Dans les sociétés à États qui sont les nôtres, les gouvernants peuvent s'adosser à la violence pour imposer leurs décisions. Il en va tout autrement, dans les sociétés indiennes d'Amérique du Sud où les chefs sont tenus d'agir en "faiseurs de paix".
Pouvoir politique : des matraques qui s'abattent sur des crânes ?
Le pouvoir politique dans sa plus simple expression concerne la capacité d'orienter les comportements des personnes, en vue d'établir des actions communes. Dans les sociétés à États, comme la nôtre, il se réduit souvent à une relation de commandement – obéissance. Et dans le cadre de cette relation, ceux qui commandent peuvent avoir recours à la violence, pour se faire obéir. Cette violence n'est pas du tout abstraite mais tout ce qu'il y a de plus concret. En témoignent les coups de matraques qui s'abattent sur des crânes contestataires, un peu partout dans le monde.
Pour autant, cette forme de pouvoir dont nous sommes familiers est-elle la seule concevable ? A cette question, Pierre Clastres qui a étudié l'organisation politique des sociétés indiennes d'Amérique du Sud répond par la négative.
Le chef est un faiseur de paix
Dans les communautés amérindiennes à chefferie, les attributions du chef sont nombreuses. Certaines d'entre elles sont relativement similaires à celles attendues dans nos sociétés occidentales. Il s'agit notamment de la coordination d'activités collectives. La chasse en groupe, le défrichage des forêts, l'organisation de cérémonies collectives en font partie. Le chef d'une communauté doit aussi agir comme ambassadeur auprès des autres groupes. A ce titre, il règle les conflits ou noue les alliances.
Pierre Clastres (1934-1997) est un anthropologue célèbre pour ses travaux d'anthropologie politique. Son livre le plus connu s'intitule La société contre l’État. Les citations de cet article en sont issues.
Mais sa mission principale concerne le maintien de la cohésion et de la paix au sein de la tribu. A cet effet, il rappelle la loi des ancêtres. Il essaie de réconcilier les parties adverses en cas de dispute. Enfin, il s'efforce de prévenir les nombreux risques de sécession. Car il arrive fréquemment que des groupes de personnes veuillent fonder des communautés ailleurs.
Or pour mener à bien ses différentes missions, le chef indien ne peut jamais contraindre ses interlocuteurs. Il ne peut en aucune circonstance avoir recours à la force, ni faire appel à des hommes en uniforme et armés de matraques. Sa relation au pouvoir est même tout-à-fait ambiguë.
"Le chef qui veut faire le chef, on l'abandonne."
C'est pourquoi, à un officier espagnol qui veut le convaincre d'entraîner sa tribu dans une guerre, un chef amérindien répond : "Moi, je les dirige mais (...) si j'utilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitôt ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé et non craint d'eux."
Le chef indien est donc à double titre, selon l'expression de l'ethnologue R.H. Lowie (1883-1957), "un faiseur de paix".
Premièrement, parce que le groupe attend de lui qu'il préserve l'harmonie au sein de la communauté. Deuxièmement, parce qu'il ne peut agir que d'une manière pacifique. Il ne peut tenter d'orienter les actions des gens qu'en prévenant la contestation qu'il ne serait pas en mesure de surmonter.
L'ambivalence de la parole du chef
Ses talents oratoires demeure le seul moyen par lequel le chef indien peut influencer les gens. Clastres précise cependant qu'il n'est jamais assuré de réussir car sa parole n'a pas force de loi.
Tout d'abord, il faut souligner que le chef possède l'exclusivité de l'usage de la parole. Il est "celui qui parle" ou "le Maître des mots". Mais, dans le même temps, la prise de parole est aussi son devoir. C'est-à-dire que la communauté exige de l'entendre et qu'il ne peut s'y déroger.
Ce devoir de parole prend une forme bien particulière. Il s'agit de harangues quotidiennes, délivrées au centre du village, au lever ou au coucher du soleil.
Cependant, les discours du chef ne sont pas dits pour être écoutés.
En effet, durant les harangues chacun vaque à ses occupations et doit feindre l'inattention. Du reste leur contenu concerne toujours la célébration des normes de la vie traditionnelle, héritées des ancêtres. A proprement parler, elles ne disent donc jamais rien de nouveau.
Pourquoi le chef indien doit-il donc parler, chaque jour, pour "ne rien dire" ? Clastres explique que si le discours du chef est vide, c'est justement parce qu'il n'est pas un discours de pouvoir. Encore une fois, la société indienne a le souci de maintenir à distance le pouvoir et la violence. Pour ce faire, elle contraint le chef à se mouvoir uniquement dans l'espace de la parole, situé à l'extrême opposé de la violence. Mais dans le même temps, elle vide cet usage de ce qui pourrait lui permettre de devenir une parole de commandement, d'autorité.
"Un ordre : voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole."
Comme débiteur quotidien de paroles sur "rien", le chef traduit sa dépendance à l'égard du groupe. Simultanément, il manifeste l'innocence de sa fonction.
Un chef sans pouvoir
Il y a une grande beauté et subtilité dans l'organisation politique des amérindiens. Pour le comprendre, il faut d'abord rappeler que dans leurs communautés de vie quotidienne, l'individu est rien, le groupe est tout. Durkheim appelle ce type de sociétés, des sociétés à solidarité mécanique. Tout y est engagé pour préserver la cohésion et réprimer, les tentatives d'individualisation. La loi qui régit l'ordre social est considérée comme étant héritée des ancêtres ou des héros fondateurs. Chacun en est le dépositaire et le gardien. En ce sens, la société dans son ensemble est le lieu réel du pouvoir.
Pour en savoir plus sur les sociétés à solidarité mécanique, lire l'article La solidarité dans les sociétés modernes
Dès lors pourquoi avoir instauré la chefferie? Et bien, tout se passe comme si les indiens avaient pressenti le risque toujours possible d'émergence d'un pouvoir politique individualisé et séparé de la communauté. Dès lors, ils auraient choisi de prévenir ce danger en lui donnant corps, à travers un chef. Mais ce chef, ils l'ont créé sans pouvoir et incapable de déployer toute forme de violence.
"Dans la société primitive, le chef comme possibilité de volonté de pouvoir est d'avance condamné à mort."
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Nos sociétés modernes, contrairement aux communautés amérindiennes sont fortement différenciées et individualistes. Le politique y constitue une fonction spécialisée. Comme entités individualisées, les détenteurs du pouvoir politique peuvent user de la coercition à l'encontre des autres membres de la société. Et on notera que cette utilisation de la force concerne aussi tous les autres secteurs de la vie sociale. La violence qui est exercée n'est pas toujours physique mais aussi économique, morale ou verbale. Les petits chefs qui y ont recours forment légion, dans les entreprises, les administrations, les associations, les écoles et les familles. Et peut-être même en faisons-nous partie?
Pour autant ne pouvons-nous pas promouvoir pour les autres et pour nous-mêmes et autant que possible le modèle du "chef faiseur de paix" ?
© Gilles Sarter
dans le monde professionnel, je trouve qu’il y a des « chefs » et des « faiseurs de paix ». Malheureusement, notre système de management sélectionne les premiers sur des critères basés sur l’agressivité et l’égoisme pour diriger. ce système ne reconnait pas les qualités du « faiseur de paix » parce que celui-ci véhicule d’autres valeurs basées sur l’écoute, la solidarité, le doute, le « nous »…
merci pour votre article