Le « pouvoir social » est une notion élaborée par Erik Olin Wright. Cette notion nous pouvons l’utiliser pour nous orienter vers la construction d’une société démocratique, grâce à une praxis démocratique.
1- Dans l’expression « pouvoir social », le mot « pouvoir » désigne la capacité de faire quelque chose (c’est le « pouvoir de » faire quelque chose) mais aussi la capacité d’orienter les actions d’autrui (c’est le « pouvoir sur » quelqu’un). Le pouvoir est « social » quand des gens s’assemblent de manière volontaire, transparente et égalitaire, pour atteindre un ou des objectifs communs : « unis nous gagnons, divisés nous perdons ! » L’idée de « pouvoir social » est fortement associée à celle de démocratie. L’expression « gouvernement par le peuple », précise E.O. Wright signifie « gouvernement par des gens organisés collectivement en association volontaire » et non pas, « gouvernement par des individus atomisés ».
2- La société démocratique, c’est l’auto-détermination par les femmes et les hommes eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales. Son instauration implique donc la suppression de la division de la société entre dirigeants et exécutants ou entre dominants et dominés.
3- La praxis est l’activité qui vise la société démocratique comme fin et qui utilise la démocratie comme moyen pour atteindre cette fin (Cornelius Castoriadis). Autrement dit, la praxis c’est l’activité qui se donne comme projet la transformation de la société en vue de son organisation démocratique. Et, dans le cadre de cette activité, les acteurs sont eux-mêmes constamment transformés. Ils font l’expérience démocratique et l’expérience démocratique les constituent comme « sujets démocratiques », sans lesquels l’espoir d’instituer une société démocratique est vain.
Sciences sociales émancipatrices
Margaret Mead définit la sociologie par une boutade : « quand on n’est pas satisfait de soi-même on se fait psychologue, quand on n’est pas satisfait de la société on se fait sociologue ». Cette boutade Erik Olin Wright aurait pu la faire sienne. En effet, il précise à plusieurs reprises que la question qui a motivé toutes ses recherches est celle de la mise en place d’une solution de rechange au capitalisme.
Dans cette perspective, il appelle dans son avant-dernier ouvrage (Envisioning Real Utopias, 2010) à la création de sciences sociales émancipatrices. Ces sciences auraient pour objectif de produire des connaissances scientifiques pertinentes pour le projet collectif de contestation du capitalisme.
Leur démarche s’articulerait en trois étapes. La 1ere étape livre un examen critique de l’organisation sociale existante. Il ne s’agit pas seulement de s’arrêter à la dénonciation des méfaits du capitalisme mais de comprendre les mécanismes qui génèrent ces méfaits. La 2ème étape fournit un aperçu du mode d’organisation social désirable et réalisable qui pourrait remplacer le capitalisme. Pour E.O. Wright, il s’agit du socialisme démocratique de marché. Enfin, la 3ème étape donne des pistes sur la manière de parvenir à la transformation souhaitée de la société.
Première étape : examen critique du capitalisme
Nous vivons dans des sociétés où les activités économiques sont organisées principalement selon le mode capitaliste. Bien sûr, toutes les activités économiques ne sont pas organisées selon ce régime mais ce dernier joue quand même un rôle déterminant dans le fonctionnement global de la société.
Selon E.O. Wright, le capitalisme peut-être défini par la combinaison de deux caractéristiques principales. Une économie de marché, dans laquelle les gens produisent des marchandises à vendre à d’autres gens est combinée à une structure de classe, dans laquelle les personnes qui travaillent ne possèdent pas les moyens de production. La population est donc divisée en deux classes au moins, les travailleurs et les capitalistes.
Il existe une troisième caractéristique du capitalisme dont nous pouvons nous étonner qu’elle n’est pas mentionnée par E.O. Wright. Nous voulons parler de la tentative d’appliquer de manière systématique une pseudo-rationalité qui cherche à minimiser les coûts et à maximiser les gains. Or cette pseudo-rationalité est la seule parmi les trois caractéristiques que nous venons d’évoquer qui n’est présente dans aucune autre société connue. Sa mise en œuvre prend la forme d’un mode d’organisation bureaucratique dont nous savons, au moins depuis les écrits de Max Weber, qu’il a joué un rôle prépondérant dans le développement du capitalisme.
Cependant, c’est avant tout sur l’analyse de la division en classes que E.O. Wright a concentré son effort d’examen critique des sociétés du capitalisme avancé. La structure de classe y résulte de l’organisation de la production selon un rapport social d’exploitation, satisfaisant lui-même à deux principes. Selon le principe d’exclusion, seule une minorité d’individus possède les moyens de production (droit de propriété) et peut décider de leur utilisation (droit d’usage). En vertu d’un principe d’appropriation, les propriétaires s’approprie une partie de l’effort des travailleurs, non-propriétaires.
Ce rapport d’exploitation scinde donc la société en deux positions de classes sociales. Il est important de toujours rappeler que la conception marxiste des classes est relationnelle et non pas graduelle. Il y a des gens qui sont dans la position d’exploiteur (propriétaires des moyens de production ou capitalistes) et des gens qui sont dans la position d’exploités (prolétaires qui vendent leur force de travail).
Pour affiner cette analyse, E.O. Wright introduit la notion d’autorité. En effet, comme l’exploitation suppose la domination dans le travail, les capitalistes doivent déléguer une partie de leur autorité, créant ainsi des structures hiérarchiques. Les positions exploitées sont alors elles-mêmes divisées, entre directeurs ou directrices, cadres qui supervisent et contrôlent, cheffes d’ateliers, contre-maîtres, etc..
L’expertise est un troisième critère de différenciation des positions de classe dans les sociétés du capitalisme avancé. Une hiérarchie est établie entre des positions définies par différents niveaux d’expertises ou de qualifications professionnelles. Encore une fois, nous pouvons nous étonner que E.O. Wright ne fasse pas le lien entre cette hiérarchisation et la pseudo-rationalité du capitalisme. En effet, dans le contexte capitaliste l’expertise qui importe réellement et qui est la plus valorisée est celle qui est relative à la logique de minimisation des coûts et de maximisation des gains.
Relevons encore que la hiérarchie de l’autorité est elle-même une conséquence directe de l’application de la logique de maximisation du rapport gain/coût. Il faut, en effet contraindre assez fortement les êtres humains pour qu’ils appliquent cette logique dans leur travail et qu’ils l’adoptent comme référence principale. Application de la pseudo-rationalité et hiérarchie pyramidale constituent les deux piliers de la bureaucratie capitaliste.
De la structuration de la société en positions de classe découlent des inégalités sociales. En effet, les positions que les gens viennent occuper déterminent ce qu’ils reçoivent (leurs revenus et donc le quartier où ils pourront habiter, les loisirs qu’ils pourront se permettre, leur niveau de consommation, la qualité des soins auxquels ils auront accès, leur prestige social, etc). Les positions de classe déterminent aussi ce que les gens doivent faire pour les occuper (leurs études, se lever à 6h, pointer à l’usine, se comporter en petit chef, ordonner de déverser des polluants dans une rivière, licencier du personnel…).
Nous comprenons ainsi qu’au jour le jour, les gens qui occupent les positions de directrices, de managers, de superviseurs, d’experts, de travailleuses qualifiées peuvent avoir des intérêts matériels à jouer le jeu capitaliste. Ils peuvent avoir des intérêts à jouer le jeu des exploiteurs alors que fondamentalement ils occupent des positions exploités. Pour cette raison, E.O. Wright parle à leur sujet de positions de classe contradictoires.
Selon le point de vue marxiste, le seul moyen de mettre un terme aux inégalités sociales n’est donc pas la lutte pour une meilleure répartition des richesses ou des revenus mais bien la lutte pour l’abolition du rapport d’exploitation qui produit ces inégalités.
Le capitalisme génère de l’anticapitalisme sur la base de deux types de motivations. Une personne peut être motivée pour lutter contre tout ce qui va à l’encontre des intérêts matériels de sa classe. Et, elle peut aussi être motivée pour lutter contre ce qui dans le capitalisme offense ses valeurs morales.
Il est des situations ou des contextes historiques dans lesquels les intérêts de classe sont faciles à cerner. Dans le capitalisme de firmes du 19è siècle, la masse des travailleurs partageait les mêmes conditions déplorables de vie et de travail. Elle partageait un intérêt commun à abattre le capitalisme ou au moins à en contrer les excès.
Au 21è siècle, dans nos sociétés du capitalisme avancé, il paraît difficile de miser uniquement sur la question des intérêts matériels pour unifier la classe des travailleurs dans un combat pour la transformation radicale de la société. La question des intérêts à abattre le capitalisme c’est profondément complexifiée en raison de la division en positions de classe contradictoires.
En revanche, la plupart des gens sont motivés au moins partiellement par des considérations morales. Parfois, ils peuvent même sembler agir contre leurs intérêts de classe parce que les valeurs sont plus importantes pour eux. Donc bien qu’il soit important d’identifier et d’expliquer de quelle manière le capitalisme blesse les intérêts matériels de certaines catégories de population, il est tout aussi important de clarifier les valeurs que nous voulons promouvoir par des nouveaux modèles d’organisation.
Deuxième étape : proposer des alternatives
Une valeur que E.O. Wright propose de mettre avant est l’autonomie que l’on peut aussi appeler auto-détermination. L’autonomie signifie que les gens sont capables de déterminer les conditions de leur vie dans l’extension la plus grande possible.
Sur le plan individuel l’autonomie peut être appelée « liberté ». Sur le plan collectif, nous pouvons lui donner le nom de « démocratie ». La liberté touche aux décisions et aux actions qui ne concernent que l’individu. La démocratie touche les décisions et actions qui concernent aussi autrui. Comme toute action ou décision peut virtuellement avoir des effets sur autrui, il faut délimiter le contexte de la liberté (la sphère privée) et celui de la démocratie (sphère publique). Cette délimitation est établie démocratiquement.
L’organisation démocratique de la société suppose que tous les gens ont un accès égal aux moyens nécessaires pour participer significativement aux décisions qui affectent leur vie, que ces décisions soient prises dans le cadre étatique ou dans tout autre institution (lieu de travail, commune, parti politique, université, famille…).
L’auto-détermination sous la forme de la démocratie permet de rompre avec deux caractéristiques du capitalisme : le rapport d’exploitation et l’application systématique de la pseudo-rationalité de maximisation du profit. Quant à l’économie de marché, elle peut se maintenir mais selon un mode d’organisation soumis à la démocratie.
E.O. Wright qui s’est principalement intéressé à la question de la démocratisation de l’économie a élaboré sa propre vision d’un socialisme démocratique de marché. Cette vision est centrée sur la notion de « pouvoir social ».
Rappelons que, pour le sociologue, le pouvoir social est la capacité d’agir qui découle du fait de s’assembler de manière démocratique. Cette définition lui permet de jouer sur le double sens du mot « pouvoir ». D’une part, il y a donc le pouvoir social envisagé comme capacité de faire des choses en commun. D’autre part, il y a le pouvoir social envisagé comme puissance de gouvernement dont les modalités d’exercice sont démocratiques.
E.O. Wright propose donc que nous nous orientions vers des modes d’organisation économiques gouvernés par le pouvoir social. Cette orientation inclut la démocratisation des activités économiques proprement dites, mais aussi la démocratisation des institutions et activités étatiques, en tant qu’elles ont des implications dans le domaine économique.
C’est une chose de dire que l’idée centrale de l’organisation socialiste est la démocratie économique. C’en est une autre de donner les détails de l’architecture institutionnelle d’une économie organisée selon cette idée. E.O. Wright propose trois modèles qui sont en principe disponibles pour concrétiser ce processus de démocratisation :
1- soumission directe des activités économiques au pouvoir social, que nous pouvons aussi appelée auto-gestion ou auto-administration des activités de production par les intéressés eux-mêmes (coopératives non-bureaucratiques, économie associative, budgets participatifs, etc.) ;
2- soumission au pouvoir social du pouvoir étatique en tant qu’il contrôle ou affecte l’activité économique. D’une part l’État produit lui même des services ou des marchandises. D’autre part l’État peut contraindre ou orienter l’action des entreprises capitalistes par l’établissement de lois et leur mise en application. Dans les deux situations, une démocratisation effective des activités économiques ne peut découler que d’une démocratisation préalable de l’État ;
3- soumission au pouvoir social du pouvoir économique qui structure l’activité économique. Les entreprises capitalistes peuvent être soumises de l’intérieur au pouvoir social (participation des travailleurs aux conseils d’administration). Elles pourraient aussi y être soumises de l’extérieur à travers l’action de structures démocratiques (municipalités, communes, associations de riverains, de protection de l’environnement, de consommateurs, etc.).
En prenant le soin de décrire différents modèles de démocratisation de l’économie et en envisageant de les combiner entre-eux, E.O. Wright évite d’essentialiser le socialisme. Il ne cherche pas derrière le mot « socialisme » un mode d’organisation social homogène et durable. Le socialisme n’est pas chez lui le plan abouti ou le portrait d’une société fictive qu’il s’agit de faire advenir.
Le socialisme est plutôt la direction dans laquelle doit être réalisée une transformation sociale majeure. Mais le résultat de cette transformation n’est pas déterminé à l’avance et de manière indépendante des circonstances réelles. C’est pourquoi le sociologue utilise la métaphore d’une « boussole socialiste ».
Une boussole ne saurait être atteinte. Elle ne trace pas non plus un itinéraire définitif, jalonné d’étapes nécessaires. Elle offre seulement un repère pour avancer. Et E.O. Wright précise que les expériences et les institutions socialistes seront toujours pour partie insatisfaisantes et qu’elles risqueront toujours d’être érodées, à la longue, par la réapparition de rapports d’exploitation.
Cette vision est cohérente avec l’utilisation de la notion de pouvoir social. En effet, si nous considérons que les gens doivent s’assembler pour décider collectivement ce qu’ils vont faire, alors il devient impossible de déterminer à l’avance un plan pour une société future. Les transformations à opérer sont décidées dans le cadre de l’activité collective et démocratique et pas extérieurement à cette activité. En outre, le principe d’auto-détermination implique que la durabilité des formes d’organisations sociales est toujours dépendante de leur reconduction volontaire par la décision collective.
Troisième étape : adopter une praxis démocratique
La démocratisation de l’économie (en particulier) et de la société en général passent par la construction d’agents collectifs capables de mettre en œuvre une stratégie d’érosion du capitalisme. Considérant les trois modèles mobilisés dans la description de la « boussole socialiste », E.O. Wright fait l’hypothèse que ces agents collectifs sont de trois types :
1- des agents collectifs capables de mettre en place des expériences de contre-société à l’extérieur du mode capitaliste et de l’action étatique, sur le principe de l’auto-gestion (coopératives, médias alternatifs, épicerie solidaires…) ;
2- des agents collectifs capables de contester le capitalisme et de bloquer ses projets (syndicats, ZAD, associations et mouvements de lutte contre les différents méfaits du capitalisme, etc.) ;
3- des partis politiques capables d’entrer dans le jeu électoral. E.O. Wright pense, en effet, que les deux premiers types d’agent ne sont pas suffisamment robustes pour changer l’organisation globale de la société. Il défend l’idée que la stratégie d’érosion du capitalisme nécessite l’utilisation du pouvoir étatique (principalement le pouvoir d’établir des lois et de les faire respecter) pour brider le capitalisme et démanteler certains éléments clés de son fonctionnement, protéger les expériences non-capitalistes et agrandir les espaces où elles peuvent s’exprimer.
Cette stratégie ne peut toutefois être validée que si tous ces agents collectifs adoptent une véritable praxis démocratique dont la notion de pouvoir social aide à dessiner les grandes lignes.
La fin qui est recherchée – c’est-à-dire la démocratisation des activités sociales – doit aussi constituer le moyen d’atteindre cette fin. En s’unissant, les exploités peuvent se doter d’un pouvoir collectif capable de défier le pouvoir économique et le pouvoir étatique. Ils peuvent ainsi engager un processus de transformation de la société. Mais il est indispensable que cette union s’opère dès le départ selon des modes d’organisations et de fonctionnements démocratiques (c’est le sens de l’expression « pouvoir social »).
Ce raisonnement s’appuie sur l’hypothèse qu’on ne peut opérer une transformation démocratique par le haut, en maintenant une division entre ceux qui pensent et ceux qui agissent, ceux qui dirigent et ceux qui exécutent. Cette transformation ne peut pas résulter de l’application d’un plan ou d’un savoir préalable qui serait déversé sur les concernés. La transformation démocratique ne peut résulter que d’une pratique d’auto-élucidation par les intéressés. Chaque individu devient acteur d’initiatives et de recherches sans dépendre de maîtres à penser. Il se transforme en sujet démocratique, capable d’exercer une réflexivité démocratique dans le cadre de l’auto-détermination collective.
Bien que E.O. Wright ait plus particulièrement exploré les voies d’un socialisme économique, il nous donne avec la notion de pouvoir social un outil pour penser le processus de création de la société démocratique : le pouvoir social comme modalité de création d’agents collectifs dotés d’une capacité de transformer la société (c’est le pouvoir social comme moyen) ; le pouvoir social comme mode de gouvernement démocratique des activités politiques, économiques, sociales (c’est le pouvoir social comme fin); le pouvoir social enfin comme processus de transformation anthropologique (c’est le pouvoir social comme praxis).
Gilles Sarter