoyen constitue la forme abstraite de l’individu réel. C’est de manière abstraite que l’État décrète l’égalité entre les citoyens et leur participation à la souveraineté nationale. Dans la réalité concrète, toutes les formes d’inégalités sociales et politiques perdurent. La chimère de la participation à l’organisation de la société est entretenue par la tenue périodique d’élections. Concrètement, les individus cèdent à des représentants, leur capacité à organiser les rapports humains.

En tant que citoyens abstraits, les individus se pensent comme des êtres génériques et communautaires. Mais en tant qu’Hommes effectifs, participants aux activités sociales et économiques, ils se pensent comme indépendants. Ils se comportent en égoïstes, considèrent les autres comme des moyens ou se ravalent eux-mêmes à ce rang. Et c’est parce que la politique est conçue comme une sphère indépendante et placée au-dessus des autres activités sociales que s’exerce, au sein de la société civile, la « guerre de tous contre tous ».

L’État-démocratique ne réalise donc pas le projet de l’émancipation humaine. Au contraire, il dépossède l’individu des forces qui lui sont propres.

Si l’émancipation consiste, à l’inverse, dans la reprise des forces sociales par l’Homme socialisé, alors elle ne peut advenir que par la suppression du politique en tant que sphère séparée des autres activités sociales.

L’Homme réel doit devenir communautaire concrètement et non abstraitement, en déterminant lui-même les rapports humains qui permettent le développement de la force sociale. Cette auto-détermination implique que le peuple édicte lui-même ses propres lois au lieu de confier cette tâche à un corps séparé de représentants.

L’émancipation humaine sera réalisée, par la démocratie véritable. C’est-à-dire lorsque les individus organiseront leurs forces propres en tant que force sociale et qu’ils ne sépareront plus d’eux-mêmes cette force sociale, sous la forme de la force politique.

© Gilles Sarter

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Façons de Penser et Organisation Sociale

Façons de Penser et Organisation Sociale

E. Durkheim et M. Mauss postulent que les cadres de la pensée, ceux à partir desquels l’être humain comprend le monde qui l’englobe, sont en rapport étroit avec l’organisation sociale. Les sociologues ont formulé leur hypothèse, à partir de l’étude de la pensée classificatrice, dans les sociétés autochtones australiennes.

Conformisme Logique et Intégration Sociale

Le conformisme moral est souvent cité comme facteur d‘intégration sociale. Pour bâtir une communauté, les gens doivent partager des valeurs. En revanche, on oublie souvent, tant cela va de soi, que pour vivre ensemble, un minimum de conformisme logique est aussi nécessaire.

En effet, tout accord entre les individus et par conséquent toute vie commune seraient impossibles si les gens ne s’entendaient pas immédiatement sur des idées essentielles, comme les repères de temps, d’espace, de quantité mais aussi sur des opérations mentales comme l’induction, la déduction, les capacités de définir ou de classer…

A propos de ces opérations mentales ou logiques, l’apriorisme avance qu’elles sont immédiatement données à la constitution de l’entendement humain. Avec l’histoire, les Hommes auraient appris à se servir de mieux en mieux de ces fonctions. Mais les changements ne concerneraient que la manière de les utiliser, puisque ces cadres logiques seraient présents a priori, dès la naissance de l’humanité.

Catégories Logiques mais aussi Sociales

Émile Durkheim et Marcel Mauss proposent une autre hypothèse. Les catégories logiques sont des représentations collectives qui expriment des réalités sociales. Les notions fondamentales de l’entendement entreraient en rapport étroit avec l’organisation sociale. Dans un article de 1903, « De quelques formes primitives de classification », ils développent cette idée, à partir du cas de la fonction classificatrice.

Pour nous et nos contemporains classer les choses consiste à les ranger en groupes distincts les uns des autres. Que l’on pense, par exemple, aux tableaux de classification des êtres vivants avec leurs genres, classes, espèces : vertébrés, mammifères, carnivores, félins, chats… Notre conception scientifique de la classification repose sur l’observation de caractères et l’établissement de circonscriptions ou de délimitations bien arrêtées et définies.

En opposition avec les idées de l’apriorisme, E. Durkheim et M. Mauss n’admettent pas, comme une évidence, que les êtres humains ont commencé à établir des classifications tout naturellement, par une sorte de nécessité interne à leur entendement.

Les deux sociologues pensent qu’il faut, au contraire, rechercher ce qui a pu amener les Hommes à organiser les choses ou les idées de cette manière.

Rechercher l’Élémentaire

La méthode qu’emploient E. Durkheim et M. Mauss pour cette exploration est caractéristique de leur démarche sociologique. Ils ont la conviction qu’afin de comprendre un phénomène social, il faut remonter à l’élémentaire. Par une métaphore empruntée à la chimie, ils envisagent l’élémentaire comme ce à partir de quoi, par combinaison, on peut retrouver ou expliquer le complexe.

Appliquée au cas de la logique classificatrice, la méthode déployée consiste à rechercher les classifications les plus rudimentaires qu’aient faites les Hommes, afin de voir avec quels éléments elles ont été construites.

Les sociologues pensent trouver ces systèmes de classification les plus humbles, au sein des tribus australiennes.

Le type d’organisation sociale qui y est le plus répandu est celui de la tribu divisée en deux phratries dont chacune comprend à son tour des clans. Ces clans sont des groupes d’individus porteurs d’un même totem. En principe les totems d’une phratrie (totems du serpent, de la chenille, du kangourou, de l’opossum…) ne se retrouvent pas dans l’autre phratrie. Outre la division en clans, chaque phratrie est aussi divisée en deux classes matrimoniales. Cette organisation a pour objet de réguler les mariages. Une classe déterminée d’une phratrie ne peut contracter de mariage qu’avec une classe déterminée de l’autre phratrie.

Totems, Phratries et Classes Matrimoniales

Tous les membres des tribus australiennes se trouvent donc classés dans des cadres bien définis et qui s’emboîtent les uns dans les autres.

Or dans ce contexte social, la classification de toutes choses reproduit cette classification des Hommes. Les arbres, les plaines, les vents, la pluie, les étoiles, les animaux sont, selon les tribus, répartis entre phratries et classes matrimoniales ou entre phratries et clans.

Dans ce dernier cas, à un clan dont le totem serait, par exemple, le faucon pourraient aussi appartenir la fumée, le chèvrefeuille, l’éclair… Pour être plus précis, les choses ne sont pas seulement classées de manière dichotomique, mais aussi selon une inclusion hiérarchisée.

Si par exemple, une phratrie répondant au nom de Mallera est divisée en classes matrimoniales Kurgila et Banhe alors une chose, comme l’arbre à thé qui appartiendrait aux Kurgila serait aussi automatiquement Mallera. De la même façon, une chose, comme la fourmi qui serait Banhe, serait aussi Mallera. C’est au fond la même procédure logique que celle appliquée en taxonomie : le bouquetin appartient au genre capra, le mouton au genre ovin ; bouquetin et mouton appartiennent à la famille des bovidés qui englobe les genres ovin et capra.

Cette logique classificatoire est si importante, dans les tribus étudiées, qu’elle s’étend aux différents moments de la vie sociale.

Un sorcier de la phratrie Mallera ne peut utiliser que des choses Mallera pour exercer son art. Lors des funérailles Banbey, le bois et les branchages utilisés pour exposer le cadavre doivent provenir d’arbres et de plantes Banbey. Chez les Wakelbùra, les traces laissées par un animal qui passerait sous un échafaudage mortuaire permet de déterminer, par inférence, la classe ou la phratrie d’appartenance de la personne qui a causé la mort du défunt. La même logique s’applique aussi aux interdits alimentaires. Les clans ne peuvent consommer les objets comestibles végétaux ou animaux qui leurs sont rattachés.

Compréhension du Monde et Organisation Sociale

E. Durkheim avec M. Mauss mettent en rapport les principes de classification qu’ils observent, chez les Australiens, avec la structure tribale, au sein de laquelle ces principes se sont constitués. Ils en retirent l’hypothèse générale qu’il existe un rapport génétique, entre les opérations logiques à partir desquelles les Hommes construisent leur compréhension du monde et les organisations ou les agencements sociaux attenants.

Les deux auteurs soulignent que bien qu’étant profondément différentes, les classifications élémentaires peuvent être rapprochées des classifications scientifiques. D’abord parce qu’elles s’organisent en systèmes hiérarchisés. Les choses ne sont pas seulement assemblées en groupes distincts les uns des autres. Les groupes soutiennent des rapports définis les uns avec les autres et forment un tout cohérent.

Les deux types de classification se rattachent aussi parce qu’ils ont tous les deux un objectif spéculatif. Dans les deux cas, l’être humain essaie de rendre raison des relations qui existent entre les êtres. Il tente d’unifier sa connaissance du monde. En partant de concepts qui lui paraissent fondamentaux, il éprouve le désir d’y rattacher toutes les idées qu’il se fait des autres choses.

Chez les australiens, la notion du totem est cardinale. Elle nécessite de situer toutes les choses par rapport à elle. Peut-être pourrions-nous affirmer que la notion de pouvoir sous-tend le même genre de nécessité, au sein de nos sociétés.

C’est ainsi que Pierre Bourdieu pointe qu’une certaine vision globale totale, d’en haut, englobante et théorique est liée à la construction de l’État (« Sur l’État », Ed. Points, p.358).

© Gilles Sarter

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L’Exploitation comme Orthodoxie

L’Exploitation comme Orthodoxie

L’idée que j’avance dans cet article est que la relation sociale d’exploitation est soutenue, au sein de notre société, par ce que Pierre Bourdieu appelle un principe d’orthodoxie.

Fonctionnalismes du Meilleur et du Pire

Pierre Bourdieu renvoie dos à dos deux discours sur l’État. Dans la théorie classique, l’État est une institution au service de l’universel. Cette conception fonde le discours de la science administrative, sur le service public et le bien commun. Dans la théorie de l’État capitaliste, au contraire, celui-ci est décrit comme un appareil de contrainte et de maintien de l’ordre, au profit de la classe des exploiteurs.

D’un côté, l’État a pour fonction de gérer, en toute neutralité, les conflits particuliers, au service du bien public. De l’autre, il fonctionne toujours pour le service particulier des capitalistes, de façon plus ou moins directe et plus ou moins masquée. Bien qu’opposés dans leurs conclusions, le « fonctionnalisme du meilleur » et le « fonctionnalisme du pire » se rejoignent dans la description de l’État comme machine programmée pour atteindre des objectifs donnés.

Champ du Pouvoir

Dans une première approche, Pierre Bourdieu oppose à cette conception, une vision de l’État comme « champ social ». Parfois, il l’appelle « champ du pouvoir » ou « champ administratif » ou encore « champ de la fonction publique ». Les agents qui participent à ce champs, qui le font « vivre », sont les hommes politiques, les élus et les fonctionnaires ou employés des différentes administrations publiques et territoriales…

Ces agents entrent en compétition pour dominer le champ du pouvoir. Cette compétition s’actualise de différentes manières : joutes électorales, « intrigues de cabinet », luttes d’influence et de préséance entre les corps d’État ou les administrations…

L’accès aux positions dominantes procure l’avantage de pouvoir utiliser les ressources spécifiques du champ du pouvoir : écrire et faire appliquer des lois, donner des ordres à la police et à l’armée, décider de l’utilisation des moyens matériels et de l’argent publics…

Cependant, même lorsqu’ils dominent, les dominants doivent toujours composer, avec les résistances ou les offensives que leur opposent les autres participants. La théorie de l’État conçu comme un champ social propose donc une vision radicalement différente de celle d’un appareil programmé pour réaliser certaines fonctions.

Principe d’Orthodoxie

Parmi les avantages que confère la domination du champ du pouvoir, il en est un qui est très important. Il s’agit de la capacité de définir le principe d’orthodoxie.

Le principe d’orthodoxie, c’est ce qui fonde le consensus sur le sens qui est donné du monde social. Il organise le consentement des gens, leur adhésion à un ordre des choses.

Par exemple, la structure de la temporalité. Le calendrier républicain est envisagé comme allant de soi, avec ses fêtes civiques, sa structuration en jours de semaine et de week-end, ses vacances scolaires… Le fait d’accepter l’idée de l’heure constitue un autre consensus. C’est sur la base de l’accord sur les repères temporels que les gens organisent leur vie : heures de rendez-vous, heures des repas, heures d’embauche, de débauche, date de début et de fin de contrat…

Ce que nous appelons « État » est garant de cet ordre public qui repose à la fois sur des structures objectives (les montres, les calendriers, les agendas…) et sur des structures mentales (les gens veulent avoir des montres, ils ont l’habitude de les regarder, ils prennent des rendez-vous et ils arrivent à l’heure,…).

Relation d’Exploitation

L’idée que je veux faire valoir maintenant est qu’un certain consensus sur l’application de la relation d’exploitation constitue un principe d’orthodoxie, dans notre société. L’idée selon laquelle, il est « bien » ou souhaitable que le monde social soit organisé sur la base de l’exploitation fait rarement l’objet d’un discours explicite. Mais, l’accord opère quand même, à travers le consentement à deux principes qui caractérisent cette forme de relation.

Pour aller plus loin: vignette du livre erik olin wright et le pouvoir social Erik Olin Wright voit dans les principes d’exclusion et d’appropriation, deux traits essentiels de la relation d’exploitation. Selon le principe d’exclusion, les exploiteurs excluent les exploités de l’accès aux ressources productives. Selon le principe d’appropriation, les exploiteurs s’approprient une partie de l’effort des exploités.

Le système capitaliste repose sur le principe que seul les propriétaires des moyens de production décident de leur utilisation (sauf s’ils délèguent ce pouvoir de décision, ce qui revient au-même). Ils décident de ce qui est produit, de comment cela est produit, de la destination de ce qui est produit… C’est la mise en pratique du principe d’exclusion. Les non-propriétaires qui constituent la plus grande partie de la population n’ont pas accès aux ressources productives. Ils ne peuvent pas participer aux prises de décisions qui les concernent en tant que travailleurs, consommateurs, riverains des usines…

Les détenteurs des moyens de production décident aussi du niveau de rémunération des travailleurs. La valeur de cette rémunération est inférieure à la valeur créée par le travail de ces derniers. Les capitalistes s’approprient une part de la survaleur du travail donc une partie de l’effort déployé par les travailleurs (principe d’appropriation).

Droit de Propriété

Le consensus général sur ces deux principes d’exclusion et d’appropriation est obtenu, notamment mais pas seulement, par le consentement sur le droit de propriété. Ce consensus repose en partie sur deux confusions.

La première confusion concerne l’équivalence qui est établie entre la possession et la propriété. La plupart des gens possèdent des choses : vêtements, livres, voitures, appartements… Et ils y sont attachés. Ils ne veulent pas qu’on les leur prenne. En revanche, « propriété » signifie qu’un bien possédé par une personne est engagé dans un processus destiné à générer du profit, par appropriation de la survaleur du travail. Un individu possède des machines et les utilise lui-même. C’est la possession. Un individu possède des machines, recrute des travailleurs pour les faire fonctionner et s’approprie une part de leur effort. C’est la propriété. Suivant ce raisonnement Pierre-Joseph Proudhon dit que la propriété c’est le vol.

Droit à la possession et droit à la propriété ne sont donc pas identiques. Le consensus sur l’idée du droit à la propriété résulte de l’assimilation de la propriété à la possession.

Ce glissement de sens permet, d’abord, de regrouper dans la catégorie des « propriétaires », les possesseurs (par exemple, les possesseurs d’un logement) et les propriétaires à proprement parler (par exemple les propriétaires d’usines). Il permet, ensuite, de faire croire aux premiers qu’ils ont les mêmes intérêts que les seconds, à faire respecter le droit de propriété.

A ce titre, Pierre Bourdieu a montré comment les politiques de soutien au logement, engagées par Valéry Giscard d’Estaing dans les années 1970, étaient motivées par l’idée que l’attachement du peuple à l’ordre social existant passait par l’accession à la propriété (on devrait dire possession).

Une deuxième confusion résulte de la présentation de la propriété (possession) comme une relation entre une personne et une chose.

En réalité, la propriété est une forme de relation sociale. C’est comme nous l’avons dit la relation qui exclut tout le monde sauf le propriétaire, de la décision de l’usage de la chose.

Certains individus sont en mesure de dire au reste de la population : « Je suis le seul à décider de ce que je vais faire de ce livre, de ce champs, de cette machine, de cette usine… ».

État Capitaliste

Si ce que nous appelons « droit de propriété » représente des relations entre les gens, alors la question que nous devons poser est : qui décide de la nature des relations entre les gens ? Selon le principe de la démocratie ou de la justice politique, personne ne devrait être exclu de la prise des décisions qui concernent la collectivité et qui le concernent en tant qu’individu. Les relations sociales en rapport avec l’usage des moyens et des ressources productives concernent toutes les parties prenantes, les travailleurs et leurs familles, les usagers ou consommateurs, les riverains des lieux de production, les collectivités qui partagent le même air, la même eau… La nature de ces relations devrait donc être décidée démocratiquement.

Le principe d’orthodoxie soutient une définition de la relation de propriété qui est anti-démocratique. Il la définit comme la relation exclusive (qui exclut autrui) du propriétaire à l’objet possédé. Il s’agit d’une fiction collective, au sens où cette définition ne répond à aucune nécessité. Il pourrait en être autrement. Cependant, cette illusion est bien fondée, au niveau des structures mentales logiques et morales, mais aussi des structures objectives (lois sur la propriété, sur le travail, police, tribunaux, prisons…).

Finalement, l’expression « État capitaliste » pourrait être utilisée, non pas pour faire référence à un appareil fonctionnant au service des capitalistes, mais pour désigner une situation sociale, dans laquelle les agents qui dominent le champ du pouvoir soutiennent un principe d’orthodoxie qui remplit la fonction de conservation de la relation sociale d’exploitation.

© Gilles Sarter

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Réciprocité : Structure Élémentaire d’un Nouvel Humanisme

Réciprocité : Structure Élémentaire d’un Nouvel Humanisme

Claude Lévi-Strauss soutient l’idée que les peuples archaïques nous offrent les derniers témoignages d’une vie sociale en communion avec la nature. Ce lien organique qui se fonde sur le mécanisme de réciprocité aurait été détruit chez nous et un peu partout dans le monde, par la modernité.

La préservation des formes de vie et de pensée

Cette coupure initiale entre l’Homme et la nature a été le point de départ d’un « cycle maudit » qui a conduit une minorité toujours plus restreinte d’êtres humains à imposer son ascendant sur la planète et sur la majorité de l’humanité.

L’ethnographie et l’ethnologie qui ont servi les intérêts des puissances colonialistes portent une part de responsabilité dans la destruction des sociétés archaïques. Dès lors, elles doivent se racheter. Elles peuvent le faire en participant à la préservation et à la valorisation des formes de vie et de pensée qui établissent un lien de solidarité essentiel entre les humains et la vie universelle, au sein de laquelle ils s’insèrent.

C. Lévi-Strauss pense que l’examen de ces formes de pensée peut nous servir à entamer un processus d’évaluation critique. Cette démarche nous permettra de reconnaître nos propres erreurs et d’envisager de nouvelles solutions aux problèmes que nous rencontrons dans l’organisation de la vie en société.

La réciprocité et la parenté

La première grande investigation anthropologique de C. Lévi-Strauss concerne les structures de la parenté. Il a tenté de ramener les multiples formes de parenté qui se rencontrent dans les sociétés archaïques à un principe élémentaire.

Lire aussi notre article sur les logiques du don

Ce principe, il l’a découvert en s’appuyant sur la théorie du don, développée par Marcel Mauss. L’idée centrale en est que tout don oblige le donataire à effectuer un contre-don. Cette réciprocité constitue une forme de communication qui crée du lien social.

Dans les société archaïques, c’est l’échange de femmes entre groupes qui composerait le mécanisme fondamental, à partir duquel se forment les liens de parenté.

Le principe de réciprocité, loin de concerner uniquement les rapports économiques ou les alliances « politiques » et « militaires », serait donc la matière première de la vie sociale.

C’est parce que les liens de parenté se construisent encore de manière visible sur la relation de réciprocité, par l’échange des femmes, que les sociétés archaïques peuvent se concevoir elles-mêmes à partir de la valeur de solidarité. C. Lévi-Strauss va même plus loin et tient que ce principe de réciprocité constitue la base affective d’une conception du monde qui intègre tous les êtres vivants.

Les opérations mentales naturelles

Mais avant d’évoquer ce dernier point, il faut se demander de quelle cause découle le principe de réciprocité. Pour l’anthropologue, il ne s’explique pas sociologiquement. Il représente plutôt une donnée pré-sociale, une « activité inconsciente de l’esprit humain ». C. Lévi-Strauss dit encore qu’il est produit par la « structure fondamentale de l’esprit humain ».

Contrairement à la tradition philosophique qui oppose la pensée ou l’esprit à la nature, il soutient donc l’hypothèse inverse. L’esprit participe de la nature (Tristes tropiques).

Le principe de réciprocité qui est constitutif de toutes les formes de parenté serait une opération mentale commune à tous les hommes. Ce serait donc la structure même de l’esprit humain qui fonderait l’alliance originaire entre autrui et moi (Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme).

Or si le processus de réciprocité est une opération mentale naturelle et que cette opération façonne l’organisation sociale alors cela signifie que le monde social s’intègre pleinement dans le monde plus large de la nature. Cette conception s’oppose à toutes les théories qui établissent une frontière entre société et nature.

Le nouvel humanisme

La pensée archaïque n’est pas envisagée par C. Lévi-Strauss comme une forme qui précède la conception scientifique du monde. Il s’agit plutôt d’une forme alternative de savoir qui, comme nous l’avons dit, s’enracine dans un sentiment de réciprocité, voire de solidarité envers l’environnement naturel et tous les êtres vivants.

Lire notre article sur l’imitation affectueuseCette « valeur affective » de la pensée archaïque, l’anthropologue la met sur le même plan que la « faculté de pitié ». Chez Rousseau, que C. Lévi-Strauss a nommé par ailleurs son « frère », son « maître » ou encore « le plus ethnographe des philosophes », la « faculté de pitié » découle de la capacité d’identification de moi à un autre, qui peut être tout Homme, voire tout être vivant. Axel Honneth (Qu’est-ce que le social?) propose aussi un rapprochement avec le principe d’imitation affectueuse développé par T.W. Adorno.

Les sentiments de réciprocité et donc de solidarité avec l’ensemble de la nature sont chez nous presque totalement ensevelis sous les règnes de la technique, de la bureaucratie ou des rapports d’exploitation.

C. Lévi-Strauss propose de les revitaliser. Il s’agit de dépasser l’humanisme étroit qui fait de l’homme le centre auto-suffisant de l’univers. A ce titre, des nouveaux « droits de l’homme » pourraient être fondés sur sa qualité d’être vivant et non pas d’être moral. Dès lors, ses droits s’arrêteraient là où ils nuiraient à l’existence des autres espèces (Le Regard Éloigné).

© Gilles Sarter

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Consentement et Politique

Consentement et Politique

En 1938, Claude Levi-Strauss séjourne chez des Nambikwara de la région de Vilhena en Amazonie. A partir des observations qu’il rapporte, il tisse une réflexion sur la place du consentement dans l’organisation politique.

Organisation Fluide

Chacune des deux bandes, au sein desquelles il vit, est constituée de quelques dizaines de personnes. Parmi elles, il y a un homme reconnu sous le nom de Uilikandé. C’est-à-dire « celui qui unit » ou « celui qui lie ensemble ». Claude Lévi-Strauss en explique l’étymologie sur la base de ses observations. Les communautés de vie quotidienne, au sein du peuple Nambikwara, sont labiles. Un noyau de quelques familles peut se renforcer par l’accueil de nouveaux arrivants. Mais il peut aussi se désagréger à tel point que, pour survivre, il doive à son tour se rallier à une communauté plus prospère.

Ces mouvements d’intégration ou de désintégration sont tributaires de la capacité des chefs à répondre aux attentes et aux besoins des familles qui se placent sous leur chefferie. Ils dépendent aussi de l’habilité des Uilikandé à créer de la cohésion donc à convaincre, à régler les conflits ou encore à déjouer les intrigues pour maintenir leur position.

Le chef nambikwara forme un centre de gravité autour duquel on cherche à s’agréger. Il n’est pas une figure dominante qui exerce son autorité sur un groupe déjà constitué. Au contraire, un « grand » chef est celui qui suscite le désir de s’associer.

Du reste, la position n’est pas héréditaire. Quand il décide d’abandonner la chefferie, le chef désigne son successeur. Mais sa décision reflète un choix collectif. Son successeur est aussi celui qui est le plus prisé par le groupe.

Consentement à la Subordination

L’aptitude du Uilikandé à inspirer la confiance est liée à son savoir-faire et à son expérience, dans tous les domaines relatifs à la survie du groupe : connaissance des territoires et des ressources naturelles, maîtrise des techniques de chasse, de pêche et de culture, art de la guerre et de la négociation avec les bandes rivales…

Pendant la période de nomadisme (saison sèche), la bande se remet totalement à la direction du chef. Il décide des itinéraires et des étapes. Il organise les expéditions de chasse et de ramassage. Il gère les déplacements en fonction des mouvements des autres groupes… Pendant la saison sédentaire, il prend à son compte l’organisation des cultures.

Pour imposer ses décisions, il ne bénéficie d’aucun appui, autorité publiquement reconnue ou instrument de coercition. Le consentement est sa première force.

Il ne peut surmonter les oppositions qu’en amenant chacun à partager sa propre opinion. Sa seconde force est sa générosité. Pour l’exercer, il doit avoir sous la main des excédents de nourriture, d’outils, d’armes ou d’ornements. Quand des individus ou la bande entière ressentent un désir ou un besoin, c’est au chef qu’ils font appel. L’ingéniosité est l’autre versant de sa générosité. Il sait préparer le poison des flèches, parfois des remèdes. Il connaît les territoires, leurs ressources et les itinéraires approximatifs des bandes voisinent. Il est constamment parti en reconnaissance ou en exploration.

Le Uilikandé est le seul homme de sa communauté à être polygame. Ses femmes secondaires, par rapport à sa première épouse, sont choisies parmi une génération plus jeune. Elles sont libérées des tâches liées à la division sexuelle du travail. Elles ont pour rôle d’accompagner leur époux et de lui prêter une assistance morale et physique, chaque fois qu’il part en expédition. Elles participent aussi à la fabrication des parures ou des objets (flèches…) destinés à être offerts aux autres membres du groupe.

Échanges et Pouvoir

Quelles interprétations Claude Lévi-Strauss donne-t-il à ses observations ? D’abord, il les oppose à la fameuse image du chef primitif qui trouve son prototype dans la figure dominatrice du père symbolique. L’ethnologue formule l’hypothèse que les relations de type unilatéral, comme l’autocratie, la monarchie, la gérontocratie…, peuvent se concevoir dans des groupes à structures complexes mais pas dans des formes d’organisation sociale élémentaires.

Chez les Nambikwara, les relations politiques se ramènent à une sorte d’arbitrage entre, d’une part, l’ascendant du chef, lié à ses talents et sa générosité et, d’autre part, la bonne volonté du groupe. Ces deux facteurs s’influencent réciproquement.

Claude Lévi-Strauss analyse ce fonctionnement en structuraliste. C’est-à-dire en termes de communication, d’échanges. Le consentement est le fondement psychologique du pouvoir. Dans la pratique sociale, il s’exprime par un jeu de dons et de contre-dons ou de prestations et de contre-prestations. Entre le chef et le reste de la communauté, un équilibre s’établit par un échange sans cesse renouvelé de prestations, de privilèges, de services, de cadeaux ou d’obligations.

Le mariage polygame constitue, selon l’ethnologue, la principale contrepartie accordée au chef. Celle-ci revêt une dimension plus collective qu’inter-individuelle. Dans la culture Nambikwara, chaque homme reçoit sa femme d’un autre homme. Le Uilikandé reçoit plusieurs femmes mais du groupe dans son entièreté. En effet, la polygamie du chef entraîne un déséquilibre dans la communauté, entre le nombre de garçons et de filles en âge matrimonial. Tout se passe comme si les membres du groupe renonçaient à la possibilité d’établir un certain nombre d’alliances inter-individuelles, en échange d’une alliance collective avec le chef.

Bien Commun et Contrat

Il faut comprendre le mariage comme garantissant des éléments de sécurité. Les familles des époux se prêtent une assistance réciproque. Ces éléments de sécurité sont abandonnés, au profit d’une sécurité collective qui est attendue du chef, en échange des femmes du groupe.

Le Uilikandé n’offre pas seulement une protection aux parents dont il épouse les filles ou les sœurs, mais à la communauté prise dans sa totalité.

Claude Lévi-Strauss établit un parallèle entre cette forme d’organisation sociale et une certaine conception moderne de l’État, comme institution destinée à servir le bien commun.

Il souligne aussi une certaine concordance entre ce qu’il a observé et les thèses des philosophes qui, comme Jean-Jacques Rousseau, voient dans le contrat et le consentement les éléments fondamentaux de la vie sociale. L’ethnologue avance qu’il est impossible d’imaginer une forme d’organisation politique dont ils seraient absents.

S’il est vrai que c’est le consentement qui est à l’origine et à la limite du pouvoir du chef, dans ces communautés amazoniennes, peut-on pour autant parler d’organisation politique ? Il s’agit bien d’une structure de subordination. Mais, si nous nous référons à la définition de Max Weber, il manque un élément essentiel pour en faire une structure politique : la coercition.

© Gilles Sarter

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