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Matérialisme historique et émancipation individuelle

Matérialisme historique et émancipation individuelle

Le matérialisme historique, tel qu’envisagé par Karl Marx et Friedrich Engels, offre une base théorique qui permet de comprendre l’histoire sociale, tout autant que les histoires de vies individuelles. Quant au communisme, les deux auteurs le définissent comme un ensemble de rapports sociaux, centrés sur l’émancipation des individus.

Telles sont les deux thèses que défend le philosophe Lucien Sève, dans Marx et le libre développement de l’individualité.

Matérialisme historique: visions erronées

Selon un point de vue erroné mais largement diffusé, Marx et Engels auraient donné naissance, avec le matérialisme historique, à une théorie sociale déterministe. Les individus y seraient présentés comme de purs produits de leur environnement social et en particulier de leur classe.

Cette présentation déterministe du matérialisme historique est associée à l’idée que le communisme promouvrait d’une organisation collectiviste de la société. Marx et Engels ne se seraient pas proposés d’émanciper les individus, mais la classe des travailleurs dans son ensemble, en voulant édifier un ordre social abolissant les individualités

Nouvelle conception de l’essence humaine

Le passage au matérialisme historique s’opère, dans les écrits de Marx et Engels, avec L’Idéologie Allemande et les indications données dans les Thèses sur Feuerbach. La 6ème thèse en particulier délivre une formulation nouvelle du concept d’essence humaine :

« L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux. »

Ce qui est abandonné ici c’est l’idée qu’il existerait une essence humaine abstraite. Une essence qui serait donnée naturellement à chaque être humain de porter en lui-même. En revanche, ce qui apparaît dans cette citation, c’est que chaque femme ou homme naît dans un monde où lui préexistent des rapports sociaux.

La 6ème thèse n’affirme pas que chaque individu porte en lui l’ensemble des rapports sociaux existants. Elle pose plutôt que la seule réalité à laquelle nous pouvons donner le nom d’« essence humaine », c’est l’ensemble des rapports sociaux que les individus trouvent en dehors d’eux-mêmes, à leur naissance.

Histoire sociale et histoires individuelles

Il en découle que la démarche du matérialisme historique n’aborde pas l’histoire de l’humanité comme l’histoire de l’actualisation, sous des formes toujours renouvelées, d’une essence humaine portée par les individus. Mais, elle l’envisage comme le développement concret des rapports sociaux au fil du temps.

Dès lors, quelle attitude adopte-t-elle à l’égard de la personnalité ou de l’individualité humaine ?

Tout individu en venant au monde se trouve immédiatement enserré dans une multitude de rapports sociaux de tous ordres : rapports d’esclavage, d’exploitation, de domination, d’égalité… Ces rapports sociaux déterminent ou limitent, dans une certaine mesure, ses conditions d’action ou de réalisation. Mais, en même temps, ces rapports sont quand même porteurs de formes de contingence qui leur sont spécifiques.

Contingence et nécessité

Ainsi, le capitalisme a considérablement étendu les possibilités pour les individus de choisir leurs activités professionnelles. Avec la notion de « travailleur libre », il a affranchi les individus de certaines contraintes antérieures (servage, organisation de la société en ordres et en corporations) qui limitaient les possibilités de choix relatifs aux orientations de vie.

Cependant, toutes les femmes et les hommes ne sont pas, non plus, vraiment libres au sein du capitalisme. L’organisation de la production sur la base de la propriété privée des moyens de production et l’organisation de la société en classes sociales qui en découle constituent des limitations puissantes à l’expression de certaines formes de liberté personnelle, notamment le choix des études ou de la profession.

L’analyse sociologique montre qu’il y a une impossibilité pour les individus appartenant à certaines classes sociales, de surmonter ces barrières en masse. Même si bien sûr des individus singuliers peuvent y parvenir. L’assignation à la pauvreté illustre cette impossibilité. Ainsi l’OCDE et l’INSEE estiment, qu’en France, il faut en moyenne 6 générations aux descendants de la population appartenant aux 10 % les plus pauvres, pour atteindre le revenu moyen.

Contradictions du capitalisme et subjectivités révolutionnaires

Les contradictions du capitalisme sont des réalités objectives. Les relations d’exploitation et l’appropriation privée des richesses contredisent le caractère de plus en plus social de la production et la publicité qui est faite autour de l’universalité des Droits de l’Homme et de la démocratie. Les aspirations révolutionnaires individuelles ou subjectives germent du constat de ces contradictions objectives.

Tant que ces contradictions ne seront pas dépassées, ces aspirations vont se renouveler. L’histoire repose nécessairement les questions qui ne sont pas résolues. Cependant, c’est aux individus qu’il revient de résoudre librement ces questions.

Marx et Engels affirment donc que c’est par la prise de conscience et par l’activité des individus que le dépassement du capitalisme adviendra. Dans la lettre à Annenkov du 28 décembre 1846 :

« L’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel »

Communisme comme mouvement réel

Communisme est le nom donné au mouvement réel d’abolition du capitalisme. C’est un mouvement social qui est l’œuvre de femmes et d’hommes singuliers. La société communiste n’est absolument pas un modèle de société décrété dogmatiquement et imposé de l’extérieur afin d’écraser ces individus.

Ce qui est voué à disparaître se sont les rapports d’exploitation et de domination qui constituent le mode d’organisation capitaliste. Ce qui est voué à les remplacer ce sont des rapports sociaux égalitaires et solidaires. Ce qui est voué à disparaître, c’est la figure de l’individu aliéné par le capital. Ce qui est voué à la remplacer, c’est la figure de l’individu intégralement émancipé.

Aux deux affirmations qui sont souvent opposées – « pour changer la société, il faut d’abord changer l’être humain » et « pour changer l’être humain, il faut d’abord changer la société » – le matérialisme historique répond que:

Rapports sociaux et formes d’individualité vont nécessairement de pair. Ils ne peuvent changer qu’ensemble.

© Gilles Sarter

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Philosophie Sociale: les Fondateurs

Philosophie Sociale: les Fondateurs

La philosophie sociale cherche à définir et à analyser les processus qui, à l’intérieur des sociétés, apparaissent comme des évolutions manquées ou des pathologies sociales. L’expression a été forgée par Thomas Hobbes. Mais c’est chez Jean-Jacques Rousseau que Axel Honneth (La société du mépris) observe les véritables débuts de la démarche réflexive qui est propre à la philosophie sociale.

Rousseau fonde la philosophie sociale

Dans un contexte de guerres civiles et religieuses, Hobbes a essayé de déterminer quels dispositifs juridiques permettraient à un État absolutiste d’assurer la pacification de la société. La réflexion de Rousseau porte sur un autre sujet. En effet, il entreprend de critiquer le modèle de la société bourgeoise.

Selon le diagnostic du philosophe, cette formation sociale est caractérisée par une pression grandissante de la concurrence interindividuelle ainsi que par la propagation d’activités et de motivations qui reposent sur la vanité, la tromperie et l’envie.

Son Discours sur l’Inégalité se présente comme une tentative de mettre au jour les causes de la corruption de la vie sociale. Il ne s’agit donc plus comme chez Hobbes d’identifier les modalités juridiques de la préservation de la stabilité de la société. La question qui intéresse Rousseau est au fond celle de savoir si les nouvelles conditions d’existence permettent encore aux êtres humains de mener une vie bonne et réussie.

Homme en lui-même ou Hors de lui-même

Pour mener à bien son entreprise critique, on sait que Rousseau s’appuie sur la reconstruction conceptuelle d’un « état de nature ». Dans les conditions pré-sociales, l’Homme vit « en lui-même ». Il accomplit sa vie dans la paisible assurance de ne vouloir que ce que lui enjoignent ses penchants individuels.

En se socialisant, il commence à établir des relations d’interaction et de réciprocité avec ses prochains. Dès lors, le point d’ancrage de ses motivations se déplace vers l’extérieur. « Le sauvage vit en lui-même, écrit Rousseau, l’homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l’opinion des autres. »

Inséré dans la société, l’être humain perd la certitude tranquille de son libre-arbitre. Si de plus, dans cette société, l’envie d’acquérir de la propriété privée est artificiellement entretenue, l’individu se trouve rapidement aspiré dans une spirale ascendante de recherche de reconnaissance, de vanité et de quête de prestige.

Dans la description de ce processus, Axel Honneth voit l’invention de l’idée d’aliénation et l’origine d’un questionnement sur les limites qu’une forme de vie sociale peut imposer à l’Homme dans sa quête de réalisation de soi.

Individualisme ou Bien commun

Georg Wilhelm Hegel est influencé par cette tentative de Rousseau d’opposer les changements de conditions sociales à des formes idéales de l’action humaine. Mais ce que Hegel considère comme pathologique dans la vie sociale de son époque, c’est au contraire de Rousseau, une exacerbation de l’individualisme.

Son diagnostic est celui d’une atomisation de la société. Les citoyens dont les libertés subjectives connaissent un développement sans précédent ne sont plus reliés les uns aux autres que par des règles juridiques. La société bourgeoise a détruit l’intégration éthique des communautés traditionnelles.

L’engagement pour le bien commun et la possibilité d’établir du lien social constituent les conditions de réalisation d’une vie humaine réussie.

Or, dans la société bourgeoise individualiste, les individus perdent ce sentiment d’appartenir à un tout qui les dépasse et dont ils sont des éléments constitutifs.

Aliénation ou Réalisation par le Travail

Karl Marx est le premier penseur qui place l’expérience de la misère économique et du déracinement social, au centre du questionnement de la philosophie sociale. Pour lui, c’est grâce au processus du travail autodéterminé que l’être humain parvient à la réalisation de soi.

Marx ne parle pas d’un état de nature mais d’une disposition naturelle. Une potentialité propre à l’être humain réside dans sa capacité à s’objectiver dans le produit de son travail. Au cours de ce processus, l’Homme expérimente ses propres forces et parvient à la conscience de lui-même.

La réalisation d’une vie bonne repose sur la possibilité d’éprouver le processus du travail autodéterminé.

Or les conditions sociales structurelles liées à la prévalence du mode de production capitaliste empêchent le déploiement de cette forme de travail. La classe bourgeoise exerçant le contrôle du travail enlève aux travailleurs toutes capacités de décider de leurs activités. Elle les prive ainsi de la possibilité de mener une vie épanouissante.

L’organisation capitaliste du travail débouche sur quatre formes d’aliénation sociale. Le travailleur est entravé dans la réalisation de ses potentialités humaines. De ce fait, il devient étranger à sa propre personne, en même temps qu’au produit de son travail et qu’à tous ses congénères. Ce n’est pas seulement parce qu’il prend la forme de rapports sociaux injustes que le capitalisme doit être considéré comme une pathologie sociale, mais surtout parce qu’il aliène l’être humain de ses capacités.

Nihilisme ou Affirmation de la vie

En Europe occidentale, la fin du 19ème siècle est marquée par une forte urbanisation qui est associée à une poussée des demandes égalitaristes et démocratiques. Dans certains milieux bourgeois, cette conjonction déclenche une réaction négative qui se traduit par l’usage du terme « massification ». Par ailleurs, l’industrialisation croissante s’accompagne d’une modification des habitudes de vie quotidienne. Ce phénomène engendre une forme de malaise. La vie sociale est alors décrite comme désolée, vidée de sens, de grandeur et d’originalité.

Friedrich Nietzsche condense dans le terme nihilisme, l’expression symptomatique de ce qui constitue selon lui la pathologie culturelle de son époque.

Toutes les orientations de l’activité humaine en fonction de valeurs qui affirment la vie sont supprimées, en faveur d’une attitude de réserve et de réflexion.

Lire un article sur le concept de société maladeNietzsche s’intéresse davantage aux orientations culturelles et historique de l’humanité qu’aux problèmes sociaux. Son objectif consiste à essayer de dégager, à l’intérieur des systèmes culturels du passé, les interprétations de la vie qui sont à l’origine du nihilisme présent. Ce programme, mis en application dans La Généalogie de la morale, demeurera un modèle méthodologique pour les penseurs tels Adorno, Horkheimer ou Foucault, qui prétendront établir des diagnostics de la société présente en s’appuyant sur la philosophie sociale.

Évolutions sociales et Vie bonne

Les critiques de la vie sociale entreprises par Rousseau, Hegel, Marx et Nietzsche ouvrent le chemin à la réflexion qui constitue le cœur de la philosophie sociale.

Ces quatre penseurs critiquent des évolutions sociales qu’ils envisagent comme contrariant les possibilités de mener une vie bonne. Pour ce faire, chacun s’appuie sur des présupposés qui sont relatifs à une réalisation de soi satisfaisante.

Pour Rousseau, il s’agit d’un rapport à soi que rien ne doit venir perturber. Hegel pose comme prémisse à l’épanouissement individuel, l’existence d’une sphère sociale dans laquelle chacun se préoccupe de la réalisation d’autrui. Chez Marx, la pleine concrétisation des potentialités humaines repose sur un processus d’objectivation dans le travail. Pour Nietzsche, enfin, la réalisation de l’être humain est conditionnée par l’existence de valeurs d’affirmation de la vie et orientées vers l’action.

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Sortir du Capitalisme: Abolition ou Dépassement?

Sortir du Capitalisme: Abolition ou Dépassement?

Sortir du capitalisme, la proposition n’est pas nouvelle. Elle semble même connaître un regain d’intérêt. Pour autant, cet intérêt est-il à la hauteur des préjudices que le système capitaliste actuel inflige à l’humanité et à la nature, dans laquelle elle se trouve insérée ? Une autre question qui n’est pas d’hier concerne les modalités de cette sortie. Sortir du capitalisme. D’accord. Mais comment ?

La Révolution-Abolition

Au sein de la tradition de pensée marxiste, il existe un courant de théoriciens et d’activistes qui défendent une stratégie de la destruction du capitalisme. Leur position repose sur l’argument que le cœur même du système capitaliste n’est pas réformable. Son abolition pure et simple constitue donc le préalable nécessaire à l’émancipation de l’humanité.

Comme le capitalisme est défendu par la classe dominante, l’enjeu réside dans la prise du pouvoir. Il faut ensuite être en mesure de le conserver, suffisamment longtemps, pour faire table rase du passé. Une coutume veut que l’on qualifie cette tendance de « révolutionnaire » ce qui correspond, à un appauvrissement du terme.

La Révolution-Dépassement

En effet, il existe un autre courant, qui aspire lui aussi à une révolution, au sens de changement radical des institutions, sans pour autant miser sur la stratégie que nous venons de décrire. En font partie, des observateurs du monde social qui pensent que, bien que le pire capitalisme fasse rage, il existe au sein de nos sociétés, des institutions et des agencements sociaux de type socialiste (Erik Olin Wright, Axel Honneth) ou communiste (Bernard Friot, Lucien Sève).

Pour ces sociologues et ces philosophes, l’effort de dépassement du système capitaliste doit se concentrer sur le renforcement et l’extension de ces institutions et expériences émancipatrices.

On peut illustrer cette théorie en la rapportant à l’exemple du dépassement de la féodalité par le capitalisme bourgeois. Les premières structures ou expériences de type capitaliste sont nées au sein de la société féodale d’Europe occidentale. Elles sont apparues dans le cadre ou en relation étroite avec les institutions féodales. Au fil du temps, elles se sont si bien développées qu’elles ont fini par fragiliser suffisamment le système existant. La féodalité a finalement été abolie lors d’un dernier moment insurrectionnel.

L’ Aufhebung chez K. Marx

Au regard de cet exemple, on voit que la conception du dépassement n’exclut pas totalement l’abolition mais elle la conçoit comme le dernier moment d’un processus de transformation. Précisons aussi que le projet d’un dépassement du capitalisme n’a rien à voir avec le « réformisme ». Le réformisme tente de limiter les préjudices engendrés par le capitalisme, pas de le remplacer.

Dans ces travaux, le philosophe Lucien Sève montre que la distinction entre abolition et dépassement du capitalisme est présente dans les écrits de Karl Marx. A ce titre, en 2018, il a publié un article sur la question de la traduction du terme Aufhebung dans l’œuvre du penseur allemand (Traduire Aufhebung chez Marx). Lucien Sève conteste la traduction univoque qui le rend par « abolition ». Il affirme, au contraire, que le mot acquiert un sens bien plus dialectique au fil du développement de la pensée de K. Marx.

Suppression, Conservation-Transformation

Ce sens bien plus complexe engloberait tout à la fois, les trois notions de suppression, de conservation et d’élévation. Autrement dit, Aufhebung exprimerait le passage d’une forme donnée en une forme supérieure, qui comprendrait encore des éléments de la forme première. Lucien Sève propose de rendre cette acception par le terme « dépassement ».

En effet, le mot a le mérite de posséder un sens positif-conservateur (l’idée de passer dans) et un sens négatif-éliminateur rendu par le préfixe dé- (comme dans démolition, démontage, décomposition…).

Le verbe « dépasser » dont est issu le substantif « dépassement » est simultanément positif et négatif. Dépasser c’est rendre obsolète, caduc, désuet mais pour aller de l’avant ou au-delà. C’est remplacer une chose tout en la renvoyant au passé.

Ce point de traduction est important car il s’agit de rendre compte de la richesse de l’analyse de Karl Marx. Précisément, il s’agit de savoir, à chaque fois qu’il utilise le mot Aufhebung, s’il évoque une abolition négative des rapports capitalistes ou un dépassement nouveau de ce qui a pu être acquis sous eux de valide.

La Révolution en permanence!

Pour Lucien Sève, c’est l’expérience de 1848 qui confirme chez K. Marx et chez F. Engels, l’idée que la révolution ne peut pas se faire d’un coup, par une simple mise à bas d’un pouvoir étatique. L’idée que l’abolition ne peut pas être soudaine, mais uniquement l’épisode final d’une transformation de longue durée est développée dans l’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes (mars 1850). Texte que K. Marx et F. Engels concluent par le mot d’ordre « la révolution en permanence ! ».

A partir de cette date, Aufbehung commencerait à changer de sens, dans les écrits de K. Marx. Il y exprimerait non plus une abolition mais une métamorphose complexe. Dans le dépassement du capitalisme s’entremêleraient la suppression et la conservation-transformation d’acquis historiques et sociaux. Par rapport au féodalisme, le système capitaliste bourgeois a permis le développement des moyens de production et de l’individualité humaine, qui à leur tour permettent la maturation d’une exigence révolutionnaire communiste.

Le Dépassement de l’État

Lucien Sève relève aussi, à partir de cette date, le recours au terme
Auflösung, dissolution. Le mot fait référence à une transformation processuelle et de type négatif-positif puisqu’un corps dissout est toujours présent dans la solution. C’est ainsi que dans les Grundisse, le mouvement historique du capitalisme s’achève par la « dissolution du mode de production et de la forme de société fondés sur la valeur d’échange ».

Une autre illustration de cette manière de penser le dépassement du capitalisme est relatif à la question de l’État. Dans le Manifeste du Parti Communiste, l’État est défini comme le pouvoir organisé de la classe bourgeoise, pour l’oppression de la classe des ouvriers. Aussi, l’abolition des classes nécessite-t-elle celle du pouvoir d’État.

Un quart de siècle plus tard, la Critique du programme de Gotha affirme qu’avec la victoire des travailleurs, l’oppression de classe prendra fin.

La réorganisation de la société nécessitera cependant le maintien des fonctions étatiques, mais ces dernières auront été préalablement émancipées de leur précédente fonction de classe.

Il s’agit bien là d’un dépassement : suppression de l’État en tant qu’État au service de la classe bourgeoise – conservation de l’État en tant que fonctions étatiques – transformation en État au service du projet de l’émancipation humaine.

Le Communisme déjà-là

Finalement, l’adoption d’une stratégie de la révolution-dépassement nécessite de se pencher avec acuité sur les agencements sociaux et les institutions déjà existants au sein du système capitaliste. Il faut identifier puis intensifier et étendre ceux qui permettent un surcroît d’émancipation.

Chez E.O. Wright, il s’agit des expériences qui soumettent les activités économiques au pouvoir social. A. Honneth recherche, au sein de nos sociétés, les formes déjà institutionnalisées de liberté sociale.

Voir l’article Régime de retraite et DémocratieB. Friot enfin démontre que le salaire attaché à la qualification en tant qu’attribut de la personne (comme dans le statut de la fonction publique), le régime général de la Sécurité sociale géré par les travailleurs et la pension de retraite comme salaire continué constituent de véritables institutions d’inspiration communiste, au sein du système capitaliste.

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La Société Malade ou la Pathologie du Social

La Société Malade ou la Pathologie du Social

Axel Honneth avance que la priorité de la critique sociale est de définir et d’analyser les pathologies ou les maladies du social.

Société Malade ?

L’idée selon laquelle les systèmes sociaux ou les sociétés peuvent tomber malades hante de nombreux discours qui n’appartiennent pas seulement au registre de la philosophie mais aussi à ceux de la politique ou du journalisme. Il faut se rappeler également que des expressions telles que « société malade », « société dégénérée » ou encore « société atypique » sont utilisées pour déprécier des sociétés étrangères et pour justifier des entreprises belliqueuses ou impérialistes.

Dans la pensée de Axel Honneth, l’usage de la notion de maladie ou de pathologie sociale sert d’autres objectifs que nous allons détailler.

Axel Honneth, La société du mépris, La Découverte, 2006La première difficulté relative à cette idée demeure qu’elle ne précise pas qui, au juste, est touché par la maladie. Est-ce que se sont des individus isolés, mais envisagés dans la somme de leurs maladies ? Ou alors est-ce la collectivité considérée comme un grand sujet ? Une autre question mérite aussi d’être élucidée. Qu’est-ce qui au sein d’une société doit être considéré comme le déclencheur de la maladie évoquée ?

Névroses et Morale Sexuelle

Sigmund Freud (La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes, 1908) a apporté sa contribution à l’éclaircissement de ces questions. Dans ses consultations, il se trouve confronté à une classe de maladies, pour lesquelles il échoue à trouver une cause physiologique. Aussi juge-t-il nécessaire de chercher cette cause dans des perturbations de l’expérience de vie de ses patients. Nombre d’entre eux étant frappés par les mêmes maux, il fait l’hypothèse que ces manifestations résultent de problèmes d’adaptation entre les individus et la société.

C’est ainsi qu’il ramène, finalement, les symptômes de la névrose obsessionnelle et de l’hystérie, à la morale sexuelle de son époque. Les exigences de la monogamie stricte et l’abstinence sexuelle jusqu’au mariage légal n’offrent pas des marges de manœuvre suffisantes pour satisfaire les pulsions sexuelles des individus. Quand ces dernières font l’objet d’une fixation tenace, elles finissent par dégénérer en anomalies.

Par ailleurs, S. Freud avance que toute société, afin de se perpétuer, instaure un ordre social voué au travail et à la reproduction. Cet ordre pour remplir sa fonction doit canaliser correctement les pulsions sexuelles des individus. D’un côté, une part de la libido doit être orientée directement vers l’activité sexuelle, donc vers la reproduction. D’un autre côté, grâce à la sublimation qui est la capacité d’échanger le but sexuel de la pulsion vers un autre but, une part suffisante de libido doit être canalisée vers les activités nécessaires à la production (travail, création…).

Cette juste économie des pulsions est perturbée par la restriction trop sévère de l’activité sexuelle. Les névroses chroniques constituent, pour les sujets, un lourd handicap qui grève leurs capacités à aimer et à travailler.

Finalement, c’est la société dans son ensemble qui s’en trouve menacée dans son propre projet de reproduction.

Individus et Société

Dans sa théorie explicative des psychonévroses, S. Freud avance que les maladies des individus ont pour cause un dysfonctionnement de la société (une morale sexuelle trop répressive). Pour lui, la société constitue donc une entité en elle-même. Et à ce titre, il existe une différence de nature entre les maladies des individus et les maladies de la société.

C’est pourquoi S. Freud réserve l’usage du vocabulaire de la psychanalyse, pour l’évocation des pathologies individuelles (névrose, angoisse, hystérie…). Lorsqu’il évoque les dysfonctionnements typiques de la société, il passe au langage de la sociologie (normes, valeurs, comportements réglementés…).

A la question de savoir à quoi peut être rapportée une maladie sociale, la réponse est donc qu’elle doit être exclusivement ramenée à la société elle-même et non à ses membres individuels.

Maladie ou Malaise

S’appuyant sur cet acquis, Axel Honneth poursuit sa propre investigation. D’abord, il avance que l’idée est trop restrictive qui voudrait qu’une maladie de société concerne uniquement les souffrances psychiques qui conduisent à des consultations médicales. Il existe des cas où ce sont davantage les signes d’un malaise plus ou moins vague qui permettent de soupçonner des dysfonctionnements sociaux.

De plus, S. Freud se concentre principalement sur les processus de contrôle des pulsions sexuelles, par le biais des valeurs ou des normes. Mais le maintien des sociétés ne repose pas uniquement sur la socialisation morale. Pour se maintenir, les sociétés doivent aussi se confronter à la nature extérieure et réguler les relations interhumaines.

Il faut donc pouvoir envisager qu’il y a autant de pathologies sociales possibles, qu’il y a de fonctions assurant la stabilité des sociétés.

Enfin, dans le cadre d’une telle approche, il est nécessaire d’adopter une perspective historique. En effet, les impératifs relatifs au maintien d’un ordre social spécifique sont définis au sein de l’ordre social concerné. Ainsi, les impératifs de préservation d’une communauté d’éleveurs pastoraux du sahel ne sont pas les mêmes que ceux de la société féodale française du 13ème siècle ou que celle de l’URSS sous le stalinisme.

Restriction de Liberté

En principe, il devrait donc être possible de parler de pathologie sociale à chaque fois qu’une société échoue à réaliser, une des tâches qu’elle a elle-même placée au centre de ses convictions normatives ou régulatrices. Toutefois, pourrait-on vraiment parler de maladie sociale à propos de processus qui entraveraient la reproduction de sociétés féodales ou totalitaires ?

Il ne faut pas oublier que les concepts de pathologie et de maladie renvoient à l’idée de contrainte ou de réduction de liberté. Cette référence doit être maintenue pour que le recours au concept de pathologie ait un sens. Axel Honneth propose donc que la philosophie sociale s’attelle à diagnostiquer, parmi les processus sociaux, ceux qui constituent une entrave pour l’émancipation des membres de la société.

Dans la perspective de Axel Honneth, la réduction de liberté qui est propre à l’idée de « société malade » consiste en ceci que les solutions institutionnelles de différentes sphères sociales se bloquent mutuellement en empêchant un épanouissement fructueux des individus. Par exemple, dans les sociétés modernes, les solutions institutionnelles adoptées dans la sphère économique entrent en tension avec les solutions qui prévalent au sein de la sphère intime familiale ou conjugale.

Liberté Individuelle contre Liberté Sociale

Depuis le 18ème siècle, les relations au sein des familles se sont transformées. A partir de cette date, jusqu’à nos jours, elles sont de plus en plus comprises comme des relations égalitaires, dans lesquelles les partenaires se soucient volontairement et avec affection de l’épanouissement de l’autre.

Voir notre article sur la notion de liberté socialeLa solution institutionnelle choisie repose sur le principe de la liberté sociale qui postule que le difficile processus de la réalisation de soi ne peut être entrepris qu’en s’aidant les uns les autres.

Dans la sphère de la production économique, la solution institutionnelle qui a été privilégiée depuis plus de deux cents ans ne repose pas sur l’idée de liberté sociale mais sur celle de la liberté individuelle. C’est ainsi que le régime capitaliste encourage les attitudes centrées sur les intérêts particuliers. Les individus apprennent à se comprendre comme des êtres calculateurs, responsables pour eux-mêmes et ne pouvant plus compter sur la solidarité des autres. Objectivement, ils sont plongés dans un environnement social caractérisé par une demande accrue de compétitivité, de réactivité, de mobilité, de flexibilité, de disponibilité, de projection dans des plans de carrière…

L’expansion radicale de ce modèle à l’extérieur de la sphère strictement économique constitue l’essence de l’ordre néolibéral. A l’intérieur des familles, il vient contrarier les rapports fondés sur les principes d’affection et d’entraide mutuelle.

Démocratisation de l’Économie

L’une des maladies de notre société résulte donc de la friction entre la solution d’entraide au sein de la sphère intime et la solution individualiste, au sein de la sphère économique. Chez les individus, elle se traduit par différentes formes de malaises : tensions liées aux difficultés de concilier vie de couple et carrière professionnelle, sentiments de ne pas être un père ou une compagne digne de ce nom, sentiment de solitude ou d’abandon…

Une solution possible pour résoudre cette pathologie sociale consisterait, dans un premier temps, à limiter clairement les exigences qui sont imposées aux individus, dans le cadre de leur participation aux activités de production, mais aussi de consommation. Jusqu’à présent, cette absence de limitation résulte d’un déficit de démocratie.

A contrario de ce que nous observons actuellement, l’ensemble des parties prenantes devrait exercer son pouvoir social, en décidant démocratiquement ce qui doit être produit et comment cela doit être produit.

Lire aussi notre article sur le pouvoir socialA plus long terme, la notion de liberté sociale, c’est-à-dire la reconnaissance du fait que les êtres humains ne peuvent pas réaliser leur liberté chacun pour soi, mais seulement au travers de rapports d’entraide, devrait voir étendre son domaine d’application à toute la sphère économique.

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Capitalisme : Négation-Active du Monde

Capitalisme : Négation-Active du Monde

Max Weber établit une typologie des interprétations socio-culturelles du monde. Pour ce faire, il discrimine premièrement entre affirmation et négation du monde. Deuxièmement, il distingue entre attitudes actives et passives. Selon son analyse, le régime capitaliste se caractérise par une négation-active du monde.

Interprétations Culturelles du Monde

Nos manières d’être en relation avec le monde ne sont pas innées ou données par nature. Elles résultent d’interprétations individuelles mais aussi socio-culturelles. Ces dernières établissent un recensement de ce qui est présent dans le monde (il y à des tantes, des écoles, des bovins…). Ce recensement varie selon les contextes sociaux (les tantes telles que nous les identifions n’existent pas partout ; l’existence de la baraka ou celle du Qi n’est pas affirmée dans toutes les sociétés…).

Les interprétations socio-culturelles nous informent aussi de ce qui est important parmi les choses recensées (une tante peut être plus importante qu’une vache ou inversement selon les contextes sociaux). Et enfin, elles nous indiquent les manières dont il convient de nous comporter ou d’agir (dire bonjour, ne pas voler…).

Les interprétations culturelles fondent notre représentation du monde et orientent notre action à l’intérieur de ce monde. De ce fait, elles contribuent aussi à la constitution de notre moi. Que nous soyons un brahmane, un « intouchable », une énarque ou une Massaï nous ne nous sentons pas du tout placés dans le monde de la même manière.

Max Weber aimait expliquer les phénomènes sociaux à partir de la construction de types idéaux. Il a utilisé cette méthode pour distinguer entre les différentes manières d’être au monde.

Pour ce faire, ils opposent d’une part affirmation et négation du monde. Et d’autre part, il opère une démarcation entre attitudes passives et actives, à l’égard du monde.

Affirmation et Négation du Monde

Les attitudes de négation décelées par Max Weber, dans les cultures humaines, concernent le monde ou la nature tels qu’ils apparaissent à l’Homme. Par exemple, les doctrines gnostiques ne voient dans ce monde qu’une apparence ou une illusion. On peut aussi envisager comme relevant de la négation, la conception de notre monde comme simple lieu de passage ou de mise à l’épreuve (la vallée de larmes…).

Ces différentes visions englobent aussi la croyance en un monde meilleur (un au-delà, une cité céleste, un arrière-monde…). Selon les conceptions, on peut l’apercevoir en déchirant le voile de l’ignorance ou on peut y accéder en surmontant une mise à l’épreuve.

La négation peut aussi porter sur la société. Elle adopte alors la forme d’un refus des institutions existantes. Ce rejet conduit à la fuite, chez les moines, les yogis ou les « renonçants » qui partent au désert ou au fond des forêts. Elle peut aussi mener à l’action révolutionnaire, au sens de tentative de remplacement des institutions.

Dans le cas de l’ascétisme religieux, la négation porte spécifiquement sur le corps, ses besoins, ses pensées ou ses désirs. Ils doivent être dominés, étouffés ou dépassés. Sur le plan subjectif, une telle position peut conduire à une forme de dénégation du moi. Cette négation s’exprime, par exemple, par l’injonction à « détruire l’ego ».

A l’inverse, l’affirmation du monde, de la société ou encore du corps et de ses besoins ne nécessite pas de longs développements pour être comprise. Il suffit de dire qu’elle consiste en une acceptation et une évaluation positive de ces différentes réalités.

Attitude Active ou Passive

Max Weber propose de croiser les attitudes d’affirmation et de négation avec des attitudes passives et actives à l’égard du monde. La différence entre ces deux dernières tient au poids de l’intention d’agir. L’attitude active pousse à aller à la rencontre du monde et à y intervenir. Inversement, l’attitude passive conditionne plutôt l’attente, l’observation voir la fuite du monde.

Selon Max Weber, les cultures peuvent être appréhendées comme se rapprochant plus ou moins de types idéaux, construits sur la base du croisement entre attitudes affirmatives-négatives et actives-passives.

Par exemple, le confucianisme se caractériserait à la fois par l’affirmation ou l’acceptation élémentaire de la nature (pas d’arrière-monde), du corps (recherche de l’aisance corporelle), des institutions sociales (importance des rites) et par une attitude active et transformatrice du monde.

Tout à l’opposé, les ascètes extra-mondains indiens ou certaines sectes gnostiques incarnent le type négatif-passif : rejet du monde, fuite de la société, maîtrise du corps et attitude contemplative, non transformatrice du monde.

Négation-active du Monde

La culture capitaliste occidentale, selon les fameuses thèses de L’éthique protestante, serait fondée sur une attitude négatrice du monde mais néanmoins active. Cette attitude est construite sur une conception du monde d’ici-bas comme marqué par le péché originel et doublé d’un au-delà céleste.

Pour aller plus loin, lire « Protestantisme et origines de la mentalité capitaliste« 

L’être humain est conçu comme faible et pêcheur. Il doit donc soumettre son corps à une ascèse.

Toutefois, cet ascétisme prend aussi une forme intra-mondaine qui résulte d’une d’attitude active à l’égard du monde. Contrairement à l’ascète extra-mondain (le moine, le yogi…), l’entrepreneur protestant s’engage dans une activité intense dont la réussite doit témoigner de son salut sur le plan religieux.

Max Weber voit dans la posture négatrice et active de l’ascétisme protestant l’un des facteurs de la domination froide et calculatrice que le capitalisme tente d’imposer au monde et aux hommes.

La négation du monde, accompagnée d’une attitude active, conduit à l’utilitarisme débridé. Toutes les formes de vie et tous les éléments naturels sont considérés, non pas pour ce qu’ils sont (attitude négative), mais pour des choses bonnes à être utilisées, dans le but de satisfaire un intérêt personnel (en l’occurrence l’accumulation matérielle).

Sur le rôle de la rationalité instrumentale, dans l’œuvre de Max WeberEn poussant, l’observation un peu plus loin, on pourrait donc dire qu’il existe une forme d’affinité élective entre l’attitude de négation-active du monde et les institutions sociales capitalistes, bureaucratiques, scientistes et judiciaires actuelles.

Ce n’est donc pas par hasard si les mouvements d’opposition à ce modèle de société incarnent une attitude affirmative à l’égard du monde. Ils se fondent sur le refus de rabaisser la nature, les animaux, les plantes et les êtres humains au rang de choses exploitables et calculables.

© Gilles Sarter

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Régime de Retraite et Démocratie

Régime de Retraite et Démocratie

La lutte contre le nouveau projet de transformation des régimes de retraite n’a pas pour seul enjeu la garantie du pouvoir d’achat des futurs retraités. Elle est aussi un combat à porter en faveur de la démocratisation de notre société.

Démocratisation de l’Économie

Voir notre article sur la notion de pouvoir socialLa notion de démocratie est liée à celle de pouvoir social. Le pouvoir social, selon la définition qu’en donne le sociologue Erik Olin Wright, est le pouvoir d’agir qui résulte de l’association volontaire des individus.

L’idée de « gouvernement par le peuple » ne signifie pas « gouvernement par agrégation d’individus atomisés » (qui élisent un monarque présidentiel tous les cinq ans), mais bien « gouvernement par des gens organisés collectivement en associations volontaires ».

Le régime économique capitaliste repose sur un principe anti-démocratique. Il s’agit du principe d’exclusion. Seul le détenteur du capital (usine, machine, bâtiment…) est habilité à décider de son utilisation. Il décide des modalités de production, de l’organisation du travail, des modalités de commercialisation des produits… Le droit de propriété exclut les autres personnes, notamment les travailleurs, de l’accès aux moyens de production et donc des décisions relatives à leur usage.

Définition Capitaliste du Travail Productif

Parmi les prérogatives du capitaliste, la maîtrise du travail est cruciale. Celui qui détient des machines a besoin d’ouvriers pour les faire fonctionner et pour ponctionner un profit sur leur travail.

Bernard Friot, L’enjeu des retraites, La Dispute, 2010La justification idéologique de cette forme d’organisation des activités économiques s’appuie sur la définition du « travail productif ». Sont considérées comme telles, les seules activités qui mettent en valeur le capital. C’est-à-dire, celles qui alimentent la « propriété lucrative ». A cette forme est attribuée une valeur sociale et économique supérieure à celle qui est accordée aux autres modalités du travail.

Contrairement à l’adage « tout travail mérite salaire », en régime capitaliste, seul le « travail productif », au sens de lucratif pour le capital, mérite salaire.

Bien qu’elles possèdent une dimension productive évidente et qu’elles remplissent des fonctions sociales importantes, la prise en charge de l’éducation des enfants, les tâches domestiques, l’engagement pour des causes sociales ou écologiques… ne sont pas considérées comme du « travail ». Elles ne méritent pas un salaire.

Une organisation radicalement démocratique de nos sociétés passe nécessairement par une démocratisation des activités économiques. Selon le principe d’application du pouvoir social, les individus regroupés en associations volontaires doivent décider de l’usage des moyens de production, de ce qu’ils voudraient produire et de comment ils voudraient le produire. Ils doivent pouvoir décider aussi quelles activités sont utiles et nécessaires pour la société et par quels salaires les rétribuer

Révolution de 1946

La création, en 1946, du Régime général unifié de la Sécurité sociale géré par les travailleurs constituait une révolution, au sens de transformation profonde des institutions sociales. Fondamentalement, il s’agit d’une contribution majeure au projet plus global de soumettre les activités économiques au pouvoir social.

La Sécurité sociale ne naît pas en 1946. Elle existait bien avant, notamment depuis la moitié du 19ème siècle pour ce qui concerne les retraites. Mais elle était éparpillée entre une multitude d’organismes, d’assurances ou de caisses départementales paritaires qui étaient largement soumises au contrôle patronal. La révolution de 1946 résulte de la volonté d’opérer quatre transformations majeures. Les militants de la CGT et du Parti Communiste souhaitent unifier le système en une caisse unique pour la prise en charge de la maladie, de la famille, des retraites, des accidents et des maladies du travail. Ils appellent à un financement selon un taux de cotisation unique et interprofessionnel. Ils veulent aussi que le nouvel organisme soit géré par les travailleurs eux-mêmes. Enfin, ils tentent d’imposer une conception de la pension de retraite comme salaire continué.

Le Régime unifié de la Sécurité sociale constituait un puissant outil mis à la disposition du pouvoir d’agir des travailleurs, regroupés en associations volontaires.

Elle représentait une avancée importante sur le plan de la démocratisation de la société. Que les travailleurs puissent gérer eux-mêmes l’équivalent du budget de l’État dans les années soixante et créer, par exemple les CHU, était un enjeu de taille. La caisse et le taux interprofessionnel unique devaient permettre de marginaliser le pouvoir du patronat dans les négociations. La constitution des travailleurs comme acteur unifié empêcherait ce dernier d’user de la division.

Contre-Révolution Capitaliste

Aussi dès le début, les révolutionnaires se sont heurtés à une forte opposition. Bernard Friot souligne que la création du régime général n’a rien eu à voir, avec la légende d’un programme du CNR (Conseil National de la Résistance) mis en œuvre, dans l’unité nationale. Dans l’arène politique, le Parti Communiste affronte des refus acharnés venant des gaullistes, de la SFIO et du MRP. Sur le terrain syndical, la CGT affronte la CFTC (dont émergera la CFDT en 1964), puis FO elle-même issue d’une scission au sein de la CGT.

Dès le départ, cette opposition a mis partiellement en échec la réalisation d’un régime unique : le régime général n’est pas appliqué aux travailleurs indépendants ; les caisses maladie et familiale sont séparées ; les cadres sont dotés d’un régime complémentaire de retraite AGIRC (1947) ; en 1961, FO et la CFTC mettent en place l’ARRCO (Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés) qui comme l’AGIRC repose sur la logique du revenu différé…

Quand à la gestion ouvrière, elle est battue en brèche progressivement, au profit du pouvoir étatique.

Dès le début, alors que la CGT milite, pour un statut mutualiste de la caisse nationale, avec une gestion par les intéressés eux-mêmes, sur le principe « une personne, une voix », les ordonnances en font un établissement public à caractère administratif. A partir de 1961, les directeurs et directeurs-adjoints des caisses régionales sont choisis parmi les anciens élèves du Centre d’Études Supérieures de la Sécurité sociale, créé sur le modèle de l’ENA. Par ailleurs, l’État s’octroie la maîtrise de la fixation des taux de cotisation et des montants des prestations. Il exerce aussi sa mainmise sur les fonds collectés dont les excédents (neuf seizièmes de la collecte en 1950) sont confiés à la Caisse des Dépôts et finalement utilisés pour servir aux dépenses courantes de l’État.

Révolution du Salaire Continué

Malgré ces revers, pour Bernard Friot, les révolutionnaires de 1946 ont remporté un succès fondamental en réussissant à généraliser la retraite comme poursuite du salaire. Cette continuation existait dans la fonction publique depuis 1853. En 2019, ce sont les trois quarts des pensions versées qui représentaient du salaire continué, dans le public et dans le privé. Selon ce système à un âge donné, la pension de retraite remplace un salaire de référence, en fonction du nombre de trimestres validés et sans tenir compte du montant des cotisations que le bénéficiaire a versées.

Cette modalité d’organisation s’attaque au pilier idéologique du capitalisme qui considère comme seul travail productif celui qui fait fructifier le capital.

En effet, dans le régime du salaire continué, le salaire est attaché à la personne et non pas à un type d’activité. Les retraités continuent à être des travailleurs mais ils sont libérés de l’emploi à finalité lucrative. Leur travail et donc leur contribution à la vie collective s’exercent selon de nouvelles modalités. Ce régime constitue une avancée de la démocratie. Ce n’est plus la seule minorité des détenteurs du capital qui définit ce qu’est le travail productif.

La généralisation d’un système de retraite fondé sur un cumul de points (qui existe déjà pour les pensions complémentaires) représente un mouvement dans le sens de la dé-démocratisation. Selon cette conception, les retraités ne sont plus des travailleurs libérés de l’emploi, mais des inactifs qui perçoivent le différé de leurs cotisations de carrière. La représentation capitaliste du travail productif l’emporte à nouveau.

La lutte contre le projet de transformation du régime de retraite, porté par E. Macron et E. Philippe, doit être envisagée comme un combat pour la démocratisation de la sphère économique. Dans cette perspective, elle peut s’appuyer sur les deux revendications du retour à la gestion par les travailleurs et du maintien de la pension comme salaire continué.

© Gilles Sarter

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Pouvoir Social et Démocratie

Pouvoir Social et Démocratie

Le pouvoir social, c’est la capacité des gens d’accomplir des choses lorsqu’ils se regroupent en associations volontaires et solidaires. Selon Erik Olin Wright, la démocratisation de la société passe par la généralisation de cette forme de pouvoir, dans les sphères d’activité sociale, politique et économique.

Pouvoir Social et Démocratisation

Les formes que peuvent prendre les associations afin d’exercer le pouvoir social sont multiples : assemblées municipalistes au niveau d’un village ou d’un quartier, conseils d’ouvriers ou de salariés au niveau d’une usine, associations écologistes locales ou internationales, partis politiques ou syndicats, rond-points de Gilets Jaunes…

Erik Olin Wright soutient que la généralisation du pouvoir social, sous la forme d’associations solidaires, égalitaires et démocratiques, partout où cela est possible, permettrait d’impulser une véritable démocratisation de la société. Le sociologue écrit même que l’expression « gouvernement par le peuple, pour le peuple » doit se comprendre comme signifiant « gouvernement par des gens organisés collectivement en associations volontaires ».

Pour en savoir plus, voir notre article sur M. Bookchin et le municipalisme libertaire

Nous allons voir que sur bien des aspects, la position d’E.O. Wright est proche du municipalisme libertaire de Murray Bookchin. Notamment lorsqu’il évoque le gouvernement participatif doté de pouvoir, à l’échelle locale.

Toutefois, dans ses écrits E.O. Wright ne semble pas entériner l’idée de la disparition des structures ou institutions de type étatique. Alors que M. Bookchin envisage leur remplacement par un fédéralisme de municipalités, E.O. Wright propose de soumettre le pouvoir étatique au pouvoir social.

Décentralisation de la décision politique

La décentralisation de la décision politique constitue un premier moyen d’atteindre cet objectif. L’idée repose sur le constat que de nombreuses décisions peuvent être prises plus efficacement quand le pouvoir de décider est donné aux gens qui sont les plus proches des problèmes considérés.

Le gouvernement participatif doté de pouvoirs en représente la réalisation la plus accomplie. Dans ce modèle ce sont des associations de quartiers, de riverains, de village… qui décident des travaux, des aménagements ou de toutes autres actions d’intérêt général, à l’échelle locale. Elles en surveillent aussi l’exécution.

C’est ce modèle de gouvernance qui est tout-à-fait proche du municipalisme de M. Bookchin. Si ce n’est que E.O. Wright n’envisage pas, contrairement à ce dernier, la disparition de l’État ou des collectivités locales. Ces institutions interviennent en fournissant aux associations les moyens économiques, humains, matériels et légaux de fonctionner et de concrétiser les actions qui sont décidées.

Démocratisation de l’État

Mais l’État s’engage aussi dans des actions dont la portée dépasse l’échelle locale. Il fournit des services (santé, éducation, sécurité…) et prend en charge la construction et la gestion d’infrastructures (transport, énergie…) de portée nationale. A cette échelle aussi, le pouvoir social doit l’emporter pour répondre à l’exigence de démocratie.

Actuellement la gestion du bien et de l’intérêt public est confiée à des élus et à des fonctionnaires. Ces deux catégories d’acteurs sont très peu subordonnées au pouvoir social. Il en résulte que les prises de décisions sont peu transparentes, que les citoyens n’y sont presque pas associés et que les décideurs rendent rarement des comptes et sont difficilement révocables.

Dans une démocratie radicale, on pourrait imaginer que les interventions de l’État soient directement impulsées par des assemblées citoyennes. On pourrait parler de « socialisation de l’appareil d’État » au même titre que l’on parle, dans la sphère économique, de « socialisation des moyens de production ».

L’ensemble des acteurs qui ont un intérêt en jeu parce que leurs vies sont affectées par la manière dont les moyens de l’État sont utilisés, décident collectivement des objectifs et de l’usage de ces moyens. Ainsi que ce soit pour la police, l’enseignement, la santé, l’énergie, les impôts, la justice…, les décisions concernant leur bonne marche émaneraient d’assemblées constituées de représentants d’usagers, de fonctionnaires, de professionnels du secteur concerné (médecins, avocats,…) et d’associations spécialisées (sur la défense des droits de l’Homme, la protection de la nature…).

Si c’est un système de gouvernement par les partis qui est maintenu alors il faut s’assurer que les représentants qui exercent le pouvoir étatique, assument leurs fonctions de manière transparente, qu’ils rendent des comptes et qu’ils soient révocables à tous moments.

Démocratisation de l’économie

Mais une démocratisation de nos sociétés passe aussi et inévitablement par une démocratisation de l’économie. Cela signifie que les activités économiques doivent être soumises au pouvoir social.

La socialisation des moyens de production constituerait une démocratisation radicale de l’économie. Toutes les parties prenantes (consommateurs, travailleurs, riverains des entreprises, associations de protection de l’environnement…) décideraient ensemble de ce qu’il convient de produire et de la manière de le produire.

Il existe aussi des manières moins radicales de progresser vers un supplément de démocratie, dans l’économie. Dans la régulation sociale-démocrate, le pouvoir social s’exerce sur l’État, puis à travers lui sur les entreprises (lois de protection des travailleurs, réglementations sur les produits ou sur les rejets dans la nature…).

Dans la démocratie associative, les associations de citoyens (de protection de l’environnement, de consommateurs, syndicats de travailleurs…) participent à l’orientation des activités économiques en concertation avec les représentants de l’État et des entreprises.

Dans le capitalisme social, les associations réussissent à exercer leur pouvoir directement sur les entreprises. Le cas exemplaire est celui d’un syndicat de travailleur qui réussit à obtenir une augmentation des salaires.

Enfin, l’économie coopérativiste et l’économie sociale représentent deux figures dans lesquelles les activités économiques sont directement soumises au pouvoir social. Dans les coopératives, les travailleurs gèrent leur outil de production, selon le principe démocratique une personne-une voix.

Quant à l’économie sociale, elle suppose que la production de biens ou de services est organisée par une collectivité afin de satisfaire directement ses besoins, sans que celle-ci soit soumise à la nécessité de générer du profit (crèche parentale, Wikipédia,…).

Solidarité, égalité, Démocratie

La démocratisation de la société passe par le renforcement du pouvoir social dans les sphères économiques et politiques. Ce mouvement nécessite comme préalable le regroupement des individus en associations qui respectent un certain nombre de principes. Après tout, rien ne garantit qu’une association se constitue pour la poursuite d’objectifs démocratiques.

Les trois principes qui devraient, selon E.O. Wright, servir de boussole à l’action du pouvoir social sont la solidarité, l’égalité et la démocratie.

La notion d’association exprime l’idée que les gens devraient coopérer. Celle de solidarité signifie que les individus ne coopèrent pas seulement parce qu’ils en retirent un intérêt personnel mais aussi par souci du bien-être d’autrui. La solidarité ne saurait donc pas être réduite à une simple visée instrumentale ou utilitariste. Elle est ancrée dans une combinaison d’obligations ou de préoccupations morales pour les autres.

L’exemple qui vient le plus naturellement à l’esprit quand on évoque la solidarité est celui de la solidarité familiale. Dans le contexte de la famille, les gens s’attendent souvent à ce que la coopération soit ancrée dans les sentiments d’affection et de préoccupation mutuelle.

La solidarité tient une place importante dans la réalisation d’une vie épanouissante. Quand elle est relativement forte au sein d’une communauté, les gens se sentent moins vulnérables. De plus, les gens sentent souvent qu’ils donnent un sens fort à leur vie en agissant de manière solidaire. Mais, E.O. Wright nous avertit aussi sur la nécessité d’être vigilants. Le principe de solidarité, mal compris, peut servir à imposer la conformité ou la soumission à l’intérieur des communautés ou des associations. S’il n’est pas contrebalancé par les principes d’égalité et de démocratie, il peut engendrer, en son nom, des rapports d’oppression ou d’exploitation.

La notion de démocratie doit donc servir de fil conducteur fort lors de l’élaboration des modalités d’organisation. Chacun des individus qui adhèrent à une association doit être en mesure de participer significativement aux décisions qui sont prises collectivement et qui l’engagent, à titre de participant à l’action collective.

Le principe démocratique est intrinsèquement lié à la notion d’égalité. En effet, il implique que tous les individus bénéficient d’un accès égal aux instances de pouvoir décisionnel.

Démocratie, égalité, solidarité s’équilibrent, se pondèrent et se renforcent donc mutuellement.

La solidarité constitue un sous-bassement nécessaire pour la mise en œuvre du principe égalitaire. Car l’égalité entre les participants est plus facilement respectée quand chacun se sent concerné par le bien-être d’autrui. Par ailleurs, le sentiment solidaire est aussi un ingrédient indispensable dans le processus de délibération démocratique. Cette dernière ne peut prendre toute son ampleur que si les participants sont soucieux du bien commun et de la recherche d’un consensus qui soit le plus large possible.

Préservation de l’autonomie

Il est un autre danger qui menace toutes les associations. Ce danger, comme l’écrit Simone Weil (Impressions d’Allemagne, 1932), c’est qu’elles « voient le but suprême dans leur propre développement » et non dans les services ou les actions qu’elles doivent rendre à la communauté des individus qui les constituent.

Ce risque se concrétise quand, par exemple, des travailleurs syndiqués décident de s’engager dans une grève et que la structure centrale de leur syndicat ne soutient pas leur mouvement, par crainte de perdre sa position d’interlocuteur privilégié du gouvernement. La situation est identique quand les représentants d’un parti font fi du projet politique porté par les militants, pour s’engager dans des alliances et des calculs électoraux dont l’objectif est avant de capter des mandats. Ce type de risque est d’autant plus prégnant que les représentants désignés se professionnalisent et usent de leur position au sein de l’association, à des fins carriéristes.

Pour en savoir plus, voir notre article sur C. Castoriadis et la notion d’autonomie

Pour cette raison, il est impératif que les membres constitutifs de l’association préservent ce que Cornélius Castoriadis appelle le principe d’autonomie. C’est-à-dire la capacité d’édicter eux-mêmes à tout moment les règles de fonctionnement collectif.

E.O. Wright précise lui-aussi que les formes prises par l’association ne sont durables que dans la mesure où elles sont constamment reconduites. Il faut que les participants aient la possibilité de changer les règles, mais aussi leurs représentants, dès qu’ils ne leur conviennent plus.

© Gilles Sarter

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Désir de Résonance et Sociétés Capitalistes

Désir de Résonance et Sociétés Capitalistes

Contre l’Utilitarisme…

Il existe une multitude de manières d’être un Homme. Ces façons sont autant de constructions sociales et culturelles.

L’émergence et le développement des sociétés capitalistes résultent, entre autres facteurs, de l’élaboration et de la généralisation d’une manière d’être qui est vouée aux fonctions économiques de production et de consommation.

Cette façon d’être repose elle-même sur une conception utilitariste, selon laquelle la motivation fondamentale des actions humaines serait la recherche de la maximisation des intérêts personnels.

Les théoriciens de la critique sociale avancent qu’il n’est pas possible de se défendre indéfiniment contre cette vision utilitariste, par la dénonciation des dégâts qu’elle provoque : autoritarisme, creusement des inégalités sociales, appauvrissement et précarisation d’une part croissante de la population, catastrophes écologiques… Ces penseurs proposent plutôt de lui opposer une autre conception de l’Homme et d’en faire découler les formes d’organisation sociale susceptibles de lui convenir.

le Désir de Résonance…

Les travaux de Rosa Hartmut s’inscrivent dans cette démarche. Il a élaboré sa théorie, en commençant par poser deux idées simples. Tout dans la vie dépend de notre relation au monde. Et le désir constitue un ressort essentiel de ce rapport.

Christian Laval, L’Homme économique, Tel Gallimard, 2017

L’utilitarisme attribue aussi une place centrale au désir. Mais, il le réduit à la recherche de la jouissance de biens de consommation, d’expériences ou encore de statuts privilégiés.

Rosa Hartmurt, comme de nombreux penseurs avant lui, voit dans le désir un mécanisme plus profond. De l’analyse d’entretiens biographiques, il retire l’hypothèse qu’un de nos ressorts existentiels repose sur le souvenir d’expériences de résonance avec le monde. La métaphore physique et musicale permet d’envisager la relation des individus au monde, de la même façon que la liaison entre une corde de guitare et le corps de l’instrument, liaison qui amplifie la vibration sonore.

Plus explicitement, la relation résonnante correspond à ces moments de plénitude, pendant lesquels les sujets se sentent comme portés par le monde ou en profonde harmonie avec ce dernier.

Nous connaissons tous ces moments d’unité. Quand le contact avec les éléments naturels engendre un sentiment d’affinité entre la nature et nous. Quand nous découvrons en nous des cordes qui vibrent à l’unisson d’un ami ou d’un amant. Quand la lecture d’un poème ou l’écoute d’une musique s’accompagnent d’une joie créatrice…

Le désir de résonance n’est rien d’autre que le souvenir et l’aspiration à revivre ce type d’expériences existentielles. Cette aspiration trouve son exacte opposition dans ce que Rosa Hartmut appelle la peur d’aliénation. Cette peur-répulsion s’alimente de la remémoration des moments pendant lesquels nous nous sentons livrés à un monde hostile et froid. Dans ces états d’absence totale de résonance, le sujet se vit comme s’il était séparé de toutes choses vivantes par un mur. Le monde lui paraît vide, laid et dénué de sens.

Bien sûr, de tels moments de résonance ou d’aliénation constituent des expériences plus ou moins exceptionnelles. Le quotidien est généralement formé d’états intermédiaires. Mais, les individus conservent quand même une intuition de ces formes extrêmes d’existence.

L’attrait pour les moments de résonance et la répulsion pour ceux d’aliénation constituent une boussole, plus ou moins consciente, pour s’orienter dans la conduite de la vie.

Le Désir et les Convoitises

Il est évident qu’au quotidien le désir paraît orienté vers des objets matériels ou des expériences concrètes : envie de prendre un bain, de boire un chocolat chaud, de bénéficier d’un massage… Il faut cependant distinguer ces convoitises du ressort existentiel plus profond qu’est le désir de résonance.

Selon la perspective adoptée par Rosa Hartmut, le désir de résonance constitue une forme élémentaire de relation au monde. Il y voit avant tout un état émotionnel, ancré dans le corps. A cet état se superpose des convictions et des positions évaluatives qui sont souvent d’origine culturelle ou sociale. Ainsi, la convoitise que suscite une Rolex ou une Ferrari est le résultat de processus complexes de socialisation qui assignent à ces objets spécifiques une place de choix parmi ce qui existe dans le monde et plus précisément parmi ce qui compte ou ce qui importe.

Rosa Hartmut, Résonance: une sociologie de la relation au monde, La découverte, 2018

Mais si la Rolex ou la Ferrari sont désirées c’est avant tout parce qu’elles promettent d’offrir obscurément une certaine manière de résonner avec le monde. L’industrie publicitaire l’a compris. Elle fait de la promesse de résonance un argument de vente.

En témoigne, le clip qui montre une jeune femme sur une plage, les cheveux portés par la brise et le visage inondé de soleil qui, tout en dégustant son yaourt semble résonner avec les éléments naturels.

Résonance et Sociétés Capitalistes

Toutefois cette promesse de résonance est rarement tenue. La publicité soutient un processus de consommation. Par définition, la consommation consiste à contrôler et à détruire des choses.

Les rapports de contrôle et de destruction sont par essence inhibiteurs des rapports de résonance.

Les sociétés capitalistes dépendent, pour leur stabilité et  pour leur développement, de la production en chaîne de convoitises marchandisables. De ce fait, elles ont une tendance inhérente à contrarier la réalisation du désir de résonance des sujets. Si ce désir est effectivement inhérent à la nature humaine alors il faut en tirer la conclusion que les formes d’organisations capitalistes sont pathogènes pour l’être humain.

Une autre observation semble renforcer ce diagnostic. Nos sociétés sont animées par la peur. Les agencements sociaux capitalistes forcent les individus à entrer dans des rapports d’exploitation et de concurrence (à l’école, au travail, pour l’obtention d’un logement ou pour se distinguer des autres…). La dynamique concurrentielle entretient la crainte permanente de ne pas pouvoir suivre ou de ne pas être à la hauteur, de rester sur le carreau ou d’être exclu.

Or comme nous l’avons dit plus haut, la peur apparaît comme la tueuse de résonance par excellence. Elle rend les sujets inaptes à la rencontre, à l’ouverture à l’autre et au monde, empêchant toute possibilité de vibrer avec lui.

Finalement, Rosa Hartmut formule l’idée que le maintien du régime d’accroissement capitaliste dépend de sa capacité à inhiber notre relation de résonance au monde. Il y parvient par l’élaboration de craintes et de convoitises, qui portent sur les sphères de la production et de la consommation.

(c) Gilles Sarter

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Actes d’État : Sociologie des Commissions Officielles et des Hauts-Commissariats

Actes d’État : Sociologie des Commissions Officielles et des Hauts-Commissariats

L’étude sociologique d’actes d’État, comme une commission sur le logement ou un Haut-Commissariat sur les retraites, nous éclaire sur la manière dont quelques individus porteurs d’un projet politique peuvent réussir à commander l’organisation de la société.

Actes d’État

Il est difficile de penser l’« État », en faisant abstraction de la pensée qui est produite au nom de l’« État ». Spontanément, nous appliquons à cette notion des représentations théoriques, apprises à l’école ou inculquées par le discours officiel.

Ces représentations ont une coloration fétichiste. Cette dernière donne à ce que nous appelons « État », toutes les apparences d’un sujet agissant, parlant ou pensant. A ce fétichisme est associé une vision « démocratique ». Ainsi, la société déléguerait à l’« État », le pouvoir d’organiser la vie sociale, dans le respect de l’intérêt général. Pourtant l’observation même superficielle de la « vie politique » vient heurter ces représentations.

Ce qui s’y déroule au nom de l’« État » concerne généralement des groupes d’individus, qui essaient d’imposer leur point de vue à l’ensemble de la collectivité. La tentative actuelle de modifier le système des retraites en constitue un exemple typique.

Dès lors, il est important d’essayer de comprendre comment quelques individus porteurs d’un projet politique peuvent commander l’organisation du monde social.

Commission Barre sur le Logement

Pierre Bourdieu propose d’aborder cette question en étudiant les « actes d’État ». Ces actes sont ceux qui produisent des représentations légitimes et qui rendent ces représentations efficaces, dans l’ordre social.

Par exemple, une loi sur le travail fournit les définitions légitimes du « travail », du « salaire », de la « relation employeur-employé ». Sur la base de ces représentations, elle organise le monde social du travail. Les rapports ministériels, les commissions, les missions, les délégations officielles ou encore les Haut-Commissariats constituent autant d’actes d’État.

Pour sa part, Pierre Bourdieu a étudié dans le détail le fonctionnement de la Commission Barre sur le logement. Au début des années 1970, à la demande de Valéry Giscard D’Estaing, le gouvernement veut mettre en œuvre une nouvelle politique du logement. A cet effet, des comités et des commissions sont mis en œuvre. La plus importante est la commission présidée par Raymond Barre.

Les résultats des travaux donnent lieu à la loi du 3 janvier 1977 qui affirme la réduction de l’ « aide à la pierre » (aide aux constructeurs pour la construction de logements collectifs), au profit de l’aide aux personnes (aide à l’accès à la propriété individuelle). Il en résulte un boom de la construction de pavillons en série, qui s’appuie sur le développement du crédit bancaire immobilier.

La commission Barre est donc exemplaire de ces actes qui produisent des représentations, des décisions et des règlements qui transforment l’organisation sociale.

Construction d’un Problème Public

La première étape de concrétisation d’un acte d’État concerne la construction d’un problème public. Le problème considéré peut être réel, par exemple un manque de logements, d’hôpitaux, de routes… Mais il peut aussi être créé de toutes pièces. Pour ce faire, les personnes qui gouvernent peuvent utiliser tout un ensemble de moyens techniques, statistiques, comptables ou législatifs. Ces actions sont généralement ignorées du grand public. D’une part, parce qu’on n’en fait pas la publicité. D’autre part, parce que leur technicité échappe parfois à la compréhension du grand nombre.

Henri Sterdyniak, Le déficit de la Sécurité Sociale, un mensonge D’État [Télécharger le PDF]C’est ainsi que, récemment, une grande campagne de communication a porté sur un prétendu déficit de la Sécurité Sociale. Cette communication officielle prépare le terrain à une refonte du système et notamment celui des retraites. Elle omettait volontairement de préciser que le déficit annoncé ne résultait pas d’un problème systémique mais de décisions gouvernementales. Au point qu’un économiste a qualifié cette annonce de « mensonge d’État ».

La première de ces décisions concernait l’obligation faite à la Sécurité Sociale d’anticiper des remboursements de dettes créées par la crise financière. La seconde était relative au retour (par un vote de l’Assemblée Nationale qui est passé presque inaperçu) sur l’obligation pour l’État de compenser les exonérations de cotisations sociales patronales, qu’il a lui-même accordées (Loi Veil du 25 juillet 1994). Pour 2019, les allègements généraux de cotisations patronales sont estimés à 52 milliards d’euros. En comparaison, le « déficit » annoncé pour la Sécurité Sociale n’était que de 5,3 milliards d’euros.

Un Problème pour Qui ?

D’une manière générale et même sans s’intéresser aux chiffres, on pourrait se demander pour qui la santé et les retraites constituent des « problèmes ». Et l’on pourrait aussi avancer que c’est plutôt le fait de considérer ces questions comme des « problèmes » qui pose problème.

Dans un pays, dans lequel la valeur produite augmente chaque année, la prise en charge de la santé et des retraites est uniquement une question de répartition de la richesse. Cette répartition découle d’un choix de société. A qui pose « problème », le choix de consacrer une part de cette richesse à assurer le bien être de la population ?

Moralisation du Problème

L’utilisation des médias de masse joue bien sûr un rôle de premier plan dans l’élaboration des problèmes publics. Un moyen très efficace de transformer un problème imaginaire en problème légitime consiste à effectuer des sondages d’opinions. Par exemple, après avoir communiqué intensément sur le « déficit » de la Sécurité Sociale, on demande aux gens si ce déficit les inquiète. Le constat effectif de leur inquiétude est utilisé pour alimenter l’idée de l’existence d’un problème.

Une autre approche pour gagner l’assentiment du public consiste à donner une dimension morale au « problème » considéré. C’est ainsi que l’on tente de justifier la transformation du système des retraites existant par la présence de prétendus « régimes spéciaux », qui bénéficieraient à des privilégiés. La casse de l’assurance chômage, quant à elle, a été justifiée par la stigmatisation des chômeurs qui profiteraient du système pour ne plus chercher de travail…

Constitution d’une Commission

Le « problème public » étant créé, il faut faire mine de le résoudre. Une invention importante consiste à mettre des gens ensemble, sous la forme d’une commission officielle, d’un Haut-Commissariat, d’une délégation… La création en est théâtralisée sous la forme d’une cérémonie d’inauguration ou de nomination.

Il s’agit là d’un acte typique de mobilisation des ressources symboliques attachées à l’idée d’« État ». La représentation collective selon laquelle la société a délégué à l’« État » le pouvoir d’organisation sociale est utilisée pour convaincre l’opinion publique que la commission va parler au nom de l’intérêt universel. L’État délègue, à son tour, à la commission le pouvoir que la société lui a délégué.

La magie de la commission consiste à transformer les points de vue particuliers de ses membres, en un point de vue universel, valable pour l’ensemble de la société.

Le choix des participants parmi des personnalités présentées comme expertes dans le domaine concerné permet aussi d’ajouter une consécration scientifique ou technique aux résultats des travaux du groupe.

« Aide à la pierre » ou « Aide à la personne »

Une des premières tâches d’une commission ou d’un Haut-Commissariat consiste à reprendre le « problème public » qui a été élaboré, afin d’en donner une définition légitime. Il s’agit d’une étape cruciale.

En effet, la nouvelle définition du problème a pour objectif d’orienter les travaux de la Commission, de sorte que ses préconisations finales aillent dans le sens du projet politique du gouvernement.

Bien sûr, la composition de la commission doit donner l’apparence de représenter une diversité de points de vue, y compris des points de vue contradictoires. Ainsi, la commission Barre sur le logement rassemblait des acteurs issus des différentes institutions concernées : Ministères des Finances, des Affaires Sociales, de l’Équipement, Banques, Constructeurs, Maires, représentants d’associations et de HLM…

Pierre Bourdieu observe qu’au sein de cette commission, la question qui était posée d’emblée concernait celle du meilleur choix entre « aide à la pierre » ou « aide à la personne ». Toutes les autres options politiques, envisageables pour résoudre le problème du manque de logements, étaient écartées. Les participants de la commission avaient été choisis, parmi les tenants de l’un ou l’autre système. La conduite des travaux donnait l’illusion d’un véritable débat d’experts. Sauf que le choix de R. Barre, comme président, correspondait à celui de la personne la mieux à même d’orienter le choix final vers l’ « aide à la personne ».

L’objectif non avoué de la commission était, en effet, de remettre au gouvernement un rapport conseillant (la notion de conseil est très importante) d’adopter une politique d’ « aide à la personne ». En effet, ce « conseil » participait d’une stratégie politique plus globale.

Valéry Giscard d’Estaing voulait encourager l’accès à la propriété des personnes occupant le côté gauche de l’espace social. Ces personnes sont celles qui possèdent plus de capital culturel que de capital économique (instituteurs, enseignants, petits et moyens fonctionnaires…).

L’objectif politique était de les lier à l’ordre établi, à travers le lien de la propriété.

Pierre Bourdieu souligne que c’est réaliser un changement considérable que d’associer ce côté gauche de l’espace social à l’ordre établi.

« Répartition en Points » ou… Rien

De la même façon, l’agenda des travaux du Haut-Commissariat sur les retraites incluait des consultations d’organisations syndicales, des débats et des ateliers citoyens… L’objectif affiché était d’élaborer un système de retraite universel (on verra que le terme universel est important). Mais d’entrée de jeu, seul le système par répartition en points constitue le élément central des discussions (voir les petites vidéos sur le site www.reforme-retraite.gouv.fr).

C’est donc en toute logique que les « préconisations » remises par le Haut-Commissaire au Premier Ministre (juillet 2019) sous la forme d’un rapport concernent la mise en place d’un tel système de financement.

Ces préconisations sont en adéquation avec les orientations politiques fondamentales du gouvernement : d’une part une politique budgétaire menée dans le strict respect des consignes du Pacte budgétaire de l’Union européenne ; d’autre part une politique économique orientée vers le soutien aux entreprises et à la finance.

Analyses Retraites, INSEE [Télécharger le PDF]Concrètement, le passage vers un système en points permettra au gouvernement de plafonner les dépenses consacrées aux retraites à 14 % du PIB, c’est-à-dire à leur niveau actuel, alors que la part des personnes âgées de plus de 64 ans va passer de 20 à 26 % d’ici 2040.

Par ailleurs, du fait de la diminution générale des pensions, induite entre autre par ce plafonnement, les ménages seront incités à orienter leur épargne vers des produits financiers (fonds de pension). De manière plus générale, l’organisation de ce transfert d’épargne constitue l’un des objectifs explicites de la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises), promulguée le 22 mai 2019.

Intérêts Privés contre Intérêts Publics

Nous pouvons maintenant revenir à notre question initiale. Le monde social est un lieu de lutte entre des agents porteurs de points de vue différents sur la manière de l’organiser. Comment quelques individus réussissent à imposer leurs projets et à commander l’organisation de la société?

Pierre Bourdieu, Sur l’État (cours au Collège de France), Point-SeuilLes  actes d’État , comme les Hauts-Commissariats, les commissions, les délégations, les missions officielles, les projets de lois jouent un rôle important dans ce processus. Ils permettent de convaincre qu’un point de vue particulier est le bon point de vue et que sa valeur est universelle.

Mais pour ce faire, une commission ou une délégation doivent apparaître comme étant au-dessus des intérêts particuliers. Toute la société est censée s’y reconnaître. Elles doivent donc donner l’apparence du respect de l’intérêt public et de la vérité universelle, sur lesquels tout le monde s’accorde en dernière analyse.

La recherche apparente de l’intérêt collectif doit entrer en résonance avec les représentations de l’État « démocratique » ou de l’institution « républicaine », telles que les individus les ont intériorisées (et telles que nous les évoquons au début de cet article).

Pour qu’une telle adéquation ait lieu, il faut que les agents qui produisent l’acte d’État (hommes politiques, personnes mandatées, représentants officiels…) fassent des professions de foi désintéressées.

La personne officielle qui transgresse la valeur de désintéressement particulier trahit le contrat de l’officiel qui est censé être celui de l’intérêt public. C’est pourquoi la révélation d’intérêts privés provoque le scandale.

La transgression crée un désajustement entre la réalité objective des pratiques et les dispositions intériorisées par les individus, sur la nature et le rôle de l’« État ». Le transgresseur échoue donc à mobiliser ces dispositions pour faire passer son point de vue particulier pour le point de vue universel. Il doit alors user d’autres stratégies pour imposer son projet, comme par exemple recourir à la force.

© Gilles Sarter

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Institution Sociale et Sociologie

Institution Sociale et Sociologie

Le concept d’institution sociale fait partie des concepts fondamentaux de la sociologie. Quels sont les usages qu’elle lui prête? Comment en aborde-t-elle l’étude?

L’Institution Sociale Objet de la Sociologie

Étymologiquement, le mot « institution » est construit sur la racine indo-européenne sta « être debout ». En latin in-statuere c’est « faire tenir ». Or les pères fondateurs de la sociologie française, Émile Durkheim et Marcel Mauss considèrent que la stabilité caractérise les sociétés humaines.

Ce qui « fait tenir » les sociétés se sont les catégories de pensée, les formes d’organisation et de pouvoir, les langues, les croyances collectives, les habitudes ou encore les règles de conduite qui préexistent aux individus.

La notion d’institution sociale désigne toutes ces représentations et manières de penser, d’agir, de sentir que les individus trouvent devant eux et qui s’imposent à eux.

Selon la conception des deux sociologues, les institutions sont élaborées par les êtres humains mais dans un mouvement créateur qui dépasse les consciences prises individuellement. Les règles, habitudes, normes, croyances collectives s’élaborent donc «  en dehors » des individus isolés. Elles viennent ensuite les surplomber. L’éducation et la socialisation leur apprennent à les reconnaître et à les respecter.

Ainsi les institutions constituent des faits sociaux par excellence. A ce titre, elles deviennent l’objet central de la sociologie. E. Durkheim et M. Mauss peuvent même dire que la sociologie est la science des institutions.

La Sociologie du « Bon-Ordre »

Dans cette tradition de pensée, les institutions sont des cadres, à la fois contraignants pour les individus et structurants pour la société. Or le contexte historique, pendant lequel les auteurs concernés élaborent leurs théories (fin du 19ème et début du 20ème siècle) est marqué par une inquiétude qui concerne la stabilité sociale.

Le danger leur semble venir, d’un côté, des tenants du retour aux institutions de l’Ancien Régime, qui menacent la Troisième République. D’un autre côté, des aspirations utilitaristes et individualistes qui se développent. Ces dernières veulent orienter la formation des institutions, vers la satisfaction des besoins et des désirs individuels. Cette tendance apparaît comme une contradiction en soi pour les sociologues. Par essence une institution sociale n’est pas constituée pour répondre à des intérêts privés. Le risque qu’ils envisagent est celui d’une anomie généralisée, qui produirait des individus désolidarisés.

Dans la lignée de E. Durkheim et M. Mauss, les sociologues s’attellent donc à une réflexion, portant sur la possibilité d’instaurer des institutions nouvelles, qui permettraient de maintenir la cohésion sociale.

Prenant acte de l’individualisme croissant, ils tentent aussi de comprendre comment des nouvelles formes stabilisées de pensée et de conduite pourraient être intériorisées par les individus.

Ce programme constructif se poursuit durant tout le 20ème siècle, dans le cadre d’une sociologie de la modernisation et du développement. Il est animé par la volonté de participer à la construction d’un ordre social solidaire et intégré. Talcott Parsons, par exemple, avance l’idée que la sociologie peut œuvrer à la stabilisation des « systèmes sociaux », par l’élaboration d’institutions adéquates et par l’obtention de l’adhésion des individus aux valeurs dominantes.

La Critique Sociale

Toutefois, la sociologie comme discipline du « bon ordre social » est bientôt rattrapée par ce qu’on appelle la « critique sociale ». Celle-ci adopte différents angles d’attaque à l’encontre des institutions.

Un premier registre qui est, par exemple, celui de la première École de Francfort s’intéresse à la dénonciation des fictions collectives. Il s’attache à déconstruire les fétiches, les « êtres collectifs » ou « entités collectives » (l’État, le langage, l’Église, le Capital, les identités sociales comme « cadres »…). Le sens commun traite les institutions comme s’il s’agissait de sujets qui parlent ou qui agissent de manière consciente : l’État s’engage à, décide que, agit pour… La démarche déconstructiviste détruit cette croyance en montrant la genèse, la construction sociale et l’hétérogénéité des institutions.

Christian Laval, Le destin de l’institution dans les sciences sociales, Revue du Mauss, 2016/2 n°48Une deuxième approche s’efforce de montrer comment les institutions mentent et se mentent à elles-mêmes, pour perdurer. Elles ont généralement d’autres fonctions que celles qu’elles prétendent avoir. Et à ce titre, elles sont souvent des instruments de domination cachés, au service des plus puissants. Pierre Bourdieu et Claude Passeron ont popularisé cette critique, à travers leurs travaux sur l’école.

Enfin, la troisième critique concerne plus spécifiquement les enfermements et les assujettissements institutionnels. L’école, l’hôpital, l’asile, l’usine… sont analysés comme des institutions totales et disciplinaires, au même titre que la prison (Michel Foucault, Erving Goffman, Robet Castel).

Deux Visions Contradictoires

De ces différentes approches découlent deux grandes conséquences sur le plan de la théorie. La première concerne l’élaboration d’une vision et la définition d’un programme de recherche qui opposent l’institution vue une comme forme « inerte » et aliénante du social, à la « vitalité » des mouvements sociaux et à la dynamique du conflit.

La seconde, en contradiction avec la précédente, met l’accent sur la possibilité et la nécessité de transformer les institutions elles-mêmes. En s’appuyant sur les résultats de la démarche déconstructiviste, ce courant théorique propose, par exemple, d’aborder la démocratie ou la révolution, comme des démarches d’auto-institution de la société par elle-même (Cornelius Castoriadis).

© Gilles Sarter


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