Wright E.O.

Erik Olin Wright (1947-2019) est un sociologue de tradition marxiste et d’origine américaine. Auteur d’une œuvre volumineuse, plus de vingt livres et des dizaines d’articles, il a enseigné la sociologie à l’Université du Wisconsin. Il a présidé l’Association Américaine de Sociologie.

Je vous propose de vous familiariser avec les travaux de E.O. Wright par la lecture de plusieurs articles (voir en bas de page).

Position de Classe Contradictoire

Erik Olin Wright est connu pour ses travaux sur les classes sociales et notamment pour l’élaboration du concept de position de classe contradictoire. Ce concept rend compte du fait que dans les sociétés capitalistes contemporaines de nombreuses personnes occupent des positions qui ne sont pas tout-à-fait celles de prolétaires bien que n’étant pas non plus celles de capitalistes: notamment les experts, les managers, les superviseurs… Pour construire cette notion, le sociologue prend en considération le degré d’autorité et le niveau de qualification que les individus exercent ou détiennent, dans le cadre de la relation de production.

Utopies Réelles

De l’œuvre de E.O. Wright on peut avancer qu’elle tourne autour de la question centrale du remplacement du système économico-social capitaliste. Le sociologue pense, en effet, que ce dernier est particulièrement préjudiciable : assignation à la pauvreté et à la précarité d’une part importante de la population, travail fastidieux et peu épanouissant pour la plupart des gens, dé-démocratisation des institutions politiques, catastrophes écologiques…

Ainsi l’autre volet bien connu de son travail concerne l’étude et l’élaboration d’alternatives viables aux rapports de production capitaliste. Pour théoriser l’approche de ces « Utopies Réelles », il a forgé la notion de pouvoir social qui rend compte de la capacité à faire des choses que les gens déploient lorsqu’ils s’associent volontairement. La substitution du pouvoir social au sein des activités économiques, en lieu et place de la relation d’exploitation, constitue l’alternative qu’il promeut pour démocratiser nos sociétés.

Sur le site secession.fr vous trouverez plusieurs articles portant sur les concepts d’exploitation, d’inégalité sociale et de pouvoir social.

Relation d’exploitation

Un article est consacré à établir la distinction entre trois types de relations sociales fréquemment évoquées dans les travaux de sociologie: les relations d’exploitation, d’oppression et de domination.

Dans un autre écrit, j’avance l’hypothèse que la relation d’exploitation constitue le principe d’orthodoxie des sociétés capitalistes.

Inégalités Sociales

De nos sociétés, nous pouvons dire qu’elles sont foncièrement inégalitaires. E.O. Wright élabore un modèle explicatif de ces inégalités sociales  qui est en complète opposition avec le modèle explicatif méritocratique.

Pouvoir Social

Deux articles sont consacrés à la présentation du concept de pouvoir social et à son renforcement dans l’économie, pour achever le socialisme.

Je vous propose aussi la lecture de l’introduction de mon livre « Erik Olin Wright et le Pouvoir Social« .

Le pouvoir social et la praxis démocratique

Le pouvoir social et la praxis démocratique

Le « pouvoir social » est une notion élaborée par Erik Olin Wright. Cette notion nous pouvons l’utiliser pour nous orienter vers la construction d’une société démocratique, grâce à une praxis démocratique.

1- Dans l’expression « pouvoir social », le mot « pouvoir » désigne la capacité de faire quelque chose (c’est le « pouvoir de » faire quelque chose) mais aussi la capacité d’orienter les actions d’autrui (c’est le « pouvoir sur » quelqu’un). Le pouvoir est « social » quand des gens s’assemblent de manière volontaire, transparente et égalitaire, pour atteindre un ou des objectifs communs : « unis nous gagnons, divisés nous perdons ! » L’idée de « pouvoir social » est fortement associée à celle de démocratie. L’expression « gouvernement par le peuple », précise E.O. Wright signifie « gouvernement par des gens organisés collectivement en association volontaire » et non pas, « gouvernement par des individus atomisés ».

2- La société démocratique, c’est l’auto-détermination par les femmes et les hommes eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales. Son instauration implique donc la suppression de la division de la société entre dirigeants et exécutants ou entre dominants et dominés.

3- La praxis est l’activité qui vise la société démocratique comme fin et qui utilise la démocratie comme moyen pour atteindre cette fin (Cornelius Castoriadis). Autrement dit, la praxis c’est l’activité qui se donne comme projet la transformation de la société en vue de son organisation démocratique. Et, dans le cadre de cette activité, les acteurs sont eux-mêmes constamment transformés. Ils font l’expérience démocratique et l’expérience démocratique les constituent comme « sujets démocratiques », sans lesquels l’espoir d’instituer une société démocratique est vain.

Sciences sociales émancipatrices

Margaret Mead définit la sociologie par une boutade : « quand on n’est pas satisfait de soi-même on se fait psychologue, quand on n’est pas satisfait de la société on se fait sociologue ». Cette boutade Erik Olin Wright aurait pu la faire sienne. En effet, il précise à plusieurs reprises que la question qui a motivé toutes ses recherches est celle de la mise en place d’une solution de rechange au capitalisme.

Dans cette perspective, il appelle dans son avant-dernier ouvrage (Envisioning Real Utopias, 2010) à la création de sciences sociales émancipatrices. Ces sciences auraient pour objectif de produire des connaissances scientifiques pertinentes pour le projet collectif de contestation du capitalisme.

Leur démarche s’articulerait en trois étapes. La 1ere étape livre un examen critique de l’organisation sociale existante. Il ne s’agit pas seulement de s’arrêter à la dénonciation des méfaits du capitalisme mais de comprendre les mécanismes qui génèrent ces méfaits. La 2ème étape fournit un aperçu du mode d’organisation social désirable et réalisable qui pourrait remplacer le capitalisme. Pour E.O. Wright, il s’agit du socialisme démocratique de marché. Enfin, la 3ème étape donne des pistes sur la manière de parvenir à la transformation souhaitée de la société.

Première étape : examen critique du capitalisme

Nous vivons dans des sociétés où les activités économiques sont organisées principalement selon le mode capitaliste. Bien sûr, toutes les activités économiques ne sont pas organisées selon ce régime mais ce dernier joue quand même un rôle déterminant dans le fonctionnement global de la société.

Selon E.O. Wright, le capitalisme peut-être défini par la combinaison de deux caractéristiques principales. Une économie de marché, dans laquelle les gens produisent des marchandises à vendre à d’autres gens est combinée à une structure de classe, dans laquelle les personnes qui travaillent ne possèdent pas les moyens de production. La population est donc divisée en deux classes au moins, les travailleurs et les capitalistes.

Il existe une troisième caractéristique du capitalisme dont nous pouvons nous étonner qu’elle n’est pas mentionnée par E.O. Wright. Nous voulons parler de la tentative d’appliquer de manière systématique une pseudo-rationalité qui cherche à minimiser les coûts et à maximiser les gains. Or cette pseudo-rationalité est la seule parmi les trois caractéristiques que nous venons d’évoquer qui n’est présente dans aucune autre société connue. Sa mise en œuvre prend la forme d’un mode d’organisation bureaucratique dont nous savons, au moins depuis les écrits de Max Weber, qu’il a joué un rôle prépondérant dans le développement du capitalisme.

Cependant, c’est avant tout sur l’analyse de la division en classes que E.O. Wright a concentré son effort d’examen critique des sociétés du capitalisme avancé. La structure de classe y résulte de l’organisation de la production selon un rapport social d’exploitation, satisfaisant lui-même à deux principes. Selon le principe d’exclusion, seule une minorité d’individus possède les moyens de production (droit de propriété) et peut décider de leur utilisation (droit d’usage). En vertu d’un principe d’appropriation, les propriétaires s’approprie une partie de l’effort des travailleurs, non-propriétaires.

Ce rapport d’exploitation scinde donc la société en deux positions de classes sociales. Il est important de toujours rappeler que la conception marxiste des classes est relationnelle et non pas graduelle. Il y a des gens qui sont dans la position d’exploiteur (propriétaires des moyens de production ou capitalistes) et des gens qui sont dans la position d’exploités (prolétaires qui vendent leur force de travail).

Pour affiner cette analyse, E.O. Wright introduit la notion d’autorité. En effet, comme l’exploitation suppose la domination dans le travail, les capitalistes doivent déléguer une partie de leur autorité, créant ainsi des structures hiérarchiques. Les positions exploitées sont alors elles-mêmes divisées, entre directeurs ou directrices, cadres qui supervisent et contrôlent, cheffes d’ateliers, contre-maîtres, etc..

L’expertise est un troisième critère de différenciation des positions de classe dans les sociétés du capitalisme avancé. Une hiérarchie est établie entre des positions définies par différents niveaux d’expertises ou de qualifications professionnelles. Encore une fois, nous pouvons nous étonner que E.O. Wright ne fasse pas le lien entre cette hiérarchisation et la pseudo-rationalité du capitalisme. En effet, dans le contexte capitaliste l’expertise qui importe réellement et qui est la plus valorisée est celle qui est relative à la logique de minimisation des coûts et de maximisation des gains.

Relevons encore que la hiérarchie de l’autorité est elle-même une conséquence directe de l’application de la logique de maximisation du rapport gain/coût. Il faut, en effet contraindre assez fortement les êtres humains pour qu’ils appliquent cette logique dans leur travail et qu’ils l’adoptent comme référence principale. Application de la pseudo-rationalité et hiérarchie pyramidale constituent les deux piliers de la bureaucratie capitaliste.

De la structuration de la société en positions de classe découlent des inégalités sociales. En effet, les positions que les gens viennent occuper déterminent ce qu’ils reçoivent (leurs revenus et donc le quartier où ils pourront habiter, les loisirs qu’ils pourront se permettre, leur niveau de consommation, la qualité des soins auxquels ils auront accès, leur prestige social, etc). Les positions de classe déterminent aussi ce que les gens doivent faire pour les occuper (leurs études, se lever à 6h, pointer à l’usine, se comporter en petit chef, ordonner de déverser des polluants dans une rivière, licencier du personnel…).

Nous comprenons ainsi qu’au jour le jour, les gens qui occupent les positions de directrices, de managers, de superviseurs, d’experts, de travailleuses qualifiées peuvent avoir des intérêts matériels à jouer le jeu capitaliste. Ils peuvent avoir des intérêts à jouer le jeu des exploiteurs alors que fondamentalement ils occupent des positions exploités. Pour cette raison, E.O. Wright parle à leur sujet de positions de classe contradictoires.

Selon le point de vue marxiste, le seul moyen de mettre un terme aux inégalités sociales n’est donc pas la lutte pour une meilleure répartition des richesses ou des revenus mais bien la lutte pour l’abolition du rapport d’exploitation qui produit ces inégalités.

Le capitalisme génère de l’anticapitalisme sur la base de deux types de motivations. Une personne peut être motivée pour lutter contre tout ce qui va à l’encontre des intérêts matériels de sa classe. Et, elle peut aussi être motivée pour lutter contre ce qui dans le capitalisme offense ses valeurs morales.

Il est des situations ou des contextes historiques dans lesquels les intérêts de classe sont faciles à cerner. Dans le capitalisme de firmes du 19è siècle, la masse des travailleurs partageait les mêmes conditions déplorables de vie et de travail. Elle partageait un intérêt commun à abattre le capitalisme ou au moins à en contrer les excès.

Au 21è siècle, dans nos sociétés du capitalisme avancé, il paraît difficile de miser uniquement sur la question des intérêts matériels pour unifier la classe des travailleurs dans un combat pour la transformation radicale de la société. La question des intérêts à abattre le capitalisme c’est profondément complexifiée en raison de la division en positions de classe contradictoires.

En revanche, la plupart des gens sont motivés au moins partiellement par des considérations morales. Parfois, ils peuvent même sembler agir contre leurs intérêts de classe parce que les valeurs sont plus importantes pour eux. Donc bien qu’il soit important d’identifier et d’expliquer de quelle manière le capitalisme blesse les intérêts matériels de certaines catégories de population, il est tout aussi important de clarifier les valeurs que nous voulons promouvoir par des nouveaux modèles d’organisation.

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Deuxième étape : proposer des alternatives

Une valeur que E.O. Wright propose de mettre avant est l’autonomie que l’on peut aussi appeler auto-détermination. L’autonomie signifie que les gens sont capables de déterminer les conditions de leur vie dans l’extension la plus grande possible.

Sur le plan individuel l’autonomie peut être appelée « liberté ». Sur le plan collectif, nous pouvons lui donner le nom de « démocratie ». La liberté touche aux décisions et aux actions qui ne concernent que l’individu. La démocratie touche les décisions et actions qui concernent aussi autrui. Comme toute action ou décision peut virtuellement avoir des effets sur autrui, il faut délimiter le contexte de la liberté (la sphère privée) et celui de la démocratie (sphère publique). Cette délimitation est établie démocratiquement.

L’organisation démocratique de la société suppose que tous les gens ont un accès égal aux moyens nécessaires pour participer significativement aux décisions qui affectent leur vie, que ces décisions soient prises dans le cadre étatique ou dans tout autre institution (lieu de travail, commune, parti politique, université, famille…).

L’auto-détermination sous la forme de la démocratie permet de rompre avec deux caractéristiques du capitalisme : le rapport d’exploitation et l’application systématique de la pseudo-rationalité de maximisation du profit. Quant à l’économie de marché, elle peut se maintenir mais selon un mode d’organisation soumis à la démocratie.

E.O. Wright qui s’est principalement intéressé à la question de la démocratisation de l’économie a élaboré sa propre vision d’un socialisme démocratique de marché. Cette vision est centrée sur la notion de « pouvoir social ».

Rappelons que, pour le sociologue, le pouvoir social est la capacité d’agir qui découle du fait de s’assembler de manière démocratique. Cette définition lui permet de jouer sur le double sens du mot « pouvoir ». D’une part, il y a donc le pouvoir social envisagé comme capacité de faire des choses en commun. D’autre part, il y a le pouvoir social envisagé comme puissance de gouvernement dont les modalités d’exercice sont démocratiques.

E.O. Wright propose donc que nous nous orientions vers des modes d’organisation économiques gouvernés par le pouvoir social. Cette orientation inclut la démocratisation des activités économiques proprement dites, mais aussi la démocratisation des institutions et activités étatiques, en tant qu’elles ont des implications dans le domaine économique.

C’est une chose de dire que l’idée centrale de l’organisation socialiste est la démocratie économique. C’en est une autre de donner les détails de l’architecture institutionnelle d’une économie organisée selon cette idée. E.O. Wright propose trois modèles qui sont en principe disponibles pour concrétiser ce processus de démocratisation :

1- soumission directe des activités économiques au pouvoir social, que nous pouvons aussi appelée auto-gestion ou auto-administration des activités de production par les intéressés eux-mêmes (coopératives non-bureaucratiques, économie associative, budgets participatifs, etc.) ;

2- soumission au pouvoir social du pouvoir étatique en tant qu’il contrôle ou affecte l’activité économique. D’une part l’État produit lui même des services ou des marchandises. D’autre part l’État peut contraindre ou orienter l’action des entreprises capitalistes par l’établissement de lois et leur mise en application. Dans les deux situations, une démocratisation effective des activités économiques ne peut découler que d’une démocratisation préalable de l’État ;

3- soumission au pouvoir social du pouvoir économique qui structure l’activité économique. Les entreprises capitalistes peuvent être soumises de l’intérieur au pouvoir social (participation des travailleurs aux conseils d’administration). Elles pourraient aussi y être soumises de l’extérieur à travers l’action de structures démocratiques (municipalités, communes, associations de riverains, de protection de l’environnement, de consommateurs, etc.).

En prenant le soin de décrire différents modèles de démocratisation de l’économie et en envisageant de les combiner entre-eux, E.O. Wright évite d’essentialiser le socialisme. Il ne cherche pas derrière le mot « socialisme » un mode d’organisation social homogène et durable. Le socialisme n’est pas chez lui le plan abouti ou le portrait d’une société fictive qu’il s’agit de faire advenir.

Le socialisme est plutôt la direction dans laquelle doit être réalisée une transformation sociale majeure. Mais le résultat de cette transformation n’est pas déterminé à l’avance et de manière indépendante des circonstances réelles. C’est pourquoi le sociologue utilise la métaphore d’une « boussole socialiste ».

Une boussole ne saurait être atteinte. Elle ne trace pas non plus un itinéraire définitif, jalonné d’étapes nécessaires. Elle offre seulement un repère pour avancer. Et E.O. Wright précise que les expériences et les institutions socialistes seront toujours pour partie insatisfaisantes et qu’elles risqueront toujours d’être érodées, à la longue, par la réapparition de rapports d’exploitation.

Cette vision est cohérente avec l’utilisation de la notion de pouvoir social. En effet, si nous considérons que les gens doivent s’assembler pour décider collectivement ce qu’ils vont faire, alors il devient impossible de déterminer à l’avance un plan pour une société future. Les transformations à opérer sont décidées dans le cadre de l’activité collective et démocratique et pas extérieurement à cette activité. En outre, le principe d’auto-détermination implique que la durabilité des formes d’organisations sociales est toujours dépendante de leur reconduction volontaire par la décision collective.

Troisième étape : adopter une praxis démocratique

La démocratisation de l’économie (en particulier) et de la société en général passent par la construction d’agents collectifs capables de mettre en œuvre une stratégie d’érosion du capitalisme. Considérant les trois modèles mobilisés dans la description de la « boussole socialiste », E.O. Wright fait l’hypothèse que ces agents collectifs sont de trois types :

1- des agents collectifs capables de mettre en place des expériences de contre-société à l’extérieur du mode capitaliste et de l’action étatique, sur le principe de l’auto-gestion (coopératives, médias alternatifs, épicerie solidaires…) ;

2- des agents collectifs capables de contester le capitalisme et de bloquer ses projets (syndicats, ZAD, associations et mouvements de lutte contre les différents méfaits du capitalisme, etc.) ;

3- des partis politiques capables d’entrer dans le jeu électoral. E.O. Wright pense, en effet, que les deux premiers types d’agent ne sont pas suffisamment robustes pour changer l’organisation globale de la société. Il défend l’idée que la stratégie d’érosion du capitalisme nécessite l’utilisation du pouvoir étatique (principalement le pouvoir d’établir des lois et de les faire respecter) pour brider le capitalisme et démanteler certains éléments clés de son fonctionnement, protéger les expériences non-capitalistes et agrandir les espaces où elles peuvent s’exprimer.

Cette stratégie ne peut toutefois être validée que si tous ces agents collectifs adoptent une véritable praxis démocratique dont la notion de pouvoir social aide à dessiner les grandes lignes.

La fin qui est recherchée – c’est-à-dire la démocratisation des activités sociales – doit aussi constituer le moyen d’atteindre cette fin. En s’unissant, les exploités peuvent se doter d’un pouvoir collectif capable de défier le pouvoir économique et le pouvoir étatique. Ils peuvent ainsi engager un processus de transformation de la société. Mais il est indispensable que cette union s’opère dès le départ selon des modes d’organisations et de fonctionnements démocratiques (c’est le sens de l’expression « pouvoir social »).

Ce raisonnement s’appuie sur l’hypothèse qu’on ne peut opérer une transformation démocratique par le haut, en maintenant une division entre ceux qui pensent et ceux qui agissent, ceux qui dirigent et ceux qui exécutent. Cette transformation ne peut pas résulter de l’application d’un plan ou d’un savoir préalable qui serait déversé sur les concernés. La transformation démocratique ne peut résulter que d’une pratique d’auto-élucidation par les intéressés. Chaque individu devient acteur d’initiatives et de recherches sans dépendre de maîtres à penser. Il se transforme en sujet démocratique, capable d’exercer une réflexivité démocratique dans le cadre de l’auto-détermination collective.

Bien que E.O. Wright ait plus particulièrement exploré les voies d’un socialisme économique, il nous donne avec la notion de pouvoir social un outil pour penser le processus de création de la société démocratique : le pouvoir social comme modalité de création d’agents collectifs dotés d’une capacité de transformer la société (c’est le pouvoir social comme moyen) ; le pouvoir social comme mode de gouvernement démocratique des activités politiques, économiques, sociales (c’est le pouvoir social comme fin); le pouvoir social enfin comme processus de transformation anthropologique (c’est le pouvoir social comme praxis).

Gilles Sarter

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Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

La théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe forme, selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright le cœur du marxisme sociologique. Quel est le contenu de cette théorie ?

1- Rapport d’exploitation et classes sociales

Pour commencer, la notion de rapport d’exploitation est au centre de la théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe.

Lire un article sur le rapport d’exploitation

Dans le mode de production capitaliste, le rapport d’exploitation se concrétise par le fait que la plupart des gens sont exclus de la possession des moyens de production. De ce fait, ils n’ont pas d’autre possibilité, pour subsister, que de vendre leur force de travail. Quant aux propriétaires des moyens de production, ils prospèrent en s’appropriant la part de valeur qui est produite par le travail de leurs employés et qui excède la rémunération de ces derniers.

Autrement dit le rapport d’exploitation repose sur trois principes : (1) l’exclusion ; la masse des gens est tenue à l’écart de la propriété des moyens nécessaires à leur propre reproduction ; (2) l’appropriation de l’effort d’autrui ; les capitalistes s’emparent d’une part de la valeur produite par les travailleurs ; (3) l’interdépendance inverse de la prospérité ; les capitalistes s’enrichissent parce que les travailleurs s’appauvrissent.

La référence au rapport d’exploitation permet de définir les classes sociales selon une approche relationnelle. Aux deux positions antagonistes déterminées par ce rapport (exploité/exploiteur) correspondent deux positions de classe principales, celle des travailleurs et celle des capitalistes.

A partir de ces éléments, la thèse de la reproduction contradictoire des rapports de classe se déploie en trois « sous-thèses » : 1) thèse de la reproduction sociale des rapports de classe, 2) thèse des contradictions du capitalisme, 3) thèse de la crise et du renouvellement institutionnel.

2- Reproduction sociale des rapports de classe

La structuration de la société en classes, c’est-à-dire sa structuration selon un rapport d’exploitation, est instable. Elle nécessite en permanence d’être reproduite. Cette nécessité de reproduire les rapports sociaux n’est pas spécifique au rapport d’exploitation. Elle s’applique à tous types de rapports (patriarcat, racisme, servage, esclavage…).

Les rapports sociaux quels qu’ils soient ne se perpétuent pas par simple inertie. Leur perpétuation est assurée par la mise en œuvre de dispositifs institutionnels adéquats.

Les institutions qui permettent de reproduire les rapports sociaux agissent à l’échelle des relations entre individus. Ce sont les représentations, les normes, les manières de se conduire ou de se tenir… qui orientent et encadrent les interactions quotidiennes, notamment dans le procès de travail.

Lire un article sur les institutions sociales

A l’échelle de la société, les institutions prennent la forme d’appareils (État, école, médias, police, armée, partis politiques, institutions politiques…) qui participent à la reproduction des rapports de classe.

3- Contradictions du capitalisme

La reproduction des rapports sociaux, quelle que soit leur nature, est problématique parce que les dispositifs institutionnels peuvent être l’objet de contestation. Le mode de production capitaliste rencontre dans sa reproduction une catégorie particulière de problèmes liée au fait que ce mode repose sur un rapport d’exploitation.

Comme nous l’avons vu, le rapport d’exploitation implique que la classe exploitée subit des préjudices, au profit des exploiteurs. Les travailleurs tendent donc à modifier ce rapport. La reproduction du capitalisme doit faire face à des formes actives de contestation et de résistance.

Dans un rapport d’oppression, l’oppresseur peut se permettre d’éliminer physiquement les opprimés. En revanche, l’exploiteur n’a pas cette latitude, dans la mesure ou sa prospérité matérielle dépend des exploités.

Le rapport capitaliste repose sur l’appropriation de l’effort d’autrui. Il confère donc une forme de pouvoir aux exploités. Par sa nature même le rapport capitaliste est explosif.

A la contestation s’ajoute une autre contradiction interne au capitalisme. Son développement permanent remet continuellement en cause les dispositifs institutionnels qui sont fonctionnels à un stade donné de ce développement. Les technologies, les procès de travail, les structures de classe, les marchés des matières premières en évoluant érodent à chaque fois l’efficacité des institutions et rendent nécessaire l’invention de nouvelles solutions institutionnelles. C’est ainsi qu’au capitalisme manchestérien a succédé le fordisme, puis au fordisme le néolibéralisme.

Les effets conjugués du développement du capitalisme et des contestations finissent donc par engendrer des situations de crise institutionnelle.

4- Crises et renouvellements institutionnels

Comme la reproduction sociale des rapports de classe nécessite des institutions fonctionnelles et comme les institutions ont tendance à être érodées, elles doivent se renouveler périodiquement.

Ces renouvellements ont lieu à l’occasion de crises institutionnelles. Dans ces occasions, les acteurs sociaux organisés considèrent que les institutions existantes ne sont plus en mesure de contenir les conflits sociaux dans des limites tolérables.

Les nouveaux dispositifs qui s’imposent à l’issue des crises ont tendance à conforter les intérêts fondamentaux de la classe capitaliste. Mais leur résolution n’est pas toujours optimale pour cette dernière.

Quoiqu’il advienne, les solutions institutionnelles qui sont trouvées n’éliminent pas le potentiel de résistance collective mais tentent de contenir cette dernière dans des limites acceptables par les agents sociaux.

Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Editions Sociales

Selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright, la préoccupation centrale de l’exploration sociologique marxiste est de comprendre les obstacles et les opportunités pour un changement égalitaire et émancipateur des rapports sociaux. Concrètement, cela implique pour le marxisme sociologique de s’intéresser à la manière dont la reproduction sociale des rapports capitalistes est contradictoire et contestée.

Gilles Sarter

Un livre à télécharger

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Une Théorie Marxiste de l’Action : Capacités et Évaluations

Une Théorie Marxiste de l’Action : Capacités et Évaluations

Dans un passage devenu célèbre du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx pose que « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé ». Par ailleurs, l’œuvre entière de K. Marx et F. Engels porte l’idée que l’émancipation de la classe des travailleurs ne pourra être le fait que de la classe des travailleurs elle-même.

Structures sociales et action humaine

Ces deux affirmations paraissent dépourvues d’ambiguïtés. Les êtres humains peuvent par leurs actions peser sur leurs propres destinées. Ils peuvent notamment s’auto-émanciper. Toutefois, leurs possibilités d’actions ne sont pas illimitées. Elles demeurent cantonnées à ce que permet le contexte social et historique.

A. Callinicos, Les marxismes et la théorie de l’action, Actuel Marx, 1993/1, n°13.Alex Callinicos formule cette idée d’une autre manière. Il écrit que les structures sociales dessinent le champ du possible des actions individuelles et collectives. En ce sens, les structures sociales doivent être envisagées comme générant tout à la fois des contraintes mais aussi des ressources pour l’action. Or c’est précisément cette dualité que permet d’envisager le concept marxiste de rapport social de production.

Rapports sociaux de production

Dans la pensée marxiste, les rapports de production servent de paradigme pour toutes structures sociales. Le sociologue G.A. Cohen les définit comme des rapports de contrôle réel, sur les forces productives (les matières premières, les machines, les technologies, les savoirs…).

Dans le régime capitaliste, le rapport de propriété privée exclut la plupart des individus des décisions sur l’usage des moyens de production. Le rapport salarial est le rapport de soumission des salariés à l’autorité des patrons. Le rapport d’exploitation détermine l’appropriation d’une partie de l’effort des travailleurs par le propriétaire des moyens de production.

La notion de rapport de production sert donc à désigner des faits de structure qui sont « nécessaires », dans un contexte socio-historique donné. Ce caractère de nécessité implique que les individus ne peuvent pas y échapper. Dans le contexte du régime capitaliste, ils ne peuvent pas ne pas être pris dans les rapports que nous venons de décrire.

Cependant ce trait de nécessité ne présage en rien de la manière dont les rapports sociaux vont orienter les actions individuelles ou collectives.

Capacités structurales d’action

Dans une première approche, les rapports de production sont certainement vus comme ayant des effets contraignants sur les actions des agents. C’est ainsi que E.O. Wright affirme que la position d’une personne dans le rapport capitaliste détermine ce qu’elle doit faire pour obtenir ce qu’elle obtient. Le propriétaire d’une entreprise doit innover, chercher à maximiser sa productivité, gagner des parts de marché pour assurer la pérennité de son entreprise. Le travailleur doit battre le pavé pour se faire embaucher puis démontrer qu’il est un « bon » employé pour conserver sa place.

Mais E.O. Wright propose aussi d’examiner les choses d’une autre manière, en recourant à la notion de « capacité structurale ». Les capacités structurales peuvent être envisagées comme les pouvoirs qu’un agent doit à sa position au sein des rapports de production.

La possibilité pour un capitaliste de fermer une usine pour la relocaliser est un exemple de capacité structurale. La possibilité pour les travailleurs de se mettre en grève en est un autre. Ce deuxième exemple montre que l’exercice des capacités structurales pour les travailleurs, les exploités ou les dominés dépend souvent d’actions collectives, fondées sur des objectifs communs (grèves mais aussi manifestations, blocages, boycotts, campagnes de communication…).

A la différence de la notion de capacité quand elle est rattachée à un organisme vivant quel qu’il soit et du simple fait d’être ce type d’organisme (capacité de l’oiseau à voler, de l’humain à parler…), les capacités structurales ont en commun d’être constituées par des rapports sociaux. A ce titre, elles permettent de rendre compte de ce lien que la théorie marxiste tente d’établir entre les structures sociales et les actions individuelles ou collectives.

Évaluations faibles, évaluations fortes

Les structures sociales font irrémédiablement partie de l’explication des phénomènes sociaux, dans la mesure où elles contribuent à déterminer les capacités qui peuvent orienter les actions des agents. Cependant, l’existence de capacités ou de pouvoirs n’implique pas automatiquement leur actualisation. Les travailleurs ne s’engagent pas dans une grève simplement parce qu’ils ont la possibilité de le faire.

Une théorie de l’action fondée sur la notion de capacité structurale doit être approfondie afin de rendre compte des conditions du passage à l’acte. A. Callinicos se propose de l’approfondir en faisant appel à Charles Taylor. Le philosophe, en effet, distingue deux types d’évaluation qui conduisent à l’action. Il parle d’évaluation « faible » et d’évaluation « forte ».

L’évaluation faible permet de trancher entre différents désirs. Par exemple, elle permet de trancher entre le désir de faire grève pour obtenir un avantage (augmentation de salaire) et le désir de ne pas faire grève, afin d’échapper à un inconvénient immédiat (perte de revenu pendant la durée de la grève). L’évaluation faible permet de faire un choix simple entre diverses options, généralement de manière non explicite, pour celle qui est la plus attrayante.

En revanche, l’évaluation forte repose sur un système de valeurs, sur la base duquel certains désirs peuvent être écartés. En somme, le passage à l’acte repose sur une motivation morale dont l’agent pense qu’elle est intrinsèquement bonne et supérieure aux désirs plus « simples ». Ainsi, un travailleur peut décider de faire grève ou non, en soumettant la situation à un examen critique. Par exemple, il se demande si le fait de faire grève est conforme à son attachement à l’idéal de justice, de démocratie ou de lutte pour l’émancipation de la classe des travailleurs. L’évaluation forte implique souvent des choix quant au genre de vie à mener et au genre de personne qu’il faudrait être.

Théorie marxiste de l’action humaine

La combinaison des notions de capacité structurale, d’évaluation faible et d’évaluation forte permet d’apporter de la consistance à la déclaration de K. Marx selon laquelle les hommes font leur propre histoire, dans des conditions données. Cette combinaison est particulièrement utile pour essayer de rendre compte de l’engagement des individus dans des actions collectives.

Nous avons souligné que pour K. Marx, l’émancipation de la classe des travailleurs ne peut être le fait que de la classe des travailleurs elle-même. A. Callonicos pense qu’il est difficile de comprendre cette proposition, sans envisager que les exploités, les dominés, les opprimés deviennent plus que des évaluateurs faibles qui tranchent entre des désirs immédiats.

Le concept d’évaluation forte paraît nécessaire pour rendre intelligible, mais aussi possible, les actions collectives émancipatrices.

Gilles Sarter

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Le Précariat est-il une Classe?

Le Précariat est-il une Classe?

Les travailleurs précaires sont-ils susceptibles de constituer une classe sociale appelée précariat? Erik Olin Wright aborde cette question à l’aide de la notion d’intérêt commun.

Travailleurs précaires et classes sociales

La population française, comme celle des USA, est traversée par une fracture inégalitaire qui passe entre les gens qui disposent d’une position économico-sociale relativement sécurisée et ceux qui sont exposés à une instabilité de l’emploi. Est-ce que ces travailleurs précaires forment ou sont susceptibles de former une classe sociale distincte de celle plus englobante des travailleurs?

Karl Marx aussi bien que Max Weber envisagent les « classes sociales » comme des organisations collectives. Pour les deux penseurs, la formation de ces organisations résulte du fait que des gens qui occupent des positions identiques dans les rapports de production économiques partagent des intérêts communs qui sont déterminés par cette position.

Intérêts au niveau systémique

En ce qui concerne la question du choix d’un système économique, si nous croyons qu’une alternative socialiste ou communiste au capitalisme est possible, alors nous pouvons penser que le précariat et les autres travailleurs pourraient constituer une même organisation collective de classe.

En effet, nous pouvons postuler que les conditions matérielles de tous ces gens seraient améliorées dans une économie construite sur la base de la propriété sociale des moyens de production, d’une organisation véritablement démocratique des activités économiques, d’un développement renforcé des services et des biens publics accessibles pour tous et de l’établissement de rapports sociaux orientés vers plus de coopération.

Intérêts au niveau institutionnel

Qu’en est-il si nous envisageons la question dans le cadre d’une tentative de régulation interne du capitalisme? Il est clair que, dans le cadre des règles actuelles, les conditions de vie matérielles des personnes précaires sont généralement pires que celles des travailleurs qui bénéficient de contrats de travail plus sécurisés.

Erik Olin Wright, Is the Precariat a Class ?, Global Labor Journal, April 2015

La question qu’il revient de se poser est celle des règles que nous pourrions modifier en faveur des travailleurs précaires. Est-ce que la modification de ces règles irait à l’encontre des intérêts des autres travailleurs ? Est-ce que les personnes précaires et ces derniers se situent du même côté de la barrière quand il s’agit de modifier les règles du jeu capitaliste ?

Il existe de nombreuses propositions dont la mise en pratique améliorerait considérablement le sort des personnes précaires. Certaines intéressent leurs conditions spécifiques. Il s’agit, par exemple, de réguler le travail flexible, d’arrêter de diaboliser les chômeurs… D’autres changements pourraient carrément préfigurer une alternative émancipatrice au capitalisme, comme l’instauration d’un salaire universel, la mise en place d’un fond d’investissement public géré démocratiquement…

Lire un article sur la notion de position de classe contradictoire

Y a-t-il des intérêts divergents entre le précariat et le reste de la classe des travailleurs concernant les modifications que nous venons d’évoquer ? La réponse semble être négative. Aucune de ces propositions ne va à l’encontre des intérêts des travailleurs en général. Elles vont dans le sens de leur intérêt à tous. E.O. Wright formule même l’hypothèse que ces réformes profiteraient à une large frange de la population, y compris celle qui occupe des positions de classe contradictoires comme les superviseurs, les cadres, les experts, les professions libérales, la petite-bourgeoisie…

Intérêt au niveau situationnel

Qu’en est-il, enfin, des intérêts des différentes catégories de travailleurs, dans le cadre des règles de fonctionnement du capitalisme actuel ? Ici les intérêts matériels des travailleurs appartenant à différents secteurs et occupant différents postes au sein de ces secteurs d’activité peuvent facilement diverger.

A l’intérieur du précariat lui-même, les individus peuvent ne pas partager des intérêts ou des stratégies communes. Par exemple, dans le cadre des règles définies par le capitalisme néolibéral, les stratégies optimales peuvent être très différentes entre un migrant sans-papier et un jeune chômeur surqualifié.

Voir aussi un article sur la convergence des luttes

Dans le contexte économique actuel, la convergence entre le précariat et le reste de la classe des travailleurs pourraient ne dépendre que des processus d’organisation de la lutte sociale et non pas directement d’intérêts communs.

Précariat et luttes sociales à venir

Pour conclure, E.O. Wright propose de définir la position du précariat dans la structure de classe capitaliste, de quatre manières différentes.

Premièrement, le précariat constitue une partie de la classe des travailleurs, si l’analyse concerne le choix d’abandonner le jeu capitaliste au profit du jeu socialiste ou communiste.

Deuxièmement, il constitue aussi une partie de la classe des travailleurs, si nous envisageons une modification des règles de base du jeu capitaliste en introduisant davantage de régulation et de socialisation des activités économiques. 

Troisièmement, le précariat représente un segment distinct de la classe des travailleurs si nous raisonnons en termes de règles plus spécifiques qui favorisent les travailleurs les plus sécurisés à son désavantage.

Et quatrièmement, le précariat peut être tenu pour un agrégat de différentes positions sociales, si nous nous intéressons plus précisément aux stratégies possibles pour les personnes précarisées, dans le cadre des règles qui définissent les conditions du travail précaire.

Quelle que soit de la position que nous leur attribuons dans la structure de classe, les travailleurs précaires sont en croissance rapide aussi bien aux USA qu’en Europe. Les personnes qui vivent cette précarité  sont porteuses des critiques les plus exacerbées contre le système capitaliste.

A ce titre, il se pourrait, selon E.O. Wright, qu’elles jouent à l’avenir, un rôle particulièrement important dans la lutte contre les règles capitalistes ou contre le jeu capitaliste lui-même.

© Gilles Sarter

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Contre-Pouvoir dans la Délibération Participative

Contre-Pouvoir dans la Délibération Participative

Le développement d’institutions de gouvernance fondées sur la délibération et la participation des citoyens pourrait constituer une avancée sur le plan de la démocratie et de la justice politique. Archong Fung et Erik Olin Wright élèvent cependant une mise en garde.

Les acteurs qui sont dominants dans le système politique et économique actuel pourront confisquer le pouvoir ou exercer leur domination, même au sein d’institutions de délibération participative. Aussi, en l’absence de contre-pouvoir, ces structures risquent de ne pas engendrer les bénéfices démocratiques qui sont attendus d’elles.

Configuration des institutions politiques

Les mécanismes décisionnels et les processus de gouvernance constituent deux aspects particulièrement importants de la configuration des institutions politiques.

Voir aussi l’article: « Participation et Délibération: Quels dispositifs?« La prise de décision peut être agonistique (conflictuelle) ou délibérative. Dans le conflit, des groupes d’intérêts cherchent à obtenir des instances décisionnelles qu’elles prennent des décisions à leur avantage. Pour ce faire, ils alternent l’usage de la pression et de la négociation. Dans la délibération, les problèmes sont résolus en faisant appel aux normes et aux intérêts communs à toutes les parties prenantes.

Quant au processus de gouvernance, il est soit vertical et hiérarchique, soit participatif. Dans la situation de verticalité, les décisions sont prises au sommet et imposées aux niveaux inférieurs. Dans la participation, les prises de décisions et leur mise en application reposent sur l’implication directe des acteurs concernés, souvent à l’échelon local et décentralisé.

Critique de la gouvernance agonistique et verticale

Le modèle de gouvernance qui domine dans les sociétés capitalistes est agonistique et vertical. Les critiques théoriques et empiriques de ce modèle sont de trois ordres au moins. D’abord, il accentue les divergences entre les groupes concernés. Il engendre un degré excessif de conflictualité en minimisant les intérêts communs et les convergences possibles.

Ensuite, l’excès de conflictualité affaiblit la légitimité du processus de construction des lois ou des règles collectives. Ces règles apparaissent, en effet, comme « taillées sur mesure » pour les acteurs qui ont su imposer leur point de vue. Dans une telle configuration, ce sont toujours des intérêts particuliers qui dominent les autres.

Enfin, la gouvernance verticale est critiquée parce que les décideurs sont généralement éloignés de ceux à qui s’appliquent leurs décisions. Les informations dont ils disposent ne sont pas toujours pertinentes. Les rétroactions avec le terrain sont trop longues. Les règles imposées sont rigides. Elles tiennent peu compte des différenciations locales et des évolutions dans le temps.

Les tenants de la gouvernance participative et délibérative pensent que sa mise en œuvre permettrait de dépasser ces limites. Parmi les avantages qu’ils évoquent, on peut citer l’inclusion des citoyens dans les processus de gouvernance donc une plus grande équité, mais aussi une action publique plus efficace et plus subtile, la promotion de l’éducation civique et une plus forte légitimité des règles collectives.

Domination dans les processus participatifs et délibératifs

A. Fung et E.O. Wright soulignent toutefois que les structures participatives et délibératives ne sont pas à l’abri de phénomènes de captation de pouvoir ou de domination. Ces phénomènes peuvent se développer à différents moments et selon différentes modalités.

Par exemple, au moment de l’établissement d’une gouvernance participative et délibérative, dans un secteur d’activité donné ou sur un territoire donné, les acteurs dominants (grandes entreprises, établissements financiers, administrations étatiques…) peuvent favoriser leurs propres intérêts, en imposant les règles de la délibération, en prédéterminant les questions ou les sujets ouverts à la délibération, en choisissant l’éventail des participants… Parfois, le dispositif de délibération peut se trouver réduit à un simple rôle consultatif.

Même lorsque les règles de la délibération-participation sont équitables, les groupes d’intérêts les plus puissants ont plus de facilités à faire prévaloir leur point de vue. Les grandes entreprises, les lobbies, les administrations étatiques disposent de ressources qui leur permettent de défendre leurs intérêts et d’avoir une marge de manœuvre plus importante que les simples citoyens.

Un risque majeur pour les citoyens ordinaires concerne la réduction possible des compétences de l’État et une dérégulation-déréglementation au profit des dominants. Prenons l’exemple de la mise en place d’un programme de réduction des pollutions, à travers une structure participative qui inclurait des industriels et des riverains. Si les citoyens ne sont pas constitués en associations suffisamment aptes à se défendre, le résultat des délibérations risque de se traduire par une abdication des contrôles politiques centraux et un laisser-faire au profit des pollueurs. Bien sûr une telle évolution ne constitue un risque que dans l’hypothèse où les politiques gouvernementales ne sont pas déjà alignées sur les intérêts des grands groupes industriels.

Notion de contre-pouvoir

A. Fung et E.O. Wright qui examinent les conditions sociales et politiques susceptibles de limiter ces tendances utilisent la notion de contre-pouvoir.

Le contre-pouvoir désigne, chez eux, les institutions collectives capables de neutraliser le pouvoir des acteurs sociaux qui sont normalement dominants. Les formes de contre-pouvoir qui nous sont familières exercent plutôt leur influence dans le cadre de la gouvernance agonistique et verticale. Il s’agit de toutes les associations de citoyens, syndicats de travailleurs, mouvements sociaux, croisades juridiques qui réussissent à mettre en échec les acteurs qui jouissent habituellement d’un accès privilégié aux instances décisionnelles.

On pensera à toutes les luttes menées contre les administrations d’État et les grands groupes industriels ou financiers, sur les terrains du travail, de l’écologie, du féminisme, de l’anti-racisme, de la protection des consommateurs et des usagers…

A. Fung et EO Wright, Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative, dans Gestion de proximité et démocratie participative, M.H. Bacqué et al., La Découverte, 2005La thèse de A. Fung et E.O. Wright est que si une gouvernance participative et délibérative n’est pas elle-aussi accompagnée par un contre-pouvoir, elle court le risque de connaître le même travers que la gouvernance conflictuelle. Certains intérêts finiront par succomber à la domination d’intérêts plus puissants.

Dès lors la question qui se pose est celle de la forme que prendra le contre-pouvoir dans le nouveau processus de gouvernance. Pour les deux auteurs, les contre-pouvoir forts, en contexte agonistique et vertical, ne sont pas adaptés à la délibération-participation.

Problèmes du redéploiement du contre-pouvoir conflictuel

En premier lieu, les sociologues soulignent que les grandes associations nationales ou internationales (sur les questions d’environnement, de droits civiques, du féminisme…) ou les grands syndicats de travailleurs pourraient s’opposer à des évolutions institutionnelles allant vers la gouvernance participative. En effet, pour ces organisations le conflit reste un marqueur identitaire fort. A entrer dans des processus inclusifs et coopératifs, elles risquent de perdre leur position de défenseur d’une cause.

Dans l’hypothèse de son redéploiement, le contre-pouvoir agonistique se heurterait aussi à un problème d’échelle. Les grandes associations sont organisées pour exercer leur influence aux points centraux de la prise de décision. Elles cherchent à influencer la formulation de la législation et des politiques publiques. En revanche, les contre-pouvoirs délibératifs sont généralement appelés à opérer à des niveaux extrêmement localisés, dans un quartier, une commune, un territoire rural… Une telle intervention implique des compétences spécifiques.

L’objectif des contre-pouvoirs agonistiques est de peser sur les décideurs (élus, fonctionnaires, ministres, grands investisseurs et industriels…). Leurs compétences découlent de cet objectif. Elles se rapportent soit à l’élaboration de stratégies de communication, de diffusion d’informations, de persuasion ciblée, soit à la mobilisation de masse. Par contre, les compétences nécessaires dans le cadre de la délibération-participation concernent la résolution de problèmes et la mise en œuvre de projets. Elles englobent une dose d’expertise technique, la connaissance fine de la situation locale, des capacités d’analyse et de dialogue avec les acteurs locaux.

Enfin, A. Fung et E.O. Wright pensent qu’une difficulté majeure, pour le redéploiement des contre-pouvoirs agonistiques, concerne la manière dont ils construisent leurs cadres d’interprétation ou de compréhension du monde. En effet, c’est en constituant ces interprétations qu’ils réussissent à susciter des actions collectives. Dans les organisations agonistiques, les interprétations du monde social reposent sur la dénonciation d’inégalités et de préjudices qui constituent autant de raisons d’agir. Ces interprétations peuvent être accompagnées de l’attribution de culpabilités dépourvues d’ambiguïté (« agriculteurs pollueurs »…) ou décrire des oppositions manichéennes (cyclistes contre automobilistes…).

La délibération participative exige, quant à elle, d’adopter des positions et des analyses moins tranchées. Souvent, le bon fonctionnement de ces institutions repose sur une coopération intense et durable, entre des acteurs dont certains objectifs spécifiques peuvent diverger.

Quelles sont donc les sources à partir desquelles pourraient jaillir des contre-pouvoirs délibératifs?

Sources du contre-pouvoir délibératif

Malgré les limites et contraintes qui viennent d’être évoquées, il n’est pas impossible que des contre-pouvoirs délibératifs émergent à partir de transformations des contre-pouvoir agonistiques. En effet, les grands syndicats de travailleurs, d’étudiants, de parents d’élèves ou les grandes associations nationales de tous ordres disposent souvent de solides sections locales. Les instances centrales pourraient leur donner suffisamment d’autonomie, tout en agissant pour renforcer leur marge de manœuvre au niveau local (appui logistique, expertise scientifique, juridique…).

Des contre-pouvoirs délibératifs et participatifs peuvent aussi émerger à partir de groupes agonistiques locaux. Ce sont des associations de quartier et de villages ou des associations thématiques qui ont pris l’initiative de se saisir de sujets ou de projets au niveau local. Ces structures devraient éprouver une plus grande facilité pour passer d’un cadre agonistique à un cadre délibératif. Souvent, elles ont déjà engagé des dialogues avec les autres acteurs de leur secteur d’intervention. Elles sont déjà organisées pour résoudre des problème de manière décentralisée. Elles connaissent les spécificités locales et sont habituées à trouver des compromis constructifs, en mettant l’accent sur des valeurs communes.

Enfin, la création de contre-pouvoirs délibératifs peut être favorisée par l’initiative d’élus et de partis politiques qui s’engagent pour la démocratisation des institutions verticales et l’accroissement de la participation citoyenne. Par exemple, des partis de gauche qui ont accédé au pouvoir à Porto Alegre (Brésil) et dans l’État du Kérala (Inde) ont mis en place des budgets participatifs. Ce faisant, ils ont encouragé la constitution de groupes de bénéficiaires de ces politiques.

Militer et s’organiser

Les limites des processus de gouvernance verticaux et conflictuels sont reconnues. Les attendus démocratiques des institutions délibératives et participatives sont forts.

Il serait toutefois naïf de penser que les bénéfices espérés pour les citoyens ordinaires puissent se manifester, sans que ces derniers soient suffisamment organisés et dotés en ressources. En l’absence de contre-pouvoir, les acteurs dominants habituels continueront à exercer leur domination, dans le cadre de la délibération participative.

On peut dire que l’analyse de A. Fung et E.O. Wright rejoint ici celle de Murray Bookchin. En effet, le penseur du municipalisme libertaire explique que l’instauration de la démocratie directe dans un quartier, un village ou une ville passe d’abord et obligatoirement par la constitution d’une association locale.

Lire un article sur le municipalisme libertaireCette association prend en charge des projets d’amélioration de la vie quotidienne de la population et l’organisation d’assemblées citoyennes. Une fois que cette association a suffisamment éduqué ses concitoyens à la démocratie délibérative et participative, elle peut se présenter aux élections municipales et tenter si elle les remporte d’appliquer ce mode de gouvernance.

Les tenants de la démocratie délibérative et participative doivent donc, dans le même temps, militer pour la réforme des institutions décisionnelles et s’organiser pour être en mesure de constituer des contre-pouvoirs délibératifs le moment venu.

© Gilles Sarter

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Une Sociologie émancipatrice

Une Sociologie émancipatrice

Le projet d’une sociologie émancipatrice, telle que Erik Olin Wrigth l’envisage, s’articule autour de deux grandes idées. Le substantif « sociologie » indique la nécessité de procéder à une investigation scientifique du monde social. Le qualificatif « émancipatrice » précise que le questionnement sociologique s’effectue au profit d’un projet d’émancipation humaine ou, tout au moins, d’une remise en question des rapports sociaux de domination ou d’oppression.

Sociologie émancipatrice

L’investigation sociologique vise non seulement à mettre au jour les agencements sociaux qui causent des préjudices ou des souffrances. Mais, elle prend aussi en charge l’étude d’agencements alternatifs à ceux qui entravent l’épanouissement des individus.

Il est évident que l’évaluation critique des modalités d’organisation sociale présuppose d’adopter une visée normative.

Le caractère préjudiciable d’un agencement ou d’une institution ne peut être évoqué que si l’on bénéficie d’hypothèses relatives aux conditions de pleine réalisation de l’être humain.

Or cette réflexion concerne le champ de la critique sociale plutôt que celui de la sociologie. Erik Olin Wright assume pleinement ce constat et entreprend une réflexion d’ordre normatif, en parallèle à ses investigations sociologiques proprement dites.

Définir l’émancipation

Pour commencer, E.O. Wright rappelle que le terme « émancipation » peut prendre deux acceptions. La première est négative et concerne, comme on l’a dit, l’élimination des différentes formes d’oppression ou de domination qui pèsent sur les êtres humains. C’est ainsi que l’on parle de l’émancipation des esclaves, des femmes, des colonisés, des travailleurs…

Le second sens d’« émancipation » est positif. Il fait référence à l’acte de construction de conditions sociales qui favorisent l’épanouissement humain.

La notion d’épanouissement peut se comprendre grâce à l’idée de santé. La santé représente davantage que l’absence de maladie. Elle englobe l’idée de vitalité qui permet de vivre énergiquement. De même l’épanouissement inclut la concrétisation de capacités, pas seulement l’abolition de contraintes.

Dès lors, ce sont ces conditions d’épanouissement qu’il s’agit de définir, aussi précisément que possible. Pour E.O. Wright, elles relèvent de l’application des principes de justice sociale, de justice politique et de solidarité.

Justice sociale

La justice sociale garantit aux individus un accès large et égal aux moyens matériels et sociaux indispensables à la réalisation d’une vie épanouissante. La vie épanouissante est entendue comme permettant à l’individu de développer ses capacités, de sorte qu’il puisse réaliser ses objectifs et aspirations.

L’idée de garantir un accès large et égal aux moyens nécessaires à l’épanouissement des individus est plus forte que l’idée d’égale opportunité. Cette dernière suggère que tous les individus possèdent des chances équivalentes au départ et qu’ils sont responsables de la manière dont ils valorisent ou gâchent ces dernières.

L’accès égalitaire aux conditions d’épanouissement, tout au long de la vie, définit mieux les contours d’une société juste, dans la mesure où au cours de leur existence les gens peuvent se fourvoyer ou être victimes d’événements indépendants de leur volonté.

Dans une société qui réunit les conditions d’application de la justice sociale, l’échec à réaliser des aspirations individuelles ne peut être imputé à un manque d’accès aux moyens nécessaires à cette réalisation.

Justice politique et Solidarité

La justice politique, selon E.O. Wright, doit concilier la possibilité d’exercer les libertés individuelles et la démocratie. D’une part, les individus doivent être en mesure de décider librement pour ce qui les concerne à titre individuel. D’autre part, ils doivent pouvoir participer aux décisions qui les engagent en tant que membres de la collectivité.

La notion de solidarité implique l’idée que les gens devraient coopérer, pas seulement par intérêt personnel, mais aussi par souci du bien-être d’autrui.

La solidarité tient une place importante dans la réalisation d’une vie épanouissante. Quand elle est suffisamment forte au sein d’une collectivité, les différents membres se sentent moins vulnérables. En agissant de manière solidaire, ils donnent aussi un sens fort à leur vie.

Par ailleurs, la solidarité peut jouer un rôle de premier ordre dans la mise en œuvre de la justice sociale et politique. En effet, pour les individus qui se sentent concernés par le bien-être d’autrui, il est plus facile d’accepter un principe comme « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Quant à la délibération démocratique, elle ne peut prendre toute son ampleur que si les individus engagés se soucient du bien commun et de la recherche du consensus.

Utopies réelles

L’investigation des agencements et des rapports sociaux au sein des sociétés capitalistes constitue le premier volet de la sociologie émancipatrice telle que l’envisage E.O. Wright. Les résultats de cette démarche empirique permettent de vérifier dans quelles mesures les conditions de réalisation de la justice sociale, de la justice politique et de la solidarité y sont ou non réunies.Lire l’article sur les relations d’exploitation, de domination et d’oppression

Il est évident qu’elles ne le sont pas partout où les relations sociales prennent la forme de rapports d’exploitation, de domination ou d’oppression.

Le second volet concerne la proposition d’agencements sociaux alternatifs à ces derniers.

Pour ce faire, la sociologie de l’émancipation réalise une étude empirique du déjà-là émancipateur. Elle examine parmi les modalités d’organisation sociale existantes, celles qui favorisent l’épanouissement humain.

Ce versant de la sociologie de l’émancipation, E.O. Wright l’appelle le « Projet Utopies Réelles ». A travers le monde, des expériences sociales existent qui actualisent les principes de justice sociale, de justice politique et de solidarité.

A partir de l’étude de ces expériences concrètes, la sociologie peut apporter son soutien à l’élaboration d’alternatives réalisables et substituables aux agencements sociaux qui entravent l’épanouissement humain.

© Gilles Sarter

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Position de Classe Contradictoire

Position de Classe Contradictoire

Erik Olin Wright a élaboré le concept de position de classe contradictoire afin de mieux rendre compte de la complexité de la structure de classe des sociétés capitalistes avancées.

Approche relationnelle des classes

La sociologie marxiste privilégie une approche relationnelle des positions de classe sociale. Elle les définit par les positions que les individus occupent dans le cadre de rapports sociaux donnés.

Le mode capitaliste est caractérisé par le rapport social d’exploitation. Les détenteurs des moyens de production s’approprient une part des efforts des travailleurs. La relation d’exploitation détermine deux positions de classe : la position de classe des exploiteurs ou des capitalistes et la position de classe des exploités ou des travailleurs.

L’approche relationnelle des classes sociales doit être bien distinguée de l’approche graduelle qui est celle qui prévaut généralement dans les débats publics. Cette dernière se fonde sur la possession d’attributs (patrimoine, diplômes, revenus…) ou les conditions de vie des individus (ce qu’ils consomment, où ils habitent, les études qu’ils font…). Cette manière de dessiner un tableau de l’état des sociétés occulte un phénomène essentiel.

En effet, le point crucial n’est pas que les capitalistes possèdent plus de quelque chose (argent, terrains, bâtiments, machines…) que les travailleurs. Ce qui compte c’est qu’ils occupent une position spécifique dans un rapport social qui les définit en même temps qu’elle définit les travailleurs.

L’appropriation effrénée de richesses par une minorité n’est que la résultante de ce rapport social.

Positions de classe contradictoire

L’analyse des positions de classe en termes de rapport d’exploitation montre donc quelque chose de fondamental, au sujet du régime capitaliste. Il génère des intérêts antagonistes entre travailleurs et détenteurs de moyens de production.

Cet antagonisme s’actualise sous la forme de tensions voire de conflits ouverts. Toutefois, l’observation des conflits sociaux montre qu’on ne peut en rendre compte comme s’il s’agissait de confrontations qui opposeraient, d’un côté, des exploiteurs uniquement et de l’autre des exploités.

Nous voyons des directeurs qui délocalisent des usines, des DRH qui organisent des licenciements de masse, des consultants qui élaborent des plans de « restructuration », des cadres qui font régner une discipline délétère dans le travail…

De nombreux individus occupant la position de classe des exploités adoptent les intérêts des capitalistes, plutôt que ceux du salariat.

Erik Olin Wright a tenté de construire une matrice des positions de classe sociale qui rende mieux compte de la complexité des sociétés capitalistes avancées, sans toutefois abandonner l’idée du rôle structurant du rapport d’exploitation. Pour ce faire, il a utilisé trois critères discriminants : la propriété des moyens de production mais aussi l’autorité et la qualification.

Relation à l’autorité

Les capitalistes cherchent à obtenir une performance optimale du travail. Pour ce faire, ils s’appuient sur tout un appareil de domination (hiérarchies, surveillance, sanctions positives et négatives…). Toutes les décisions relatives à la production relèvent en dernier recours des propriétaires des moyens de production. Mais au sein des grandes et moyennes entreprises, leur autorité est déléguée à des directeurs, managers, superviseurs…

Bien qu’étant exploités, dans le rapport de production, les managers exercent leur autorité sur les autres travailleurs. Leur position de classe est contradictoire au sens où elle combine des caractéristiques des positions de travailleur et de capitaliste.

Plus on s’élève dans la hiérarchie des entreprises, plus le poids des intérêts du capital l’emporte sur celui des intérêts du salariat, dans la position de classe contradictoire.

Les PDG et managers, ceux que l’on appelle les travailleurs-riches (par détournement de l’expression travailleur-pauvre) n’occupent pas seulement des positions contradictoires sur la base de l’exercice de l’autorité, mais aussi sur celle de l’appropriation de l’effort du travail social.

Ils réussissent parfois à s’approprier une partie des entreprises au sein desquelles ils opèrent. Ils exigent d’être payés en parts de capital. Ils capitalisent des données, des informations stratégiques, des réseaux d’affaire et se constituent des équipes de collaborateurs, avec lesquelles ils peuvent menacer de quitter le navire. A travers ces mécanismes, on peut considérer que leurs conditions de rémunération présentent des similarités avec le mécanisme capitaliste d’appropriation des moyens de production.

Relation aux qualifications

Le deuxième critère de différenciation au sein de la classe des travailleurs concerne la qualification ou le niveau d’expertise. Les employés qui en bénéficient sont placés dans des positions d’appropriation privilégiées.

La première raison est liée au fait que l’expertise connaît différents niveaux de rareté sur le marché du travail. Notamment parce qu’elle est organisée par le système de distribution des diplômes et certificats. Ces restrictions ont pour conséquence que ceux qui possèdent des qualifications rares et recherchées reçoivent une rémunération supérieure.

La deuxième raison pour laquelle les experts s’approprient du surplus de l’effort de travail social est liée au fait qu’ils occupent des positions stratégiques dans l’organisation de la production. Il y contrôlent différentes formes de connaissance ce qui implique que leurs employeurs doivent s’assurer de leur loyauté.

Erik Olin Wright a souligné une faiblesse liée à son utilisation du concept d’expertise ou de qualification. Nous ne ne pouvons pas nous en servir pour fonder un rapport de classe. Dans le rapport d’autorité, il y a bien un dominant et un dominé. En ce qui concerne les connaissances ou les compétences, une telle relation n’existe pas. Il est donc difficile de trancher si les experts s’approprient un surplus du travail des autres employés où s’ils jouissent simplement d’une meilleure position.

Structure de classes

En utilisant les trois critères de différenciation (propriété, autorité, qualification), E.O. Wright dresse une matrice de douze positions de classe sociale :

– Propriétaires :
Capitalistes (+10 employés) ; Petits employeurs (2-9 employés) ; Petits bourgeois

– Employés :
Managers experts ; Managers qualifiés ; Managers non-qualifiés
Superviseurs experts ; Superviseurs qualifiés ; Superviseurs non-qualifiés
Experts ; Travailleurs qualifiés ; Travailleurs non-qualifiés

Dans les années quatre-vingt-dix, E.O. Wright a testé cette matrice en réalisant des grandes enquêtes dans six pays (USA, Canada, Suède, Norvège, Japon, Grande-Bretagne). Les analyses ont montré l’existence de structures de classe relativement similaires.

Les travailleurs-non qualifiés demeuraient partout les plus représentés de 35 à 50 %, selon les cas. Ce résultat était contre-intuitif, par rapport à l’idée reçue d’un accroissement continu des « classes moyennes ».
E.O. Wright, « Class counts », Cambridge University Press, 1997La représentation des travailleurs qualifiés était, elle aussi, importante mais plus variable de 10 % (Japon) à 22 % (Canada). Les différentes positions de managers étaient occupées par environ 12 % de la population, celles de superviseurs par 10 à 16 % des personnes interrogées. Enfin, une différence majeure était observable au Japon où la Petite-bourgeoisie était sur-représentée (23%) contre 5 à 7 % dans les autres pays.

Clarté des valeurs

Si nous concevons le monde social comme étant constitué de deux classes strictement opposées, exploiteurs/capitalistes et exploités/travailleurs alors il est aisé de construire un discours anticapitaliste fondé uniquement sur la notion d’intérêt de classe.

Et effectivement, il peut paraître évident que les intérêts en défaveur du capitalisme soient forts chez une large frange de la population qui occupe les positions les plus basses dans les hiérarchies et qui ne détient pas les qualifications qui sont valorisées par les organisations économiques.

En revanche, pour les nombreuses personnes qui occupent des positions de classe contradictoires les choses n’apparaissent pas de manière aussi tranchée.

En raison de la complexité des intérêts liés à ces positions, il y aura toujours des gens dont les motivations ne tomberont pas clairement d’un côté ou de l’autre de la barrière.

Comme l’adhésion de ces gens est importante pour la réussite d’un projet de transformation sociale, E.O. Wright en conclut que celle-ci ne pourra être acquise que sur la base de valeurs morales. La clarté sur les valeurs est essentielle pour rendre désirable les alternatives à l’organisation capitaliste de la société.

Pour Erik Olin Wright, le point d’entrée de la lutte contre le capitalisme doit être l’appel à la démocratisation des activités économiques et politiques. Cette démocratisation est conçue par lui comme le renforcement du pouvoir social. C’est-à-dire de la capacité des gens à s’associer de manière volontaire et égalitaire pour mener des actions collectives.

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Sortir du Capitalisme: Abolition ou Dépassement?

Sortir du Capitalisme: Abolition ou Dépassement?

Sortir du capitalisme, la proposition n’est pas nouvelle. Elle semble même connaître un regain d’intérêt. Pour autant, cet intérêt est-il à la hauteur des préjudices que le système capitaliste actuel inflige à l’humanité et à la nature, dans laquelle elle se trouve insérée ? Une autre question qui n’est pas d’hier concerne les modalités de cette sortie. Sortir du capitalisme. D’accord. Mais comment ?

La Révolution-Abolition

Au sein de la tradition de pensée marxiste, il existe un courant de théoriciens et d’activistes qui défendent une stratégie de la destruction du capitalisme. Leur position repose sur l’argument que le cœur même du système capitaliste n’est pas réformable. Son abolition pure et simple constitue donc le préalable nécessaire à l’émancipation de l’humanité.

Comme le capitalisme est défendu par la classe dominante, l’enjeu réside dans la prise du pouvoir. Il faut ensuite être en mesure de le conserver, suffisamment longtemps, pour faire table rase du passé. Une coutume veut que l’on qualifie cette tendance de « révolutionnaire » ce qui correspond, à un appauvrissement du terme.

La Révolution-Dépassement

En effet, il existe un autre courant, qui aspire lui aussi à une révolution, au sens de changement radical des institutions, sans pour autant miser sur la stratégie que nous venons de décrire. En font partie, des observateurs du monde social qui pensent que, bien que le pire capitalisme fasse rage, il existe au sein de nos sociétés, des institutions et des agencements sociaux de type socialiste (Erik Olin Wright, Axel Honneth) ou communiste (Bernard Friot, Lucien Sève).

Pour ces sociologues et ces philosophes, l’effort de dépassement du système capitaliste doit se concentrer sur le renforcement et l’extension de ces institutions et expériences émancipatrices.

On peut illustrer cette théorie en la rapportant à l’exemple du dépassement de la féodalité par le capitalisme bourgeois. Les premières structures ou expériences de type capitaliste sont nées au sein de la société féodale d’Europe occidentale. Elles sont apparues dans le cadre ou en relation étroite avec les institutions féodales. Au fil du temps, elles se sont si bien développées qu’elles ont fini par fragiliser suffisamment le système existant. La féodalité a finalement été abolie lors d’un dernier moment insurrectionnel.

L’ Aufhebung chez K. Marx

Au regard de cet exemple, on voit que la conception du dépassement n’exclut pas totalement l’abolition mais elle la conçoit comme le dernier moment d’un processus de transformation. Précisons aussi que le projet d’un dépassement du capitalisme n’a rien à voir avec le « réformisme ». Le réformisme tente de limiter les préjudices engendrés par le capitalisme, pas de le remplacer.

Dans ces travaux, le philosophe Lucien Sève montre que la distinction entre abolition et dépassement du capitalisme est présente dans les écrits de Karl Marx. A ce titre, en 2018, il a publié un article sur la question de la traduction du terme Aufhebung dans l’œuvre du penseur allemand (Traduire Aufhebung chez Marx). Lucien Sève conteste la traduction univoque qui le rend par « abolition ». Il affirme, au contraire, que le mot acquiert un sens bien plus dialectique au fil du développement de la pensée de K. Marx.

Suppression, Conservation-Transformation

Ce sens bien plus complexe engloberait tout à la fois, les trois notions de suppression, de conservation et d’élévation. Autrement dit, Aufhebung exprimerait le passage d’une forme donnée en une forme supérieure, qui comprendrait encore des éléments de la forme première. Lucien Sève propose de rendre cette acception par le terme « dépassement ».

En effet, le mot a le mérite de posséder un sens positif-conservateur (l’idée de passer dans) et un sens négatif-éliminateur rendu par le préfixe dé- (comme dans démolition, démontage, décomposition…).

Le verbe « dépasser » dont est issu le substantif « dépassement » est simultanément positif et négatif. Dépasser c’est rendre obsolète, caduc, désuet mais pour aller de l’avant ou au-delà. C’est remplacer une chose tout en la renvoyant au passé.

Ce point de traduction est important car il s’agit de rendre compte de la richesse de l’analyse de Karl Marx. Précisément, il s’agit de savoir, à chaque fois qu’il utilise le mot Aufhebung, s’il évoque une abolition négative des rapports capitalistes ou un dépassement nouveau de ce qui a pu être acquis sous eux de valide.

La Révolution en permanence!

Pour Lucien Sève, c’est l’expérience de 1848 qui confirme chez K. Marx et chez F. Engels, l’idée que la révolution ne peut pas se faire d’un coup, par une simple mise à bas d’un pouvoir étatique. L’idée que l’abolition ne peut pas être soudaine, mais uniquement l’épisode final d’une transformation de longue durée est développée dans l’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes (mars 1850). Texte que K. Marx et F. Engels concluent par le mot d’ordre « la révolution en permanence ! ».

A partir de cette date, Aufbehung commencerait à changer de sens, dans les écrits de K. Marx. Il y exprimerait non plus une abolition mais une métamorphose complexe. Dans le dépassement du capitalisme s’entremêleraient la suppression et la conservation-transformation d’acquis historiques et sociaux. Par rapport au féodalisme, le système capitaliste bourgeois a permis le développement des moyens de production et de l’individualité humaine, qui à leur tour permettent la maturation d’une exigence révolutionnaire communiste.

Le Dépassement de l’État

Lucien Sève relève aussi, à partir de cette date, le recours au terme
Auflösung, dissolution. Le mot fait référence à une transformation processuelle et de type négatif-positif puisqu’un corps dissout est toujours présent dans la solution. C’est ainsi que dans les Grundisse, le mouvement historique du capitalisme s’achève par la « dissolution du mode de production et de la forme de société fondés sur la valeur d’échange ».

Une autre illustration de cette manière de penser le dépassement du capitalisme est relatif à la question de l’État. Dans le Manifeste du Parti Communiste, l’État est défini comme le pouvoir organisé de la classe bourgeoise, pour l’oppression de la classe des ouvriers. Aussi, l’abolition des classes nécessite-t-elle celle du pouvoir d’État.

Un quart de siècle plus tard, la Critique du programme de Gotha affirme qu’avec la victoire des travailleurs, l’oppression de classe prendra fin.

La réorganisation de la société nécessitera cependant le maintien des fonctions étatiques, mais ces dernières auront été préalablement émancipées de leur précédente fonction de classe.

Il s’agit bien là d’un dépassement : suppression de l’État en tant qu’État au service de la classe bourgeoise – conservation de l’État en tant que fonctions étatiques – transformation en État au service du projet de l’émancipation humaine.

Le Communisme déjà-là

Finalement, l’adoption d’une stratégie de la révolution-dépassement nécessite de se pencher avec acuité sur les agencements sociaux et les institutions déjà existants au sein du système capitaliste. Il faut identifier puis intensifier et étendre ceux qui permettent un surcroît d’émancipation.

Chez E.O. Wright, il s’agit des expériences qui soumettent les activités économiques au pouvoir social. A. Honneth recherche, au sein de nos sociétés, les formes déjà institutionnalisées de liberté sociale.

Voir l’article Régime de retraite et DémocratieB. Friot enfin démontre que le salaire attaché à la qualification en tant qu’attribut de la personne (comme dans le statut de la fonction publique), le régime général de la Sécurité sociale géré par les travailleurs et la pension de retraite comme salaire continué constituent de véritables institutions d’inspiration communiste, au sein du système capitaliste.

© Gilles Sarter

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Régime de Retraite et Démocratie

Régime de Retraite et Démocratie

La lutte contre le nouveau projet de transformation des régimes de retraite n’a pas pour seul enjeu la garantie du pouvoir d’achat des futurs retraités. Elle est aussi un combat à porter en faveur de la démocratisation de notre société.

Démocratisation de l’Économie

Voir notre article sur la notion de pouvoir socialLa notion de démocratie est liée à celle de pouvoir social. Le pouvoir social, selon la définition qu’en donne le sociologue Erik Olin Wright, est le pouvoir d’agir qui résulte de l’association volontaire des individus.

L’idée de « gouvernement par le peuple » ne signifie pas « gouvernement par agrégation d’individus atomisés » (qui élisent un monarque présidentiel tous les cinq ans), mais bien « gouvernement par des gens organisés collectivement en associations volontaires ».

Le régime économique capitaliste repose sur un principe anti-démocratique. Il s’agit du principe d’exclusion. Seul le détenteur du capital (usine, machine, bâtiment…) est habilité à décider de son utilisation. Il décide des modalités de production, de l’organisation du travail, des modalités de commercialisation des produits… Le droit de propriété exclut les autres personnes, notamment les travailleurs, de l’accès aux moyens de production et donc des décisions relatives à leur usage.

Définition Capitaliste du Travail Productif

Parmi les prérogatives du capitaliste, la maîtrise du travail est cruciale. Celui qui détient des machines a besoin d’ouvriers pour les faire fonctionner et pour ponctionner un profit sur leur travail.

Bernard Friot, L’enjeu des retraites, La Dispute, 2010La justification idéologique de cette forme d’organisation des activités économiques s’appuie sur la définition du « travail productif ». Sont considérées comme telles, les seules activités qui mettent en valeur le capital. C’est-à-dire, celles qui alimentent la « propriété lucrative ». A cette forme est attribuée une valeur sociale et économique supérieure à celle qui est accordée aux autres modalités du travail.

Contrairement à l’adage « tout travail mérite salaire », en régime capitaliste, seul le « travail productif », au sens de lucratif pour le capital, mérite salaire.

Bien qu’elles possèdent une dimension productive évidente et qu’elles remplissent des fonctions sociales importantes, la prise en charge de l’éducation des enfants, les tâches domestiques, l’engagement pour des causes sociales ou écologiques… ne sont pas considérées comme du « travail ». Elles ne méritent pas un salaire.

Une organisation radicalement démocratique de nos sociétés passe nécessairement par une démocratisation des activités économiques. Selon le principe d’application du pouvoir social, les individus regroupés en associations volontaires doivent décider de l’usage des moyens de production, de ce qu’ils voudraient produire et de comment ils voudraient le produire. Ils doivent pouvoir décider aussi quelles activités sont utiles et nécessaires pour la société et par quels salaires les rétribuer

Révolution de 1946

La création, en 1946, du Régime général unifié de la Sécurité sociale géré par les travailleurs constituait une révolution, au sens de transformation profonde des institutions sociales. Fondamentalement, il s’agit d’une contribution majeure au projet plus global de soumettre les activités économiques au pouvoir social.

La Sécurité sociale ne naît pas en 1946. Elle existait bien avant, notamment depuis la moitié du 19ème siècle pour ce qui concerne les retraites. Mais elle était éparpillée entre une multitude d’organismes, d’assurances ou de caisses départementales paritaires qui étaient largement soumises au contrôle patronal. La révolution de 1946 résulte de la volonté d’opérer quatre transformations majeures. Les militants de la CGT et du Parti Communiste souhaitent unifier le système en une caisse unique pour la prise en charge de la maladie, de la famille, des retraites, des accidents et des maladies du travail. Ils appellent à un financement selon un taux de cotisation unique et interprofessionnel. Ils veulent aussi que le nouvel organisme soit géré par les travailleurs eux-mêmes. Enfin, ils tentent d’imposer une conception de la pension de retraite comme salaire continué.

Le Régime unifié de la Sécurité sociale constituait un puissant outil mis à la disposition du pouvoir d’agir des travailleurs, regroupés en associations volontaires.

Elle représentait une avancée importante sur le plan de la démocratisation de la société. Que les travailleurs puissent gérer eux-mêmes l’équivalent du budget de l’État dans les années soixante et créer, par exemple les CHU, était un enjeu de taille. La caisse et le taux interprofessionnel unique devaient permettre de marginaliser le pouvoir du patronat dans les négociations. La constitution des travailleurs comme acteur unifié empêcherait ce dernier d’user de la division.

Contre-Révolution Capitaliste

Aussi dès le début, les révolutionnaires se sont heurtés à une forte opposition. Bernard Friot souligne que la création du régime général n’a rien eu à voir, avec la légende d’un programme du CNR (Conseil National de la Résistance) mis en œuvre, dans l’unité nationale. Dans l’arène politique, le Parti Communiste affronte des refus acharnés venant des gaullistes, de la SFIO et du MRP. Sur le terrain syndical, la CGT affronte la CFTC (dont émergera la CFDT en 1964), puis FO elle-même issue d’une scission au sein de la CGT.

Dès le départ, cette opposition a mis partiellement en échec la réalisation d’un régime unique : le régime général n’est pas appliqué aux travailleurs indépendants ; les caisses maladie et familiale sont séparées ; les cadres sont dotés d’un régime complémentaire de retraite AGIRC (1947) ; en 1961, FO et la CFTC mettent en place l’ARRCO (Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés) qui comme l’AGIRC repose sur la logique du revenu différé…

Quand à la gestion ouvrière, elle est battue en brèche progressivement, au profit du pouvoir étatique.

Dès le début, alors que la CGT milite, pour un statut mutualiste de la caisse nationale, avec une gestion par les intéressés eux-mêmes, sur le principe « une personne, une voix », les ordonnances en font un établissement public à caractère administratif. A partir de 1961, les directeurs et directeurs-adjoints des caisses régionales sont choisis parmi les anciens élèves du Centre d’Études Supérieures de la Sécurité sociale, créé sur le modèle de l’ENA. Par ailleurs, l’État s’octroie la maîtrise de la fixation des taux de cotisation et des montants des prestations. Il exerce aussi sa mainmise sur les fonds collectés dont les excédents (neuf seizièmes de la collecte en 1950) sont confiés à la Caisse des Dépôts et finalement utilisés pour servir aux dépenses courantes de l’État.

Révolution du Salaire Continué

Malgré ces revers, pour Bernard Friot, les révolutionnaires de 1946 ont remporté un succès fondamental en réussissant à généraliser la retraite comme poursuite du salaire. Cette continuation existait dans la fonction publique depuis 1853. En 2019, ce sont les trois quarts des pensions versées qui représentaient du salaire continué, dans le public et dans le privé. Selon ce système à un âge donné, la pension de retraite remplace un salaire de référence, en fonction du nombre de trimestres validés et sans tenir compte du montant des cotisations que le bénéficiaire a versées.

Cette modalité d’organisation s’attaque au pilier idéologique du capitalisme qui considère comme seul travail productif celui qui fait fructifier le capital.

En effet, dans le régime du salaire continué, le salaire est attaché à la personne et non pas à un type d’activité. Les retraités continuent à être des travailleurs mais ils sont libérés de l’emploi à finalité lucrative. Leur travail et donc leur contribution à la vie collective s’exercent selon de nouvelles modalités. Ce régime constitue une avancée de la démocratie. Ce n’est plus la seule minorité des détenteurs du capital qui définit ce qu’est le travail productif.

La généralisation d’un système de retraite fondé sur un cumul de points (qui existe déjà pour les pensions complémentaires) représente un mouvement dans le sens de la dé-démocratisation. Selon cette conception, les retraités ne sont plus des travailleurs libérés de l’emploi, mais des inactifs qui perçoivent le différé de leurs cotisations de carrière. La représentation capitaliste du travail productif l’emporte à nouveau.

La lutte contre le projet de transformation du régime de retraite, porté par E. Macron et E. Philippe, doit être envisagée comme un combat pour la démocratisation de la sphère économique. Dans cette perspective, elle peut s’appuyer sur les deux revendications du retour à la gestion par les travailleurs et du maintien de la pension comme salaire continué.

© Gilles Sarter

Découvrez une Introduction à la sociologie de Erik Olin Wright

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Pouvoir Social et Démocratie

Pouvoir Social et Démocratie

Le pouvoir social, c’est la capacité des gens d’accomplir des choses lorsqu’ils se regroupent en associations volontaires et solidaires. Selon Erik Olin Wright, la démocratisation de la société passe par la généralisation de cette forme de pouvoir, dans les sphères d’activité sociale, politique et économique.

Pouvoir Social et Démocratisation

Les formes que peuvent prendre les associations afin d’exercer le pouvoir social sont multiples : assemblées municipalistes au niveau d’un village ou d’un quartier, conseils d’ouvriers ou de salariés au niveau d’une usine, associations écologistes locales ou internationales, partis politiques ou syndicats, rond-points de Gilets Jaunes…

Erik Olin Wright soutient que la généralisation du pouvoir social, sous la forme d’associations solidaires, égalitaires et démocratiques, partout où cela est possible, permettrait d’impulser une véritable démocratisation de la société. Le sociologue écrit même que l’expression « gouvernement par le peuple, pour le peuple » doit se comprendre comme signifiant « gouvernement par des gens organisés collectivement en associations volontaires ».

Pour en savoir plus, voir notre article sur M. Bookchin et le municipalisme libertaire

Nous allons voir que sur bien des aspects, la position d’E.O. Wright est proche du municipalisme libertaire de Murray Bookchin. Notamment lorsqu’il évoque le gouvernement participatif doté de pouvoir, à l’échelle locale.

Toutefois, dans ses écrits E.O. Wright ne semble pas entériner l’idée de la disparition des structures ou institutions de type étatique. Alors que M. Bookchin envisage leur remplacement par un fédéralisme de municipalités, E.O. Wright propose de soumettre le pouvoir étatique au pouvoir social.

Décentralisation de la décision politique

La décentralisation de la décision politique constitue un premier moyen d’atteindre cet objectif. L’idée repose sur le constat que de nombreuses décisions peuvent être prises plus efficacement quand le pouvoir de décider est donné aux gens qui sont les plus proches des problèmes considérés.

Le gouvernement participatif doté de pouvoirs en représente la réalisation la plus accomplie. Dans ce modèle ce sont des associations de quartiers, de riverains, de village… qui décident des travaux, des aménagements ou de toutes autres actions d’intérêt général, à l’échelle locale. Elles en surveillent aussi l’exécution.

C’est ce modèle de gouvernance qui est tout-à-fait proche du municipalisme de M. Bookchin. Si ce n’est que E.O. Wright n’envisage pas, contrairement à ce dernier, la disparition de l’État ou des collectivités locales. Ces institutions interviennent en fournissant aux associations les moyens économiques, humains, matériels et légaux de fonctionner et de concrétiser les actions qui sont décidées.

Démocratisation de l’État

Mais l’État s’engage aussi dans des actions dont la portée dépasse l’échelle locale. Il fournit des services (santé, éducation, sécurité…) et prend en charge la construction et la gestion d’infrastructures (transport, énergie…) de portée nationale. A cette échelle aussi, le pouvoir social doit l’emporter pour répondre à l’exigence de démocratie.

Actuellement la gestion du bien et de l’intérêt public est confiée à des élus et à des fonctionnaires. Ces deux catégories d’acteurs sont très peu subordonnées au pouvoir social. Il en résulte que les prises de décisions sont peu transparentes, que les citoyens n’y sont presque pas associés et que les décideurs rendent rarement des comptes et sont difficilement révocables.

Dans une démocratie radicale, on pourrait imaginer que les interventions de l’État soient directement impulsées par des assemblées citoyennes. On pourrait parler de « socialisation de l’appareil d’État » au même titre que l’on parle, dans la sphère économique, de « socialisation des moyens de production ».

L’ensemble des acteurs qui ont un intérêt en jeu parce que leurs vies sont affectées par la manière dont les moyens de l’État sont utilisés, décident collectivement des objectifs et de l’usage de ces moyens. Ainsi que ce soit pour la police, l’enseignement, la santé, l’énergie, les impôts, la justice…, les décisions concernant leur bonne marche émaneraient d’assemblées constituées de représentants d’usagers, de fonctionnaires, de professionnels du secteur concerné (médecins, avocats,…) et d’associations spécialisées (sur la défense des droits de l’Homme, la protection de la nature…).

Si c’est un système de gouvernement par les partis qui est maintenu alors il faut s’assurer que les représentants qui exercent le pouvoir étatique, assument leurs fonctions de manière transparente, qu’ils rendent des comptes et qu’ils soient révocables à tous moments.

Démocratisation de l’économie

Mais une démocratisation de nos sociétés passe aussi et inévitablement par une démocratisation de l’économie. Cela signifie que les activités économiques doivent être soumises au pouvoir social.

La socialisation des moyens de production constituerait une démocratisation radicale de l’économie. Toutes les parties prenantes (consommateurs, travailleurs, riverains des entreprises, associations de protection de l’environnement…) décideraient ensemble de ce qu’il convient de produire et de la manière de le produire.

Il existe aussi des manières moins radicales de progresser vers un supplément de démocratie, dans l’économie. Dans la régulation sociale-démocrate, le pouvoir social s’exerce sur l’État, puis à travers lui sur les entreprises (lois de protection des travailleurs, réglementations sur les produits ou sur les rejets dans la nature…).

Dans la démocratie associative, les associations de citoyens (de protection de l’environnement, de consommateurs, syndicats de travailleurs…) participent à l’orientation des activités économiques en concertation avec les représentants de l’État et des entreprises.

Dans le capitalisme social, les associations réussissent à exercer leur pouvoir directement sur les entreprises. Le cas exemplaire est celui d’un syndicat de travailleur qui réussit à obtenir une augmentation des salaires.

Enfin, l’économie coopérativiste et l’économie sociale représentent deux figures dans lesquelles les activités économiques sont directement soumises au pouvoir social. Dans les coopératives, les travailleurs gèrent leur outil de production, selon le principe démocratique une personne-une voix.

Quant à l’économie sociale, elle suppose que la production de biens ou de services est organisée par une collectivité afin de satisfaire directement ses besoins, sans que celle-ci soit soumise à la nécessité de générer du profit (crèche parentale, Wikipédia,…).

Solidarité, égalité, Démocratie

La démocratisation de la société passe par le renforcement du pouvoir social dans les sphères économiques et politiques. Ce mouvement nécessite comme préalable le regroupement des individus en associations qui respectent un certain nombre de principes. Après tout, rien ne garantit qu’une association se constitue pour la poursuite d’objectifs démocratiques.

Les trois principes qui devraient, selon E.O. Wright, servir de boussole à l’action du pouvoir social sont la solidarité, l’égalité et la démocratie.

La notion d’association exprime l’idée que les gens devraient coopérer. Celle de solidarité signifie que les individus ne coopèrent pas seulement parce qu’ils en retirent un intérêt personnel mais aussi par souci du bien-être d’autrui. La solidarité ne saurait donc pas être réduite à une simple visée instrumentale ou utilitariste. Elle est ancrée dans une combinaison d’obligations ou de préoccupations morales pour les autres.

L’exemple qui vient le plus naturellement à l’esprit quand on évoque la solidarité est celui de la solidarité familiale. Dans le contexte de la famille, les gens s’attendent souvent à ce que la coopération soit ancrée dans les sentiments d’affection et de préoccupation mutuelle.

La solidarité tient une place importante dans la réalisation d’une vie épanouissante. Quand elle est relativement forte au sein d’une communauté, les gens se sentent moins vulnérables. De plus, les gens sentent souvent qu’ils donnent un sens fort à leur vie en agissant de manière solidaire. Mais, E.O. Wright nous avertit aussi sur la nécessité d’être vigilants. Le principe de solidarité, mal compris, peut servir à imposer la conformité ou la soumission à l’intérieur des communautés ou des associations. S’il n’est pas contrebalancé par les principes d’égalité et de démocratie, il peut engendrer, en son nom, des rapports d’oppression ou d’exploitation.

La notion de démocratie doit donc servir de fil conducteur fort lors de l’élaboration des modalités d’organisation. Chacun des individus qui adhèrent à une association doit être en mesure de participer significativement aux décisions qui sont prises collectivement et qui l’engagent, à titre de participant à l’action collective.

Le principe démocratique est intrinsèquement lié à la notion d’égalité. En effet, il implique que tous les individus bénéficient d’un accès égal aux instances de pouvoir décisionnel.

Démocratie, égalité, solidarité s’équilibrent, se pondèrent et se renforcent donc mutuellement.

La solidarité constitue un sous-bassement nécessaire pour la mise en œuvre du principe égalitaire. Car l’égalité entre les participants est plus facilement respectée quand chacun se sent concerné par le bien-être d’autrui. Par ailleurs, le sentiment solidaire est aussi un ingrédient indispensable dans le processus de délibération démocratique. Cette dernière ne peut prendre toute son ampleur que si les participants sont soucieux du bien commun et de la recherche d’un consensus qui soit le plus large possible.

Préservation de l’autonomie

Il est un autre danger qui menace toutes les associations. Ce danger, comme l’écrit Simone Weil (Impressions d’Allemagne, 1932), c’est qu’elles « voient le but suprême dans leur propre développement » et non dans les services ou les actions qu’elles doivent rendre à la communauté des individus qui les constituent.

Ce risque se concrétise quand, par exemple, des travailleurs syndiqués décident de s’engager dans une grève et que la structure centrale de leur syndicat ne soutient pas leur mouvement, par crainte de perdre sa position d’interlocuteur privilégié du gouvernement. La situation est identique quand les représentants d’un parti font fi du projet politique porté par les militants, pour s’engager dans des alliances et des calculs électoraux dont l’objectif est avant de capter des mandats. Ce type de risque est d’autant plus prégnant que les représentants désignés se professionnalisent et usent de leur position au sein de l’association, à des fins carriéristes.

Pour en savoir plus, voir notre article sur C. Castoriadis et la notion d’autonomie

Pour cette raison, il est impératif que les membres constitutifs de l’association préservent ce que Cornélius Castoriadis appelle le principe d’autonomie. C’est-à-dire la capacité d’édicter eux-mêmes à tout moment les règles de fonctionnement collectif.

E.O. Wright précise lui-aussi que les formes prises par l’association ne sont durables que dans la mesure où elles sont constamment reconduites. Il faut que les participants aient la possibilité de changer les règles, mais aussi leurs représentants, dès qu’ils ne leur conviennent plus.

© Gilles Sarter

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