Clastres

Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les Rites d’Institution et leur fonctions sociales

Les rites d'institutions ou rites de passage possèdent une fonction importante dans l'organisation des sociétés traditionnelles et modernes.

Les analyses qu'en donnent Pierre Clastres et Pierre Bourdieu peuvent paraître différentes, à première vue.  Mais finalement, elles convergent vers l'idée que ces rituels ont pour objectif de déposer la loi sociale au sein des corps et des esprits.

Les rites d'institutions chez les amérindiens

Le livre de Pierre Clastres, La société contre l’État est devenu un classique de l'anthropologie politique. Un chapitre y traite des rites de passage.

P. Clastres, "De la torture dans les sociétés primitives", L'Homme, XIII (3), 1973.Dans les sociétés amérindiennes traditionnelles, les jeunes hommes qui vont devenir des guerriers de plein droit sont soumis à rude épreuve.

Presque toujours les rituels de passage virent à la torture.

Les chairs sont déchirées, lacérées, percées, écorchées... Les techniques et les ustensiles employés sont conçus pour maximiser les douleurs. Souvent les sévices infligés ne cessent qu'avec l'évanouissement de celui qui les subit.

Tout au long de ces épreuves, les victimes doivent afficher l'impassibilité la plus tranquille. Aussi, une interprétation commune veut que ces supplices aient pour objectif de démontrer la valeur morale des futurs guerriers.

Sans récuser complètement cette analyse, Pierre Clastres propose cependant de ne point s'y limiter. Et il engage sa propre interprétation un peu plus loin.

Marquer l'appartenance à la communauté

L'anthropologue s'interroge notamment sur la nécessité de porter atteinte à l'intégrité physique des postulants. Après tout, il existe d'autres façons de démontrer sa valeur ou sa bravoure que d'endurer la torture.

Dès lors, l'objectif qui sous-tendrait l'usage des supplices pourrait bien-être le marquage des corps.

Les rites de passage seraient conçus de manière à laisser des traces ineffaçables. Et, les cicatrices sur les corps tiendraient lieu de mémoire.

Mais de quoi s'agit-il de se souvenir ? De manière indiscutable, les marques témoignent de l'appartenance à la communauté. Ainsi, l'anthropologue rapporte une scène à laquelle il lui fut donné d'assister.

Lors d'un séjour, chez des Guayaki, un groupe dévêtit complètement une jeune Paraguayenne, pour s'assurer de sa "nationalité". Des tatouages découverts sur sa peau attestèrent que les Blancs l'avaient kidnappée durant son enfance.

Cependant, la même question surgit une fois encore. Pourquoi la torture ? Pourquoi recourir à des méthodes particulièrement cruelles? Des techniques de scarification ou de tatouages moins douloureuses sont tout aussi efficaces, pour générer des marques ineffaçables.

secession site consacré à la sociologie et la critique sociale de bourdieu

 

Le message politique du rituel

La réponse de Pierre Clastres à cette question est particulièrement intéressante.

Le rituel recourt à la torture parce qu'il délivre un message politique : chaque prétendant guerrier est semblable à tous les autres. Aucun ne vaut moins que les autres et inversement aucun n'est plus que les autres.

L'égalité entre les individus est scellée par le fait que tous ont enduré la souffrance sans gémir, jusqu'au point de rupture de l'évanouissement. Ainsi, nul ne peut prétendre à une supériorité dans la valeur.

Les traces corporelles seront là pour témoigner à vie, de la valeur égale de tous ceux qui ont surmonté l'épreuve.

Dans le contexte de communautés sans écriture, le corps devient support de la loi. Et la loi ici est loi d'égalité. En effet, ces sociétés ignorent le pouvoir d'un seul sur tous les autres. Si l'institution de la chefferie y existe, elle est, dans les faits, dénuée de tout pouvoir politique et de tout moyen de coercition.

Consacrer la distinction

Pierre Bourdieu analyse les rites de passage, en adoptant une perspective qui peut paraître diamétralement opposée à celle qui précède.

Le sociologue postule, en effet, que ces rituels ont pour fonction première de créer, non pas de l'égalité, mais de la différence entre les gens.

L'objectif qui les sous-tend serait avant tout de légitimer ou de consacrer une séparation : pas entre ceux qui ont subi les épreuves et ceux qui ne les ont pas encore surmontées ; mais bien plutôt entre ceux qui vont les subir et ceux qui ne les subiront jamais.

Par exemple, la circoncision aurait pour but de marquer la distinction entre hommes et femmes, plus qu'entre les garçons circoncis et non-circoncis.

C'est l'idée centrale de Pierre Bourdieu. Ce que l'on appelle communément "rite de passage" a pour fonction de consacrer un état de fait, plus que de marquer un passage.

A ce titre, la circoncision consacre le statut masculin de l'homme, même le plus efféminé. Par opposition, toutes les femmes (même les plus "masculines" dans leurs attitudes ou leurs morphologies) sont cantonnées dans le genre féminin, car elles ne sont pas soumises au rituel.

Appliquée au cas amérindien, cette interprétation signifie que les épreuves rituelles légitiment la différence entre ceux qui vont devenir des guerriers (les jeunes hommes) et celles qui ne le deviendront jamais (les jeunes filles).

C'est pourquoi, plutôt que de parler de rites de passage, le sociologue préfère évoquer des rites de légitimation ou d'institution.

Des rites d'institution plutôt que des rites de passage

En adoptant la dénomination "rite d'institution", Pierre Bourdieu indique que les rituels visent à faire reconnaître comme légitime, des différences qui ne vont pas de soi, mais qui sont des constructions sociales.

L'efficacité symbolique des rites d'institution réside dans leur pouvoir d'action sur le réel. Ils transforment les représentations que les gens consacrés se font d'eux-mêmes. Ils changent aussi le regard et les comportements des autres, à leur égard.

L'acte d'institution impose une identité, une position, un statut. A la personne qui est instituée, il notifie ce qu'elle a à être : "Tu seras un homme, un guerrier, ..."

Dans cette optique, les épreuves que les postulants doivent surmonter sont destinées à produire des gens hors du commun ou des "élites".

la sociologie et l'anthropologie de pierre bourdieu

 

La création sociale des élites

A ce titre, nos sociétés modernes ne sont pas dépourvues de rites d'institution : cérémonies d'investiture, de nomination, de remise de titre ou de décoration...

P. Bourdieu, 1981, "Épreuve scolaire et consécration sociale", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.39.Pierre Bourdieu a livré une étude particulièrement approfondie de l'un de ces rites d'institution modernes : la réussite aux concours d'entrée dans les Grandes Écoles (ENA, École Normale Supérieure, École Polytechnique...).

Le passage par les classes préparatoires aux grandes écoles (CPG) en constitue l'épreuve. Le sociologue montre ce qui distingue les CPG des autres établissements de formation. Il s'agit notamment d'y réduire l'existence des élèves à une succession ininterrompue d'activités scolaires intensives.

Tout se déroule comme si la fonction des CPG consistait à générer une situation d'urgence, voire de panique. Les capacités à faire un usage intensif du temps, à travailler de manière soutenue, rapide et même précipitée y deviennent la garantie de survie des candidats. A ce titre, les classes préparatoires visent la constitution d'un véritable habitus:

L'inculcation de dispositions durables – comme les manières de parler, de se tenir, de gérer l'urgence et la tension, d'organiser et d'exposer les idées,… - devient une composante de l'opération de légitimation des futures élites.

Pour aller plus loin, lire un article sur le concept d' habitus.Si le passage par les classes préparatoires constitue l'épreuve, le concours agit comme le véritable rite d'institution. Le premier candidat "collé" deviendra polytechnicien ou énarque, avec tous les avantages matériels et symboliques afférents. Le dernier ne sera rien :

"Le concours crée une différence du tout au rien, pour la vie."

Déposer la loi sociale dans les corps

Les analyses de P. Clastres et de P. Bourdieu convergent sur l'idée que les rites dits de "passage" opèrent comme des consécrations. Le premier met en avant la consécration d'une égalité indépassable. Pour le second, c'est avant tout une séparation, une distinction entre les gens qui est consacrée.

En y réfléchissant un peu, on ne peut que constater que, chez les Guayaki, le rite institue aussi une inégalité entre les membres de la communauté.

Nous avons vu que d'après P. Clastres, le rite de passage sert à prévenir l'appropriation du pouvoir par un seul guerrier, au détriment des autres. Or les femmes ne participent pas au rituel.

Tout se passe donc comme si la possibilité qu'une femme s'approprie le pouvoir est exclue d'emblée. Le rite qui ne concerne que les garçons consacre donc bien une inégalité entre les deux sexes.

P. Bourdieu, 1982, "Les rites comme actes d'institution", Actes de la recherche en sciences sociales, vol.43De même, pour Pierre Bourdieu, les rites d'institution légitiment avant tout des distinctions. Mais l'observation montre aussi que le passage par les Grandes Écoles crée des formes d'identités et de solidarités collectives indéfectibles. George Pompidou, par exemple, évoque ses condisciples normaliens en termes d'"princes de l'esprit".

Finalement, les deux analystes se rejoignent sur un autre point essentiel.

L'efficacité d'un rite d'institution repose dans sa capacité à déposer les lois qui organisent le social, dans les corps et les esprits des gens.

© Gilles Sarter

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Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politique

Le chef est un faiseur de paix: anthropologie politique

Dans les sociétés à États qui sont les nôtres, les gouvernants peuvent s'adosser à la violence pour imposer leurs décisions. Il en va tout autrement, dans les sociétés indiennes d'Amérique du Sud où les chefs sont tenus d'agir en "faiseurs de paix".

Pouvoir politique : des matraques qui s'abattent sur des crânes ?

Le pouvoir politique dans sa plus simple expression concerne la capacité d'orienter les comportements des personnes, en vue d'établir des actions communes. Dans les sociétés à États, comme la nôtre, il se réduit souvent à une relation de commandement – obéissance. Et dans le cadre de cette relation, ceux qui commandent peuvent avoir recours à la violence, pour se faire obéir. Cette violence n'est pas du tout abstraite mais tout ce qu'il y a de plus concret. En témoignent les coups de matraques qui s'abattent sur des crânes contestataires, un peu partout dans le monde.

Pour autant, cette forme de pouvoir dont nous sommes familiers est-elle la seule concevable ? A cette question, Pierre Clastres qui a étudié l'organisation politique des sociétés indiennes d'Amérique du Sud répond par la négative.

Le chef est un faiseur de paix

Dans les communautés amérindiennes à chefferie, les attributions du chef sont nombreuses. Certaines d'entre elles sont relativement similaires à celles attendues dans nos sociétés occidentales. Il s'agit notamment de la coordination d'activités collectives. La chasse en groupe, le défrichage des forêts, l'organisation de cérémonies collectives en font partie. Le chef d'une communauté doit aussi agir comme ambassadeur auprès des autres groupes. A ce titre, il règle les conflits ou noue les alliances.

Pierre Clastres (1934-1997) est un anthropologue célèbre pour ses travaux d'anthropologie politique. Son livre le plus connu s'intitule La société contre l’État. Les citations de cet article en sont issues.

Mais sa mission principale concerne le maintien de la cohésion et de la paix au sein de la tribu. A cet effet, il rappelle la loi des ancêtres. Il essaie de réconcilier les parties adverses en cas de dispute. Enfin, il s'efforce de prévenir les nombreux risques de sécession. Car il arrive fréquemment que des groupes de personnes veuillent fonder des communautés ailleurs.

Or pour mener à bien ses différentes missions, le chef indien ne peut jamais contraindre ses interlocuteurs. Il ne peut en aucune circonstance avoir recours à la force, ni faire appel à des hommes en uniforme et armés de matraques. Sa relation au pouvoir est même tout-à-fait ambiguë.

"Le chef qui veut faire le chef, on l'abandonne."

C'est pourquoi, à un officier espagnol qui veut le convaincre d'entraîner sa tribu dans une guerre, un chef amérindien répond : "Moi, je les dirige mais (...) si j'utilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitôt ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé et non craint d'eux."

Le chef indien est donc à double titre, selon l'expression de l'ethnologue R.H. Lowie (1883-1957), "un faiseur de paix".

Premièrement, parce que le groupe attend de lui qu'il  préserve l'harmonie au sein de la communauté.  Deuxièmement, parce qu'il ne peut agir que d'une manière pacifique. Il ne peut tenter d'orienter les actions des gens qu'en prévenant la contestation qu'il ne serait pas en mesure de surmonter.

L'ambivalence de la parole du chef

Ses talents oratoires demeure le seul moyen par lequel le chef indien peut influencer les gens. Clastres précise cependant qu'il n'est jamais assuré de réussir car sa parole n'a pas force de loi.

Tout d'abord, il faut souligner que le chef possède l'exclusivité de l'usage de la parole. Il est "celui qui parle" ou "le Maître des mots". Mais, dans le même temps, la prise de parole est aussi son devoir. C'est-à-dire que la communauté exige de l'entendre et qu'il ne peut s'y déroger.

Ce devoir de parole prend une forme bien particulière. Il s'agit de harangues quotidiennes, délivrées au centre du village, au lever ou au coucher du soleil.

Cependant, les discours du chef ne sont pas dits pour être écoutés.

En effet, durant les harangues chacun vaque à ses occupations et doit feindre l'inattention. Du reste leur contenu  concerne toujours la célébration des normes de la vie traditionnelle, héritées des ancêtres. A proprement parler, elles ne disent donc jamais rien de nouveau.

Pourquoi le chef indien doit-il donc parler, chaque jour, pour "ne rien dire" ? Clastres explique que si le discours du chef est vide, c'est justement parce qu'il n'est pas un discours de pouvoir. Encore une fois, la société indienne a le souci de maintenir à distance le pouvoir et la violence. Pour ce faire, elle contraint le chef à se mouvoir uniquement dans l'espace de la parole, situé à l'extrême opposé de la violence. Mais dans le même temps, elle vide cet usage de ce qui pourrait lui permettre de devenir une parole de commandement, d'autorité.

"Un ordre : voilà bien ce que le chef ne saurait donner, voilà bien le genre de plénitude refusée à sa parole."

Comme débiteur quotidien de paroles sur "rien", le chef traduit sa dépendance à l'égard du groupe. Simultanément, il manifeste l'innocence de sa fonction.

Un chef sans pouvoir

Il y a une grande beauté et subtilité dans l'organisation politique des amérindiens. Pour le comprendre, il faut d'abord rappeler que dans leurs communautés de vie quotidienne, l'individu est rien, le groupe est tout. Durkheim appelle ce type de sociétés, des sociétés à solidarité mécanique. Tout y est engagé pour préserver la cohésion et réprimer, les tentatives d'individualisation. La loi qui régit l'ordre social est considérée comme étant héritée des ancêtres ou des héros fondateurs. Chacun en est le dépositaire et le gardien. En ce sens, la société dans son ensemble est le lieu réel du pouvoir.

Pour en savoir plus sur les sociétés à solidarité mécanique, lire l'article La solidarité dans les sociétés modernes

Dès lors pourquoi avoir instauré la chefferie? Et bien, tout se passe comme si les indiens avaient pressenti le risque toujours possible d'émergence d'un pouvoir politique individualisé et séparé de la communauté. Dès lors, ils auraient choisi de prévenir ce danger en lui donnant corps, à travers un chef. Mais ce chef, ils l'ont créé sans pouvoir et incapable de déployer toute forme de violence.

"Dans la société primitive, le chef comme possibilité de volonté de pouvoir est d'avance condamné à mort."

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Nos sociétés modernes, contrairement aux communautés amérindiennes sont fortement différenciées et individualistes. Le politique y constitue une fonction spécialisée. Comme entités individualisées, les détenteurs du pouvoir politique peuvent user de la coercition à l'encontre des autres membres de la société. Et on notera que cette utilisation de la force concerne aussi tous les autres secteurs de la vie sociale. La violence qui est exercée n'est pas toujours physique mais aussi économique, morale ou verbale. Les petits chefs qui y ont recours forment légion, dans les entreprises, les administrations, les associations, les écoles et les familles. Et peut-être même en faisons-nous partie?

Pour autant ne pouvons-nous pas promouvoir pour les autres et pour nous-mêmes et autant que possible le modèle du "chef faiseur de paix" ?

© Gilles Sarter

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