L’approfondissement de la démocratie passe par une participation plus importante des citoyens à la délibération politique. Joshua Cohen (Université de Stanford) et Archon Fung (Université de Harvard) proposent d’articuler deux types de dispositifs institutionnels, permettant de tendre vers cet objectif.
Démocratie Représentative Concurrentielle
Dans le régime de la démocratie représentative concurrentielle, les citoyens tentent de faire valoir leurs intérêts en élisant des représentants. Les candidats aux élections sont affiliés à des partis ou mouvements politiques. Ils s’affrontent pour obtenir les voix des électeurs. Lorsqu’ils sont élus, ils gagnent le contrôle de l’administration publique, le pouvoir de définir les politiques et d’édicter les lois.
Ce système prête le flanc à au moins trois critiques majeures. Premièrement, les élus peuvent monopoliser la prise de décisions qui engagent l’ensemble de la population. Les aspirations et les intérêts des citoyens sont alors laissés pour compte.
L’absence de consultation de la population atrophie la capacité des individus à juger des affaires publiques.
Deuxièmement et en principe, tous les citoyens bénéficient de la même importance dans le processus décisionnel. Cette égalité formelle s’exprime sous la forme du droit de vote universel. Mais en réalité, les capacités d’influence des individus sur la vie politique demeurent inégales. La fortune et le statut social, notamment, jouent un rôle déterminant.
Lire aussi notre article sur la notion d’autonomie, chez C.Castoriadis
Troisièmement, le système représentatif concurrentiel n’autorise pas la concrétisation de l’idéal démocratique de l’autonomie politique. L’autonomie est ce principe qui permet au peuple de vivre selon des règles qu’il édicte lui-même. La production de lois dans notre système actuel résulte davantage de la mobilisation d’intérêts privés ou collectifs, portés par des moyens financiers ou des électeurs, que de l’auto-gouvernement.
Participation et Délibération
Pour dépasser les limites de ce système, il est possible, sans abandonner le processus de représentation, d’y associer davantage de participation et de délibération collective.
Élargir la participation signifie que tous les citoyens sont impliqués dans la réflexion, l’élaboration et la mise en œuvre des orientations et des choix politiques. Quant à la notion de délibération, elle repose sur l’idée que les citoyens réfléchissent collectivement à la manière de résoudre leurs problèmes collectifs, plutôt que de confier cette tâche à des représentants.
Le projet d’élargir la participation et la délibération à la masse des citoyens soulève cependant des objections. D’abord, l’extension de la participation peut nuire à la qualité de la délibération, si les gens ne réussissent pas à s’accorder, s’ils manquent d’intérêt ou de volonté pour résoudre un problème ou encore si leur niveau de connaissance à l’égard de ce problème est faible. Une autre difficulté, généralement avancée, est liée à la difficulté de faire face aux questions urgentes, si la masse des gens doit être impliquée dans le débat. L’articulation de deux dispositifs pourrait permettre d’aplanir ces difficultés.
Délibération Indirecte Élargie
Le premier dispositif consiste en une délibération à pouvoir indirect qui est étendue à la société toute entière. Cette délibération concerne uniquement des questions publiques de niveau global. En effet, on prend en considération le fait que les délibérations de qualité, concernant des questions très techniques et pointues, sont difficiles à mener, dans le cadre d’une participation massive.
Les débats et les prises de décision sont organisés démocratiquement au sein d’associations ou de mouvements sociaux multiples et ouverts. Ils concernent les grandes questions et les enjeux de société, comme la distribution des richesses, l’étendue des droits individuels, les priorités nationales…
Ce dispositif renforce l’égalité politique car les discussions publiques sont moins sensibles à l’influence des sources de pouvoir inégalement distribuées, comme l’argent, les statuts sociaux ou les réseaux. Il contribue à l’auto-gouvernement dans la mesure où la réflexion est collective et libre.
L’impact décisionnel de ces délibérations élargies est indirect. Des choix sont tranchés, des orientations sont déterminées. Puis, ils sont transmis aux deux corps législatif et exécutif qui les prennent en compte, pour l’élaboration des lois et des politiques.
Délibération Participative Directe
Le second dispositif vise à créer une délibération participative de grande qualité qui est dotée d’un pouvoir décisionnel mais dont la participation est limitée. Il s’appuie sur l’idée que les gens détiennent des compétences uniques, qui sont relatives à l’usage de services publics, à la réception des politiques publiques ou encore au fait qu’ils habitent des quartiers ou des écosystèmes donnés. Ces connaissances pratiques doivent être incluses, dans la délibération des questions publiques.
Concrètement, les dispositifs concernés s’intéressent surtout aux problèmes d’aménagement, d’allocation de budgets ou tout autre projet de niveau local. De telles expériences ont déjà été menées un peu partout dans le monde : plannings participatifs au Kérala, budget participatif à Porto-Allegre, community policing à Chicago…
La participation à la délibération est limitée à des citoyens qui peuvent, par exemple, être tirés au sort ou attirés du fait de leur intérêt spécifique pour les questions soumises à délibération. Comme leur nombre est réduit, le dispositif peut être amélioré en tissant des réseaux qui permettent aux participants de converser avec le restant de la population de manière informelle. Ce type de dispositif renforce la responsabilité des citoyens et leur auto-gouvernement au niveau local.
Élargissement de la Décision Démocratique
Un enjeu consiste à faire contribuer ces dispositifs à la démocratisation des décisions de plus grande ampleur. Une manière de le faire consiste à relier des délibérations portant sur des problèmes locaux à des enjeux publics généraux. Il peut s’agir, par exemple, de connecter la volonté de réduire l’asthme infantile dans un quartier aux questions de l’accès à l’assurance santé, de la politique des transports, à la hiérarchisation des domaines d’intervention de l’État…
J. Cohen et A. Fung, Le Projet de la Démocratie Radicale, Raisons Politiques, n°42, 2011/12.
Une autre façon d’opérer cette articulation consisterait à modifier le rôle des parlements et administrations ou agences publiques centrales. Au lieu d’être en charge de la résolution directe des problèmes sociaux et politiques comme c’est actuellement le cas, ils auraient pour mission de soutenir l’effort des dispositifs de délibération participative. Ils assureraient aussi leur coordination et veilleraient à leur fonctionnement démocratique.
Enfin, un troisième enjeu concerne l’articulation des dispositifs participatifs et délibératifs avec le système représentatif concurrentiel. Il est possible d’y parvenir en promouvant l’accès des citoyens qui s’engagent au niveau local, aux institutions politiques de niveau plus global.
Les personnes qui participeraient aux différents processus délibératifs formeraient une base motivée et informée, dont pourrait être issus des représentants élus, dotés d’une légitimité accrue.
© Gilles Sarter
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