Dans La formation de la classe ouvrière (1963), Edward P. Thompson décrit l’émergence de la classe ouvrière (working class) anglaise, durant la période 1780-1832. Sa démarche est considérée comme le point de départ d’une histoire sociale « par le bas » mais aussi des subaltern studies.
E.P. Thompson élabore une théorie de la formation des classes sociales qui met l’accent sur les liens que les individus tissent entre eux, dans le cadre de leur vie quotidienne.
L’historien ne nie pas l’influence des rapports de production sur la formation des classes sociales. Mais il leur dénie le rôle de facteur suffisant. Contrairement à une critique répandue, ce point de vue n’est pas opposé à celui de la sociologie marxiste.
Cette tradition sociologique distingue, en effet, entre « position de classe sociale » et « classe sociale ». Les rapports de production déterminent des positions de classe.
Dans un rapport d’exploitation, les individus impliqués occupent soit la position d’exploiteur, soit la position d’exploité. La notion de classe sociale, en revanche, implique que des individus occupant une position identique partagent aussi une « conscience de classe ». Cette conscience identitaire englobe la reconnaissance d’intérêts communs. Elle comprend aussi l’identification de classes dont les intérêts divergent de ceux de sa propre classe.
Les travaux de E.P. Thompson montrent que la classe ouvrière anglaise (working class) a été partie prenante de sa propre formation. Sur ce plan, ils n’entrent donc pas en contradiction avec la théorie marxiste. Il faut préciser, en outre, que l’historien réfute une définition strictement « subjectivante » ou « psychologisante » de la classe ouvrière.
Une classe n’existe pas seulement du fait du sentiment d’appartenance à un groupe.
Les membres de la classe ouvrière anglaise n’ont pas pris conscience de son existence après sa formation. Naissance et formation sont un seul et même phénomène. La position des individus dans la structure sociale tient un rôle central. Mais c’est le fait qu’ils vivent une expérience collective, formée d’actions, de valeurs, de traditions, d’utopies, de discours partagés qui est déterminant.
Ainsi la classe ouvrière naissante est constituée d’individus appartenant à des groupes sociaux différents : artisans urbains, ouvriers de l’industrie, employés de bureau… Ces individus partagent le fait d’occuper les positions d’exploités ou de dominés, dans les rapports sociaux. Mais c’est l’appropriation de trois grandes catégories de traditions et leur actualisation dans des actions concrètes qui permettent la formation de la classe ouvrière proprement dite.
Ces trois grandes traditions sont la revendication d’une égalité radicale issue de la politique des droits de l’homme, la projection vers un avenir utopique d’une société juste (puisée dans le millénarisme religieux) et l’usage rebelle de traditions économiques villageoises (partage de communs, solidarité…). Ces revendications s’actualisent concrètement dans la formation de clubs, d’associations culturelles, de partis et de syndicats ou encore sous la forme d’actions collectives comme des manifestations, des grèves, émeutes…
Pour E.P. Thompson, les classes ne peuvent avoir d’existence que sous la forme de processus historiques.
Elles se donnent à voir du fait d’expériences et de luttes qui sont partagées par des individus. Il en résulte que l’évocation de l’unicité d’une classe sociale doit s’effectuer avec un maximum de précisions spatiales et temporelles.
En gardant cette recommandation méthodologique à l’esprit, il devient difficile de parler des classes sociales en général. Par exemple, il est périlleux d’évoquer une classe ouvrière « universelle ». Comme les classes relèvent de contextes de formation spécifiques, elles sont toujours singulières. Le cas échéant, il est donc possible de parler de la classe ouvrière anglaise de la fin du 19è siècle ou de la classe ouvrière française de l’Entre-deux-Guerres…
Toutefois comme les classes sociales sont toujours en partie déterminées par les rapports de production, l’observateur peut essayer de mettre au jour des caractéristiques communes ou des expériences similaires, issues de contextes différents.
Ainsi, la notion de relation tient une place centrale dans la constitution des classes sociales.
Ces dernières n’apparaissent pas séparément les unes des autres pour ensuite entrer en des rapports d’opposition. A l’inverse, étant donné que les rapports sociaux jouent un rôle déterminant dans leur formation, elles se constituent dès le départ, en relation les unes avec les autres.
La classe ouvrière anglaise s’élabore au 19è siècle, dans le conflit qui l’oppose à la bourgeoisie marchande et proto-industrielle ainsi qu’à l’aristocratie terrienne. Les classes se construisent en se référant en permanence les unes aux autres. Elles dénoncent leurs agissements respectifs et se combattent sur le terrain des valeurs et du droit (solidarité contre individualisme possessif, égalité politique contre élitisme censitaire…)
Les classes sociales naissent partout et en toute époque de la même manière, mais jamais de façon identique.
Des individus vivent des expériences similaires, déterminées par leur position dans les rapports de production. Ces individus reconnaissent la nature commune de certaines de leurs expériences et de leurs intérêts. Ils traduisent ces derniers en termes culturels, sous la forme de valeurs, d’idées, de traditions. Ils les actualisent sous la forme d’institutions et de pratiques collectives. Ces différents niveaux d’élaboration s’effectuent dans l’opposition à d’autres individus dont les intérêts et les pratiques diffèrent des leurs.
© Gilles Sarter