Contre-Pouvoir dans la Délibération Participative

Le développement d’institutions de gouvernance fondées sur la délibération et la participation des citoyens pourrait constituer une avancée sur le plan de la démocratie et de la justice politique. Archong Fung et Erik Olin Wright élèvent cependant une mise en garde.

Les acteurs qui sont dominants dans le système politique et économique actuel pourront confisquer le pouvoir ou exercer leur domination, même au sein d’institutions de délibération participative. Aussi, en l’absence de contre-pouvoir, ces structures risquent de ne pas engendrer les bénéfices démocratiques qui sont attendus d’elles.

Configuration des institutions politiques

Les mécanismes décisionnels et les processus de gouvernance constituent deux aspects particulièrement importants de la configuration des institutions politiques.

Voir aussi l’article: « Participation et Délibération: Quels dispositifs?« La prise de décision peut être agonistique (conflictuelle) ou délibérative. Dans le conflit, des groupes d’intérêts cherchent à obtenir des instances décisionnelles qu’elles prennent des décisions à leur avantage. Pour ce faire, ils alternent l’usage de la pression et de la négociation. Dans la délibération, les problèmes sont résolus en faisant appel aux normes et aux intérêts communs à toutes les parties prenantes.

Quant au processus de gouvernance, il est soit vertical et hiérarchique, soit participatif. Dans la situation de verticalité, les décisions sont prises au sommet et imposées aux niveaux inférieurs. Dans la participation, les prises de décisions et leur mise en application reposent sur l’implication directe des acteurs concernés, souvent à l’échelon local et décentralisé.

Critique de la gouvernance agonistique et verticale

Le modèle de gouvernance qui domine dans les sociétés capitalistes est agonistique et vertical. Les critiques théoriques et empiriques de ce modèle sont de trois ordres au moins. D’abord, il accentue les divergences entre les groupes concernés. Il engendre un degré excessif de conflictualité en minimisant les intérêts communs et les convergences possibles.

Ensuite, l’excès de conflictualité affaiblit la légitimité du processus de construction des lois ou des règles collectives. Ces règles apparaissent, en effet, comme « taillées sur mesure » pour les acteurs qui ont su imposer leur point de vue. Dans une telle configuration, ce sont toujours des intérêts particuliers qui dominent les autres.

Enfin, la gouvernance verticale est critiquée parce que les décideurs sont généralement éloignés de ceux à qui s’appliquent leurs décisions. Les informations dont ils disposent ne sont pas toujours pertinentes. Les rétroactions avec le terrain sont trop longues. Les règles imposées sont rigides. Elles tiennent peu compte des différenciations locales et des évolutions dans le temps.

Les tenants de la gouvernance participative et délibérative pensent que sa mise en œuvre permettrait de dépasser ces limites. Parmi les avantages qu’ils évoquent, on peut citer l’inclusion des citoyens dans les processus de gouvernance donc une plus grande équité, mais aussi une action publique plus efficace et plus subtile, la promotion de l’éducation civique et une plus forte légitimité des règles collectives.

Domination dans les processus participatifs et délibératifs

A. Fung et E.O. Wright soulignent toutefois que les structures participatives et délibératives ne sont pas à l’abri de phénomènes de captation de pouvoir ou de domination. Ces phénomènes peuvent se développer à différents moments et selon différentes modalités.

Par exemple, au moment de l’établissement d’une gouvernance participative et délibérative, dans un secteur d’activité donné ou sur un territoire donné, les acteurs dominants (grandes entreprises, établissements financiers, administrations étatiques…) peuvent favoriser leurs propres intérêts, en imposant les règles de la délibération, en prédéterminant les questions ou les sujets ouverts à la délibération, en choisissant l’éventail des participants… Parfois, le dispositif de délibération peut se trouver réduit à un simple rôle consultatif.

Même lorsque les règles de la délibération-participation sont équitables, les groupes d’intérêts les plus puissants ont plus de facilités à faire prévaloir leur point de vue. Les grandes entreprises, les lobbies, les administrations étatiques disposent de ressources qui leur permettent de défendre leurs intérêts et d’avoir une marge de manœuvre plus importante que les simples citoyens.

Un risque majeur pour les citoyens ordinaires concerne la réduction possible des compétences de l’État et une dérégulation-déréglementation au profit des dominants. Prenons l’exemple de la mise en place d’un programme de réduction des pollutions, à travers une structure participative qui inclurait des industriels et des riverains. Si les citoyens ne sont pas constitués en associations suffisamment aptes à se défendre, le résultat des délibérations risque de se traduire par une abdication des contrôles politiques centraux et un laisser-faire au profit des pollueurs. Bien sûr une telle évolution ne constitue un risque que dans l’hypothèse où les politiques gouvernementales ne sont pas déjà alignées sur les intérêts des grands groupes industriels.

Notion de contre-pouvoir

A. Fung et E.O. Wright qui examinent les conditions sociales et politiques susceptibles de limiter ces tendances utilisent la notion de contre-pouvoir.

Le contre-pouvoir désigne, chez eux, les institutions collectives capables de neutraliser le pouvoir des acteurs sociaux qui sont normalement dominants. Les formes de contre-pouvoir qui nous sont familières exercent plutôt leur influence dans le cadre de la gouvernance agonistique et verticale. Il s’agit de toutes les associations de citoyens, syndicats de travailleurs, mouvements sociaux, croisades juridiques qui réussissent à mettre en échec les acteurs qui jouissent habituellement d’un accès privilégié aux instances décisionnelles.

On pensera à toutes les luttes menées contre les administrations d’État et les grands groupes industriels ou financiers, sur les terrains du travail, de l’écologie, du féminisme, de l’anti-racisme, de la protection des consommateurs et des usagers…

A. Fung et EO Wright, Le contre-pouvoir dans la démocratie participative et délibérative, dans Gestion de proximité et démocratie participative, M.H. Bacqué et al., La Découverte, 2005La thèse de A. Fung et E.O. Wright est que si une gouvernance participative et délibérative n’est pas elle-aussi accompagnée par un contre-pouvoir, elle court le risque de connaître le même travers que la gouvernance conflictuelle. Certains intérêts finiront par succomber à la domination d’intérêts plus puissants.

Dès lors la question qui se pose est celle de la forme que prendra le contre-pouvoir dans le nouveau processus de gouvernance. Pour les deux auteurs, les contre-pouvoir forts, en contexte agonistique et vertical, ne sont pas adaptés à la délibération-participation.

Problèmes du redéploiement du contre-pouvoir conflictuel

En premier lieu, les sociologues soulignent que les grandes associations nationales ou internationales (sur les questions d’environnement, de droits civiques, du féminisme…) ou les grands syndicats de travailleurs pourraient s’opposer à des évolutions institutionnelles allant vers la gouvernance participative. En effet, pour ces organisations le conflit reste un marqueur identitaire fort. A entrer dans des processus inclusifs et coopératifs, elles risquent de perdre leur position de défenseur d’une cause.

Dans l’hypothèse de son redéploiement, le contre-pouvoir agonistique se heurterait aussi à un problème d’échelle. Les grandes associations sont organisées pour exercer leur influence aux points centraux de la prise de décision. Elles cherchent à influencer la formulation de la législation et des politiques publiques. En revanche, les contre-pouvoirs délibératifs sont généralement appelés à opérer à des niveaux extrêmement localisés, dans un quartier, une commune, un territoire rural… Une telle intervention implique des compétences spécifiques.

L’objectif des contre-pouvoirs agonistiques est de peser sur les décideurs (élus, fonctionnaires, ministres, grands investisseurs et industriels…). Leurs compétences découlent de cet objectif. Elles se rapportent soit à l’élaboration de stratégies de communication, de diffusion d’informations, de persuasion ciblée, soit à la mobilisation de masse. Par contre, les compétences nécessaires dans le cadre de la délibération-participation concernent la résolution de problèmes et la mise en œuvre de projets. Elles englobent une dose d’expertise technique, la connaissance fine de la situation locale, des capacités d’analyse et de dialogue avec les acteurs locaux.

Enfin, A. Fung et E.O. Wright pensent qu’une difficulté majeure, pour le redéploiement des contre-pouvoirs agonistiques, concerne la manière dont ils construisent leurs cadres d’interprétation ou de compréhension du monde. En effet, c’est en constituant ces interprétations qu’ils réussissent à susciter des actions collectives. Dans les organisations agonistiques, les interprétations du monde social reposent sur la dénonciation d’inégalités et de préjudices qui constituent autant de raisons d’agir. Ces interprétations peuvent être accompagnées de l’attribution de culpabilités dépourvues d’ambiguïté (« agriculteurs pollueurs »…) ou décrire des oppositions manichéennes (cyclistes contre automobilistes…).

La délibération participative exige, quant à elle, d’adopter des positions et des analyses moins tranchées. Souvent, le bon fonctionnement de ces institutions repose sur une coopération intense et durable, entre des acteurs dont certains objectifs spécifiques peuvent diverger.

Quelles sont donc les sources à partir desquelles pourraient jaillir des contre-pouvoirs délibératifs?

Sources du contre-pouvoir délibératif

Malgré les limites et contraintes qui viennent d’être évoquées, il n’est pas impossible que des contre-pouvoirs délibératifs émergent à partir de transformations des contre-pouvoir agonistiques. En effet, les grands syndicats de travailleurs, d’étudiants, de parents d’élèves ou les grandes associations nationales de tous ordres disposent souvent de solides sections locales. Les instances centrales pourraient leur donner suffisamment d’autonomie, tout en agissant pour renforcer leur marge de manœuvre au niveau local (appui logistique, expertise scientifique, juridique…).

Des contre-pouvoirs délibératifs et participatifs peuvent aussi émerger à partir de groupes agonistiques locaux. Ce sont des associations de quartier et de villages ou des associations thématiques qui ont pris l’initiative de se saisir de sujets ou de projets au niveau local. Ces structures devraient éprouver une plus grande facilité pour passer d’un cadre agonistique à un cadre délibératif. Souvent, elles ont déjà engagé des dialogues avec les autres acteurs de leur secteur d’intervention. Elles sont déjà organisées pour résoudre des problème de manière décentralisée. Elles connaissent les spécificités locales et sont habituées à trouver des compromis constructifs, en mettant l’accent sur des valeurs communes.

Enfin, la création de contre-pouvoirs délibératifs peut être favorisée par l’initiative d’élus et de partis politiques qui s’engagent pour la démocratisation des institutions verticales et l’accroissement de la participation citoyenne. Par exemple, des partis de gauche qui ont accédé au pouvoir à Porto Alegre (Brésil) et dans l’État du Kérala (Inde) ont mis en place des budgets participatifs. Ce faisant, ils ont encouragé la constitution de groupes de bénéficiaires de ces politiques.

Militer et s’organiser

Les limites des processus de gouvernance verticaux et conflictuels sont reconnues. Les attendus démocratiques des institutions délibératives et participatives sont forts.

Il serait toutefois naïf de penser que les bénéfices espérés pour les citoyens ordinaires puissent se manifester, sans que ces derniers soient suffisamment organisés et dotés en ressources. En l’absence de contre-pouvoir, les acteurs dominants habituels continueront à exercer leur domination, dans le cadre de la délibération participative.

On peut dire que l’analyse de A. Fung et E.O. Wright rejoint ici celle de Murray Bookchin. En effet, le penseur du municipalisme libertaire explique que l’instauration de la démocratie directe dans un quartier, un village ou une ville passe d’abord et obligatoirement par la constitution d’une association locale.

Lire un article sur le municipalisme libertaireCette association prend en charge des projets d’amélioration de la vie quotidienne de la population et l’organisation d’assemblées citoyennes. Une fois que cette association a suffisamment éduqué ses concitoyens à la démocratie délibérative et participative, elle peut se présenter aux élections municipales et tenter si elle les remporte d’appliquer ce mode de gouvernance.

Les tenants de la démocratie délibérative et participative doivent donc, dans le même temps, militer pour la réforme des institutions décisionnelles et s’organiser pour être en mesure de constituer des contre-pouvoirs délibératifs le moment venu.

© Gilles Sarter

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