Marx

Dans la zone critique (2/3) : le réel et son double, la valeur économique

Dans la zone critique (2/3) : le réel et son double, la valeur économique

Le régime capitaliste qui tend à s’imposer à l’ensemble de l’humanité est une forme sociale, au sein de laquelle, la finalité des activités humaines est l’accroissement de la valeur économique.

Karl Marx exprime le capitalisme marchand par la formule générale :

A-M-A’

Dans cette formule, (A) la valeur économique exprimée en argent sert à acheter des moyens matériels et de la force de travail, pour produire une marchandise (M). Cette marchandise est échangée, sur le marché, contre une valeur économique (A’), (A’) réalisant la valeur d’origine (A) et une plus-value (P.V.).

A’ = A + P.V.

Le processus ne s’arrête pas ici. (A’) est réinvestie de sorte qu’elle conduit dans la phase suivante à (A’’) et dans la phase qui suit à (A’’’), etc..

Le capitalisme est donc un régime social organisant la mise en mouvement de la valeur économique, pour créer toujours plus de valeur économique.

Bien sûr, ce mouvement infini exige de produire toujours plus, d’utiliser toujours plus de ressources matérielles, d’employer et d’user toujours plus de main d’œuvre, d’accaparer toujours plus d’espaces naturels, de rejeter toujours plus de déchets et de polluer toujours plus.

Et je voudrais préciser au passage que c’est bien le productivisme qui engendre le consumérisme et non l’inverse.

Nous avons donc là une loi générale de l’application de la forme sociale capitaliste dans la zone critique. Elle introduit un mauvais infini dans une zone qui est finie.

Pour rappel, la zone critique est cette couche de quelques kilomètres d’épaisseur à la surface de la Terre, dans laquelle la vie se développe.

La zone critique est finie. Le capitalisme se fonde sur un infini. De cette contradiction résulte la « crise écologique » ou « changement global ».

Mais écartons un doute. Les théories de Marx sur le capitalisme datent d’il y a 150 ans. Peuvent-elles encore, aujourd’hui, nous éclairer sur le monde complexe qui est le nôtre ? Le monde du capitalisme monopoliste industriel et financier, le monde du techno-féodalisme de l’économie numérique ?

Ce qui fait que la pensée de Marx reste vivante, c’est qu’elle essaie de répondre à une question fondamentale : comment des phénomènes économiques capitalistes sont-ils possibles ?

Car la réalité en soi n’a rien d’économique. La vie humaine, la force de travail, c’est-à-dire les capacités de marcher, de porter, d’imaginer, de calculer, de penser, etc. ne comportent en elles-mêmes aucune caractéristique économique. Les objets non plus. On peut observer une pomme de terre, un pantalon, une maison autant qu’on voudra, on n’y trouvera pas la présence d’une valeur économique.

Du reste, nous savons que, pendant des millénaires, des sociétés entières ont vécu sans économie.

Le philosophe Michel Henri écrit : « La réalité s’est déployée, les individus vivants ont vécu et aucune réalité économique n’a surgi à l’horizon de leur monde. Ils vivront peut-être encore et aucune réalité économique n’existera plus. »

Autrement dit, bien que la survie des humains soit soumise, dans le monde capitaliste, à des contraintes économiques, il ne s’agit en rien d’une loi de la vie, ni d’une loi physique, contrairement aux lois qui régissent la zone critique.

Ce qui reste toujours valable dans la théorie de Marx, c’est sa théorie critique de la valeur économique dans le régime capitaliste.

Pour être simple, disons que la logique capitaliste est une logique de l’abstraction et de l’équivalence.

La logique de l’abstraction, c’est la logique qui consiste à isoler et à résumer des caractéristiques ou des propriétés que plusieurs choses ont en commun.

C’est dire par exemple que les lions, les pumas, les chats sont des félins. Le félin n’est pas un animal réel, c’est une abstraction qui résume ce que les lions, les pumas, les chats ont en commun. Il n’y a pas un animal en soi dont nous pourrions dire « c’est le félin » et que nous pourrions poser à côté d’un tigre, d’un lion ou d’un chat.

La logique de l’abstraction économique capitaliste c’est la même chose. Elle consiste à dire que toutes les marchandises et toutes les activités de travail engagées dans la production capitaliste de marchandises – découper du bois, coudre, taper sur un ordinateur, etc. – peuvent être résumées à de la valeur économique.

Cette logique de l’abstraction permet d’établir des équivalence entre toutes choses, des œuvres d’art et des pommes de terre, des gestations pour autrui et des chaussures, fabriquer des bombes et soigner des gens. Cette mise en équivalence se fait à travers l’argent qui est la représentation matérielle de la valeur économique.

Les logiques de l’abstraction et de la mise en équivalence forment la raison pour laquelle le capitalisme est aveugle à toute dimension écologique et à toutes considérations de respect pour la vie humaine et animale.

En effet, le capitalisme ne peut exister et réaliser son programme A-M-A’ qu’à condition de faire disparaître la réalité de toutes choses derrière son double calculable qu’est la valeur économique.

C’est ainsi que lorsqu’une plage est exploitable pour des activités touristiques, elle possède une valeur économique. Si elle n’est pas exploitable économiquement, elle n’a pas de valeur. Elle peut servir de dépotoir.

Les agents du capitalisme n’agissent pas en considérant le réel des choses, mais en considérant un double du réel qui est la valeur économique qu’ils lui attribuent. Quand on comprend cela, on comprend, pour paraphraser le géographe Andréas Malm, pourquoi les agents du capitalisme agissent à l’intérieur de la zone critique comme des fous furieux.

Ils y agissent, comme l’écrit Karl Marx, en épuisant la terre et les êtres humains.

En effet, dans le régime capitaliste, les femmes et les hommes ne déterminent pas les besoins élémentaires qu’ils voudraient satisfaire par leur activité. Au contraire, leur niveau de subsistance est décidé par ceux qui achètent leur force de travail pour la transformer en plus-value et qui donc sont décidés à en minimiser le prix pour maximiser la plus-value.

Le travail capitaliste n’est pas une activité humaine transformatrice de la nature extrahumaine, permettant d’assurer la reproduction et l’épanouissement de la vie humaine. Le travail capitaliste met en péril les travailleuses, les travailleurs et la nature extrahumaine, dans le but d’accumuler du capital.

Lorsque la force de travail est disponible en abondance alors la survie même des travailleurs et des travailleuses n’est plus nécessaire. Le travail peut être extrait des femmes et des hommes au risque de les rendre malades ou de les faire mourir. Les capitalistes trouveront d’autres humains dont la capacité de travailler sera extraite jusqu’au moment où leurs existences seront brisées.

La question n’est pas ici de dénoncer l’avidité ou la méchanceté des gens. Les gens « méchants » et les gens « avides » ont existé dans d’autres sociétés que la société capitaliste.

Ce qui est important c’est de bien comprendre la nature du régime capitaliste et pourquoi il faut en sortir. A ce titre, une vérité indépassable que nous livre Marx, sur le capitalisme, c’est son caractère fétichiste.

Un fétiche est une idole de pierre ou de bois qu’une communauté adore parce qu’elle croit qu’elle dépend de celle-ci alors que la réalité est rigoureusement l’inverse, puisque c’est elle qui a imaginé l’idole et son culte.

Dans la forme sociale capitaliste, les décisions qui concernent les activités humaines ne sont pas prises sur la base de l’utilité individuelle ou collective. Le contenu des travaux concrets, leurs présupposés, leurs conséquences sociales, les effets qu’ils ont sur les producteurs, sur les consommateurs et sur la nature non-humaine ne font pas l’objet d’une délibération consciente et collective.

Le capital, la valeur économique et l’argent qui est sa matérialisation, les marchandises et le travail capitaliste auxquels la masse de la population doit se soumettre conditionnent les activités humaines, comme si tout dépendait d’eux alors que la réalité est rigoureusement inverse puisque ce sont des êtres humains qui les ont créés.

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(c) Gilles Sarter

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Organisations de classe : structure et culture

Organisations de classe : structure et culture

Dans la théorie marxiste classique, la structure de classe engendre la formation d’une conscience de classe qui impulse la création d’organisations de lutte des classes. A l’inverse pour les théoriciens qui conservent une analyse en terme de structure de classe mais sans négliger l’importance de la culture, c’est la construction d’organisations de classe qui donne naissance à la conscience de classe.

Lire un article sur le rapport d’exploitation

Selon la théorie marxiste classique, le mode économique capitaliste repose sur un rapport social d’exploitation. Les détenteurs des moyens de production s’approprient une part des efforts des travailleurs qui pour survivre doivent vendre leur force de travail. La relation d’exploitation détermine donc deux positions de classe au sein des sociétés où le capitalisme est prédominant : la position de classe des exploiteurs ou des capitalistes et la position de classe des exploités ou des travailleurs.

Toujours selon cette théorie, les actions sociales des individus qui occupent des positions de classe identiques sont soumises aux mêmes types de déterminants. Leur position sociale détermine ce qu’ils doivent faire pour obtenir ce qu’ils obtiennent, qu’ils doivent battre le pavé pour trouver un travail rémunéré ou qu’ils doivent décider de la manière de répartir leurs investissements pour maximiser leurs profits. Étant soumis aux mêmes types de déterminants, les agents qui occupent les mêmes positions sociales partagent des intérêts de classe.

Si cette description est correcte alors l’intérêt principal de la classe des travailleurs doit consister à abattre le rapport d’exploitation qui lui cause préjudice. Autrement dit, si la structure de classe détermine la conduite des agents, elle doit conduire les travailleurs à construire des organisations collectives pour mener la lutte des classes.

En fait, cette conclusion est erronée, même si la description du régime capitaliste par Karl Marx est correcte. Il est, en effet, réaliste de dire que l’expérience de l’exploitation incite les travailleurs à la résistance. Mais, il n’est pas possible d’en inférer que cette résistance sera organisée collectivement. Il y a plus de chances que la résistance des exploités soit individuelle plutôt que collective.

La raison principale en est que sous les conditions du travail salarié, il peut être très risqué et coûteux de s’engager dans une action collective (licenciement, pertes de revenus lors des grèves, blocage dans l’avancement…). Les stratégies individuelles de résistance (absentéisme, ralentissement du rythme de l’activité, sabotage…) peuvent constituer des alternatives qui apparaissent comme plus sécurisantes.

Vivek Chibber, The class matrix: social theory after the cultural turn, Harvard University Press, 2022

Un obstacle majeur à la participation aux actions collectives est celui dit du « passager clandestin » ou « free riding ». Tous les travailleurs, qu’ils participent ou pas à des actions revendicatives collectives (création d’un syndicat, grève, manifestation…) profitent des conquêtes sociales ou salariales qui peuvent en résulter. Cela donne envie aux individus de laisser aux autres les coûts et les risques associés à la participation à ce type d’action. L’effort de création d’un pouvoir collectif doit donc constamment lutter contre la tendance des travailleurs à refuser d’y participer.

La stratégie du passager clandestin est une réponse rationnelle des salariés à leur situation. Finalement, la structure de classe qui engendre un antagonisme entre les travailleurs et les capitalistes incline les premiers à résister aux seconds, mais individuellement et non collectivement.

La structure de classe capitaliste tend à inhiber la formation d’une contestation organisée. Une question stratégique à laquelle doit tenter de répondre la théorie critique est donc : comment les travailleurs ont-ils réussi à surmonter les obstacles à la formation d’organisations de lutte des classes, à chaque fois où ils ont réussi à s’organiser ?

Sur ce sujet lire aussi « La naissance d’une classe sociale »

Un élément de réponse est que c’est la culture qui aide les travailleurs à transformer les résistances individuelles en résistances collectives, en étant un ingrédient dans la création d’une identité commune politique, alignée sur les intérêts matériels.

Gilles Sarter

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Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

Reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe

La théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe forme, selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright le cœur du marxisme sociologique. Quel est le contenu de cette théorie ?

1- Rapport d’exploitation et classes sociales

Pour commencer, la notion de rapport d’exploitation est au centre de la théorie de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe.

Lire un article sur le rapport d’exploitation

Dans le mode de production capitaliste, le rapport d’exploitation se concrétise par le fait que la plupart des gens sont exclus de la possession des moyens de production. De ce fait, ils n’ont pas d’autre possibilité, pour subsister, que de vendre leur force de travail. Quant aux propriétaires des moyens de production, ils prospèrent en s’appropriant la part de valeur qui est produite par le travail de leurs employés et qui excède la rémunération de ces derniers.

Autrement dit le rapport d’exploitation repose sur trois principes : (1) l’exclusion ; la masse des gens est tenue à l’écart de la propriété des moyens nécessaires à leur propre reproduction ; (2) l’appropriation de l’effort d’autrui ; les capitalistes s’emparent d’une part de la valeur produite par les travailleurs ; (3) l’interdépendance inverse de la prospérité ; les capitalistes s’enrichissent parce que les travailleurs s’appauvrissent.

La référence au rapport d’exploitation permet de définir les classes sociales selon une approche relationnelle. Aux deux positions antagonistes déterminées par ce rapport (exploité/exploiteur) correspondent deux positions de classe principales, celle des travailleurs et celle des capitalistes.

A partir de ces éléments, la thèse de la reproduction contradictoire des rapports de classe se déploie en trois « sous-thèses » : 1) thèse de la reproduction sociale des rapports de classe, 2) thèse des contradictions du capitalisme, 3) thèse de la crise et du renouvellement institutionnel.

2- Reproduction sociale des rapports de classe

La structuration de la société en classes, c’est-à-dire sa structuration selon un rapport d’exploitation, est instable. Elle nécessite en permanence d’être reproduite. Cette nécessité de reproduire les rapports sociaux n’est pas spécifique au rapport d’exploitation. Elle s’applique à tous types de rapports (patriarcat, racisme, servage, esclavage…).

Les rapports sociaux quels qu’ils soient ne se perpétuent pas par simple inertie. Leur perpétuation est assurée par la mise en œuvre de dispositifs institutionnels adéquats.

Les institutions qui permettent de reproduire les rapports sociaux agissent à l’échelle des relations entre individus. Ce sont les représentations, les normes, les manières de se conduire ou de se tenir… qui orientent et encadrent les interactions quotidiennes, notamment dans le procès de travail.

Lire un article sur les institutions sociales

A l’échelle de la société, les institutions prennent la forme d’appareils (État, école, médias, police, armée, partis politiques, institutions politiques…) qui participent à la reproduction des rapports de classe.

3- Contradictions du capitalisme

La reproduction des rapports sociaux, quelle que soit leur nature, est problématique parce que les dispositifs institutionnels peuvent être l’objet de contestation. Le mode de production capitaliste rencontre dans sa reproduction une catégorie particulière de problèmes liée au fait que ce mode repose sur un rapport d’exploitation.

Comme nous l’avons vu, le rapport d’exploitation implique que la classe exploitée subit des préjudices, au profit des exploiteurs. Les travailleurs tendent donc à modifier ce rapport. La reproduction du capitalisme doit faire face à des formes actives de contestation et de résistance.

Dans un rapport d’oppression, l’oppresseur peut se permettre d’éliminer physiquement les opprimés. En revanche, l’exploiteur n’a pas cette latitude, dans la mesure ou sa prospérité matérielle dépend des exploités.

Le rapport capitaliste repose sur l’appropriation de l’effort d’autrui. Il confère donc une forme de pouvoir aux exploités. Par sa nature même le rapport capitaliste est explosif.

A la contestation s’ajoute une autre contradiction interne au capitalisme. Son développement permanent remet continuellement en cause les dispositifs institutionnels qui sont fonctionnels à un stade donné de ce développement. Les technologies, les procès de travail, les structures de classe, les marchés des matières premières en évoluant érodent à chaque fois l’efficacité des institutions et rendent nécessaire l’invention de nouvelles solutions institutionnelles. C’est ainsi qu’au capitalisme manchestérien a succédé le fordisme, puis au fordisme le néolibéralisme.

Les effets conjugués du développement du capitalisme et des contestations finissent donc par engendrer des situations de crise institutionnelle.

4- Crises et renouvellements institutionnels

Comme la reproduction sociale des rapports de classe nécessite des institutions fonctionnelles et comme les institutions ont tendance à être érodées, elles doivent se renouveler périodiquement.

Ces renouvellements ont lieu à l’occasion de crises institutionnelles. Dans ces occasions, les acteurs sociaux organisés considèrent que les institutions existantes ne sont plus en mesure de contenir les conflits sociaux dans des limites tolérables.

Les nouveaux dispositifs qui s’imposent à l’issue des crises ont tendance à conforter les intérêts fondamentaux de la classe capitaliste. Mais leur résolution n’est pas toujours optimale pour cette dernière.

Quoiqu’il advienne, les solutions institutionnelles qui sont trouvées n’éliminent pas le potentiel de résistance collective mais tentent de contenir cette dernière dans des limites acceptables par les agents sociaux.

Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Editions Sociales

Selon Michael Burawoy et Erik Olin Wright, la préoccupation centrale de l’exploration sociologique marxiste est de comprendre les obstacles et les opportunités pour un changement égalitaire et émancipateur des rapports sociaux. Concrètement, cela implique pour le marxisme sociologique de s’intéresser à la manière dont la reproduction sociale des rapports capitalistes est contradictoire et contestée.

Gilles Sarter

Un livre à télécharger

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

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Marxistes humanistes et anti-humanistes : la question de l’émancipation

Marxistes humanistes et anti-humanistes : la question de l’émancipation

Marxistes humanistes et anti-humanistes ont entretenu un débat intense au cours des décennies 1960-1970. Les conceptions différaient notamment sur la définition de l’émancipation et les moyens d’y parvenir. Les philosophes Henri Lefebvre (1901-1991) et Louis Althusser (1918-1990) ont respectivement défendu les thèses de l’un et l’autre courant de pensée. Si le premier soutenait le projet de dés-aliéner les êtres humains des fétiches de la société capitaliste. Le second, en revanche, militait pour développer une distance critique à l’égard de l’idéologie capitaliste.

Libération de l’être humain ou lutte des classes

Les marxistes humanistes comme Henri Lefebvre adhèrent à l’idée qu’il existe une chose telle que la liberté du sujet humain. Ils privilégient le versant de la pensée de Karl Marx qui s’appuie sur la notion de « libre volonté » et sur son aspiration à une « association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition pour le libre développement de tous ».

Dans les Manuscrits parisiens (1844), les idée d’aliénation et de dés-aliénation tiennent une place importante. Karl Marx y postule l’existence d’une nature humaine. Pour se réaliser pleinement, les humains doivent s’émanciper de l’exploitation capitaliste et du travail salarié. L’être humain « total » est à la fois sujet et objet de sa propre transformation.

Pour les marxistes anti-humanistes, comme Louis Althusser ce raisonnement sonne faux et risque de de devenir problématique pour les ambitions socialistes. Il avance qu’à partir du milieu des années 1850, Karl Marx a rejeté l’idée de l’existence d’une nature humaine. Dès lors le combat révolutionnaire ne doit pas se présenter comme un projet de libération de l’ « être humain » en tant que tel mais comme lutte des classes.

Dogmatisme dans les marxismes humanistes et anti-humanistes

Les anti-humanistes considèrent que l’excès d’humanisme engendre le dogmatisme. Il encourage le culte de la personnalité. L’idée de libre déploiement des capacités d’agir individuelles dresse le lit des « glorieux leaders » qui « font l’histoire ». Le culte de la personne n’a pas sa place dans le marxisme.

Aussi Louis Althusser rompt-il avec la catégorie idéaliste de « sujet ». Les individus ne sont pas libres. Ils œuvrent dans et au travers des déterminations établies par les idéologies (entendues dans un sens que nous allons exposer plus loin). Marx écrit que les masses font leur histoire mais pas selon des circonstances choisies par les individus. L’histoire a un moteur, les contradictions entre forces productives et rapports de production. Mais l’histoire n’a pas de sujet au sens philosophique du terme.

Finalement, la libération telle qu’entendue par les anti-humanistes ne vise pas la réalisation d’une « nature humaine », ni l’expression d’une « libre volonté individuelle ». La libération est une phase historique qui met un terme à l’exploitation de classe, en construisant la démocratie pour les travailleurs.

De leur côté, les marxistes humanistes accusent les anti-humanistes d’endosser le dogme marxiste stalinien. Ils donnent de la lutte des classes une vision déterministe et objective comme si elle se déployait par dessus la tête des individus, indépendamment de leur capacité consciente d’agir. Les gens sont dispensés de « faire l’histoire » puisque l’avènement du communisme serait un mouvement inexorable de la nature, comme le prétend Staline.

Pour H. Lefebvre, les anti-humanistes se satisfont de mettre les individus de côté. Ils sont spécialement méfiants à l’égard des écrits de jeunesse de K. Marx parce qu’ils risquent de donner aux travailleurs soviétiques des idées subversives sur leur propre aliénation au sein de l’URSS et de ses pays satellites.

Dés-aliénation de la nature humaine

Pour H. Lefebvre, la notion philosophique d’aliénation constitue un aspect essentiel de la pensée de Marx. L’humain (la raison, la connaissance, l’amour, l’amitié, le courage…) est un fait aussi bien que l’inhumain (l’injustice, l’oppression, la violence, la cruauté…). L’histoire est l’histoire de l’humain de sa croissance, de son développement. L’inhumain n’est que le côté négatif ou l’aliénation de l’humain. C’est pourquoi l’humain doit l’emporter en se reprenant sur son aliénation.

L’aliénation n’est pas théorique. Elle ne se joue pas seulement sur le plan des idées ou des sentiments. Elle se découvre dans tous les domaines de la vie pratique. Le travail aliéné est asservi, exploité, rendu écrasant. La puissance des êtres humains sur la nature et les biens produits par cette puissance sont accaparés. Le capital qui est une abstraction, un jeu d’écritures commerciales et bancaires, impose ses exigences à toute la société. La vie sociale est dissociée par la division en classes sociales. La vie politique est dupée par l’action de l’État.

L’aliénation se manifeste par le fait que les êtres humains sont soumis à des forces hostiles. Bien que ces forces soient le produit d’activités humaines, elles se sont retournées contre les femmes et les hommes et les conduisent avec un destin inhumain.

En résumé. L’humanité se développe en rapport avec la nature. Elle progresse en faisant surgir des produits de sa pensée. Mais certains de ces produits prennent une existence indépendante. Les humains se mettent à croire en leur existence indépendante. Les abstractions comme l’argent, la valeur, l’État politique… deviennent des fétiches qui paraissent vivant et réels parce qu’ils finissent par commander à l’humanité.

En principe, le rapport des êtres humains avec leurs produits matériels ou idéels devrait se résoudre par la prise de conscience des individus en tant que puissance sur eux-mêmes et la nature. Mais le rapport avec les fétiches se manifeste chez les femmes et les hommes comme perte de conscience de soi et de leur propre puissance. Ce rapport, c’est l’aliénation.

La dés-aliénation implique la destruction des fétiches (marchandises, capital, argent…) et la récupération par les êtres humains des puissances qu’ils retournaient contre eux. Le communisme se définit comme ce moment où les aliénations multiples (économiques, politiques, sociales) se trouvent abolies.

Distance critique aux idéologies

L. Althusser, contrairement à H. Lefebvre pense que la notion d’aliénation n’est pas centrale dans la pensée de K. Marx. Il avance même que celui-ci l’a abandonnée dans ses écrits de la maturité. Le philosophe insiste plutôt sur la nécessité d’opérer des analyses concrètes des situations et des idéologies.

Les idéologies, dans sa pensée, ne sont pas juste des systèmes d’idées. Les idéologies sont objectivement encastrées dans les appareils capitalistes, comme l’école, les lois, la police, les institutions étatiques, les partis politiques, les entreprises, les médias… qui les élaborent et les véhiculent.

Partout, les hommes et les femmes sont enveloppés dans l’idéologie. Les appareils idéologiques les interpellent en permanence. Quasi-instinctivement, les gens acceptent de prendre position en regard des messages qui leurs sont adressés. Ainsi toute réalité passe par l’idéologie alors même qu’il semble aux êtres humains qu’elle se déroule au-delà de l’idéologie.

L’idéologie, selon cette conception, n’est pas une fausse conscience ou une conscience mystifiée. L’idéologie a une réalité matérielle au sein de laquelle les individus sont ancrés. La conscience mystifiée est plutôt ce que L. Althusser appelle une représentation imaginaire des conditions réelles d’existence. Cette représentation imaginaire fonctionne, elle aussi sur le registre de l’interpellation et sur celui des sentiments.

L. Althusser appelle le drame de l’interpellation son « petit théâtre théorique ». Au théâtre, les comédiens endossent des rôles. Ils interprètent des personnages. Les spectateurs finissent par s’identifier à ces personnages. Les personnages et les spectateurs deviennent un, dans la tête des spectateurs. Intérieurement, ces derniers vivent ce qu’ils regardent.

C’est ainsi que fonctionne l’interpellation dans la vie quotidienne. Comme le jeu des acteurs, elle fait vibrer une corde sensible à l’intérieur des gens. Cette vibration devient musique. Ils finissent par se voir eux-mêmes et par se vivre de la manière dont ils sont interpellés, comme sous-fifres, comme petit-chefs ou comme personnages au-dessus du commun…

Lire aussi l’article : « Essence humaine: la révolution matérialiste »

Cependant, le théâtre peut aussi avoir une fonction émancipatrice. Dans le théâtre de Bertold Brecht ce ne sont pas des héros mais les masses qui font l’histoire. Selon L. Althusser, B. Brecht ne veut pas donner au public des objets d’identification positifs ou négatifs. Il tente plutôt de solliciter une réponse froide et réflexive de la part de son audience. Le dramaturge veut favoriser une interprétation critique, une pensée qui amène une action.

Pour L. Althusser, il n’y a pas un être humain qu’il convient de dés-aliéner pour que sa nature puisse se réaliser totalement. En revanche, il y a une distance critique qu’il faut transposer dans la vie réelle. Il faut viser un affranchissement collectif à l’égard de l’idéologie capitaliste afin de faire advenir la démocratie des travailleurs.

Gilles Sarter

Sources:

Henri Lefebvre, Le marxisme, PUF

Andy Merrifield, Lefebvre and Althusser: re-interpreting marxism humanism and anti-humanism, Monthtly Review (mronline.org, 13/06/2021)

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Essence humaine : la révolution matérialiste

Essence humaine : la révolution matérialiste

Marx élabore une anthropologie matérialiste-historique, dont les bases sont formulées dans la 6ème Thèse sur Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » Cette révolution par rapport à l’anthropologie philosophique, telle que Marx la reçoit en son temps, n’est pas un simple élément annexe de la visée communiste. Au contraire, elle en est une partie intégrante, voire même englobante. En effet, le communisme marxien n’est pas seulement le mouvement de dépassement de la société de classes. C’est une mutation de taille anthropologique qui veut élever à un niveau bien supérieur les capacités de tous les individus.

Abandonner la mauvaise abstraction de l’« homme »

L’anthropologie spéculative essentialise l’être humain. Elle lui prête des caractéristiques intrinsèques qui seraient valables à toutes époques, en tous lieux, dans tous les contextes sociaux. Cet essentialisme fait fleurir les définitions. L’« homme » est un animal politique. L’« homme » est un dieu tombé du ciel qui se souvient des cieux. L’« homme » est un loup pour l’homme… Il alimente aussi des débats. L’« homme » est-il bon ou méchant ? Libre ou déterminé ? Raisonnable ou fol ? Perfectible ou immuable ?

Parmi ces spéculations sur l’«essence humaine », il en est une qui, depuis le 18ème siècle au moins, joue un rôle crucial dans l’orientation des sociétés occidentales. Elle concerne les postulats sur lesquels s’élaborent l’utilitarisme et l’économie politique, avant, pendant et après Jeremy Bentham et Adam Smith. Cette anthropologie expose une conception de « l’homme » comme chercheur inlassable de son avantage personnel maximal, dans toutes les circonstances de son existence. Cet homo œconomicus ou « homme économique » est un pur agent abstrait des choix, une véritable « machine à calculer » (Marcel Mauss) dont la conduite est gouvernée par son seul intérêt.

Le problème avec cette conception utilitariste, comme avec les autres tentatives essentialistes de définir une nature humaine, c’est qu’elle est construite sur la mauvaise abstraction d’un agent détaché des rapports sociaux effectifs. Elle le pose comme existant de soi, en dehors de la réalité socio-historique, exempt de toutes déterminations sociales. Pour sortir de cette mauvaise conception d’un agent passe-partout qui n’a jamais existé, Marx propose de passer par le concret des activités humaines.

Le genre humain commence à se distinguer des espèces animales dès qu’il commence à produire ses moyens de vivre. L’innovation capitale portée par l’humanité est le recours systématique à des médiateurs pour mieux atteindre ses fins. Ces médiateurs objectifs sont physiques (outils, machines, objets…) et symboliques (langages, signes, codes, normes…). Ils peuvent subsister au-delà des activités subjectives qui les ont engendrés. A ce titre, ils constituent un véritable réservoir pour des activités nouvelles qui les perfectionnent et les multiplient encore. C’est ainsi que s’engendre le monde cumulatif du genre humain.

Tous les êtres vivants naissent porteurs des caractéristiques propres à leur espèce biologique. Le petit être humain naît biologiquement en tant qu’exemplaire d’Homo sapiens. Cependant, il ne naît pas comme membre à part entière du genre humain, au sens où son humanité est extérieure à son organisme. Il lui faut s’approprier ce qui a été produit physiquement et symboliquement par les générations antérieures. Cette appropriation ou socialisation est opérée par la médiation d’autres humains. Aussi Lucien Sève peut-il écrire qu’« être homme est beaucoup plus qu’une condition, c’est une tâche ».

Homo sapiens est une immense évolution biologique. Sur ce socle, c’est le genre humain qui s’est construit comme une somme colossale d’acquis évolutifs, cumulés à l’extérieur des organismes, dans le « monde de l’homme ». Derrière l’écran dressé par les essentialismes mystificateurs apparaît l’immense ensemble de réalités socio-historiques formé par les rapports sociaux. Telle est la réalité effective de l’essence humaine selon la 6ème Thèse.

Une catégorie non-métaphysique d’essence

Revenons à ce que dit la 6ème Thèse sur Feuerbach. « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » C’est une complète erreur de croire que ce qui fait de l’être humain d’aujourd’hui la sorte d’humain qu’il est réside dans quelque chose comme une essence donnée à l’intérieur de lui-même. A l’inverse, c’est hors de lui dans l’ensemble des rapports sociaux qu’il faut en rechercher l’essence. La notion de rapport est primordiale. Appréhender une chose selon l’angle des rapports, c’est l’envisager comme le lieu et le résultat de l’interaction de multiples réalités. Sous toutes choses, il y a des rapports qui les engendrent ou les structurent. Et de ce point de vue les rapports qui produisent ces choses peuvent être considérés comme plus essentiels que les choses en elles-mêmes.

Avec le recours à la catégorie de rapport social, Marx propose une définition complètement inédite de la multiséculaire catégorie d’essence. Cette nouvelle définition récuse les trois caractéristiques traditionnelles de l’essence : l’idéalité, l’inhérence et l’invariance. En effet, les rapports sociaux ne sont pas idéels mais matériels. Ils ne sont pas internes aux individus mais extérieurs, renvoyant au monde dont ils proviennent. Enfin, ils ne sont pas invariants mais historiques donc changeants.

Précisons que « rapport » (Verhältnis) ne doit pas être confondu avec « relation » (Beziehung). Le terme « relation » ressortit à l’événementiel, à l’interpersonnel, au subjectif. « Rapport » ressortit à l’essentiel, au structurel, au social, à l’objectal. Les rapports sociaux sont faits de structures « nécessaires », comme le mode de division des activités productives ou le système politique dans lesquelles les activités des individus s’actualisent.

Dans la 6ème Thèse, l’expression « ensemble des rapports sociaux », renvoie à la totalité des aspects d’une formation sociale considérée (rapports de production, d’échange, de distribution…). Au sens large, ils incluent les rapports des agents avec la nature, autrement dit les forces productives (forces de production, capitaux, savoirs…). Tel est l’ensemble qu’il faut avoir à l’esprit pour bien comprendre la thèse de Marx. C’est cet ensemble que chaque individu trouve comme donné à son arrivée au monde et qui constitue la base explicative réelle de ce que la philosophie spéculative se figure comme « essence de l’homme ».

Marx change la donne multiséculaire de traitement de la catégorie philosophique d’essence humaine. Traditionnellement, l’essence d’une chose est traitée comme inhérente à celle-ci, invariante et idéaliste. C’est l’essence-quiddité. Marx avance une conception de l’essence comme matérialité-productrice-de-la-chose à la fois excentrée et évolutive. C’est l’essence-procès productif de la chose. Cette nouvelle conception bouleverse toute la représentation du monde. La nouvelle acception de l’essence ne désigne pas une entité imaginaire blottie dans les choses ou les êtres et censée en rendre compte. L’essence d’une chose est constituée par les rapports qui la produisent telle qu’elle nous apparaît. Dans la pensée de Marx, l’essence bien que changeant de définition demeure à la fois une catégorie de l’être et du connaître. D’un côté c’est la génitrice effective de la chose, de l’autre c’est sa définition rationnelle.

Les dimensions émancipatrices de l’essence humaine

Le dévoilement des mystifications essentialistes de l’économie politique est une contribution majeure de Marx à la critique émancipatrice. La spéculation sur l’égoïsme humain n’est pas une nouveauté due aux économistes des 18-19èmes siècles. Ce qui est nouveau avec la conception de l’homo œconomicus, c’est l’idée que la préférence pour soi-même constitue une donnée intrinsèque de l’humanité. Mieux même, cette « préférence pour soi » est vue, comme la condition d’une science humaine permettant d’asseoir des nouvelles normes morales et politiques, en lieu et place des normes d’origine religieuse (qui jusqu’alors réprouvaient les comportements trop autocentrés).

Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels repèrent bien l’enjeu de cette conception normative d’un être humain intéressé, pour la bourgeoisie en ascension vers les commandes de la société : « La subordination complète de tous les rapports existants au rapport d’utilité, l’élévation absolue de ce dernier à la seule substance de tous les autres rapports, s’accomplit chez Bentham, à l’époque où, après la Révolution française et le développement de la grande industrie, la bourgeoisie ne se présente plus comme une classe particulière, mais comme la classe dont les conditions sont celles de la société tout entière. »

Les caractéristiques d’homo œconomicus loin d’être des constantes humaines sont, au contraire, les produits d’une forme de socialité déterminée, celle qui est fondée sur la production et l’échange marchand. Et plus précisément encore, l’intérieur de cette forme de socialité, elles sont le produit d’une position sociale donnée, celle du bourgeois propriétaire, calculateur rationnel en quête de maximisation de ses gains. Homo œconomicus est la métamorphose d’un type historique en agent universel.

Cette démystification permet de dénoncer le projet de l’économie politique qui prétend organiser l’univers social selon des modalités adaptées à l’épanouissement de l’être humain dans sa « véritable essence » qui serait celle d’homo œconomicus. Un univers dans lequel font loi la préférence que chacun s’accorde à lui-même, l’intérêt qui l’anime à entretenir les relations avec autrui, voire l’utilité qu’il représente pour les autres.

Autre dimension émancipatrice de la catégorie d’essence-procès productif, elle engage à considérer le monde non comme fait mais comme se faisant, contrairement, à la mystification essentialiste qui traite comme un invariant ce qui est changeant. Par conséquent, si l’essence réelle de l’homme est moins donnée de nature que production sociale, elle est donc à réaliser, dans l’histoire. « Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement » écrivent Marx et Engels dans La Sainte Famille.

La concrétisation des possibles du genre humain, à travers le « libre développement en leur sens » de tous les individus constitue, selon Lucien Sève, le point focal de la visée communiste marxienne. Cette concrétisation passe par le ressaisissement et la maîtrise par tous les individus de leurs rapports sociaux, sous une forme libérée de l’exploitation, de la domination et de l’oppression, « c’est-à-dire (par) l’impératif catégorique de renverser tous les rapports qui font de l’homme un être humilié, asservi, délaissé, méprisable. » (Introduction à la Critique du droit politique hégélien).

Sources:

Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Tel, Gallimard, 2007

Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, La Dispute:

– tome II, L’homme?, 2008

– tome III, La philosophie?, 2014

– tome IV, Le communisme?, Première partie, 2019

Gilles Sarter

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Travail productif et Capitalisme

Travail productif et Capitalisme

« Travail productif et improductif » est le titre d’un paragraphe du Chapitre VI (inédit) du Livre I du Capital de Karl Marx. Il offre une vue critique d’ensemble du mode de production capitaliste.

Travail productif et Survaleur

La production capitaliste a pour but de produire de la survaleur. Du point de vue capitaliste, seul est productif le travail qui est consommé dans un procès de production qui permet de générer de la survaleur. Par conséquent, les seuls travailleurs et travailleuses qu’il tient pour productifs sont ceux et celles qui exercent leurs capacités de travail à produire cette survaleur.

En revanche, selon un point de vue plus général, le travail peut nous apparaître comme productif dans la seule mesure où il se réalise dans un produit ou une marchandise. Une personne confectionne un gâteau ou fabrique une chaise. La conception capitaliste est donc plus précise que le point de vue général. Le travail productif est uniquement celui qui valorise le capital, c’est-à-dire celui qui résulte dans un accroissement supplémentaire de marchandises pour celui qui détient les moyens de production.

Le travail productif pose donc le capital variable. C’est par le travail productif que le capital potentiel (la mise de départ en argent, en machines…) devient capital réel. Sans travail producteur de survaleur, la mise de départ demeure à l’état de somme d’argent, de machines inutilisées. Pour que cette mise se transmue en capital réel, il faut qu’elle entre dans un mouvement d’accroissement. C devient C’ = C+ΔC ; puis C’’= C’+ΔC’ … Aussi Marx donne-t-il une première définition du capital comme « valeur en procès ». Le capital c’est de la valeur qui se conserve et qui s’accroît.

Dans le capitalisme, le procès de travail est un moyen pour le procès de valorisation du capital. Cela est rendu possible parce que la survaleur (ΔC) correspond à du travail impayé. Concrètement, la mise en œuvre de la force de travail doit produire plus de valeur que sa propre valeur. Le détenteur de moyens de production acquiert de la force ou de la capacité de travail à un certain prix. Il l’utilise pour produire une valeur marchande (sous forme de produits ou de services) qui est supérieure à la valeur à laquelle il l’a achetée. La survaleur c’est donc la différence entre la valeur de la force de travail et la valeur produite par le travail effectif.

Sur le mode capitaliste

Les apologistes du système capitaliste présentent les travailleuses et les travailleurs salariés comme des personnes qui ne font qu’échanger leur travail contre de l’argent. Cette vision est mystificatrice. Les personnes salariées ne vendent pas leur travail mais leur capacité ou force de travail. La force de travail est payée à un prix inférieur à la valeur créée par leur travail effectif.

Lire aussi « Le salariat une institution anti-capitaliste« Une autre mystification consiste à présenter le travail comme un « coût de production ». Or, loin de constituer un « coût », le travail crée la valeur. Le travail impayé qui forme le surtravail génère la survaleur qui permet l’accroissement du capital.

Le procès de travail capitaliste présente les mêmes déterminations que le procès de travail en général. Il engendre des produits et des marchandises. Mais pour le capitaliste le procès de travail est avant tout le procès de valorisation du capital. Sa finalité ultime n’est pas déterminée par le contenu, l’utilité particulière ou la valeur d’usage des marchandises produites mais par la recherche de l’accroissement indéfini du capital.

Le procès de production capitaliste est un procès qui absorbe du travail impayé, qui fait des moyens de production des moyens de captation de travail impayé. Il en résulte, là aussi, que la détermination du travail productif n’a absolument rien à voir avec son contenu déterminé et avec son utilité particulière, mais seulement avec sa capacité de rendre une certaine quantité de valeur.

Lire aussi « Régime de retraite et démocratie« L’esprit borné du capitaliste prend pour absolue et « naturelle » la forme capitaliste de la production ainsi que sa vision du travail productif. Il en résulte qu’une activité de même nature est considérée comme productive si elle est exécutée pour valoriser l’argent d’un entrepreneur et improductive dans toutes autres situations. Soigner et enseigner les gens constituent du travail improductif, dans le cadre de l’hôpital et de l’école publique. En revanche, ces deux activités forment du travail productif, dans les cliniques et les écoles privées. De là, le discours capitaliste passe gaillardement de la qualification de « travail improductif » à celle de « coût » qui sert à légitimer les politiques de privatisation.

Le capital c’est de la valeur qui se conserve et qui s’accroît. Or c’est le travail qui rend possible ce mouvement de valorisation. C’est pourquoi Marx dit que le capital est avant tout un rapport social. C’est le rapport qui lient entre elles des personnes qui vendent leur capacité de travail à des personnes qui l’achètent afin de pouvoir s’accaparer la survaleur créée par le travail effectif.

Ce rapport social constitue la principale forme d’aliénation des individus, dans les sociétés capitalistes, dans la mesure où il s’impose objectivement à tous et se présente subjectivement comme une loi d’airain sur laquelle ils ne semblent pas avoir prise.

Gilles Sarter

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Valeur-Dissociation (I): Critique de la Valeur

Valeur-Dissociation (I): Critique de la Valeur

La « critique de la valeur-dissociation » est un courant théorique qui ambitionne de renouveler la critique radicale de l’économie politique, à partir d’une relecture du Capital de Karl Marx. Ce courant s’est développé, en Allemagne, en Autriche et en France. Ses figures les plus connues, réunies au sein des groupes et des revues Krisis puis Exit !, sont Robert Kurz, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Anselm Jappe ou encore Claus Peter Ortlieb.

La valeur-dissociation

La critique de la valeur appréhende le capitalisme comme une forme de fétichisme. Elle identifie la valeur comme étant le véritable sujet-automate du capitalisme. La bourgeoisie et le prolétariat ne font qu’entretenir le processus de valorisation du capital, sans bien sûr, en tirer les mêmes avantages.

C’est à Roswitha Scholz qu’il revient d’avoir complété cette critique en soutenant la thèse selon laquelle « la valeur c’est le mâle ». La valeur comme sujet-automate ne forme pas la totalité constituante de la société capitaliste. Il faut aussi prendre en compte l’existence d’activités de reproduction ou de régénération de la force de travail (soin, alimentation, entretien du foyer, éducation des enfants…) qui sont accomplies avant tout par des femmes.

La notion de « valeur-dissociation » souligne l’idée que ces activités de reproduction, déterminées comme féminines, sont précisément dissociées de la valeur.

Autrement dit, la sphère de la non-valeur est essentiellement dévolue aux femmes. Dans la société capitaliste, valeur et dissociation doivent être comprises comme se trouvant dans un rapport dialectique. L’une ne peut être déduite de l’autre mais les deux sont issues l’une de l’autre.

Mais afin de préciser cette notion de « dissociation-valeur », il convient d’abord d’expliquer ce que signifie le concept androcentrique de la « valeur » tel qu’il est entendu par la « critique fondamentale de la valeur ».

Valeur et travail

Dans les conditions de production capitalistes, pour des marchés anonymes, les membres de la société, au lieu d’utiliser d’un commun accord leurs ressources pour la production raisonnée de leur existence, produisent séparément les uns des autres. Les marchandises, objets ou services produits ne deviennent des produits sociaux qu’après avoir été échangés sur le marché.

Or, pour que les marchandises soient interchangeables, il faut supposer qu’elles aient quelque chose en commun. Ce dénominateur commun est la « valeur ». La substance de la valeur est le « travail abstrait », conçu comme dépense de force humaine.

C’est donc en tant qu’elles représentent du travail passé que les marchandises constituent de la « valeur ». Cette représentation s’exprime à son tour par un médium, l’argent.

L’argent est la forme générale de la valeur pour tout l’univers marchand. En sa qualité d’équivalent général, l’argent est capable de s’échanger contre tous les produits du travail humain.

Fétichisme de la valeur

Le rapport social qui est médiatisé par la « valeur » met sens dessus dessous les relations entre les personnes et les produits matériels. Les membres de la société apparaissent comme de simples producteurs privés. Les individus semblent dépourvus de tout lien entre eux.

Le rapport social apparaît comme un rapport entre des marchandises qui entrent en relation à travers les quantités abstraites de valeur qu’elles représentent.

La notion de fétichisme de la valeur rend compte de cette inversion de l’activité sociale qui subordonne les êtres humains aux rapports créés par leurs propres produits.

Ce fétichisme franchit encore une nouvelle étape avec la transformation de la valeur en capital.

Transformation de l’argent en capital

Karl Marx a donné une définition du capital en tant que « valeur en procès ». Le capital est de la valeur qui s’accroît en passant de la forme argent (A) à la forme marchandise (M) et réciproquement, selon la formule : A → M → A’ avec A’>A.

Lire un article sur la forme-marchandiseLe résultat de ce mouvement fournit un nouveau point de départ possible : A’ → M → A’’ avec A’’>A’. Ce mouvement peut se reprendre indéfiniment, dans la mesure où le terme initiale et le terme final se présentent sous la même forme-argent.

Deux conditions sont constitutives de cette valorisation de la valeur par elle-même. Ces conditions distinguent le mode de production capitaliste des productions marchandes précapitalistes.

Premièrement, la force de travail humaine doit elle-même devenir une marchandise. Privée de tout accès autonome aux ressources, une partie toujours plus grande de la société est contrainte de vendre sa capacité à produire. Le mouvement A → M → A’ n’est possible que dans la mesure où la valeur du travail déposé dans M est toujours supérieure à la rémunération de la force de travail. La survaleur, différentiel entre la valeur du travail et la valeur de la force de travail, est ce qui permet que A’ > A.

Deuxièmement, la production de biens d’usage qui est la raison d’être de toute production dans les sociétés précapitalistes se transforme en simple vecteur de la « valeur ». La satisfaction des besoins humains devient un « sous-produit » de l’accumulation de capital. La fin et les moyens sont inversés.

Critique fondamentale et critique tronquée

L’autonomie de la valeur s’affirme dans sa capacité à se maintenir et à s’accumuler en se métamorphosant sans cesse d’argent en marchandise et inversement. Dès lors, le fétichisme de la valeur se présente sous l’apparence d’une « substance automatique douée d’une vie propre » (Marx). La valeur semble posséder cette puissance d’ordre divin, l’auto-engendrement.

La critique de la valeur entend nous rendre conscient du fait que le problème fondamental du capitalisme réside dans le caractère à la fois totalitaire et absurde de la fin en soi de la forme-marchandise et de la forme-argent.

Une critique qui se contente de dénoncer l’appropriation de la survaleur par la classe capitaliste est tronquée. Elle est superficielle parce qu’en tant que simple idéologie de la justice distributive, elle reste prisonnière du système capitaliste et des restrictions qu’il impose.

Une simple redistribution à l’intérieur de la forme-marchandise, de la forme-valeur et de la forme-argent ne peut éviter ni les crises, ni en finir avec la misère globale engendrée par le capitalisme. Le problème central n’est pas l’appropriation de la richesse abstraite sous la forme-argent, mais cette forme elle-même.

La critique tronquée, formulée dans les catégories mêmes du capitalisme (valeur comme principe général fondé sur le travail abstrait, forme-argent, marché anonyme comme sphère de médiation…) ne peut obtenir que des améliorations et des allègements passagers car immanents au système. Dans la crise que vit le système capitaliste, depuis les années 1980, ces conquêtes sont mises en pièces les unes après les autres.

Un nouveau concept de révolution

Voir un article sur la notion de fétichisme « Révolution » signifie changement économique fondamental. Le capitalisme est aliénation mutuelle des membres de la société qui se soumettent à un rapport aveugle entre des choses mortes, leurs propres produits, commandé par la forme-argent.

Pour dépasser ce rapport absurde, il faut une rupture avec la valeur et ses catégories (travail, marchandise, argent, marché, État). Cette transition sociale véritable suppose une administration de la production et une utilisation des ressources, en fonction de décisions conscientisées et prises d’un commun accord.

→ Lire la 2ème partie: « Valeur-Dissociation (II): La Valeur c’est le Mâle »

Gilles Sarter

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Fétichisme (II): Du Totem à la Marchandise

Fétichisme (II): Du Totem à la Marchandise

Dans un article précédant, nous avons détaillé l’analyse très générale qu’Émile Durkheim donne du fétichisme. Cette explication s’applique à tout type de religion. Mais le sociologue a aussi cherché à préciser sa forme cellulaire à l’intérieur du clan aborigène australien. Les conclusions auxquelles il parvient, permettent de comprendre pourquoi Karl Marx recourt à la catégorie du fétichisme pour critiquer la loi capitaliste de la valeur.

Naissance de l’idée religieuse

La vie des sociétés aborigènes australiennes alterne entre deux phases. La plupart du temps, le clan est dispersé en petits groupes qui vivent chacun de leur côté. En revanche, lors des corrobori, tous les membres du clan ou d’une portion de tribu se rassemblent durant plusieurs jours ou mois.

Les corrobori sont caractérisés par des moments de transport collectif, d’enthousiasme voire d’exaltation. Les cérémonies et les rituels peuvent se dérouler sur plusieurs nuits consécutives. Ils donnent lieu à des chants, des processions, des danses, des combats rituels et des relations sexuelles. Les corps des participants sont décorés, maquillés et parfois masqués. Une ambiance sonore inhabituelle est créée en entrechoquant des boomerangs et en faisant tournoyer des rhombes.

Émile Durkheim émet l’hypothèse que l’idée religieuse est née dans ces moments sociaux effervescents.

Au cours du corrobori, les individus sont conduits vers des états émotifs, dans lesquels il leur semble qu’ils deviennent des êtres nouveaux, envahis ou traversés par des forces intenses et transformatrices. Du fait de leur répétition et de leur durée, ces expériences engendrent, chez les participants, la conviction qu’il existe deux mondes. D’un côté, le monde profane et de la vie quotidienne. De l’autre, le monde sacré dans lequel ils peuvent entrer en contact avec des puissances extraordinaires.

Fonction symbolique du totem

Le totem est l’espèce animale ou végétale qui donne au clan aborigène son nom et son emblème. Le totem en tant que symbole est impliqué dans un phénomène psychologique très commun. Les sentiments qui sont éveillés chez les individus, par une chose ou un événement, se communiquent à travers les symboles qui les représentent. L’idée d’une chose (par exemple, le deuil) et l’idée de son symbole (la couleur noire) sont si bien reliées dans les consciences que le symbole suscite les mêmes sentiments et idées que la chose.

A ce titre, un symbole est d’autant plus efficace qu’il est aisément représentable, alors que la chose, elle, est difficile à se représenter.

La réalité de la société, c’est-à-dire du clan chez les Australiens, est trop complexe pour se représenter nettement. En revanche, l’animal ou la plante totémique, symbole du clan, se représente facilement dans les esprits mais aussi dans les décorations corporelles, sur les boucliers, les parois des rochers…

Les images du totem lorsqu’elles sont vues rappellent les sentiments éprouvés lors des assemblées et des cérémonies. Tout se passe comme si ces images inspiraient directement le sentiment religieux. Le totem sous ces différentes représentations forme l’élément permanent de la vie sociale. Il se transmet entre les générations, tout en constituant le point de mire central durant les cérémonies.

Les membres du clan le conçoivent comme la chose dans laquelle la force divine stationne. Les actions bienfaisantes ou redoutées semblent donc en émaner. Son culte à pour objet d’atteindre l’endroit où siège cette force pour en obtenir des bienfaits ou des bénédictions. C’est à elle tout spécialement que s’adressent les rites.

La force religieuse est la force sociale

Ce que E. Durkheim comprend du totémisme, c’est que la force religieuse n’est pas autre chose que la force collective et anonyme du clan. L’objet principal de la religion n’est pas de donner une explication de l’univers physique.

La religion est d’abord un système de représentations collectives portant sur la société et sur les rapports que les individus soutiennent avec elle.

L’expérience religieuse exprime le sentiment qu’il existe en dehors des individualités quelque chose de plus grand qu’elles et avec quoi elles communiquent. La fonction apparente du culte consiste à resserrer les liens entre les fidèles et leur dieu. En revanche, sa fonction concrète consiste à resserrer les liens qui unissent les individus à la société, puisque le totem est l’expression figurée de cette dernière.

Le fidèle ne s’abuse donc pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale plus grande que lui et dont il tient le meilleur de lui même. Cette puissance existe sous la forme de la société.

La nature du fétichisme

L’expérience religieuse ne peut atteindre un certain niveau d’intensité qu’en impliquant une forme d’exaltation psychique, que des observateurs qualifient de délire. Quant à Émile Durkheim, il précise que, si on appelle « délire » tout état dans lequel l’esprit projette des sentiments et des impressions dans les choses, alors il n’y a peut-être pas de représentations collectives qui ne soient délirantes.

Selon cette acception, les croyances religieuses ne constituent qu’un cas particulier d’une loi très générale. Et le sociologue rappelle que dans notre société un timbre poste oblitéré peut valoir une fortune. Or il est évident que cette valeur n’est aucunement impliquée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire par ses propriétés intrinsèques.

L’efficacité de la pensée sociale tient au fait qu’elle peut faire voir aux individus les choses sous le jour qui lui convient, en s’appuyant sur l’autorité collective.

Les idées qui s’objectivent, en prenant la forme d’un totem ou d’un timbre, sont fondées dans la nature de la société et non pas dans la nature des choses matérielles sur lesquelles elles se greffent .

Finalement, les objet qui servent de support à des représentations collectives sont bien peu de chose, comparés aux superstructures idéales sous lesquelles ils disparaissent. Voilà en quoi consiste ce « délire », au sens élargi, qui est à la base de tant de représentations collectives.

En conclusion, la force religieuse est le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, notamment lors des assemblées religieuses. Ce sentiment est projeté hors des consciences individuelles qui l’éprouvent et il se fixe sur un objet qui devient sacré . Il devient par là un fétiche qui peut être un totem.

Dans le cadre des sociétés capitalistes, un processus similaire est à l’œuvre lorsque la valeur est projetée sur un objet qui devient se faisant un fétiche-marchandise. Le caractère sacré ou la valeur marchande que revêt un fétiche ne sont pas impliqués dans les propriétés intrinsèques de cet objet. Ils y sont surajoutés ou superposés.

La loi de la valeur constitue donc une forme de fétichisme. Les membres des sociétés capitalistes prêtent aux marchandises une qualité imaginaire qui est la valeur (visible sous forme d’argent). Cette valeur finit par devenir un fétiche qui échappe au contrôle conscient des individus et qui règle leurs rapports sociaux, comme une loi implacable.

Gilles Sarter

-> Fétichisme (I) : Forme élémentaire de la religion

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Qu’est-ce que la Forme-Marchandise ?

Qu’est-ce que la Forme-Marchandise ?

La forme-marchandise est une notion qui désigne une forme de rapports sociaux. Cette notion tient une place centrale dans la théorie critique du capitalisme, élaborée par Moishe Postone.

Une forme spécifique de rapports sociaux

Selon Moishe Postone, les sociétés capitalistes ne doivent pas être comprises essentiellement en termes de rapports de domination et d’exploitation de classe. De sa lecture du Capital, il retire l’idée que les sociétés capitalistes sont avant tout caractérisées par une forme particulière de rapports sociaux : la forme-marchandise.

Comme tous types de rapports sociaux, la forme-marchandise s’actualise dans des pratiques sociales concrètes, pratiques de production, de vente, d’achat… Mais, elle présente aussi la particularité de devenir quasiment indépendante des êtres humains qui sont engagés dans ces pratiques.

Une forme élémentaire de rapports sociaux

Karl Marx cherche dans Le Capital à identifier la forme la plus élémentaire des rapports sociaux qui caractérise les sociétés capitalistes. Cette forme élémentaire serait la forme-marchandise.

Cette forme-marchandise est constituée par le travail et possède un double caractère. Pour le comprendre, il faut expliquer la conception marxienne du travail. Sous le mode de production capitaliste, le travail possède une double nature. Il est à la fois travail concret et travail abstrait.

Le travail concret

L’expression « travail concret » désigne le travail tel que nous le concevons de manière spontanée. C’est-à-dire comme une forme d’activité matérielle qu’elle soit physique ou intellectuelle. Par exemple, le travail concret d’un menuisier qui fabrique une table en calculant, mesurant, sciant, clouant…

Le travail concret produit une marchandise concrète : une table faite de bois, bien solide, posée sur ses quatre pieds. Cette marchandise sous sa forme concrète possède une valeur d’usage. Cette valeur est déterminée par ce qu’on peut en faire : une table on peut y poser des choses, on peut y dessiner ou y prendre ses repas…

Le travail abstrait

Le travail abstrait appartient à une catégorie de réalités tout-à-fait différentes. Le travail abstrait correspond à une pure dépense de temps de travail, sans égard pour la forme spécifique dans laquelle ce temps est dépensé. Fabriquer une table et fabriquer une paire de chaussures ne nécessitent certainement pas le même travail concret. En revanche, les deux activités peuvent chacune être ramenée à une dépense de temps de travail socialement nécessaire.

Lorsque Karl Marx évoque le temps de travail socialement nécessaire pour produire une table, il faut comprendre que le temps nécessaire n’équivaut pas seulement au temps de travail dépensé par le menuisier. Il englobe aussi le temps qui a été nécessaire à la production de tous les intrants (planches, clous, colle…), outils et machines utilisés par l’artisan.

Dans une société donnée, à un moment donné de son histoire qui correspond à un développement donné des forces de production (savoirs-faire, outils, machines…), on peut estimer le temps moyen de travail socialement nécessaire à la production de chaque type de marchandise (table, chaussure…).

La valeur abstraite

Le travail abstrait permet de déterminer la valeur abstraite d’une marchandise. Si le temps de travail socialement nécessaire à la production d’une table est de 8h et celui d’une paire de chaussures est de 4h. Alors la valeur abstraite de la table est le double de celle de la paire de chaussures : 1 table = 2 paires de chaussures.

Les catégories de valeur abstraite et de travail abstrait sont indispensables au bon fonctionnement d’une organisation sociale, fondée sur l’échange généralisé de marchandises. En effet, les valeurs d’usage des marchandises sont incommensurables. Les services que rend une table ou les usages qu’elle permet non rien de commun avec ceux qu’offrent une paire de chaussures.

Pour pouvoir échanger des tables contre des chaussures, il faut pouvoir s’appuyer sur des valeurs abstraites qui permettent de dire, par exemple, qu’une table vaut deux paires de chaussures. Les marchandises acquièrent donc une double nature. Elles existent comme des objets palpables qui ont une valeur d’usage et elles existent comme des valeurs abstraites, déterminées sur la base du travail abstrait.

Les rapports sociaux manifestes

Dans les sociétés non-capitalistes, les produits du travail sont distribués socialement par des normes traditionnelles ou par des rapports de domination qui ne sont pas déguisés. Par exemple, le serf sait qu’il doit remettre une part de sa récolte au seigneur. Cette distribution découle directement d’un rapport féodal.

Au sein d’une communauté villageoise pré-capitaliste, chaque travail concret fait immédiatement partie de la division sociale du travail, en servant à la satisfaction des besoins de l’ensemble de la communauté. Les paysans qui fauchent le blé, les bergers qui gardent les moutons, les grand-mères qui prennent soin des basses-cours ne confrontent pas leurs travaux pour déterminer leurs parts relatives de la production. Leurs travaux sont privés dans leur exécution, mais pas dans leur finalité. Ils font partie, dès le début, d’un travail social.

Dans cette communauté, personne n’a besoin d’offrir sa capacité de travail ou sa production à quelqu’un d’autre, qui pourra l’accepter ou la refuser. Le travail est distribué avant sa réalisation selon des critères qualitatifs qui obéissent aux besoins des membres de la communauté et aux nécessités de la production.

Les rapports sociaux qui déterminent la distribution des produits sont manifestes. Il n’existe pas de travail abstrait, pas de valeur abstraite, pas de marché anonyme, pas de concurrence.

La forme-marchandise

Dans les sociétés marchandes, les travaux privés ne sont pas mis en rapport directement mais indirectement, à travers l’échange de marchandises. Des paysans produisent du grain. Des éleveurs produisent de la viande. Des menuisiers produisent des tables. Chacun tente d’échanger sa production contre d’autres marchandises dont ils ont besoin.

Mais ces marchandises ne peuvent pas s’échanger, avant d’avoir été égalisées entre elles par la valeur abstraite. Toutes les activités qui sont inégales par leur nature (produire du grain, fabriquer une table) sont égalisées entre elles, par réduction à un élément tiers qui est le temps de travail abstrait. Ce temps de travail est traduit en une valeur abstraite qui est traduite en argent qui est immédiatement échangeable contre toutes les marchandises.

Le travail abstrait, la valeur abstraite, la valeur en argent existent, posés à côté de chaque marchandise concrète. Ils médiatisent une nouvelle forme d’interdépendance sociale. La marchandise sous sa double forme concrète et abstraite remplace les anciens rapports sociaux. Le travail abstrait devient le moyen par lequel les individus peuvent acquérir la production d’autrui.

Cette nouvelle forme d’interdépendance ou de rapport social qui s’instaure entre les êtres humains est la forme-marchandise des rapports sociaux.

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et Une NuitsSelon Moishe Postone, le résultat de cette transformation est qu’une nouvelle forme de domination sociale s’impose aux êtres humains. Elle s’exprime sous la forme d’impératifs et de contraintes rationalisées de plus en plus impersonnels, liés à la mesure temporelle de la valeur.

Par exemple, si le niveau de productivité général augmente alors la production de marchandises concrètes augmente. Mais comme le temps socialement nécessaire à la production de chaque unité de marchandise diminue, la valeur abstraite de cette dernière diminue aussi. Le résultat est que la production générale de valeur finit par retomber à son niveau initial, créant ainsi une sorte de moulin de discipline pour l’ensemble de la société.

Gilles Sarter

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Rapports de Production: Parenté et Politique

Rapports de Production: Parenté et Politique

Les rapports de production sont parmi les rapports entre êtres humains ceux qui déterminent l’organisation de leurs activités économiques : l’accès aux ressources et le contrôle des moyens de production ; la distribution de la force de travail entre les divers procès de travail et l’organisation de leur déroulement ; la circulation et la distribution des produits du travail.

Karl Marx précise que seuls les rapports sociaux de production forment, au sens strict, la structure économique d’une société (Introduction à la Contribution à la Critique de l’Économie Politique).

Une vision ethnocentriste de l’économie nous pousse à rechercher, dans toutes les sociétés, l’existence d’institutions et de rapports de production séparés et distincts des autres rapports sociaux, comme cela est le cas dans la société capitaliste occidentale.

L’anthropologie montre que cette séparation constitue plutôt une exception dans l’histoire de l’humanité. Souvent, les rapports religieux, les rapports de parenté ou encore les rapports politiques fonctionnent, en même temps, comme des rapports de production.

Rapports de production et rapports de parenté

Les anciennes sociétés aborigènes d’Australie vivaient de la chasse, de la cueillette et parfois de la pêche. La plupart étaient divisées en groupes de parenté qui échangeaient entre eux des épouses, toujours dans les mêmes directions, ce qui engendrait des divisions sociales en sections et sous-sections.

Ces divisions sociales servaient de cadre aux pratiques rituelles et à l’exercice de l’autorité. Tous deux étaient placés entre les mains des hommes âgés, mariés à plusieurs épouses et donc alliés à plusieurs groupes de parenté.

Ces rapports de parenté fonctionnaient en même temps comme rapport de production. En effet, ils servaient de justification à l’appropriation des territoires et de leurs ressources naturelles.

Chaque groupe de parenté héritait de ses ancêtres le « droit » d’en user. Mais, ces droits n’étaient pas exclusifs, d’autres groupes pouvaient en profiter.

Concrètement, les sections familiales étaient constituées de bandes nomades qui se déplaçaient sur l’ensemble des territoires. Si l’exploitation des ressources naturelles se faisait habituellement sur le territoire de la section patrilinéaire à laquelle appartenait la bande, elle pouvait aussi avoir lieu sur les territoires de sections alliées.

Sur le même thème voir l’article « Pastoralisme et Capital Symbolique« 

Finalement, les rapports de parenté et d’alliance formaient le cadre de l’appropriation abstraite (propriété) et concrète (chasse, cueillette) de la nature. Ils constituaient la base de l’organisation sociale des procès d’exploitation des ressources et de leur partage. A ce titre, on peut dire qu’ils assumaient les fonctions qui définissent les rapports de production.

Rapports politiques et rapports de production

Dans l’Athènes du Vème siècle, ce sont les rapports politiques qui sont des rapports de production. C’est par la filiation qu’on y est citoyen. Seuls les citoyens peuvent détenir une portion du territoire de la cité. La Cité-État est formée par la communauté des citoyens.

Le citoyen qui est propriétaire terrien a accès à toutes les magistratures et à toutes les responsabilités politiques. Il peut porter les armes. Il a le devoir de défendre le sol de la patrie. Il peut bénéficier de la protection des dieux de la Cité et participer à leur culte. Le citoyen qui n’est pas propriétaire n’a pas accès à toutes les magistratures et toutes les prêtrises.

Lire aussi « Qu’est-ce qu’une société politico-religieuse? »

Les métèques, hommes libres non-citoyens résidant à Athènes sont exclus de toutes les charges et de l’accès à la propriété foncière. Il en résulte une première division du travail. Leurs échoient les activités artisanales, marchandes, bancaires. L’agriculture leur est fermée.

Citoyens et métèques pouvaient se faire remplacer dans leurs activités par des esclaves qui pouvaient ainsi s’enrichir et s’affranchir. L’esclavage pesa un poids de plus en plus lourd dans l’économie et devint un facteur essentiel de l’accumulation de richesses, accroissant ainsi les inégalités entre citoyens.

Finalement, l’appartenance personnelle à la Cité-État jouait à Athènes comme la condition d’appropriation de la terre. Et il en découlait que les différentes activités économiques étaient hiérarchisées en fonction du statut de ceux qui pouvaient les exercer (citoyens, métèques, esclaves).

Rapports de production et Communisme

Dans la société athénienne, le but premier de la production n’était pas l’accumulation de richesses mais la conservation des statuts et des hiérarchies sociales, c’est-à-dire la reproduction de la structure sociale. Nous pouvons comparer cette situation dans laquelle l’appartenance à une communauté est le point de départ des rapports économiques à ce que serait une société communiste.

Dans une société communiste, par différents mécanismes, l’ensemble de la population serait considérée comme propriétaire des moyens de production et des produits. Les rapports économiques y seraient donc, comme à Athènes, des rapports politiques. Mais dans son principe, la fusion communiste entre le politique et l’économie serait tout à fait différente de celle prévalant à Athènes.

En effet, la communauté communiste ne serait pas le point de départ des rapports économiques mais son point d’arrivée.

Chez les Grecs anciens, la fusion entre la politique et l’économie reposait sur la domination d’une minorité de citoyens sur le reste de la société. En revanche, l’accomplissement du communisme suppose l’abolition des rapports d’exploitation et des hiérarchies sociales.

Selon l’hypothèse marxienne, cet accomplissement nécessite l’essor des moyens de production (intellectuels et matériels) de sorte qu’ils soient mis à la disposition de chacun, par l’intermédiaire de tous.

Hiérarchies de fonctions et d’institutions

Dans les sociétés capitalistes industrielles, les fonctions économiques, politiques et familiales correspondent à des institutions différentes (entreprises, institutions étatiques, familles…). Dans la plupart des sociétés humaines connues, les institutions familiales, politiques ou religieuses assurent aussi des fonctions économiques. A ce titre, notre forme de société constitue donc une exception et non la règle.

L’étude des sociétés aborigènes d’Australie et de la Cité-État athénienne montre qu’il ne faut pas confondre hiérarchie des fonctions et hiérarchie des institutions. Ce n’est pas parce que dans une société donnée, la parenté ou la politique jouent un rôle dominant que l’économie y tient un rôle secondaire.

A l’inverse, selon une hypothèse formulée par Maurice Godelier, dans L’idée et le Matériel, si la parenté ou la politique y sont dominantes, c’est parce qu’elles fonctionnent en même temps comme rapport de production.

Cette hypothèse peut être mise en relation avec l’idée de Karl Marx selon laquelle le rôle des structures économiques est déterminant dans le fonctionnement et l’évolution des sociétés.

Gilles Sarter

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