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Max Weber Sociologie du capitalisme Sociologie compréhensive Rationalité instrumentale Bureaucratie

Bureaucratie, domination légale et démocratie

Bureaucratie, domination légale et démocratie

L’étude de la bureaucratie est une pièce centrale de l’œuvre de Max Weber. Dans la conception wébérienne, le type idéal de la bureaucratie et son articulation à la domination légale et à la démocratie de masse permet de mieux cerner un certain nombre de caractéristiques des sociétés modernes.

Domination légale et rationalité formelle

Max Weber associe l’étude des formes d’administration à celle des formes de domination. Un type d’administration est abordé à partir du type de domination auquel il est intrinsèquement lié. « Toute domination se manifeste et fonctionne comme administration. Toute administration a besoin d’une forme quelconque de domination. » Le type idéal de la bureaucratie est la forme d’administration adaptée à l’exercice de la domination légale. C’est donc par référence à celle-ci qu’il se comprend.

Par ailleurs, l’étude de la bureaucratie trouve sa place dans la réflexion de Max Weber sur la modernité. Elle est menée en comparaison avec les moyens prémodernes d’administration, les structures patriarcales associées à la domination traditionnelle et l’administration patrimoniale associée à la domination charismatique. Cette analyse comparative aide à clarifier les « traits distinctifs du rationalisme occidental ». Et ce d’autant plus que, dans les sociétés modernes, la bureaucratie est présente, à la fois, dans les institutions étatiques, en tant qu’ « autorité constituée » et dans les entreprises capitalistes. Elle transcende donc les frontières du public et du privé.

Les raisons du succès de la bureaucratie tiennent à celui de la rationalité formelle dont elle applique les principes. Cette dernière est fondée sur l’application méthodique de règles et de procédures qui permet la calculabilité et la prévision. Instrument privilégié de la domination légale, la bureaucratie fonctionne par obéissance à des principes généraux et non à des personnes. Elle prospère donc sur la base d’un droit écrit. Ce mode de fonctionnement méthodique et légal fait de la bureaucratie un outil particulièrement bien adapté au monde technico-économique moderne et à l’entreprise capitaliste qui réclame « calculabilité du résultat » (comptabilité) et prévisibilité.

Comme une machine

A ce stade, il est important de préciser que Max Weber ne dit pas seulement que la bureaucratie bénéficie d’une supériorité technique. Il précise que cette supériorité est « purement technique » et , non pas, adéquate à toutes les tâches. Sa perfectibilité technique est liée à l’idée de « maximum de rendement ». Le « mécanisme bureaucratique pleinement développé » se compare aux autres formes d’administration comme une « machine » se compare « aux modes non mécanique de production des biens ».

Max Weber évoque la rationalisation bureaucratique comme opérant « une révolution de l’extérieur ». Elle va des choses et des ordres aux hommes. Elle s’oppose ainsi au charisme qui provoque une « transformation révolutionnaire » partant de l’intérieur des hommes eux-mêmes. La bureaucratie est d’autant plus propice au capitalisme qu’à l’inverse du charisme, elle se déshumanise davantage. Elle exclut dans l’accomplissement de ses fonctions l’amour, la haine et tous les éléments d’ordre affectif qui échappent au calcul. La culture moderne prétend à l’expertise non impliquée personnellement. Cette description du type idéal de la bureaucratie sert à cerner une tendance profonde de la modernité. Elle attire ainsi l’attention sur une dimension cruciale de la civilisation occidentale.

Une autre originalité cruciale de la bureaucratie en tant que mode d’administration typique de la « modernité » concerne la séparation entre la sphère privée et la fonction. Cette dissociation des fonctions et des ressources est consubstantielle au monde moderne. Déjà signalée par Karl Marx au sujet des ouvriers dépossédés des moyens de production, elle s’applique, en réalité, à tous les travailleurs dont l’activité professionnelle s’exerce dans une organisation hiérarchisée qu’elle soit publique ou privée. Ces travailleurs sont séparés des ressources effectives d’exploitation à l’usine mais aussi à l’école, à l’armée, dans les laboratoires de recherche ou dans les partis politiques. Cette séparation est un principe décisif de structuration des sociétés occidentales modernes.

Dilemmes de la bureaucratie et de la démocratie

La bureaucratie entretient des rapports complexes avec la démocratie de masse. D’un côté, elle participe à son développement. D’abord, son principe de fonctionnement basé sur l’application de règles générales exclut, en principe, les privilèges et le traitement des problèmes au cas par cas. Ensuite, le mouvement de démocratisation de masse tend à imposer la bureaucratisation de l’État et des partis politiques, en mettant fin à l’administration par les notables et à la prépondérance de leurs cercles locaux. Enfin, il y a une affinité entre la bureaucratie et la démocratie relativement à l’expansion d’un système éducatif qui sanctionne l’acquisition d’une formation professionnelle par un examen spécifique.

Lire aussi l’article L’administration démocratique directe et son instabilité

Ce développement cependant aboutit à des effets contradictoires. Quand le diplôme prend la place de la preuve de noblesse, il devient la base de différences de statuts. En effet, le prestige qu’il confère s’accompagne de la monopolisation de positions socialement et économiquement avantageuses. Une « couche privilégiée » finit par émergée dans l’administration publique et les entreprises capitalistes. Si l’on prend en considération la durée et les coûts induits par la préparation des examens, ce phénomène conduit à désavantager « les talents au profit des possédants ». Les différences d’éducation deviennent le principal facteur d’apparition des inégalités. Et l’examen produit des effets contraires à la démocratisation.

Régime des fonctionnaires

Max Weber formalise sa vision de l’opposition entre bureaucratie et démocratie par la description du « régime des fonctionnaires ». Dans ce régime, les fonctionnaires occupent des postes de direction. Cet accaparement du pouvoir politique induit de lourdes conséquences parce que le fonctionnaire n’est pas préparé à assumer ce rôle. Pour Max Weber, les aptitudes attendues du bureaucrate s’opposent à celles du politique. Alors que le premier est tenu par son devoir d’obéissance à sacrifier son avis et ses convictions lors de l’exécution d’un ordre, le second doit se sentir personnellement responsable des mesures qu’il prend quitte à renoncer à ses fonctions s’il ne parvient pas à faire prévaloir ses vues.

Mais le « régime des fonctionnaires » ne se réduit pas au cas de l’occupation des fonctions dirigeantes. Il s’instaure dès que la faiblesse de la direction politique laisse les fonctionnaires déterminer les grandes orientations. C’est le cas, par exemple, quand un Parlement se trouve désarmé face à la bureaucratie, en raison d’un accès insuffisant à l’information pertinente. Or Max Weber avance que la bureaucratie se caractérise par une tendance à éliminer toute publicité donnée aux affaires traitées. Si la confidentialité est légitime dans certains domaines, elle s’étend cependant au-delà et exprime « les purs intérêts de puissance de la bureaucratie ».

A ce sujet voir l’article La cage d’acier une vision cauchemardesque de la société capitaliste?

L’extension du pouvoir des bureaucraties publiques et privées n’est pas sans solution. Le principe fondamental consiste à les soumettre de manière effective à une ou des autorités qui n’émanent pas d’elles-mêmes. Toute bureaucratie exige d’être confrontée à des formes de contre-pouvoir. Max Weber pose comme principe que dans un monde où elles ne cessent de se développer l’un des moyens les plus efficaces pour les juguler consiste à en opposer les diverses composantes entre elles : bureaucraties privées contre publiques, étatiques contre partisanes et partisanes entre elles pour la suprématie électorale… Jean-Marie Vincent (Max Weber ou la démocratie inachevée, 1998, p.105) avance même qu’il y a chez le sociologue allemand « une théorie de la démocratie de masse comme concurrence oligopolistique entre des partis bureaucratisés ».

Source: François Chazel, Aux fondements de la sociologie, Presses Universitaires de France, 2000

Gilles Sarter

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La « cage d’acier » une vision cauchemardesque de la société capitaliste?

La « cage d’acier » une vision cauchemardesque de la société capitaliste?

Max Weber concevait-il le monde moderne industriel et capitaliste comme une « cage d’acier » ? Le sociologue étasunien Stephen Kalberg, spécialiste de l’œuvre de Weber, pense que non. La « cage d’acier » décrit une vision « cauchemardesque » des sociétés capitalistes qu’il convient de distinguer d’une réalité plus dynamique et plus différenciée.

De la vocation professionnelle à la cage d’acier

L’une des thèses les plus célèbres de Max Weber est exposée dans son livre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Le sociologue allemand y soutient l’idée que la notion de  vocation professionnelle, telle qu’elle a été valorisée et portée par les sectes protestantes aux États-Unis, a contribué à la naissance du capitalisme industriel, rationnellement organisé.

Sur ce thème, voir « Sociologie des origines de la mentalité capitaliste »

Max Weber avance qu’en s’étendant, l’orientation méthodique du travail a fini par perdre sa justification religieuse. Les femme et les hommes des sociétés industrielles avancées ne sont plus incités à travailler de façon méthodique par une « vocation » ou par un ethos religieux. Ils y sont poussés de manière mécanique, du simple fait de leur insertion dans une structure ou un « cosmos » puissant, organisé selon une rationalité instrumentale.

Ce mode spécifique d’organisation, que Max Weber appelle aussi organisation bureaucratique repose sur la spécialisation du travail, liée à une formation, sur la délimitation des compétences, sur des règlements et sur des rapports d’obéissance hiérarchisés.

Dans le modèle de la « cage d’acier », la domination de la bureaucratie engendre la formation d’une caste de fonctionnaires et d’administrateurs qui est mieux armée que n’importe quelle autre forme de pouvoir pour réduire les individus à l’impuissance et les obliger à se couler dans leur entreprise, leur classe, leur métier.

La société organisée de manière bureaucratique est dominée par les valeurs impersonnelles des fonctionnaires (devoir, ponctualité, sérieux, respect de la hiérarchie…). La fraternité et la solidarité sont contraintes de se replier dans la sphère privée. Au stade ultime du développement de la « cage d’acier », la seule valeur qui détermine encore les vies individuelles est une administration « bonne » d’un point de vue purement technico-rationnelle. C’est cette valeur ultime qui, entre les mains des fonctionnaires, décide de la manière dont les affaires des femmes et des hommes devront être menées.

Une conception différenciée et dynamique des sociétés

Mais la description de la « cage d’acier » constitue-t-elle, pour Max Weber (qui écrit au début du 20ème siècle), une sorte de scénario à court terme ? Stephen Kalberg rejette cette idée. Il y voit plutôt une vision cauchemardesque ou une sorte de « modèle du pire » de la société capitaliste industrielle.

Pour le sociologue américain, Max Weber tente avant tout de répondre à la question de savoir comment sous la domination du capitalisme la démocratie et la liberté sont possibles. Le modèle de la « cage d’acier » permet de trancher radicalement avec les représentations des théoriciens qui voient dans l’industrialisation une avancée de la civilisation humaine, un facteur de démocratisation ou une dynamique favorisant l’élargissement de la reconnaissance et des libertés.

Lire aussi « Bureaucratisation, un destin dont on ne peut se soustraire? »

L’autre argument en faveur de l’idée que la « cage d’acier » n’est qu’un modèle repose sur la conception que Max Weber propose des sociétés en général. Cette conception est bien plus dynamique et différenciée que celle suggérée par la description de la « cage d’acier ».

Ainsi, Max Weber envisage les sociétés comme étant des ensembles d’univers sociaux (religieux, économique, juridique, politique, familial…) faiblement intégrés, en interaction (voire en concurrence) et qui se développent à des rythmes différents. Le sociologue est convaincu que des éléments issus du passé, comme les valeurs, les traditions, les statuts, les relations de pouvoir ou les lois peuplent le présent de manière plus ou moins obscure. C’est pourquoi il réfute les représentations tranchées entre « sociétés modernes » et « sociétés traditionnelles ».

Pour lui, les sociétés modernes se comprennent mieux si on les conçoit comme des mélanges dynamiques d’éléments passés et présents, plutôt que comme des nouveautés radicalement différentes du passé.

Le mouvement pendulaire de la culture politique étasunienne

Suivant cette idée, Max Weber montre, par exemple, que les valeurs du protestantisme ascétique qui arrivent en Amérique au 17ème siècle perdurent dans la vie américaine du 20ème siècle. Sous des formes qui sont sécularisées et parfois atténuées, il retrouve le soutien sans ambiguïté au capitalisme, mais aussi un individualisme sûr de lui (croyance forte dans la capacité des individus à forger leur propre destin et à monter dans l’échelle sociale), la méfiance à l’égard de tout État fort, la prédilection pour l’avenir et les « opportunités », l’intolérance envers ce qui est perçu comme incarnant le mal et une grande capacité à former des associations civiles.

A partir de ces différents éléments, Max Weber élabore une représentation dualiste de la société américaine. L’individualisme de « maîtrise du monde » qui sous-tend une activité entrepreneuriale relativement libre à l’égard de la tradition se juxtapose à son contraire apparent, une large sphère civique, nourrie d’idéaux et de valeurs qui tirent les individus loin des calculs égoïstes et qui les guident vers l’amélioration de leurs communautés.

Pour Max Weber ce dualisme entre deux orientations qui semblent contradictoires, l’orientation vers soi et l’orientation vers la communauté, caractérise la culture politique américaine. Même si Max Weber pointe que la corruption politique est particulièrement répandue dans les grandes cités industrielles, il remarque aussi que les vertus civiques héritées du passé y ont un impact sociologique significatif, même lorsqu’elles ne perdurent qu’à l’état de souvenir.

Stephen Kalberg, Les idées, les valeurs et les intérêts: Introduction à la sociologie de Max Weber, La Découverte 2010

Le mouvement pendulaire entre la sphère civique, pénétrée de valeurs éthiques, et l’individualisme accentué de « maîtrise du monde », explique dans une large mesure le dynamisme de la culture politique américaine.

Cette explication n’est pas compatible avec la description de la société capitaliste sous la forme d’une « cage d’acier », régie unilatéralement par des contraintes techniques, administratives et marchandes et qui enferme les relations de solidarité et de fraternité dans la sphère familiale. Ce constat renforce l’hypothèse de Stephen Kalberg selon laquelle la « cage d’acier » constitue un modèle théorique et non la description d’une réalité sociale.

Gilles Sarter

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Domination politique et domination économique

Domination politique et domination économique

Max Weber distingue deux formes principales de domination : la domination par commandement et la domination par configuration des intérêts. Il associe la première forme à l’ordre politique et la seconde à l’ordre économique. Toutefois, il montre que des glissements sont possibles de la domination par configuration d’intérêts à la domination par commandement. Ces processus montrent qu’économie et politique ne sont pas pensables comme des champs d’action sociale distincts.

Domination et pouvoir

La domination définie dans un sens large prend la signification de pouvoir. Le pouvoir c’est la possibilité pour un acteur social (individuel ou collectif) de contraindre d’autres acteurs à infléchir leurs comportements en fonction de sa propre volonté.

Max Weber signale que ce sens est trop large pour faire du concept de domination une catégorie scientifiquement utilisable. L’action d’un syndicat qui contraint un employeur à augmenter les salaires de ses employés ou les prérogatives d’un créancier vis-à-vis de son débiteur pourraient, dans ce sens, être considérées comme des formes de domination, au même titre que les ordres donnés par un général à son régiment ou par un roi à ses sujets.

Le sociologue propose de distinguer entre deux types de domination qui représentent des pôles opposés : la domination par commandement et la domination en vertu d’une configuration d’intérêts.

Domination par commandement et politique

Au premier pôle, la domination par commandement tient dans le pouvoir de donner des ordres et d’être obéi. Ce sont, par exemple, l’autorité du prince, du patriarche, du fonctionnaire de police.

Cette forme de domination s’appuie sur un devoir d’obéissance à l’exclusion de tout autre facteur. Et Max Weber précise à ce titre qu’elle est conditionnée par la chance de trouver des personnes disposées à obéir à un ordre déterminé.

Max Weber construit la notion de domination par commandement pour introduire la question de la légitimité. Il s’agit de déterminer quelles sont les motivations effectives ou attendues de l’obéissance. A ce titre, sa réflexion est avant tout d’ordre politique.

Le sociologue s’interroge sur trois types de domination légitime (la domination rationnelle-légale, traditionnelle et charismatique) et sur quatre type de régimes politiques (la domination bureaucratique, patrimoniale, féodale et charismatique).

Domination par configuration d’intérêts et économie

Le second pôle de la domination est la domination en vertu d’une configuration d’intérêts. Elle est exercée par un acteur dominant qui est capable d’influencer l’action des dominés qui agissent en fonction de leur propres motivations et intérêts. Dans la forme, l’action des dominés paraît « libre ». Dans les faits, elle ne l’est pas car leurs intérêts sont configurés par les dominants.

Max Weber, La domination, La Découverte

Le type le plus pur de la domination par configuration d’intérêts est la domination monopolistique sur un marché. Max Weber l’illustre par l’exemple d’un monopole exercé par quelques grandes banques sur le marché du capital.

Grâce à leur situation de monopole, ces quelques banques peuvent fixer leurs conditions d’octroi de crédit. Ces conditions, elles peuvent les établir dans la perspective de servir leurs propres intérêts. Les clients doivent s’adapter à ces conditions afin d’obtenir les crédits dont ils ont besoin. Se faisant, ils agissent rationnellement, c’est-à-dire conformément à leurs propres intérêts et en tenant compte des contraintes réelles.

Par exemple, des entrepreneurs ont besoin de liquidités pour investir dans de nouvelles machines qui leur permettront d’augmenter leur production de marchandises. Pour obtenir ces liquidités, ils agissent en tenant compte des contraintes réelles, qui découlent des conditions fixées par les banques pour l’obtention d’un crédit.

Dans la forme, les actions des entrepreneurs sont « libres ». Les banques ne revendiquent par un devoir d’obéissance (domination en vertu d’une autorité) de la part des entrepreneurs dominés. Elles se contentent de poursuivre leurs intérêts et de les imposer à ces derniers au moment où ils cherchent eux-mêmes à atteindre leurs objectifs.

Transitions progressives entre les 2 formes de domination

Max Weber explique qu’il existe des transitions progressives entre les deux types de domination. Par exemple, pour améliorer leur contrôle, les banques prêteuses peuvent exiger de placer leurs directeurs dans les conseils d’administration des sociétés qui veulent obtenir des crédits. Elles peuvent ainsi peser directement dans les décisions importantes de ces entreprises.

De nos jours, il en va de même de la mainmise des grands groupes agro-industriels sur les exploitations agricoles familiales. Leur domination peut tendre à se confondre avec une domination autoritaire. Elle tend à prendre la forme d’un commandement adressé par une instance bureaucratique à l’intention de ses subordonnées : obligation de cultiver certaines variétés, d’utiliser les semences et les intrants chimiques fournis, de suivre un calendrier et un protocole de culture, fixation non négociée du prix de vente des récoltes…

L’évolution logique de cette forme de domination est celle d’une transformation progressive des agriculteurs concernés en employés des grandes entreprises de l’agro-industrie.

Frontières brouillées entre domination politique et économique

Avec la notion de domination par configuration d’intérêts, Max Weber entend désigner le pouvoir d’un acteur individuel ou collectif quand il est en situation d’imposer sa volonté à d’autres, de manière indirecte, en façonnant les conditions de leurs actions et de manière à encadrer ou limiter leurs marges de choix.

A propos d’un tel type de pouvoir et à la différence de la domination par commandement, la question de la légitimité ne se pose pas puisque tout se passe comme si les différents acteurs impliqués n’agissaient qu’en fonction de leurs intérêts. Du reste, cette forme de domination agit d’autant mieux qu’elle est moins visible, c’est-à-dire apparemment sans sujets qui soient tenus de rendre des comptes.

En fait, avec la notion de domination par configuration d’intérêt, Max Weber montre que le « libre-marché » est une fiction. L’économie de marché ne fonctionne jamais sans pouvoirs indirects. Et dans des situations extrêmes, il n’est presque plus question de libre-choix. Seule la fiction de la liberté de l’action est maintenue.

Sur ce sujet, lire l’article « La dette ou la démocratie? »

Quand des institutions comme la Banque Centrale Européenne, la Banque Mondiale, les grandes banques et compagnies d’assurance fixent directement ou indirectement des règles aux marchés et aux budgets nationaux, leur action s’apparente à une forme de domination par le commandement. Elle n’est pas uniquement économique mais aussi politique.

De plus, comme ce sont les dirigeants politiques nationaux et leurs exécutifs qui ont créé les organisations internationales, étiquetées comme « économiques » et comme ces dirigeants occupent alternativement des responsabilités au sein des administrations publiques et des organismes financiers, les frontières entre domination économique et domination politique sont de plus en plus brouillées.

Gilles Sarter

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Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Bureaucratisation un destin dont on ne peut se soustraire?

Il y a dans la pensée de Max Weber comme une thématique téléologique qui concerne le devenir de l’humanité, marqué du sceau de la rationalisation instrumentale et de la bureaucratisation.

Développement du capitalisme et bureaucratisation

Max Weber soutient que le développement du capitalisme moderne repose sur la généralisation du travail « libre » et sur la généralisation d’une classe d’entrepreneurs capables de distinguer entre leur fortune privée et le capital de leur entreprise.

Pour le sociologue, ces deux facteurs jouent un rôle essentiel dans l’organisation rationnelle du travail et de la production. Avec l’abolition du servage, les travailleurs libres vendent leur force de travail pour subsister. Ils cherchent à optimiser la rémunération de leurs capacités. Les entrepreneurs capitalistes, de leur côté, essaieraient d’employer cette force de travail et de combiner l’ensemble des facteurs de production de la manière la plus économique possible.

La rencontre sur les marchés de ces intérêts individuels et collectifs favoriserait la calculabilité et la prévisibilité des comportements.

Du côté des entrepreneurs, l’action rationnelle et instrumentale combine hiérarchisation des objectifs et ajustement des moyens à cette hiérarchie. La bureaucratie est une forme d’organisation et de division du travail qui permet le déploiement de cette manière d’agir. Elle se caractérise notamment par l’application de relations de domination, voire despotiques, qui garantissent aux entrepreneurs la mise en application de leurs décisions.

Généralisation de la bureaucratie à la vie sociale et politique

Les organisations bureaucratiques publiques (administrations ou institutions publiques) présentent les mêmes caractéristiques que la bureaucratie d’entreprise. Les fonctionnaires ne possèdent pas leurs outils de travail et ils sont insérés dans des hiérarchies fonctionnelles.

Du point de vue de Max Weber, ces modalités de travail génèrent des rendements supérieurs à ceux que peuvent donner l’appropriation du métier par l’artisan, la participation des travailleurs à la gestion ou l’organisation démocratique de la production de biens ou de services.

Jean-Marie Vincent, Max weber ou la démocratie inachevée, editions du Félin, 1998

Max Weber pense que compte-tenu de leurs rendements, les organisations ayant un mode de fonctionnement autoritaire et rationnel en finalité ne peuvent que se généraliser dans les différentes sphères de la vie sociale (associations, syndicats…) et de la vie politique (partis).

Bien sûr, la bureaucratisation suscite des résistances mais, en dernière analyse, celles-ci peuvent contribuer à son renforcement. En effet, les individus ou les groupes qui en contestent le mode de fonctionnement (travailleurs, usagers, membres des associations ou des partis…) revendiquent souvent l’élaboration de règles précises et explicites concernant les échanges interindividuels, afin de réduire la part d’arbitraire et d’imprévu. Une telle exigence entraîne une formalisation supplémentaire des procédures et des relations interindividuelles.

Rôle de la bureaucratie dans la démocratie formelle de masse

La rationalisation et la bureaucratisation, selon Max Weber, concernent donc l’économie mais aussi la vie politique. Le modèle de la démocratie formelle de masse repose sur la concurrence réglée (élections) entre des organisations bureaucratiques. Ces partis ont pour rôle de représenter les dominés. Ils cherchent à tirer profit de leur participation à cette concurrence, au bénéfice le plus concret possible de leurs dirigeants, voire de leurs membres, qu’ils parviennent au pouvoir ou pas.

Les appareils partisans encadrent et dirigent la foule en ordonnant, filtrant et canalisant de manière bureaucratique ses aspirations et ses désirs. Finalement, ils servent avant tout d’intermédiaires entre l’État et les masses. Ils font connaître aux gouvernements les limites de l’acceptable pour ces dernières. Et ils tentent de faire accepter aux masses les impératifs du fonctionnement de la puissance étatique.

La légitimité démocratique, dans la démocratie formelle de masse, serait donc essentiellement une légitimité bureaucratique. Pour Max Weber, elle garantit, au travers de la bureaucratie des appareils, que les citoyens peuvent espérer un minimum de prévisibilité et de régularité dans l’usage de la violence « légitime » par l’État.

Pour le bon fonctionnement de ce système, il faut que les partis soient solidement implantés et capables de désamorcer les poussées révolutionnaires qui pourraient engager des transformations du système. C’est ainsi qu’au cours de la révolution allemande de 1918-1919, Max Weber, contre une grande partie des conservateurs, défendit les syndicats et la social-démocratie, voir les socialistes indépendants (Bernstein, Kautsky) car il voyait en eux le meilleur rempart contre les révolutionnaires.

Un destin dont on ne peut se soustraire?

La bureaucratie, selon Max Weber, n’est pas autre chose qu’une forme d’organisation compétente pour l’exécution d’une tâche ou d’une directive qui lui est donnée. Que ce soit la bureaucratie d’entreprise, d’État ou de parti, elle est par elle-même incapable de faire face à l’imprévu ou d’innover.

Les bureaucrates tirent leur autorité de leur capacité à traiter rationnellement des problèmes instrumentaux. Ils ne peuvent pas prendre une distance réflexive par rapport à leur action et poser la question des fins et des orientations.

Comme la rationalisation de l’agir et la bureaucratisation gagnent l’ensemble des sphères économiques, sociales et politique, tous les individus sont entravés dans le déploiement de leurs capacités créatives et expressives. Afin de ne pas succomber, au sein de la société de la compétition, ils sont obligés de se soumettre à des activités routinières.

Dans la démocratie formelle qui est conçue pour empêcher toute expression radicale de la volonté populaire, les appareils partisans ne peuvent se permettre de confronter véritablement des programmes et des orientations nouvelles.

Sur le plan économique et matériel aussi, Max Weber pense que la bureaucratie est difficile à dépasser. Selon lui, toute autre logique sociale et organisationnelle, appliquée au monde d’aujourd’hui, impliquerait pour une large frange de la population privilégiée un « retour en arrière » inacceptable.

Bien que n’étant ni libératrices, ni la traduction d’un progrès croissant de l’humanité, la rationalisation et la bureaucratisation semblent difficilement maîtrisables par la volonté collective. Pour Max Weber, elles conduisent les êtres humains vers une négation active du monde.

Gilles Sarter

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Gouvernement représentatif et Engagement partisan

Gouvernement représentatif et Engagement partisan

Le gouvernement représentatif, dans l’idée de ses créateurs, n’était pas une forme de démocratie. Toutefois, la désignation des gouvernants par des élections fait de la légitimité à gouverner une affaire d’opinion. Ce faisant, elle introduit un principe démocratique. Dès lors, l’enjeu pour la démocratie consiste à élargir les possibilités de participation des citoyens aux décisions, tout en développant leur engagement partisan.

Les titres à gouverner et les chances de vie

Dans La Haine de la Démocratie, Jacques Rancière avance que tout gouvernement est au bout du compte oligarchique. Il repose sur la domination d’un petit nombre qui prétend détenir des titres à gouverner qui découlent de la naissance, de la richesse ou du savoir…

Max Weber déroule une réflexion similaire dans Économie et Société. Mais, il utilise la notion de « chance de vie » (Lebenschance). Elle fait référence à ces privilèges (force physique, fortune, éducation…) qui peuvent prédisposer leurs détenteurs à faire partie des dominants. L’expression « chance de vie » appartient au vocabulaire des probabilités. Le sociologue insiste ainsi sur l’inégalité de la répartition statistique de ces privilèges.

Max Weber dit observer que les personnes qui jouissent d’une situation favorable ressentent la nécessité de présenter cette faveur comme légitime ou méritée. Et a contrario, ils ont besoin de présenter les privilèges négatifs (maladie, pauvreté…) comme imputables à la responsabilité des personnes concernées. Ce mécanisme existe aussi dans le cadre des relations entre groupes humains qui sont positivement ou négativement privilégiés.

Finalement, l’existence de toute domination ou de tout gouvernement serait tributaire de son autojustification par l’invocation de principes de légitimation que sont les chances de vie ou les titres à gouverner.

Les sans-titres et le gouvernement représentatif

Cependant, aucune chance de vie, ni aucun titre à gouverner n’inclut en lui-même le principe de sa supériorité sur les autres. En fonction du principe que l’on retient, le savant peut commander à l’ignorant ou le riche gouverner le pauvre… Mais, le savant ne peut commander le riche, ni inversement le riche gouverner le savant…

Il est donc impossible de dire quelle chance de vie ou quel titre à gouverner devrait l’emporter sur tous les autres. Jacques Rancière en conclut que la seule instance habilitée à trancher est celle qui ne possède aucun titre à gouverner. En effet, les personnes sans titre sont les seules à ne pas être à la fois juges et parties.

En somme, la procédure du choix par « n’importe qui » forme la qualité démocratique du gouvernement représentatif.

Le principe démocratique du gouvernement représentatif

Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Champs essai.Pour ses fondateurs (Madison, Sieyès…), au tournant du 18è siècle, aux États-Unis et en France, le gouvernement représentatif, aussi appelé « république », n’était pas une modalité de la démocratie mais une forme essentiellement différente et de surcroît préférable à cette dernière.

Il n’empêche. Même si l’élection ne rend pas les citoyens souverains, même si elle ne détruit pas le principe oligarchique du gouvernement, elle dénaturalise quand même les formes de domination qui reposaient sur des titres. Elle en fait une affaire d’opinion. Le gouvernement représentatif est légitimé par le principe démocratique puisque ceux qui accèdent au pouvoir sont désignés par « n’importe qui ».

En même temps, ce principe démocratique tend aussi à saper la légitimité du gouvernement représentatif. En effet, les sujets demandent en permanence l’élargissement du champ de la prise en compte de leurs opinions. Cette demande culmine dans la revendication pour la mise en place d’une démocratie radicale. Si « n’importe qui » peut élire les gouvernants, « n’importe qui » peut aussi décider pour ce qui l’engage au titre de la vie collective.

L’engagement partisan

Samuel Hayat, Démocratie, Anamosa.Samuel Hayat souligne que la création des partis politiques de masse est un autre phénomène social qui a contribué à la dénaturalisation des titres à gouverner. La compétition entre partis révèle la contingence de ces titres. Ils ne reposent sur rien d’autres que sur l’opinion toujours changeante de la majorité. Pour cette raison, il est important de reconnaître la légitimité de la lutte partisane.

Reconnaître, la légitimité de prendre parti et donc de prendre des partis opposés, c’est prévenir toute possibilité de retour à un pouvoir fondé sur un titre absolu.

Les partis ont aussi contribué à déconstruire l’idée d’un peuple unique. La compétition partisane divise la société en groupes qui portent des opinions et des conceptions politiques différentes. Encore une fois, l’engagement partisan en venant diviser les citoyens constitue un facteur important de démocratisation. Il empêche la constitution d’un pouvoir absolu qui serait fondé sur l’idée d’un peuple indivisible (« un peuple, une terre, un guide« …)

L’enjeu pour la démocratie

Ce qui pose problème pour envisager la réalisation de la démocratie, c’est le lien entre la professionnalisation de la politique et le fait partisan. A l’origine, les partis étaient des regroupements de députés. Petit à petit, ils se sont ouverts aux masses sur la base du partage d’opinions (libérales, conservatrices, progressistes, socialistes…). Mais cette ouverture avait aussi pour objectif de mettre les masse au service des luttes pour le pouvoir d’État.

Un enjeu de la démocratie réelle, affirme Samuel Hayat, consiste à détacher le fait partisan de l’organisation oligarchique de la compétition pour le pouvoir politique.

D’une part, les pouvoirs des citoyens doivent être élargis à l’ensemble des processus de décision. D’autre part, il faut engager le peuple à prendre parti massivement, dans des organisations démocratiques, porteuses de valeurs et de projets de société concurrents. Les modalités internes de fonctionnement de ces organisations doivent prévenir toute instrumentalisation au profit d’une oligarchie qui voudrait prendre le pouvoir.

Gilles Sarter

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L’Administration Démocratique Directe et son Instabilité

L’Administration Démocratique Directe et son Instabilité

Max Weber envisage la démocratie directe comme un type d’administration, dans lequel l’exercice de la domination est peu manifeste. Il examine les conditions sociales nécessaires à sa réalisation effective. Puis, il envisage, à partir de ce cas limite, les transformations qui conduisent à des formes d’administration caractérisées par la domination des notables, des partis ou des fonctionnaires.

Administration démocratique directe

Par « domination », Max Weber entend le fait que des dominants affirment une volonté d’influencer l’action d’autrui et qu’ils l’influencent réellement et significativement. Les dominés agissent comme si l’ordre (la volonté affirmée par les dominants) formait la maxime de leur action.

Toutes les formes d’administration nécessitent qu’une certaine domination soit exercée par quelqu’un, sur quelqu’un d’autre. Cette domination peut être plus ou moins manifeste. Dans le contexte de l’administration démocratique directe, le détenteur d’un pouvoir de commandement peut même passer pour le « serviteur » des dominés (serviteur du public, des citoyens, de la nation…).

Lire aussi « Castoriadis et le germe de la démocratie« L’ « administration démocratique directe » est considérée comme démocratique pour deux raisons. Premièrement, elle repose sur l’idée que tous les individus possèdent une égale qualification à la conduite des affaires communes. Deuxièmement, elle tend à minimiser l’étendue de la domination ou du commandement.

Dans un tel système, l’assemblée des membres prend les décisions matérielles importantes. Les fonctionnaires sont les personnes qui préparent et exécutent ces décisions, conformément aux prescriptions de l’assemblée. Pour ce faire, il est indispensable de leur déléguer un certain pouvoir de commandement. Par conséquent, leur position oscille en permanence entre la position de « serviteur » et celle de « maître ». C’est pour éviter qu’ils s’installent dans cette dernière position que leur recrutement est soumis à des limitations démocratiques.

Conditions de réalisation

L’administration démocratique directe trouve aisément sa place dans les associations qui sont limitées en nombre de membres, qui sont cantonnées à un niveau local, qui sont peu différenciées du point de vue de la position sociale de leurs membres et qui ont en charge la réalisation de tâches simples et constantes.

Max Weber ajoute à ces préconditions le développement chez les membres d’une éducation à l’évaluation objective des moyens et des fins. Il entend par là que les individus doivent avoir la capacité d’orienter leurs activités sur la base de critères objectifs. Cette objectivité n’exclut pas les prises de positions mais écarte les motivations strictement idéologiques ou les décisions qui seraient dénuées de toute cohérence avec les données disponibles.

Les assemblées populaires en Suisse (Landsgemeinden) et en Nouvelle-Angleterre (townships), les communautés villageoises autonomes (mir) en Russie constituèrent des structures conformes au type de la démocratie directe.

Le mode d’administration par la démocratie directe ne représente pas pour Max Weber le point de départ historique typique d’une évolution. Le tirage au sort, l’élection temporaire ne sont pas les formes « primitives » de recrutement des fonctionnaires. Ce type d’administration constitue seulement un cas-limite à partir duquel le sociologue déroule l’examen de différentes formes de domination.

Domination des notables

Le premier facteur d’instabilité de la démocratie directe est la différenciation économique des membres. Si elle apparaît, il est possible que les possédants prennent en charge les fonctions d’administration. Plus que l’obtention de revenus élevés en tant que tels, c’est le fait de disposer des loisirs nécessaires pour remplir ces fonctions, sans recevoir de salaire, qui constitue un critère déterminant.

Par exemple, dans des contextes historiques donnés, les industriels ont pu être moins disponibles que les propriétaires terriens ou que les grands marchands qui étaient requis par leurs affaires, de manière intermittente.

L’administration démocratique directe a tendance à glisser vers une domination des notables à chaque fois que la disponibilité de ceux qui exercent un travail rétribué diminue.

Dans la pensée de Max Weber, les notables sont des porteurs d’une forme spécifique d’honneur social. Cet honneur est attaché à un certain type de conduite de vie. Et les notables sont notamment disposés à percevoir l’administration sociale et la domination comme faisant partie de leur « devoir d’honneur ».

La domination des notables prend souvent la forme de comités préparatoires qui leur permettent d’orienter, d’anticiper ou même d’évincer les décisions de l’assemblée de tous les membres du groupe.

Domination des anciens

Cette forme de domination des notables au sein des communautés locales est un phénomène très ancien. Dans toutes les communautés dont l’agir est orienté par la tradition, le droit coutumier ou sacré, les notables sont les anciens. En effet, ils sont dépositaires des traditions. La reconnaissance de cette expertise agit comme une forme de justification de la rectitude de leurs jugements et de leurs décisions.

Ce prestige lié à l’âge décline dans les contextes de pénurie alimentaire. Dans cette situation, il se reporte sur ceux qui sont physiquement en état de travailler. Il en va de même lorsque la guerre est chronique. Le prestige des jeunes guerriers se développe contre celui des vieux.

Enfin, à toutes les époques révolutionnaires, d’institution d’un nouvel ordre économique ou politique et lors du déclin des traditions sacrées ou religieuses, la valorisation des anciens décline également.

Domination des partis

Mais le prestige des anciens n’est pas toujours transféré à la jeunesse. Comme nous l’avons dit plus haut il peut aller à d’autres types de notables, au sens que M. Weber donne à cette catégorie. Les conseils des anciens, comme les sénats, ne trahissent plus leur origine que par leur nom alors qu’ils sont de fait colonisés par ces nouveaux notables.

A l’encontre de ce transfert, un discours peut se développer qui prône une administration démocratique confiée à ceux qui n’ont pas de fortune ou à ceux qui en ont une mais qui sont exclus de l’honneur social (comme les bourgeois sous l’ancien régime). Cette rhétorique devient celle de la lutte contre les notables.

Cette lutte peut alors prendre la forme d’un affrontement partisan. En effet, les notables, du fait de leur prestige et du pouvoir économique qu’ils exercent sur une partie de la population, sont à même de créer leur propre « parti », composé de gens sans fortune.

Domination des fonctionnaires

Cette lutte partisane pour la domination engendre fatalement une division sociale.

Sur ce thème, voir un article sur la bureaucratie vue par Max WeberUne division analogue peut apparaître lorsque la formation sociale s’agrandit au-delà de certaines limites ou lorsque la différenciation qualitative des tâches administratives rend difficile leur exécution par n’importe quel membre de la collectivité ou du groupe.

A terme, le déploiement quantitatif et qualitatif des tâches d’administration conduit au maintien d’un corps de fonctionnaires dotés de l’expertise et de l’expérience nécessaires à leur réalisation. Il en découle une tendance à la mise en place d’une formation sociale séparée, capable d’exercer sa domination sur les autres membres de la société.

Gilles Sarter

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Capitalisme : Négation-Active du Monde

Capitalisme : Négation-Active du Monde

Max Weber établit une typologie des interprétations socio-culturelles du monde. Pour ce faire, il discrimine premièrement entre affirmation et négation du monde. Deuxièmement, il distingue entre attitudes actives et passives. Selon son analyse, le régime capitaliste se caractérise par une négation-active du monde.

Interprétations Culturelles du Monde

Nos manières d’être en relation avec le monde ne sont pas innées ou données par nature. Elles résultent d’interprétations individuelles mais aussi socio-culturelles. Ces dernières établissent un recensement de ce qui est présent dans le monde (il y à des tantes, des écoles, des bovins…). Ce recensement varie selon les contextes sociaux (les tantes telles que nous les identifions n’existent pas partout ; l’existence de la baraka ou celle du Qi n’est pas affirmée dans toutes les sociétés…).

Les interprétations socio-culturelles nous informent aussi de ce qui est important parmi les choses recensées (une tante peut être plus importante qu’une vache ou inversement selon les contextes sociaux). Et enfin, elles nous indiquent les manières dont il convient de nous comporter ou d’agir (dire bonjour, ne pas voler…).

Les interprétations culturelles fondent notre représentation du monde et orientent notre action à l’intérieur de ce monde. De ce fait, elles contribuent aussi à la constitution de notre moi. Que nous soyons un brahmane, un « intouchable », une énarque ou une Massaï nous ne nous sentons pas du tout placés dans le monde de la même manière.

Max Weber aimait expliquer les phénomènes sociaux à partir de la construction de types idéaux. Il a utilisé cette méthode pour distinguer entre les différentes manières d’être au monde.

Pour ce faire, ils opposent d’une part affirmation et négation du monde. Et d’autre part, il opère une démarcation entre attitudes passives et actives, à l’égard du monde.

Affirmation et Négation du Monde

Les attitudes de négation décelées par Max Weber, dans les cultures humaines, concernent le monde ou la nature tels qu’ils apparaissent à l’Homme. Par exemple, les doctrines gnostiques ne voient dans ce monde qu’une apparence ou une illusion. On peut aussi envisager comme relevant de la négation, la conception de notre monde comme simple lieu de passage ou de mise à l’épreuve (la vallée de larmes…).

Ces différentes visions englobent aussi la croyance en un monde meilleur (un au-delà, une cité céleste, un arrière-monde…). Selon les conceptions, on peut l’apercevoir en déchirant le voile de l’ignorance ou on peut y accéder en surmontant une mise à l’épreuve.

La négation peut aussi porter sur la société. Elle adopte alors la forme d’un refus des institutions existantes. Ce rejet conduit à la fuite, chez les moines, les yogis ou les « renonçants » qui partent au désert ou au fond des forêts. Elle peut aussi mener à l’action révolutionnaire, au sens de tentative de remplacement des institutions.

Dans le cas de l’ascétisme religieux, la négation porte spécifiquement sur le corps, ses besoins, ses pensées ou ses désirs. Ils doivent être dominés, étouffés ou dépassés. Sur le plan subjectif, une telle position peut conduire à une forme de dénégation du moi. Cette négation s’exprime, par exemple, par l’injonction à « détruire l’ego ».

A l’inverse, l’affirmation du monde, de la société ou encore du corps et de ses besoins ne nécessite pas de longs développements pour être comprise. Il suffit de dire qu’elle consiste en une acceptation et une évaluation positive de ces différentes réalités.

Attitude Active ou Passive

Max Weber propose de croiser les attitudes d’affirmation et de négation avec des attitudes passives et actives à l’égard du monde. La différence entre ces deux dernières tient au poids de l’intention d’agir. L’attitude active pousse à aller à la rencontre du monde et à y intervenir. Inversement, l’attitude passive conditionne plutôt l’attente, l’observation voir la fuite du monde.

Selon Max Weber, les cultures peuvent être appréhendées comme se rapprochant plus ou moins de types idéaux, construits sur la base du croisement entre attitudes affirmatives-négatives et actives-passives.

Par exemple, le confucianisme se caractériserait à la fois par l’affirmation ou l’acceptation élémentaire de la nature (pas d’arrière-monde), du corps (recherche de l’aisance corporelle), des institutions sociales (importance des rites) et par une attitude active et transformatrice du monde.

Tout à l’opposé, les ascètes extra-mondains indiens ou certaines sectes gnostiques incarnent le type négatif-passif : rejet du monde, fuite de la société, maîtrise du corps et attitude contemplative, non transformatrice du monde.

Négation-active du Monde

La culture capitaliste occidentale, selon les fameuses thèses de L’éthique protestante, serait fondée sur une attitude négatrice du monde mais néanmoins active. Cette attitude est construite sur une conception du monde d’ici-bas comme marqué par le péché originel et doublé d’un au-delà céleste.

Pour aller plus loin, lire « Protestantisme et origines de la mentalité capitaliste« 

L’être humain est conçu comme faible et pêcheur. Il doit donc soumettre son corps à une ascèse.

Toutefois, cet ascétisme prend aussi une forme intra-mondaine qui résulte d’une d’attitude active à l’égard du monde. Contrairement à l’ascète extra-mondain (le moine, le yogi…), l’entrepreneur protestant s’engage dans une activité intense dont la réussite doit témoigner de son salut sur le plan religieux.

Max Weber voit dans la posture négatrice et active de l’ascétisme protestant l’un des facteurs de la domination froide et calculatrice que le capitalisme tente d’imposer au monde et aux hommes.

La négation du monde, accompagnée d’une attitude active, conduit à l’utilitarisme débridé. Toutes les formes de vie et tous les éléments naturels sont considérés, non pas pour ce qu’ils sont (attitude négative), mais pour des choses bonnes à être utilisées, dans le but de satisfaire un intérêt personnel (en l’occurrence l’accumulation matérielle).

Sur le rôle de la rationalité instrumentale, dans l’œuvre de Max WeberEn poussant, l’observation un peu plus loin, on pourrait donc dire qu’il existe une forme d’affinité élective entre l’attitude de négation-active du monde et les institutions sociales capitalistes, bureaucratiques, scientistes et judiciaires actuelles.

Ce n’est donc pas par hasard si les mouvements d’opposition à ce modèle de société incarnent une attitude affirmative à l’égard du monde. Ils se fondent sur le refus de rabaisser la nature, les animaux, les plantes et les êtres humains au rang de choses exploitables et calculables.

© Gilles Sarter

Découvrez une initiation à l’œuvre d’un des plus grands sociologues américains

Couverture livre Erik Olin Wright et le pouvoir social

 

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Le Bureaucrate et sa Responsabilité Morale

Le Bureaucrate et sa Responsabilité Morale

La question de la responsabilité morale des bureaucrates est récurrente dans nos sociétés où la bureaucratie est devenue un mode d’organisation prédominant. Max Weber et Hannah Arendt ont tenté de fournir des éléments de réponse d’ordres sociologiques et philosophiques.

L’Homme-de-l’ordre

La bureaucratie est une manière d’organiser les activités sociales. Dans notre société, sa généralisation s’étend aux entreprises du secteur privé comme aux administrations publiques, aux associations, partis politiques, syndicats, églises, armées…

Max Weber est l’un des premiers sociologues à s’être intéressé à la manière dont ce type d’organisation oriente les comportements humains.

A lire, un article sur l’analyse de la bureaucratie, par Max WeberPremièrement, l’action du bureaucrate se conforme aux ordres de ses supérieurs et aux injonctions légales de sa fonction. Respect de la hiérarchie et discipline caractérisent son mode d’agir. Deuxièmement, ses tâches sont spécialisées et procédurales. Spécialisation et formalisme conduisent à la routinisation de son travail. Troisièmement, le bureaucrate doit exécuter ses obligations de manière impersonnelle et égale pour tout le monde. Dans l’exercice de ses fonctions, on ne lui demande pas de faire preuve d’empathie, de sympathie ou d’antipathie. Il doit plutôt agir « sans considération de personne ».

A partir de ces différents cadres pour l’action, Max Weber élabore un idéaltype du bureaucrate. Un idéaltype n’est pas la description d’un modèle ou d’un représentant typique d’une catégorie de population. Il s’agit plutôt d’une construction réalisée à partir d’idées et d’hypothèses. L’idéaltype est construit pour être confronté à l’observation de phénomènes réels.

Max Weber appelle « Homme-de-l’ordre » (Ordnungmensch) l’idéaltype du bureaucrate. Il se caractérise par un ajustement à l’ordre si avancé que sa disparition le rendrait nerveux, voire peureux.

Découvrez la notion de raison mutilée, dans la pensée de T.W. AdornoLa chosification de son intelligence ou sa « rationalité mutilée » (T.W. Adorno) résultent de l’application systématique de règles, de rapports d’autorité, de la spécialisation et de l’absence d’empathie.

Le bureaucrate et sa responsabilité

En tant qu’idéaltype l’ « Homme-de-l’ordre » n’est pas réel. C’est une idée. Néanmoins, les idées agissent sur la réalité. Et celle-ci finit par susciter un problème d’ordre moral. En se banalisant et en se généralisant, elle alimente une réticence à juger les actions réelles des bureaucrates (je ne dis pas que Max Weber est responsable de cette orientation).

En les considérant comme n’étant pas des agents libres, on finit par douter que les bureaucrates soient responsables ou qu’ils puissent répondre de leurs actes.

Hannah Arendt souligne que cette peur d’émettre un jugement, de donner des noms et d’imputer une faute se manifeste spécialement à l’encontre des gens qui sont au pouvoir ou qui occupent des positions sociales dominantes.

Dans Responsabilité et Jugement, la philosophe évoque trois arguments qui entretiennent la déresponsabilisation du bureaucrate : celui d’être un rouage dans une mécanique plus large, l’argument du moindre mal et celui de l’obéissance.

Le bureaucrate comme rouage

La description des structures bureaucratiques, de leur fonctionnement, des chaînes de commandement conduit à parler des personnes employées en termes de rouages qui font tourner les organisations.

Chaque rouage, c’est-à-dire chaque agent peut être remplacé sans remettre en question l’organisation générale de l’entreprise ou de l’administration concernée.

De ce point de vue, l’excuse typique « si je ne l’avais pas fait, quelqu’un d’autre l’aurait fait» renferme une vérité. Hannah Arendt ajoute même, qu’en raison des modalités de l’organisation bureaucratique, il est fort courant que le nombre de décideurs effectifs soit fort restreint. D’un point de vue politique, on doit parfois admettre qu’une seule personne est pleinement responsable. Toutes les autres de haut en bas devenant des rouages, qu’elles en soient conscientes ou pas.

Le retour à l’être-humain

Pour autant cela signifie-t-il que les exécutants ne peuvent être tenus pour responsables de leurs actes ? Les procès d’après-guerre fournissent une réponse négative à cette question. Or même si les problèmes juridiques et moraux ne sont pas identiques, ils possèdent malgré tout une affinité qui réside dans le pouvoir de juger.

Par exemple, à l’excuse formulée par Eichmann « ce n’est pas moi qui ait fait ça, c’est le système dont j’étais un rouage », les juges ont posé immédiatement la question suivante : « Et pourquoi s’il vous plaît, êtes-vous devenu un rouage dans ces circonstances ? »

La procédure judiciaire ramène donc le fonctionnaire (le « rouage ») à sa qualité première d’être humain.

C’est bien en raison de cette qualité qu’on lui fait un procès. Si un accusé veut atténuer ou déplacer ses responsabilités, il doit donner les noms des autres personnes impliquées.

D’un point de vue juridique, les responsabilités ne peuvent jamais être considérées comme des incarnations de la bureaucratie ou de tout autre forme d’organisation sociale. La justice, contrairement à la sociologie ou à la science politique ne juge pas de la valeur d’un système. Et si elle prend en compte ce dernier, c’est uniquement sous la forme de circonstances atténuantes mais pas comme excuse.

Le moindre mal

Le « moindre mal » est un argument qui est souvent évoqué pour justifier des actes ou des décisions qui sont en contradiction avec nos valeurs ou nos principes moraux.

Envisageons par exemple l’emploi des lanceurs de balles de défense (LBD). Leur utilisation a été autorisée pour l’auto-défense des policiers et présentée comme un moindre mal par rapport à l’usage des armes à feu. Mais, ils sont maintenant utilisés de manière offensive et pour inspirer la terreur. Au final, même si les blessures et les mutilations qu’ils occasionnent sont qualifiées de blessures de guerre par les spécialistes, leur usage ne provoque pas l’intensité d’indignation que soulèverait dans la même situation l’usage d’armes à feu.

L’argument du moindre mal est défendable dans les situations où nous sommes confrontés à deux maux. Le devoir moral nous impose d’opter pour le moindre.

En revanche, ce que montre l’exemple des LBD, c’est que d’un point de vue sociologique ou politique, l’argument du moindre mal est très faible. Et que comme l’écrit H. Arendt, le choix du moindre mal occulte généralement le choix du mal tout court.

En raison de son pouvoir d’occultation, l’argument du moindre mal joue un rôle primordial dans le fonctionnement des bureaucraties. L’acceptation du moindre mal est un instrument puissant. Il sert tout simplement à conditionner les bureaucrates et la population en général à accepter le mal.

H. Arendt rappelle que l’extermination des juifs a été précédée par un enchaînement progressif de mesures anti-juives. Chacune d’entre-elles a été acceptée au motif que refuser de coopérer aurait empiré les choses, jusqu’à ce que finalement rien de pire n’aurait pu arriver. Au moment de rendre des comptes, il s’est avéré que peu de gens étaient pleinement d’accord avec les pires atrocités du régime. Et malgré tout, un grand nombre de gens ont participé à leur réalisation. L’argument du moindre mal a tenu une place centrale dans leur tentative de justification morale.

La pensée et l’expérience

De l’observation de la société allemande sous le régime nazi, H. Arendt conclut qu’il est plus aisé de convaincre les gens d’accepter ou même de commettre des atrocités plutôt que de les amener à tirer des leçons de leur expérience de la réalité.

Les gens sont finalement peu enclins à admettre les expériences très concrètes qui contredisent les catégories de pensée qui sont profondément ancrées dans leur esprit.

Par exemple, beaucoup de gens pensent qu’il n’y a pas de sens à parler de répression politique en France. Cette opinion est sous-tendue par la représentation solidement ancrée de la France comme État de droit pleinement démocratique. C’est oublier qu’en la matière ce sont avant tout les faits qui comptent : criminalisation des représentants syndicaux et des manifestants ; utilisation d’armes qui tuent, blessent, mutilent à l’encontre des manifestants ; lois sur le renseignement, sur l’interdiction de manifester, sur la pénalisation des lanceurs d’alerte…

Notons que cette imperméabilité de la pensée aux informations contradictoires correspond sur un autre plan aux qualités procédurales et formalistes de l’action bureaucratique. Typiquement, le bureaucrate dispose d’un ensemble de règles qu’il doit appliquer à chaque nouveau cas particulier qu’il a à traiter. C’est ainsi qu’il préjuge de chaque nouvelle situation, sur la base de ce qu’il a acquis par avance.

L’obéissance

Qu’en est-il de ceux qui pensent simplement qu’il est de leur devoir d’obéir à ce qu’on leur demande? Leur raisonnement est différent de celui des simples participants. Dans les systèmes bureaucratiques, l’obéissance est valorisée comme vertu de premier ordre.

Cette valorisation de l’obéissance découle de l’argument selon lequel aucune structure ou communauté organisée ne pourrait survivre à une liberté de conscience effrénée.

H. Arendt fait remonter cette erreur à la veille conception (Platon, Aristote…) qui veut que les corps politiques soient constitués de gouvernants et de gouvernés. Les premiers donnant des ordres aux seconds qui y obéissent. Cette vision supplanterait une conception antérieure qui concerne les relations entre individus, dans le domaine de l’action concertée.

Les actions accomplies par plusieurs personnes peuvent être divisées en deux temps. Le commencement est initié par un « chef » qui n’est autre que le premier parmi ses pairs. La réalisation proprement dite est menée à bien sous forme d’une entreprise commune lorsque beaucoup de gens se joignent au « chef ». Dans cette configuration, les individus qui semblent obéir ne font que soutenir leur « chef » dans son entreprise. Sans cette participation, celui-ci devient impuissant.

A lire, Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politiqueIl y a ici une forme d’égalité qui est, par exemple, présente chez les Guarani. Les travaux de l’ethnologue Pierre Clastres ont contribué à la rendre célèbre.

Même dans une organisation bureaucratique hiérarchisée, il est plus sensé, selon H. Arendt, de considérer l’action des bureaucrates en termes de soutien à une entreprise commune, plutôt qu’en termes d’obéissance aux supérieurs.

Le recours à la notion d’obéissance est infantilisante. Seuls les enfants obéissent. Les adultes eux soutiennent ne serait-ce que par leur consentement (consentir n’est pas obéir), l’autorité, les lois ou les organisations auxquelles ils prétendent obéir.

La fierté de l’être humain

Notre pensée morale gagnerait beaucoup, d’après la philosophe, à substituer « soutien » à « obéissance ». La question que l’on poserait à propos d’une mauvaise action ne serait jamais « pourquoi avez-vous obéi ? » mais « pourquoi avez-vous apporté votre soutien ? ».

Le refus d’accorder son soutien constitue l’un des principaux moyens de lutte de la résistance non-violente. H. Arendt nous invite à imaginer combien il peut être efficace de simplement refuser de donner son soutien à une forme d’organisation ou d’action collective.

Revenir à la qualité d’être humain, s’engager dans un dialogue silencieux de soi à soi-même, refuser d’accorder son soutien sont autant de moyens de désamorcer les faux arguments du « rouage », du « moindre mal » et de l’obéissance.

H. Arendt nous engage à accorder toute notre attention à ces matières. Afin nous dit-elle de retrouver cette confiance en nous et cette fierté que l’on appelle aussi dignité ou honneur de l’être humain.

© Gilles Sarter

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L’Illimitation : Impasse du Néolibéralisme

L’Illimitation : Impasse du Néolibéralisme

Le travail de Jean-Claude Michéa se situe sur le plan philosophique. Il décrit la trajectoire qui partant du principe d'illimitation, appliqué aux libertés individuelles et au marché, conduit aux impasses du néolibéralisme.

La conception individualiste de l'être humain

Pour le philosophe, les guerres de religion des 16ème-17ème siècles ont provoqué une rupture radicale dans l'histoire de la pensée occidentale.

Ces affrontements se distinguent des guerres entre nations parce qu'ils déchirent les sociétés de l'intérieur. Les guerres civiles – que Pascal qualifie de "plus grand de tous les maux" - détruisent tous les liens de solidarité traditionnels : de famille, de voisinage, de corporation, de classe ou de vassalité. "Le fils s'arme contre le père et le frère contre le frère."

De ce constat, découle une conception nouvelle de l'être humain. Puisque l'Homme peut si aisément trancher tous ses liens sociaux, c'est qu'il n'est pas cet animal politique qu'ont décrit Aristote puis les philosophes médiévaux.

L'être humain serait plutôt individualiste, indépendant voire insociable. Il précéderait logiquement la société. Les situations extrêmes comme les guerres civiles révèleraient sa nature véritable. En somme, elles feraient craquer le vernis de civilisation qui la masque aux jours ordinaires.

Le libre contrat

J.C. Michéa, Impasse Adam Smith, Champs-EssaisUne philosophie politique fondée sur l'idée que les humains sont par nature individualistes doit renoncer à l'idéal de la société bonne. Elle peut tout au plus viser la société la moins mauvaise possible.

La notion de contrat occupe une place centrale dans cette stratégie minimaliste. Les êtres humains ne cherchent qu'à assouvir leurs intérêts égoïstes. La seule manière de les empêcher de s'entre-déchirer est d'établir, entre-eux, un contrat librement consenti qui les engage à se respecter mutuellement.

Toutefois deux obstacles entravent la réalisation de ce projet.

Premièrement, en raison de leur nature individualiste les êtres humains ne peuvent s'accorder sur une définition partagée du Bien. Les guerres de religion en témoignent.

Le contrat chargé de maintenir la vie collective ne peut donc pas s'appuyer sur des valeurs communes : il devra être axiologiquement neutre (neutre sur le plan des valeurs).

Deuxièmement, la domination reposait traditionnellement (ancien régime) sur des liens de dépendance entre individus : roi et seigneur, seigneur et serf, patriarche et enfants…

Pour respecter la liberté originelle de l'individu, il faut imaginer un moyen de réguler la collectivité par un système anonyme et sans sujet.

La pensée politique et économique libérale propose de solutionner ces problèmes par l'adoption de deux mécanismes : un droit égalitaire axiologiquement neutre; un marché régulé par la loi de l'offre et de la demande.

Ces deux mécanismes sont impersonnels et anonymes. Pour fonctionner, ils ne nécessitent aucun accord préalable, sur des valeurs philosophiques, religieuses ou morales.

Le droit sans les valeurs

Reprenons. L'individu est indépendant par nature. Il n'est pas question de lui imposer la moindre norme morale qui viendrait limiter son droit naturel à vivre comme il l'entend.

Par conséquent, la seule limite qu'on puisse lui opposer est l'égale liberté dont disposent les autres individus. Ainsi l'Article 4 de la Déclaration de 1789 stipule que la liberté « consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

Pour Jean-Claude Michéa, cette conception libérale du droit va conduire à une première impasse.

En effet, elle relègue toutes les normes et valeurs collectives (morales, religieuses, philosophiques) au domaine restreint de la vie privée.

De ce fait, il devient de plus en plus difficile de donner un sens précis à l'acte de nuire à autrui. Tout comportement qui paraît légitime pour les uns, peut être considéré comme une nuisance ou une atteinte à la manière de vivre choisie par les autres.

Le philosophe y voit l'origine d'une "nouvelle guerre de tous contre tous, par avocats interposés".

Pour aller plus loin, lisez notre article sur la sociologie du droit moderne de Max WeberIci l'analyse de Jean-Claude Michéa mérite un rapprochement avec celle de Max Weber.

Le sociologue voit dans la création du droit formel - procédural, prédictible et logique -  l'une des conditions majeures du développement du capitalisme. Le droit formel se distingue des autres formes de droit qui lui ont pré-existé par l'absence de référence à toutes valeurs morales.

Une telle forme de juridiction a été élaborée pour garantir aux individus une liberté maximale dans la poursuite de leurs intérêts économiques.

Comme le droit formel tend vers le minimum moral, Max Weber pronostique qu'il s'opposera toujours aux idéaux de justice matérielle.  De plus, en l'absence de valeurs morales communes, l'adhésion aux lois ne reposera que sur la peur de l'application d'une force physique coercitive.

Le monde du "doux commerce"

Dans la seconde moitié du 20ème siècle, les penseurs néolibéraux considèrent que le libéralisme est en danger. Abandonnant la position non-interventionniste, ils confient à l’État la mission d'étendre le marché à toutes les sphères de la vie sociale et privée.

Ce marché avec ses lois de l'offre et de la demande doit constituer l'ultime dispositif permettant d'harmoniser les intérêts égoïstes.

Milton Friedman, par exemple, avance que : « Le marché est la seule institution qui permette de réunir des millions d'hommes sans qu'ils aient besoin de s'aimer ni même de se parler. »

Ainsi l'échange marchand devrait réconcilier les individus sans qu'ils aient à renoncer à leur liberté naturelle. Cependant, la réalité est toute autre. Et le néolibéralisme nous conduit dans une seconde impasse.

La concurrence généralisée non seulement crée une nouvelle forme de guerre économique de tous contre tous. Mais en plus, elle a recours dès qu'elle le peut à la forme traditionnelle de l'affrontement armé et militaire.

En outre, la logique économique finit par subvertir les principes d'égalité et de neutralité du droit. En effet, les grandes entreprises acquièrent le pouvoir de faire rédiger les lois à leur convenance et de traîner les États devant les tribunaux privés.

Sortir du double paradoxe

Découvrez nos autres articles de Critique SocialeFinalement nos sociétés sont confrontées à un double paradoxe.

L'idéologie officiellement égalitaire en matière des styles vie se développe au même rythme que les inégalités matérielles et socio-politiques.

L'apologie de la liberté ne faiblit pas alors que la soumission des individus et des sociétés aux impératifs économiques et mercantiles est de plus en plus intense.

Comment échapper à ces cercles infernaux ?

Jean-Claude Michéa propose de réintroduire un minimum de valeurs communes. Celles-ci pourraient être élaborées sur la base d'un travail philosophique qui prendra soin de définir quelles libertés nous sont indispensables.

Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Point-Seuil.D'un point de vue sociologique, Louis Dumont nous avertit que les efforts pour transcender l'individualisme impliquent un risque.

Lorsque ces efforts sont fondés sur la volonté d'imposer des valeurs communes, il peuvent déboucher, sur différentes formes de totalitarisme.

Aussi, reprenant l'enseignement de Marcel Mauss, l'anthropologue suggère que ces valeurs communes soient introduites à des niveaux intermédiaires de la société (familles, associations, syndicats, coopératives...) ceci afin d'empêcher un conflit majeur avec l'individualisme dominant.

© Gilles Sarter


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Droit et développement du Capitalisme : Max Weber

Droit et développement du Capitalisme : Max Weber

La sociologie du droit selon Max Weber a pour objectif d'étudier le sens que les individus donnent à la norme juridique.
Pour le sociologue, l'élaboration d'un droit formel - procédural, prévisible et ne s'appuyant sur aucune valeur extérieure -  a joué un rôle de premier plan dans le développement du capitalisme.

La sociologie du droit : les relations sociales

La sociologie du droit s'intéresse à la manière dont les normes juridiques encadrent les relations sociales.

Max Weber parle de relations sociales à propos des comportements qui concernent plusieurs personnes. Celles-ci orientent leurs actions les unes sur les autres.

Max Weber, Sociologie du droit, PUFComme toutes les actions sociales, les relations sociales sont sous-tendues par du sens. Ce qui veut dire que les gens sont capables d'évoquer les raisons pour lesquelles ils se comportent d'une certaine manière.

C'est sous la condition du sens seulement que l'on peut dire que les relations sociales sont les briques à partir desquelles se construisent les édifices sociaux que nous appelons sociétés, familles, entreprises, églises...

Une Église ou un État n'existent que dans la mesure où existent des relations entre des gens et que leurs motifs peuvent être exprimés par rapport à l'idée de cette Église ou de cet État.

Toutefois la notion de relation sociale n'implique pas que les gens lui prêtent un sens identique. Celui-ci peut même être antagonique.

La notion n'implique pas non plus l'idée d'une solidarité entre les acteurs. Cette dernière n'est qu'une modalité de relations parmi tant d'autres : amitié, hostilité, rivalité, coopération, commerce, sexualité, concurrence, etc.

Le droit et les conventions

Certaines relations sociales se répètent et ont cours chez de nombreuses personnes.

Bien souvent (la plupart du temps?), ces relations sociales répétitives sont encadrées par des ordres légitimes. Ces ordres sont plus ou moins manifestes (je ne traverse pas quand le petit bonhomme est rouge) et plus ou moins conscients.

Dans sa "Sociologie du droit", Max Weber distingue entre deux types d'ordre : le droit et la convention.

Le droit implique l'existence d'une instance qui est chargée de veiller au respect de son application. Le cas échéant, cette instance peut punir la violation de l'ordre.

L'instance en charge de la coercition peut prendre différentes formes. La police, la communauté villageoise ou la tribu peuvent agir comme forces de châtiment en cas de transgression d'un ordre légitime.

La convention se distingue du droit. En effet, sa transgression au sein d'un collectif n'implique pas un châtiment. Tout au plus elle peut déclencher une réprobation générale.

Pour être précis, il est aussi important de distinguer entre convention, usage et coutume.

Les usages et les coutumes

L'usage est simplement une régularité dans la relation sociale. Il devient coutume quand sa pratique repose sur une routine ancienne.

Dans le domaine vestimentaire, les modes passagères sont des usages. Par contre, le port de la jupe uniquement par les femmes se rapproche davantage d'une coutume, dans les pays européens. Sauf en Écosse où une tradition existe pour les hommes de porter des kilts.

Notons que les limites entre droit et convention sont flottantes. Il en est de même entre usage et coutume, ainsi qu'entre coutume et convention.

Le non-respect d'une coutume peut être interprété comme une transgression par le groupe et susciter la réprobation générale.

Ces différences et ces flottements nous ramènent aux objectifs de la sociologie du droit.

La sociologie compréhensive du droit

La perspective de Max Weber est celle d'une sociologie compréhensive. Le sociologue s'intéresse au droit pour essayer de mettre au jour sa signification.

Le sociologue n'interroge pas la validité des lois, des règlements comme le juriste. Il s'intéresse uniquement à la conduite des gens telle qu'elle découle de la signification qu'ils donnent du droit.

Comment les gens comprennent-ils la norme, le droit, l'ordre, la sanction... ? Où mettent-ils des limites ? Comment les significations orientent leurs comportements ?

En outre, le droit ayant pour fonction d'encadrer les relations sociales, quelle peut être l'influence de la nature de ces dernières sur son contenu ?

Max Weber s'intéressait au premier chef à la société capitaliste moderne. Il a donc essayé de mettre au jour l'idéal-type du droit qui domine dans une société où les relations marchandes prévalent.

Rappelons qu'un idéal-type, selon la définition établie par le sociologue, est une construction purement intellectuelle. Il agit en fournissant une compréhension de la réalité qui est toujours plus complexe. On le construit en rassemblant des traits épars mais qui s'articulent de manière rationnelle.

L'idéal-type du droit moderne brossé par Max Weber ne prétend pas correspondre à la réalité qui reste indescriptible tant elle est complexe. Mais il prétend fournir un modèle de ce qui en fait son originalité par rapport à d'autres formes de droits.

Le formalisme du droit

Si la rationalité instrumentale ou la calculabilité constitue le trait distinctif du capitalisme, le droit moderne lui se caractérise par son formalisme.

Le droit formel est un système qui obéit à une logique strictement interne. Les lois, les propositions et les notions juridiques s'articulent et se déduisent logiquement entre-elles.

Les considérations externes au droit ne sont pas nécessaires à son fonctionnement.

Au contraire, le droit matériel se réfère quant à lui à des éléments extra-juridiques : la morale, la religion, la politique, l'économie...

Jacques Grosclaude dans son introduction à la "Sociologie du droit" propose un exemple qui permet de bien comprendre ce que l'on entend par formalisme.

Nora et Paul sont agriculteurs. Leurs champs sont limitrophes. Pour accéder au champ de Nora, il faut traverser le champ de Paul. Afin de tirer profit de son fonds, Nora se fait établir une servitude de passage.

Marie rachète le champs de Paul. Puis, elle rachète le champs de Nora et le revend immédiatement à Marc. Celui-ci ne bénéficie plus du droit de passage chez Marie malgré le caractère perpétuel de la servitude.

Cette règle se fonde sur un raisonnement strictement formel qui s'appuie sur l'article 705 du code civil : "Toute servitude est éteinte lorsque le fond à qui elle est due [champs de Nora] et celui qui la doit [champs de Paul] sont réunis dans la même main [au moment où ils sont acquis par Marie]."

Dans cette situation la rationalité formelle s'abstient de toutes considérations extérieures au droit qu'elles soient sociales ou économiques...

Inversement le droit matériel pourrait s'interroger s'il est pertinent pour l'utilisation efficiente des champs que les servitudes puissent s'éteindre. La réponse nécessite l'introduction d'éléments économiques, utilitaires, agronomiques...

Le formalisme et le capitalisme

Max Weber affirme que pour son essor le capitalisme a besoin d'un droit sur lequel il puisse compter comme sur une machine.

Encore une fois cette prévisibilité découle de deux phénomènes.

Le droit est formel quant à la logique. Tout son contenu forme un système logiquement clair, ne se contredisant pas et étant sans lacune.

Mais le droit est aussi formel sur le plan de la procédure. Il n'est valide que s'il se conforme à des caractéristiques extérieures établies une fois pour toute.

Par exemple, la validité d'un acte repose sur l'utilisation d'un mot ou d'une phrase établis une fois pour toute. Un contrat n'est valide que s'il présente une forme écrite bien précise...

La formalisation du droit résulte du travail de juristes spécialisés et professionnels, formés dans des Universités.

Max Weber avance que ces derniers ne se préoccupent que de la cohérence logique des propositions. Ils ne s'intéressent pas aux valeurs qui sous-tendent les propositions juridiques.

Il en résulte un droit entièrement prévisible.

Le formalisme juridique permet en somme à l'appareil judiciaire de fonctionner comme une machine techniquement rationnelle.

Un tel mode de fonctionnement offre aux individus la possibilité d'estimer rationnellement les conséquences juridiques de leurs activités. En ce sens, il est favorable au développement d'activités capitalistes.

La coercition en dernier recours

L'égalité formelle de droit ne fait pas de distinction de personnes. En principe, elle garantit une liberté maximale aux individus dans la poursuite de leurs intérêts matériels.

Dans les faits, au sein des sociétés capitalistes, le pouvoir économique est inégalement réparti. Le formalisme juridique avalise cet état de fait.

Max Weber en conclut que la liberté garantie par le droit formel foulera toujours aux pieds les idéaux de justice matérielle.

De manière générale, le formalisme du droit tend toujours vers le minimum moral.

La modernité se caractérise, selon le sociologue, par un vide normatif : disparition des contenus culturels traditionnels ; fin des grands récits religieux ; absence de valeurs ultimes...

Pour approfondir, lisez aussi notre article sur la sociologie de Max WeberIl est donc aisé pour le système juridique de justifier son auto-fondation et son émancipation vis-à-vis de la morale.

Mais ce phénomène d'auto-fondation a une conséquence. Le consentement aux lois n'est plus fondé comme autrefois sur une validité d'ordre religieuse, charismatique ou coutumière.

L'adhésion aux lois repose dès lors sur la contrainte légale nue. Les justiciables doivent savoir qu'en cas d'insoumission, ils seront forcés physiquement à obéir.

Finalement, dans les sociétés modernes, la cohésion sociale ne reposerait plus sur l'adhésion à des valeurs communes. Elle serait plutôt fondée sur la crainte de se voir appliquer une force physique en cas de refus de se soumettre.

© Gilles Sarter


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