photo de dieux romains symbolisant le fétichisme

Fétichisme (II): Du Totem à la Marchandise

Dans un article précédant, nous avons détaillé l’analyse très générale qu’Émile Durkheim donne du fétichisme. Cette explication s’applique à tout type de religion. Mais le sociologue a aussi cherché à préciser sa forme cellulaire à l’intérieur du clan aborigène australien. Les conclusions auxquelles il parvient, permettent de comprendre pourquoi Karl Marx recourt à la catégorie du fétichisme pour critiquer la loi capitaliste de la valeur.

Naissance de l’idée religieuse

La vie des sociétés aborigènes australiennes alterne entre deux phases. La plupart du temps, le clan est dispersé en petits groupes qui vivent chacun de leur côté. En revanche, lors des corrobori, tous les membres du clan ou d’une portion de tribu se rassemblent durant plusieurs jours ou mois.

Les corrobori sont caractérisés par des moments de transport collectif, d’enthousiasme voire d’exaltation. Les cérémonies et les rituels peuvent se dérouler sur plusieurs nuits consécutives. Ils donnent lieu à des chants, des processions, des danses, des combats rituels et des relations sexuelles. Les corps des participants sont décorés, maquillés et parfois masqués. Une ambiance sonore inhabituelle est créée en entrechoquant des boomerangs et en faisant tournoyer des rhombes.

Émile Durkheim émet l’hypothèse que l’idée religieuse est née dans ces moments sociaux effervescents.

Au cours du corrobori, les individus sont conduits vers des états émotifs, dans lesquels il leur semble qu’ils deviennent des êtres nouveaux, envahis ou traversés par des forces intenses et transformatrices. Du fait de leur répétition et de leur durée, ces expériences engendrent, chez les participants, la conviction qu’il existe deux mondes. D’un côté, le monde profane et de la vie quotidienne. De l’autre, le monde sacré dans lequel ils peuvent entrer en contact avec des puissances extraordinaires.

Fonction symbolique du totem

Le totem est l’espèce animale ou végétale qui donne au clan aborigène son nom et son emblème. Le totem en tant que symbole est impliqué dans un phénomène psychologique très commun. Les sentiments qui sont éveillés chez les individus, par une chose ou un événement, se communiquent à travers les symboles qui les représentent. L’idée d’une chose (par exemple, le deuil) et l’idée de son symbole (la couleur noire) sont si bien reliées dans les consciences que le symbole suscite les mêmes sentiments et idées que la chose.

A ce titre, un symbole est d’autant plus efficace qu’il est aisément représentable, alors que la chose, elle, est difficile à se représenter.

La réalité de la société, c’est-à-dire du clan chez les Australiens, est trop complexe pour se représenter nettement. En revanche, l’animal ou la plante totémique, symbole du clan, se représente facilement dans les esprits mais aussi dans les décorations corporelles, sur les boucliers, les parois des rochers…

Les images du totem lorsqu’elles sont vues rappellent les sentiments éprouvés lors des assemblées et des cérémonies. Tout se passe comme si ces images inspiraient directement le sentiment religieux. Le totem sous ces différentes représentations forme l’élément permanent de la vie sociale. Il se transmet entre les générations, tout en constituant le point de mire central durant les cérémonies.

Les membres du clan le conçoivent comme la chose dans laquelle la force divine stationne. Les actions bienfaisantes ou redoutées semblent donc en émaner. Son culte à pour objet d’atteindre l’endroit où siège cette force pour en obtenir des bienfaits ou des bénédictions. C’est à elle tout spécialement que s’adressent les rites.

La force religieuse est la force sociale

Ce que E. Durkheim comprend du totémisme, c’est que la force religieuse n’est pas autre chose que la force collective et anonyme du clan. L’objet principal de la religion n’est pas de donner une explication de l’univers physique.

La religion est d’abord un système de représentations collectives portant sur la société et sur les rapports que les individus soutiennent avec elle.

L’expérience religieuse exprime le sentiment qu’il existe en dehors des individualités quelque chose de plus grand qu’elles et avec quoi elles communiquent. La fonction apparente du culte consiste à resserrer les liens entre les fidèles et leur dieu. En revanche, sa fonction concrète consiste à resserrer les liens qui unissent les individus à la société, puisque le totem est l’expression figurée de cette dernière.

Le fidèle ne s’abuse donc pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale plus grande que lui et dont il tient le meilleur de lui même. Cette puissance existe sous la forme de la société.

La nature du fétichisme

L’expérience religieuse ne peut atteindre un certain niveau d’intensité qu’en impliquant une forme d’exaltation psychique, que des observateurs qualifient de délire. Quant à Émile Durkheim, il précise que, si on appelle « délire » tout état dans lequel l’esprit projette des sentiments et des impressions dans les choses, alors il n’y a peut-être pas de représentations collectives qui ne soient délirantes.

Selon cette acception, les croyances religieuses ne constituent qu’un cas particulier d’une loi très générale. Et le sociologue rappelle que dans notre société un timbre poste oblitéré peut valoir une fortune. Or il est évident que cette valeur n’est aucunement impliquée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire par ses propriétés intrinsèques.

L’efficacité de la pensée sociale tient au fait qu’elle peut faire voir aux individus les choses sous le jour qui lui convient, en s’appuyant sur l’autorité collective.

Les idées qui s’objectivent, en prenant la forme d’un totem ou d’un timbre, sont fondées dans la nature de la société et non pas dans la nature des choses matérielles sur lesquelles elles se greffent .

Finalement, les objet qui servent de support à des représentations collectives sont bien peu de chose, comparés aux superstructures idéales sous lesquelles ils disparaissent. Voilà en quoi consiste ce « délire », au sens élargi, qui est à la base de tant de représentations collectives.

En conclusion, la force religieuse est le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, notamment lors des assemblées religieuses. Ce sentiment est projeté hors des consciences individuelles qui l’éprouvent et il se fixe sur un objet qui devient sacré . Il devient par là un fétiche qui peut être un totem.

Dans le cadre des sociétés capitalistes, un processus similaire est à l’œuvre lorsque la valeur est projetée sur un objet qui devient se faisant un fétiche-marchandise. Le caractère sacré ou la valeur marchande que revêt un fétiche ne sont pas impliqués dans les propriétés intrinsèques de cet objet. Ils y sont surajoutés ou superposés.

La loi de la valeur constitue donc une forme de fétichisme. Les membres des sociétés capitalistes prêtent aux marchandises une qualité imaginaire qui est la valeur (visible sous forme d’argent). Cette valeur finit par devenir un fétiche qui échappe au contrôle conscient des individus et qui règle leurs rapports sociaux, comme une loi implacable.

Gilles Sarter

-> Fétichisme (I) : Forme élémentaire de la religion

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