Sortir du capitalisme, la proposition n’est pas nouvelle. Elle semble même connaître un regain d’intérêt. Pour autant, cet intérêt est-il à la hauteur des préjudices que le système capitaliste actuel inflige à l’humanité et à la nature, dans laquelle elle se trouve insérée ? Une autre question qui n’est pas d’hier concerne les modalités de cette sortie. Sortir du capitalisme. D’accord. Mais comment ?
La Révolution-Abolition
Au sein de la tradition de pensée marxiste, il existe un courant de théoriciens et d’activistes qui défendent une stratégie de la destruction du capitalisme. Leur position repose sur l’argument que le cœur même du système capitaliste n’est pas réformable. Son abolition pure et simple constitue donc le préalable nécessaire à l’émancipation de l’humanité.
Comme le capitalisme est défendu par la classe dominante, l’enjeu réside dans la prise du pouvoir. Il faut ensuite être en mesure de le conserver, suffisamment longtemps, pour faire table rase du passé. Une coutume veut que l’on qualifie cette tendance de « révolutionnaire » ce qui correspond, à un appauvrissement du terme.
La Révolution-Dépassement
En effet, il existe un autre courant, qui aspire lui aussi à une révolution, au sens de changement radical des institutions, sans pour autant miser sur la stratégie que nous venons de décrire. En font partie, des observateurs du monde social qui pensent que, bien que le pire capitalisme fasse rage, il existe au sein de nos sociétés, des institutions et des agencements sociaux de type socialiste (Erik Olin Wright, Axel Honneth) ou communiste (Bernard Friot, Lucien Sève).
Pour ces sociologues et ces philosophes, l’effort de dépassement du système capitaliste doit se concentrer sur le renforcement et l’extension de ces institutions et expériences émancipatrices.
On peut illustrer cette théorie en la rapportant à l’exemple du dépassement de la féodalité par le capitalisme bourgeois. Les premières structures ou expériences de type capitaliste sont nées au sein de la société féodale d’Europe occidentale. Elles sont apparues dans le cadre ou en relation étroite avec les institutions féodales. Au fil du temps, elles se sont si bien développées qu’elles ont fini par fragiliser suffisamment le système existant. La féodalité a finalement été abolie lors d’un dernier moment insurrectionnel.
L’ Aufhebung chez K. Marx
Au regard de cet exemple, on voit que la conception du dépassement n’exclut pas totalement l’abolition mais elle la conçoit comme le dernier moment d’un processus de transformation. Précisons aussi que le projet d’un dépassement du capitalisme n’a rien à voir avec le « réformisme ». Le réformisme tente de limiter les préjudices engendrés par le capitalisme, pas de le remplacer.
Dans ces travaux, le philosophe Lucien Sève montre que la distinction entre abolition et dépassement du capitalisme est présente dans les écrits de Karl Marx. A ce titre, en 2018, il a publié un article sur la question de la traduction du terme Aufhebung dans l’œuvre du penseur allemand (Traduire Aufhebung chez Marx). Lucien Sève conteste la traduction univoque qui le rend par « abolition ». Il affirme, au contraire, que le mot acquiert un sens bien plus dialectique au fil du développement de la pensée de K. Marx.
Suppression, Conservation-Transformation
Ce sens bien plus complexe engloberait tout à la fois, les trois notions de suppression, de conservation et d’élévation. Autrement dit, Aufhebung exprimerait le passage d’une forme donnée en une forme supérieure, qui comprendrait encore des éléments de la forme première. Lucien Sève propose de rendre cette acception par le terme « dépassement ».
En effet, le mot a le mérite de posséder un sens positif-conservateur (l’idée de passer dans) et un sens négatif-éliminateur rendu par le préfixe dé- (comme dans démolition, démontage, décomposition…).
Le verbe « dépasser » dont est issu le substantif « dépassement » est simultanément positif et négatif. Dépasser c’est rendre obsolète, caduc, désuet mais pour aller de l’avant ou au-delà. C’est remplacer une chose tout en la renvoyant au passé.
Ce point de traduction est important car il s’agit de rendre compte de la richesse de l’analyse de Karl Marx. Précisément, il s’agit de savoir, à chaque fois qu’il utilise le mot Aufhebung, s’il évoque une abolition négative des rapports capitalistes ou un dépassement nouveau de ce qui a pu être acquis sous eux de valide.
La Révolution en permanence!
Pour Lucien Sève, c’est l’expérience de 1848 qui confirme chez K. Marx et chez F. Engels, l’idée que la révolution ne peut pas se faire d’un coup, par une simple mise à bas d’un pouvoir étatique. L’idée que l’abolition ne peut pas être soudaine, mais uniquement l’épisode final d’une transformation de longue durée est développée dans l’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes (mars 1850). Texte que K. Marx et F. Engels concluent par le mot d’ordre « la révolution en permanence ! ».
A partir de cette date, Aufbehung commencerait à changer de sens, dans les écrits de K. Marx. Il y exprimerait non plus une abolition mais une métamorphose complexe. Dans le dépassement du capitalisme s’entremêleraient la suppression et la conservation-transformation d’acquis historiques et sociaux. Par rapport au féodalisme, le système capitaliste bourgeois a permis le développement des moyens de production et de l’individualité humaine, qui à leur tour permettent la maturation d’une exigence révolutionnaire communiste.
Le Dépassement de l’État
Lucien Sève relève aussi, à partir de cette date, le recours au terme
Auflösung, dissolution. Le mot fait référence à une transformation processuelle et de type négatif-positif puisqu’un corps dissout est toujours présent dans la solution. C’est ainsi que dans les Grundisse, le mouvement historique du capitalisme s’achève par la « dissolution du mode de production et de la forme de société fondés sur la valeur d’échange ».
Une autre illustration de cette manière de penser le dépassement du capitalisme est relatif à la question de l’État. Dans le Manifeste du Parti Communiste, l’État est défini comme le pouvoir organisé de la classe bourgeoise, pour l’oppression de la classe des ouvriers. Aussi, l’abolition des classes nécessite-t-elle celle du pouvoir d’État.
Un quart de siècle plus tard, la Critique du programme de Gotha affirme qu’avec la victoire des travailleurs, l’oppression de classe prendra fin.
La réorganisation de la société nécessitera cependant le maintien des fonctions étatiques, mais ces dernières auront été préalablement émancipées de leur précédente fonction de classe.
Il s’agit bien là d’un dépassement : suppression de l’État en tant qu’État au service de la classe bourgeoise – conservation de l’État en tant que fonctions étatiques – transformation en État au service du projet de l’émancipation humaine.
Le Communisme déjà-là
Finalement, l’adoption d’une stratégie de la révolution-dépassement nécessite de se pencher avec acuité sur les agencements sociaux et les institutions déjà existants au sein du système capitaliste. Il faut identifier puis intensifier et étendre ceux qui permettent un surcroît d’émancipation.
Chez E.O. Wright, il s’agit des expériences qui soumettent les activités économiques au pouvoir social. A. Honneth recherche, au sein de nos sociétés, les formes déjà institutionnalisées de liberté sociale.
Voir l’article Régime de retraite et Démocratie
B. Friot enfin démontre que le salaire attaché à la qualification en tant qu’attribut de la personne (comme dans le statut de la fonction publique), le régime général de la Sécurité sociale géré par les travailleurs et la pension de retraite comme salaire continué constituent de véritables institutions d’inspiration communiste, au sein du système capitaliste.
© Gilles Sarter