Max Weber distingue deux formes principales de domination : la domination par commandement et la domination par configuration des intérêts. Il associe la première forme à l’ordre politique et la seconde à l’ordre économique. Toutefois, il montre que des glissements sont possibles de la domination par configuration d’intérêts à la domination par commandement. Ces processus montrent qu’économie et politique ne sont pas pensables comme des champs d’action sociale distincts.
Domination et pouvoir
La domination définie dans un sens large prend la signification de pouvoir. Le pouvoir c’est la possibilité pour un acteur social (individuel ou collectif) de contraindre d’autres acteurs à infléchir leurs comportements en fonction de sa propre volonté.
Max Weber signale que ce sens est trop large pour faire du concept de domination une catégorie scientifiquement utilisable. L’action d’un syndicat qui contraint un employeur à augmenter les salaires de ses employés ou les prérogatives d’un créancier vis-à-vis de son débiteur pourraient, dans ce sens, être considérées comme des formes de domination, au même titre que les ordres donnés par un général à son régiment ou par un roi à ses sujets.
Le sociologue propose de distinguer entre deux types de domination qui représentent des pôles opposés : la domination par commandement et la domination en vertu d’une configuration d’intérêts.
Domination par commandement et politique
Au premier pôle, la domination par commandement tient dans le pouvoir de donner des ordres et d’être obéi. Ce sont, par exemple, l’autorité du prince, du patriarche, du fonctionnaire de police.
Cette forme de domination s’appuie sur un devoir d’obéissance à l’exclusion de tout autre facteur. Et Max Weber précise à ce titre qu’elle est conditionnée par la chance de trouver des personnes disposées à obéir à un ordre déterminé.
Max Weber construit la notion de domination par commandement pour introduire la question de la légitimité. Il s’agit de déterminer quelles sont les motivations effectives ou attendues de l’obéissance. A ce titre, sa réflexion est avant tout d’ordre politique.
Le sociologue s’interroge sur trois types de domination légitime (la domination rationnelle-légale, traditionnelle et charismatique) et sur quatre type de régimes politiques (la domination bureaucratique, patrimoniale, féodale et charismatique).
Domination par configuration d’intérêts et économie
Le second pôle de la domination est la domination en vertu d’une configuration d’intérêts. Elle est exercée par un acteur dominant qui est capable d’influencer l’action des dominés qui agissent en fonction de leur propres motivations et intérêts. Dans la forme, l’action des dominés paraît « libre ». Dans les faits, elle ne l’est pas car leurs intérêts sont configurés par les dominants.
Max Weber, La domination, La Découverte
Le type le plus pur de la domination par configuration d’intérêts est la domination monopolistique sur un marché. Max Weber l’illustre par l’exemple d’un monopole exercé par quelques grandes banques sur le marché du capital.
Grâce à leur situation de monopole, ces quelques banques peuvent fixer leurs conditions d’octroi de crédit. Ces conditions, elles peuvent les établir dans la perspective de servir leurs propres intérêts. Les clients doivent s’adapter à ces conditions afin d’obtenir les crédits dont ils ont besoin. Se faisant, ils agissent rationnellement, c’est-à-dire conformément à leurs propres intérêts et en tenant compte des contraintes réelles.
Par exemple, des entrepreneurs ont besoin de liquidités pour investir dans de nouvelles machines qui leur permettront d’augmenter leur production de marchandises. Pour obtenir ces liquidités, ils agissent en tenant compte des contraintes réelles, qui découlent des conditions fixées par les banques pour l’obtention d’un crédit.
Dans la forme, les actions des entrepreneurs sont « libres ». Les banques ne revendiquent par un devoir d’obéissance (domination en vertu d’une autorité) de la part des entrepreneurs dominés. Elles se contentent de poursuivre leurs intérêts et de les imposer à ces derniers au moment où ils cherchent eux-mêmes à atteindre leurs objectifs.
Transitions progressives entre les 2 formes de domination
Max Weber explique qu’il existe des transitions progressives entre les deux types de domination. Par exemple, pour améliorer leur contrôle, les banques prêteuses peuvent exiger de placer leurs directeurs dans les conseils d’administration des sociétés qui veulent obtenir des crédits. Elles peuvent ainsi peser directement dans les décisions importantes de ces entreprises.
De nos jours, il en va de même de la mainmise des grands groupes agro-industriels sur les exploitations agricoles familiales. Leur domination peut tendre à se confondre avec une domination autoritaire. Elle tend à prendre la forme d’un commandement adressé par une instance bureaucratique à l’intention de ses subordonnées : obligation de cultiver certaines variétés, d’utiliser les semences et les intrants chimiques fournis, de suivre un calendrier et un protocole de culture, fixation non négociée du prix de vente des récoltes…
L’évolution logique de cette forme de domination est celle d’une transformation progressive des agriculteurs concernés en employés des grandes entreprises de l’agro-industrie.
Frontières brouillées entre domination politique et économique
Avec la notion de domination par configuration d’intérêts, Max Weber entend désigner le pouvoir d’un acteur individuel ou collectif quand il est en situation d’imposer sa volonté à d’autres, de manière indirecte, en façonnant les conditions de leurs actions et de manière à encadrer ou limiter leurs marges de choix.
A propos d’un tel type de pouvoir et à la différence de la domination par commandement, la question de la légitimité ne se pose pas puisque tout se passe comme si les différents acteurs impliqués n’agissaient qu’en fonction de leurs intérêts. Du reste, cette forme de domination agit d’autant mieux qu’elle est moins visible, c’est-à-dire apparemment sans sujets qui soient tenus de rendre des comptes.
En fait, avec la notion de domination par configuration d’intérêt, Max Weber montre que le « libre-marché » est une fiction. L’économie de marché ne fonctionne jamais sans pouvoirs indirects. Et dans des situations extrêmes, il n’est presque plus question de libre-choix. Seule la fiction de la liberté de l’action est maintenue.
Sur ce sujet, lire l’article « La dette ou la démocratie? »
Quand des institutions comme la Banque Centrale Européenne, la Banque Mondiale, les grandes banques et compagnies d’assurance fixent directement ou indirectement des règles aux marchés et aux budgets nationaux, leur action s’apparente à une forme de domination par le commandement. Elle n’est pas uniquement économique mais aussi politique.
De plus, comme ce sont les dirigeants politiques nationaux et leurs exécutifs qui ont créé les organisations internationales, étiquetées comme « économiques » et comme ces dirigeants occupent alternativement des responsabilités au sein des administrations publiques et des organismes financiers, les frontières entre domination économique et domination politique sont de plus en plus brouillées.
Gilles Sarter