Axel Honneth avance que la priorité de la critique sociale est de définir et d’analyser les pathologies ou les maladies du social.
Société Malade ?
L’idée selon laquelle les systèmes sociaux ou les sociétés peuvent tomber malades hante de nombreux discours qui n’appartiennent pas seulement au registre de la philosophie mais aussi à ceux de la politique ou du journalisme. Il faut se rappeler également que des expressions telles que « société malade », « société dégénérée » ou encore « société atypique » sont utilisées pour déprécier des sociétés étrangères et pour justifier des entreprises belliqueuses ou impérialistes.
Dans la pensée de Axel Honneth, l’usage de la notion de maladie ou de pathologie sociale sert d’autres objectifs que nous allons détailler.
Axel Honneth, La société du mépris, La Découverte, 2006
La première difficulté relative à cette idée demeure qu’elle ne précise pas qui, au juste, est touché par la maladie. Est-ce que se sont des individus isolés, mais envisagés dans la somme de leurs maladies ? Ou alors est-ce la collectivité considérée comme un grand sujet ? Une autre question mérite aussi d’être élucidée. Qu’est-ce qui au sein d’une société doit être considéré comme le déclencheur de la maladie évoquée ?
Névroses et Morale Sexuelle
Sigmund Freud (La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes, 1908) a apporté sa contribution à l’éclaircissement de ces questions. Dans ses consultations, il se trouve confronté à une classe de maladies, pour lesquelles il échoue à trouver une cause physiologique. Aussi juge-t-il nécessaire de chercher cette cause dans des perturbations de l’expérience de vie de ses patients. Nombre d’entre eux étant frappés par les mêmes maux, il fait l’hypothèse que ces manifestations résultent de problèmes d’adaptation entre les individus et la société.
C’est ainsi qu’il ramène, finalement, les symptômes de la névrose obsessionnelle et de l’hystérie, à la morale sexuelle de son époque. Les exigences de la monogamie stricte et l’abstinence sexuelle jusqu’au mariage légal n’offrent pas des marges de manœuvre suffisantes pour satisfaire les pulsions sexuelles des individus. Quand ces dernières font l’objet d’une fixation tenace, elles finissent par dégénérer en anomalies.
Par ailleurs, S. Freud avance que toute société, afin de se perpétuer, instaure un ordre social voué au travail et à la reproduction. Cet ordre pour remplir sa fonction doit canaliser correctement les pulsions sexuelles des individus. D’un côté, une part de la libido doit être orientée directement vers l’activité sexuelle, donc vers la reproduction. D’un autre côté, grâce à la sublimation qui est la capacité d’échanger le but sexuel de la pulsion vers un autre but, une part suffisante de libido doit être canalisée vers les activités nécessaires à la production (travail, création…).
Cette juste économie des pulsions est perturbée par la restriction trop sévère de l’activité sexuelle. Les névroses chroniques constituent, pour les sujets, un lourd handicap qui grève leurs capacités à aimer et à travailler.
Finalement, c’est la société dans son ensemble qui s’en trouve menacée dans son propre projet de reproduction.
Individus et Société
Dans sa théorie explicative des psychonévroses, S. Freud avance que les maladies des individus ont pour cause un dysfonctionnement de la société (une morale sexuelle trop répressive). Pour lui, la société constitue donc une entité en elle-même. Et à ce titre, il existe une différence de nature entre les maladies des individus et les maladies de la société.
C’est pourquoi S. Freud réserve l’usage du vocabulaire de la psychanalyse, pour l’évocation des pathologies individuelles (névrose, angoisse, hystérie…). Lorsqu’il évoque les dysfonctionnements typiques de la société, il passe au langage de la sociologie (normes, valeurs, comportements réglementés…).
A la question de savoir à quoi peut être rapportée une maladie sociale, la réponse est donc qu’elle doit être exclusivement ramenée à la société elle-même et non à ses membres individuels.
Maladie ou Malaise
S’appuyant sur cet acquis, Axel Honneth poursuit sa propre investigation. D’abord, il avance que l’idée est trop restrictive qui voudrait qu’une maladie de société concerne uniquement les souffrances psychiques qui conduisent à des consultations médicales. Il existe des cas où ce sont davantage les signes d’un malaise plus ou moins vague qui permettent de soupçonner des dysfonctionnements sociaux.
De plus, S. Freud se concentre principalement sur les processus de contrôle des pulsions sexuelles, par le biais des valeurs ou des normes. Mais le maintien des sociétés ne repose pas uniquement sur la socialisation morale. Pour se maintenir, les sociétés doivent aussi se confronter à la nature extérieure et réguler les relations interhumaines.
Il faut donc pouvoir envisager qu’il y a autant de pathologies sociales possibles, qu’il y a de fonctions assurant la stabilité des sociétés.
Enfin, dans le cadre d’une telle approche, il est nécessaire d’adopter une perspective historique. En effet, les impératifs relatifs au maintien d’un ordre social spécifique sont définis au sein de l’ordre social concerné. Ainsi, les impératifs de préservation d’une communauté d’éleveurs pastoraux du sahel ne sont pas les mêmes que ceux de la société féodale française du 13ème siècle ou que celle de l’URSS sous le stalinisme.
Restriction de Liberté
En principe, il devrait donc être possible de parler de pathologie sociale à chaque fois qu’une société échoue à réaliser, une des tâches qu’elle a elle-même placée au centre de ses convictions normatives ou régulatrices. Toutefois, pourrait-on vraiment parler de maladie sociale à propos de processus qui entraveraient la reproduction de sociétés féodales ou totalitaires ?
Il ne faut pas oublier que les concepts de pathologie et de maladie renvoient à l’idée de contrainte ou de réduction de liberté. Cette référence doit être maintenue pour que le recours au concept de pathologie ait un sens. Axel Honneth propose donc que la philosophie sociale s’attelle à diagnostiquer, parmi les processus sociaux, ceux qui constituent une entrave pour l’émancipation des membres de la société.
Dans la perspective de Axel Honneth, la réduction de liberté qui est propre à l’idée de « société malade » consiste en ceci que les solutions institutionnelles de différentes sphères sociales se bloquent mutuellement en empêchant un épanouissement fructueux des individus. Par exemple, dans les sociétés modernes, les solutions institutionnelles adoptées dans la sphère économique entrent en tension avec les solutions qui prévalent au sein de la sphère intime familiale ou conjugale.
Liberté Individuelle contre Liberté Sociale
Depuis le 18ème siècle, les relations au sein des familles se sont transformées. A partir de cette date, jusqu’à nos jours, elles sont de plus en plus comprises comme des relations égalitaires, dans lesquelles les partenaires se soucient volontairement et avec affection de l’épanouissement de l’autre.
Voir notre article sur la notion de liberté sociale
La solution institutionnelle choisie repose sur le principe de la liberté sociale qui postule que le difficile processus de la réalisation de soi ne peut être entrepris qu’en s’aidant les uns les autres.
Dans la sphère de la production économique, la solution institutionnelle qui a été privilégiée depuis plus de deux cents ans ne repose pas sur l’idée de liberté sociale mais sur celle de la liberté individuelle. C’est ainsi que le régime capitaliste encourage les attitudes centrées sur les intérêts particuliers. Les individus apprennent à se comprendre comme des êtres calculateurs, responsables pour eux-mêmes et ne pouvant plus compter sur la solidarité des autres. Objectivement, ils sont plongés dans un environnement social caractérisé par une demande accrue de compétitivité, de réactivité, de mobilité, de flexibilité, de disponibilité, de projection dans des plans de carrière…
L’expansion radicale de ce modèle à l’extérieur de la sphère strictement économique constitue l’essence de l’ordre néolibéral. A l’intérieur des familles, il vient contrarier les rapports fondés sur les principes d’affection et d’entraide mutuelle.
Démocratisation de l’Économie
L’une des maladies de notre société résulte donc de la friction entre la solution d’entraide au sein de la sphère intime et la solution individualiste, au sein de la sphère économique. Chez les individus, elle se traduit par différentes formes de malaises : tensions liées aux difficultés de concilier vie de couple et carrière professionnelle, sentiments de ne pas être un père ou une compagne digne de ce nom, sentiment de solitude ou d’abandon…
Une solution possible pour résoudre cette pathologie sociale consisterait, dans un premier temps, à limiter clairement les exigences qui sont imposées aux individus, dans le cadre de leur participation aux activités de production, mais aussi de consommation. Jusqu’à présent, cette absence de limitation résulte d’un déficit de démocratie.
A contrario de ce que nous observons actuellement, l’ensemble des parties prenantes devrait exercer son pouvoir social, en décidant démocratiquement ce qui doit être produit et comment cela doit être produit.
Lire aussi notre article sur le pouvoir social
A plus long terme, la notion de liberté sociale, c’est-à-dire la reconnaissance du fait que les êtres humains ne peuvent pas réaliser leur liberté chacun pour soi, mais seulement au travers de rapports d’entraide, devrait voir étendre son domaine d’application à toute la sphère économique.
© Gilles Sarter
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