La marchandisation généralisée conduit à un amoindrissement de la pensée rationnelle. Selon T.W. Adorno, nous pouvons résister à ce processus de mutilation de la raison, en préservant notre capacité d'imitation affectueuse.
L'imitation faculté primordiale
L'imitation, écrit Theodor W. Adorno (1903-1969), joue un rôle fondamental dans l'élaboration de l'esprit humain :
"Le principe de l'humain est l'imitation : un être humain ne devient vraiment humain qu'en imitant d'autres êtres humains".
Plus précisément, la capacité d'imiter constitue, pour le philosophe, un préalable nécessaire au développement de la pensée rationnelle.
Or T.W. Adorno voit, dans la généralisation des échanges marchands, une entrave au déploiement de cette faculté d'imitation.
Il en résulte que l'extension de la marchandisation à tous les secteurs de la vie sociale génère une forme de rationalité incomplète, mutilée.
L'imitation par le jeu
Le sociologue américain G.H. Mead (1863-1931) a illustré l'importance de l'imitation, pour la formation de la pensée, à travers deux stades du jeu enfantin.
Le "jeu libre" constitue un premier stade. Dans ce contexte, l'enfant joue en adoptant librement différents rôles : le malade et le médecin, le méchant et la super-héroïne...
Le joueur communique avec lui-même, en imitant tour à tour, un ou plusieurs partenaires. Pour ce faire, il alterne les points de vue et mime différents états psycho-affectifs. Par exemple, il joue une situation de conflit et mime, tour à tour, la colère, l’agressivité, la peur...
Le "jeu réglementé à plusieurs" marque un second stade. L'enfant doit pouvoir imiter simultanément, en lui-même, les attentes et les réactions de tous les participants. Ce préalable est nécessaire afin qu'il puisse endosser correctement son propre rôle, dans la partie.
Par exemple, s'il joue à cache-cache, il doit envisager les besoins et les objectifs des "chasseurs" et des "chassés". Il doit même être en mesure d'adopter les émotions des différents protagonistes : frayeur et surprise d'être découvert, excitation lié à la recherche...
L'imitation sous-tend la rationalité
On comprend mieux, maintenant, l'importance de l'imitation, pour le développement de la pensée rationnelle.
Dans ce contexte, "rationnel" ne renvoie pas à un raisonnement de logique explicite. Le terme fait plutôt référence à une capacité d'orienter nos actions, en fonction de résultats escomptés et en envisageant les conséquences de nos actes.
Premièrement, par l'imitation, nous prenons conscience que les comportements de nos partenaires reposent sur des intentions et des ressentis. Nous apprenons à aborder le monde, en les prenant en considération.
Cette aptitude, nous pouvons même l'étendre à des êtres non doués de parole. Par exemple, nous pouvons traiter les fins adaptatives d'une plante comme s'il s'agissait d'intentions. Et nous sommes en mesure de les prendre en compte, dans une perspective rationnelle.
Deuxièmement, un raisonnement bien mené doit nous servir à envisager ce que nos propres comportements signifient pour nos vis-à-vis.
Or comme le remarque G.H. Mead, il n'y a qu'un seul moyen d'acquérir cette faculté. Il faut que nous imitions simultanément, en nous-même, les sentiments ou les attitudes que nos gestes vont engendrer, chez nos partenaires.
Troisièmement, l'imitation permet d'enrichir la gamme de nos états affectifs.
Et Theodor Adorno appartient, avec Spinoza et Nietzsche, à une lignée de philosophes, pour laquelle les émotions et les sentiments sont intrinsèquement liés à la rationalité.
Par exemple, il évoque l'amour, indissociable de la mémoire qui veut conserver ce qui pourtant passera. Il cite aussi le désir ou la peur qui jouent sur notre perception des faits. Enfin, il rappelle que les actions que nous projetons d'effectuer sont généralement hiérarchisées, en fonction des affects associés aux résultats attendus.
Un affectueux intérêt
Theodor Adorno pense même qu'une pulsion affectueuse sous-tend notre faculté d'imitation. Dans le jeu, l'enfant est motivé par l'envie bienveillante d'adopter un rôle, de se mettre à la place d'autrui.
Pour le philosophe, cet intérêt affectueux constitue la "source primitive de l'amour".
Une véritable connaissance devrait donc conserver en elle, cette impulsion originelle de l'imitation pleine d'amour.
La marchandisation et l'atrophie de la raison
Pourtant, la généralisation de la marchandisation contrarie cette disposition. Elle conduit même à l'amoindrissement de la capacité d'imitation.
Dans le contexte du capitalisme, il existe une tendance à réduire toutes choses à l'état de marchandise : les personnes, les objets, les éléments naturels et même, les relations sociales ou les sentiments des gens.
Tout devient équivalent dans la mesure où il peut être converti en valeur monétaire. Un être humain, sa vie, sa santé, ses émotions... représentent la même valeur monétaire que tant de chaises, de barils de pétroles, d'hectolitres d'eau...
Le philosophe appréhende cette forme d'équivalence comme une perversion de toutes les perceptions :
"La qualité des choses cesse d'être leur essence et devient l'apparition accidentelle de leur valeur."
Dans un contexte où tout est réductible à une valeur monétaire, la capacité d'imitation n'est plus nécessaire, pour orienter nos comportements.
La mutilation de la raison
La raison s'affaiblit une première fois lorsqu'il n'est plus nécessaire d'imiter ce qui apparaît d'abord comme étranger. Un autre affaiblissement survient lorsque le penseur n'est plus incité à abandonner son propre point de vue, pour adopter celui d'autrui.
Les possibilités d'enrichir la gamme des sentiments et des émotions, acquis dans l'imitation et la réciprocité, s'amoindrissent. Comme ces éléments affectifs nourrissent la pensée rationnelle, cette dernière se voit coupée des conditions de son épanouissement.
Il en résulte la formation d'une raison amoindrie, réduite à sa dimension instrumentale.
Dans le monde de la marchandisation généralisée, les gens sont engagés à focaliser leur faculté rationnelle, sur le calcul égocentrique de données comptables : coûts, pertes, gains formulés en termes de valeurs.
"Croire qu'il n'y ait rien à craindre de ce déclin fait déjà partie du processus d'abêtissement."
Une capacité de résistance
Pour autant, la pensée de T.W. Adorno n'est pas complètement pessimiste. Le philosophe pense qu'une capacité de résistance couve en nous.
Nous ne pouvons pas exprimer pleinement notre potentiel. Ce refrènement de la raison occasionne une sensation de souffrance.
Les expériences de la première enfance ont laissé des traces dans notre mémoire somatique. Notre désir affectueux d'imitation n'a pu être complètement effacé.
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La pulsion d'imitation amoureuse est contrariée par le processus de marchandisation. Cette contrariété génère un sentiment de malaise. De cette manière, les aberrations de la forme de vie capitaliste restent perceptibles aux individus.
Cette souffrance ou ce mal-être déterminent un besoin de guérison. Ils éveillent le désir de s'affranchir des entraves que le processus de marchandisation et sa raison mutilée tentent d'imposer à notre esprit.
La philosophie a beaucoup raisonné à partir du sujet advenant à lui-même, par lui-même, pour lui-même, soit à partir de certaines « idées innées » ou pensées pures d’où il déduit seul son savoir, soit à partir de son expérience d’où il tire, seul, son savoir. Cela constitue notre histoire à partir de l’humanisme et jusqu’à nos jours : le libéralisme planétaire, sans qu’aucune culture n’ait pu, à ce jour, résisté à la puissance de ses « Lumières », de sa raison pure ou empirique, de son individualisme idéaliste ou empiriste.
La philosophie a douté de la validité de cette thèse dès son commencement. Mais le confluent avec le christianisme universaliste a conduit à : je suis unique, seul, avec dieu unique, seul. Nous sommes tous les mêmes : atomes divins.
Si tout cela est parfaitement cohérent sur le point cognitif, la norme sociale s’emploie à faire de nous ce que l’on dit de nous, souvent en parfaite contradiction avec le plus élémentaire bon-sens.
Les formes de résistances à ce processus, innées ou acquises, sont fortement réprimées et marginalisées par l’autorité via les nombreux méandres administratifs, impossibles à circonvenir.
De la fabrication d’éléments déterminants à la complicité de réseaux de compromissions, qui, plutôt que d’autres, sont les bénéficiaires des largesses et de la bienveillance du système? Les enfants de bonnes familles, les idiots-utiles, les représentants les plus caricaturaux de minorités co-notées à forte valeur positivement discriminatoire ?
Le mythe égalitaire exclut d’emblée tout ce qui dépasse, qui pose des questions, cherche des réponses ou exprime une opinion non-conventionnelle.
Est-il intellectuellement viable de résister dans un combat que l’on ne peut pas gagner, contre les procédés de sa propre société et la représentation de ses valeurs que l’on a appris à respecter ?
La dette semble représenter une arme beaucoup plus puissante que n’importe quel canon pour asservir les structures d’un pays, réduit à l’état de zombi par une puissance extérieur.
Merci Gilles
J’ai adoré. Je ne me sens pas en mesure d’apporter une contribution à ta brillante démonstration, qui met en évidence l’origine de ce mal être dont nous souffrons. Parmi les gens qui cherchent des solutions : les « décroissants ». Je suis plongé dans un bouquin -Aux origines de la décroissance, cinquante penseurs, des deux derniers siècles – publié par L’échappée, le pas de côté, écosociété-. De quoi alimenter nos réflexions actuelles…