Liberté sociale : La notion signifie que les êtres humains ne peuvent réaliser leur liberté individuelle chacun pour soi. Au contraire, ils dépendent pour ce faire de leurs relations mutuelles.
Le projet du socialisme est souvent présenté comme se limitant à la collectivisation des moyens de production et à la répartition égalitaire des richesses. Cette représentation limitée valut aux socialistes le sobriquet de « partageux ».
Afin de rompre avec cette représentation, Axel Honneth dans L’idée du socialisme remet sur le devant de la scène les motivations proprement morales de ce mouvement. Plus précisément, il montre comment à travers la notion de « liberté sociale », ses penseurs et activistes ont tenté de concilier les trois principes normatifs de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité.
Héritiers des valeurs de la Révolution
Dans les années 1830, Robert Owen, Henri de Saint-Simon et Charles Fourier sont parmi les premiers penseurs à revendiquer le nom de « socialistes ». Les trois activistes partagent la même révolte contre l’ordre social du capitalisme industriel naissant. Ils s’indignent de la misère et de la détresse dans lesquelles les travailleurs et leurs familles sont maintenus, sous prétexte de rentabilité économique.
C’est en s’appuyant sur les valeurs déjà proclamées par la Révolution française qu’ils formulent l’exigence d’un ordre social plus juste. Mikhaïl Bakounine quelques décennies plus tard soulignera explicitement la dépendance des socialistes à l’égard des principes de 1789. A ce titre, il parlera de « l’incontestable et immense service rendu à l’humanité par cette Révolution française dont nous sommes tous les enfants. »
Pour Owen, Saint-Simon et Fourier la réorganisation de l’économie par la collectivisation des moyens de production ne constitue pas une fin en soi. Les coopératives ouvrières, l’association universelle ou les phalanstères n’ont pas pour objectif final de supprimer la misère. La collectivisation ne constitue, en effet, qu’un moyen. Elle est utile au développement de la bienveillance mutuelle, de la solidarité, de la coopération non-contrainte et au final de la liberté réelle des travailleurs.
La mise en commun des moyens de production ne vise pas la suppression de l’indigence des masses laborieuses, mais la réalisation des principes de fraternité et de liberté. En somme, chez les premiers socialistes ces deux valeurs occupent le devant de la scène. L’égalité ne joue qu’un rôle subordonné.
En effet, ces penseurs ont découvert une contradiction interne dans les principes de la Révolution. Cette contradiction apparaît lorsque la liberté est envisagée d’un point de vue individualiste. Cette acception est trop étroite pour s’accorder avec un objectif de fraternité.
Élargir la conception de la liberté
Les premiers socialistes s’évertuent à élargir la conception libérale de la liberté, afin de la rendre compatible avec l’objectif de fraternité. Cette volonté de conciliation apparaît encore plus clairement chez les auteurs ultérieurs, comme Louis Blanc et Pierre-Joseph Proudhon
Pour les deux penseurs, l’économie de marché s’appuie sur des fondements institutionnels qui reflètent une conception réductrice de la liberté.
Cette forme de liberté est limitée à la poursuite d’intérêts purement privés. Et la poursuite de ces intérêts se concrétise en relations de concurrence sur le marché. Une telle conception de la liberté empêche tout début de réalisation du principe de fraternité.
Blanc et Proudhon en concluent que la tâche du socialisme doit consister à résoudre cette contradiction. Leur programme vise donc à remplacer le marché. Les nouvelles institutions doivent permettre de réaliser une forme de liberté qui ne fasse pas obstacle à l’exigence de fraternité.
La liberté individuelle, ils ne l’envisagent plus comme la licence de poursuivre des intérêts égoïstes, mais comme la capacité à se compléter les uns les autres. Dans le rapport de solidarité ou de responsabilité mutuelle, toutes les exigences de liberté, de fraternité et d’égalité, pensent-ils, seront accomplies de façon non contradictoire.
C’est ainsi que Proudhon, dans Les Confessions d’un révolutionnaire écrit qu’au point de vue social, liberté et solidarité sont des termes identiques.
A la différence de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, il n’envisage pas la liberté de chacun comme une limite (ma liberté s’arrête où commence celle d’autrui). Il la définit au contraire comme un auxiliaire pour la liberté de tous les autres.
Prise en considération d’autrui
Karl Marx mène son raisonnement en reprenant la conception individualiste de la liberté : la possibilité de réaliser des intentions individuelles, en étant aussi peu entravé que possible par des contraintes extérieures.
Dans le cadre d’une économie capitaliste, l’exercice de la liberté dépend de la capacité de chacun à considérer autrui comme un instrument pour la poursuite de ses propres intérêts. Ce mode de comportement enfreint le principe de fraternité.
Comment résoudre cette contradiction ? Pour ce faire, il faudrait que l’organisation sociale engage chacun à concevoir ses propres objectifs comme les conditions de réalisation des objectifs d’autrui. Autrement dit, il faudrait élaborer une société dans laquelle les intentions des individus soient clairement imbriquées les unes dans les autres. Chacun serait conscient qu’il dépend des autres pour la réalisation de ses buts et vice versa.
Dans ses Notes de lecture, Marx fait référence à l’« amour ». Cette évocation indique explicitement la nécessité de prendre en considération autrui dès le moment de l’élaboration des intentions individuelles et pas seulement au moment de leur réalisation.
Dans l’amour, écrit Axel Honneth, mes activités se limitent aux buts qui servent mon auto-réalisation autant que celle de mon partenaire. Faute de quoi, sa liberté ne serait pas l’objet conscient de ma préoccupation.
Liberté sociale et fraternité
La conception libérale ou individualiste envisage la liberté comme absence de domination. La notion de « liberté sociale » est plus étendue. Elle élargit l’idée de contrainte à toutes formes d’influence pesant sur la volonté individuelle. Elle admet que les intentions des individus rencontrent une résistance sociale dans les intentions opposées d’autrui, même s’il ne s’agit pas d’intentions de domination.
Pour les socialistes, la réalisation des aspirations individuelles s’accomplit sans contrainte, uniquement si elle rencontre l’assentiment de tous et bénéficie de leur aide désintéressée.
Il faut préciser que le principe de fonctionnement communautaire conduisant à la liberté sociale est différent de la simple coopération. Le collectif n’est pas une entité supérieure qui intervient en recouvrant partiellement les objectifs individuels par un objectif commun. La communauté fonctionne plutôt sur le mode d’un entrelacement des subjectivités.
La liberté sociale se réalise non pas parce que chacun agit « avec » les autres mais parce que chacun agit « pour » les autres.
C’est pourquoi Axel Honneth souligne que, chez les socialistes, la communauté devient le vecteur de la liberté comprise comme une conquête. La liberté comme réalisations d’aspirations aussi inentravées que possible ne peut être atteinte individuellement, mais seulement dans le cadre d’une communauté adaptée.
Le socialisme originel pense qu’il est possible d’élaborer une société fonctionnant selon le modèle de ces communautés solidaires.
Pour fonctionner, elles doivent institutionnaliser des modes de comportements adaptés. La sympathie mutuelle est le plus important d’entre eux. Elle fait que chacun se préoccupe, pour des motifs non instrumentaux, de la réalisation d’autrui.
Le socialisme s’est constitué d’emblée comme un mouvement de révolte contre l’ordre social capitaliste. Contrairement à une idée très répandue, le cœur du projet socialiste n’est pas économique (collectivisation des bien de production, partage égalitaire des richesses…). Sa critique du modèle capitaliste libéral est d’abord morale.
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En héritiers assumés de la Révolution, les premiers socialistes acceptent ses principes normatifs : liberté, égalité et fraternité. Mais ils contestent que ceux-ci puissent être réalisés tant que la liberté est comprise dans un sens individualiste.
Ce n’est qu’en l’envisageant comme capacité à se compléter dans l’autre que la liberté coïncide parfaitement avec les exigences d’égalité et de fraternité.
© Gilles Sarter
Merci pour ce panorama historique.
Il nous reste maintenant à envisager également les notions de Liberté et d’Egalité (elles sont en fait étroitement liées selon moi) sous l’angle nouveau des sciences neurocognitives. Et l’on s’apercevra sans doute que l’humain n’a pas conscience de sa non-liberté (de son conditionnement social) tant qu’il ne prend pas conscience de la contingence de celui-ci, c’est à dire de l’inégalité des situations. (voyez l’article suivant et dites-moi si vous le voulez bien ce que vous en pensez comme articulation avec le vôtre : allsapiens.wordpess.com/2019/03/01/libert