Le point de départ de la réflexion sur la valeur-dissociation est le constat du caractère incomplet de la critique de la valeur. Nous avons vu dans un article précédent que la critique de la valeur se concentre sur la « valeur » et le « travail abstrait », comme rapports centraux de la société capitaliste marchande.
Depuis les années 1990, Roswitha Scholz développe la thèse selon laquelle la centralité de la valeur, dans le système capitaliste, est nécessairement accompagnée d’une « dissociation » des activités de reproduction de la force de travail et donc du « féminin » qui est traditionnellement associé à ces activités.
Le caractère incomplet de la critique de la valeur
Le problème de la « critique de la valeur » c’est qu’elle laisse complètement de côté le rapport entre les sexes. Seule la «valeur » et avec elle le « travail abstrait », notions sexuellement neutres, sont théorisés et critiqués.
Lire l’article Valeur-Dissociation (I) : Critique de la valeur
Cette critique ignore le fait que, dans le système de la production marchande, il faut aussi pourvoir à la reproduction ou à la régénération de la force de travail : remplir les tâches domestiques, élever des enfants, soigner les personnes faibles et malades, réconforter les « travailleurs »…
L’exécution de ces activités nécessaires incombe habituellement aux femmes, même si elles exercent un travail salarié. Des professionnels ne peuvent pas les assurer ou alors seulement en partie. Quant aux sentiments, qualités subjectives ou attitudes (sensualité, émotivité, sollicitude…) qui y sont attachés, ils sont aussi considérés comme féminins.
Or, dans les sociétés capitalistes, il se trouve que l’ensemble de ces activités et de ces qualités n’entrent pas dans les catégories de la valeur et du travail abstrait. Elles sont dissociées de la valeur.
La valeur-dissociation comme rapport social
Nous entrevoyons donc le paradoxe suivant. Les activités et les caractéristiques psycho-culturelles dites « féminines » se trouvent en dehors de la valeur, tout en en formant la condition préalable. En effet, il est évident qu’en l’absence de régénération de la force de travail, le mouvement de la valeur est impossible.
Les activités et les qualités subjectives qui sont dissociées de la valeur ne constituent pas un simple « sous-système » du capitalisme, comme par exemple, le commerce extérieur, le système juridique, voire la politique. Au contraire, elles forment une part essentielle et constitutive du rapport social capitaliste global.
Entre la valeur et la dissociation, il n’y a pas un « rapport de dérivation ». D’un point de vue historique-logique, elles sont fondamentalement cooriginaires. Nous ne pouvons pas dire que l’une a engendré l’autre. Chacune est la condition préalable à la constitution de l’autre. Il faut donc les comprendre à un même niveau d’abstraction.
Mais, la théorie androcentrique de l’économie politique ainsi que sa critique, quand elle se limite à la critique de la valeur, ne peuvent pas tenir compte de la « dissociation » dans leurs analyses. En effet, elles doivent «expulser» comme «a-logique» et «a-conceptuel» tout ce qui n’est pas compatible avec la forme-marchandise. Par conséquent, le dissocié féminin qui se trouve être l’autre de la forme-marchandise représente l’ « informe », ce qui n’a pas de forme dans l’économie bourgeoise et dans la théorie critique de la valeur.
Le capitalisme patriarcal
La valeur-dissociation doit aussi être saisie comme un comportement socio-psychique spécifique. Certaines propriétés (sensualité, émotivité, faiblesse de caractère…) sont dissociées du sujet masculin et projetées sur la femme.
Roswitha Scholz, Le sexe du capitalisme. Masculinité et féminité comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Éditions Crise & Critique
En revanche, l’homme en tant que sujet socialement déterminant incarne la volonté de s’imposer dans la concurrence, l’intellect comme forme de réflexion capitaliste, la force de caractère dans l’adaptation aux exigences économiques… Le mécanicien de précision discipliné de l’usine fordiste représente encore largement et souvent inconsciemment, le prototype de ce sujet.
Les attributions qui sont genrées, féminines ou masculines, caractérisent l’ordre symbolique du capitalisme patriarcal. C’est à leur niveau que le patriarcat capitaliste apparaît comme une totalité sociale qui cumule des aspects culturels-symboliques et socio-psychologiques.
L’évolution historique de la valeur-dissociation
La valeur-dissociation est un rapport social fondamental, ce n’est pas une structure figée, mais un processus. Ainsi la « sensibilité » dont il est question dans le contexte de la « dissociation » s’est construite historiquement.
Les activités féminines accomplies en vue de la reproduction (préparation des biens de consommation, amour, soins apportés aux personnes malades et faibles, affection…) ne sont apparues, sous cette forme, qu’au 18ème siècle avec la différenciation entre un secteur du travail salarié capitaliste et un secteur privé de la reproduction domestique.
Ce rapport entre les sexes atteint son plein développement dans la modernité marchande et plus particulièrement à l’époque du fordisme triomphant. Et même, si le discours dominant aime à parler d’ « égalité des sexes », il saute aux yeux que la domination masculine n’a pas fondamentalement disparu.
Dans la sphère privée, les femmes continuent à assumer les tâches domestiques et éducatives, plus que les hommes. Dans la sphère du travail, leurs salaires sont inférieurs et leurs perspectives de carrière plus limitées. Quant au domaine de la sexualité, il reste largement conditionné, par la recherche de la satisfaction des pulsions masculines.
Mais, à l’époque postmoderne, la dissociation est aussi diffractée ou inversée dans de nombreuses pratiques ou comportements sociaux, que ce soit, dans la vie de la carriériste et la vie de l’homme au foyer, dans le sport féminin et le strip-tease masculin, dans les mariages homosexuels féminins et masculins, dans les spectacles de travestis, prisés par les médias…
L’émancipation par l’abolition de la valeur
Finalement, les évaluations optimistes qui, depuis le milieu des années 1980, croyaient que l’émancipation de la femme était pratiquement réalisée et qui continuent de le prétendre sont très peu réalistes.
À cet optimisme, la critique de la valeur-dissociation oppose que l’émancipation des femmes comme des hommes passe par l’abolition de la valeur, de la forme-marchandise, de l’économie de marché, du travail abstrait et de la dissociation. Cette perspective passe à la fois par les niveaux matériel et idéel.
Gilles Sarter
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