La « cage d’acier » une vision cauchemardesque de la société capitaliste?

Max Weber concevait-il le monde moderne industriel et capitaliste comme une « cage d’acier » ? Le sociologue étasunien Stephen Kalberg, spécialiste de l’œuvre de Weber, pense que non. La « cage d’acier » décrit une vision « cauchemardesque » des sociétés capitalistes qu’il convient de distinguer d’une réalité plus dynamique et plus différenciée.

De la vocation professionnelle à la cage d’acier

L’une des thèses les plus célèbres de Max Weber est exposée dans son livre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Le sociologue allemand y soutient l’idée que la notion de  vocation professionnelle, telle qu’elle a été valorisée et portée par les sectes protestantes aux États-Unis, a contribué à la naissance du capitalisme industriel, rationnellement organisé.

Sur ce thème, voir « Sociologie des origines de la mentalité capitaliste »

Max Weber avance qu’en s’étendant, l’orientation méthodique du travail a fini par perdre sa justification religieuse. Les femme et les hommes des sociétés industrielles avancées ne sont plus incités à travailler de façon méthodique par une « vocation » ou par un ethos religieux. Ils y sont poussés de manière mécanique, du simple fait de leur insertion dans une structure ou un « cosmos » puissant, organisé selon une rationalité instrumentale.

Ce mode spécifique d’organisation, que Max Weber appelle aussi organisation bureaucratique repose sur la spécialisation du travail, liée à une formation, sur la délimitation des compétences, sur des règlements et sur des rapports d’obéissance hiérarchisés.

Dans le modèle de la « cage d’acier », la domination de la bureaucratie engendre la formation d’une caste de fonctionnaires et d’administrateurs qui est mieux armée que n’importe quelle autre forme de pouvoir pour réduire les individus à l’impuissance et les obliger à se couler dans leur entreprise, leur classe, leur métier.

La société organisée de manière bureaucratique est dominée par les valeurs impersonnelles des fonctionnaires (devoir, ponctualité, sérieux, respect de la hiérarchie…). La fraternité et la solidarité sont contraintes de se replier dans la sphère privée. Au stade ultime du développement de la « cage d’acier », la seule valeur qui détermine encore les vies individuelles est une administration « bonne » d’un point de vue purement technico-rationnelle. C’est cette valeur ultime qui, entre les mains des fonctionnaires, décide de la manière dont les affaires des femmes et des hommes devront être menées.

Une conception différenciée et dynamique des sociétés

Mais la description de la « cage d’acier » constitue-t-elle, pour Max Weber (qui écrit au début du 20ème siècle), une sorte de scénario à court terme ? Stephen Kalberg rejette cette idée. Il y voit plutôt une vision cauchemardesque ou une sorte de « modèle du pire » de la société capitaliste industrielle.

Pour le sociologue américain, Max Weber tente avant tout de répondre à la question de savoir comment sous la domination du capitalisme la démocratie et la liberté sont possibles. Le modèle de la « cage d’acier » permet de trancher radicalement avec les représentations des théoriciens qui voient dans l’industrialisation une avancée de la civilisation humaine, un facteur de démocratisation ou une dynamique favorisant l’élargissement de la reconnaissance et des libertés.

Lire aussi « Bureaucratisation, un destin dont on ne peut se soustraire? »

L’autre argument en faveur de l’idée que la « cage d’acier » n’est qu’un modèle repose sur la conception que Max Weber propose des sociétés en général. Cette conception est bien plus dynamique et différenciée que celle suggérée par la description de la « cage d’acier ».

Ainsi, Max Weber envisage les sociétés comme étant des ensembles d’univers sociaux (religieux, économique, juridique, politique, familial…) faiblement intégrés, en interaction (voire en concurrence) et qui se développent à des rythmes différents. Le sociologue est convaincu que des éléments issus du passé, comme les valeurs, les traditions, les statuts, les relations de pouvoir ou les lois peuplent le présent de manière plus ou moins obscure. C’est pourquoi il réfute les représentations tranchées entre « sociétés modernes » et « sociétés traditionnelles ».

Pour lui, les sociétés modernes se comprennent mieux si on les conçoit comme des mélanges dynamiques d’éléments passés et présents, plutôt que comme des nouveautés radicalement différentes du passé.

Le mouvement pendulaire de la culture politique étasunienne

Suivant cette idée, Max Weber montre, par exemple, que les valeurs du protestantisme ascétique qui arrivent en Amérique au 17ème siècle perdurent dans la vie américaine du 20ème siècle. Sous des formes qui sont sécularisées et parfois atténuées, il retrouve le soutien sans ambiguïté au capitalisme, mais aussi un individualisme sûr de lui (croyance forte dans la capacité des individus à forger leur propre destin et à monter dans l’échelle sociale), la méfiance à l’égard de tout État fort, la prédilection pour l’avenir et les « opportunités », l’intolérance envers ce qui est perçu comme incarnant le mal et une grande capacité à former des associations civiles.

A partir de ces différents éléments, Max Weber élabore une représentation dualiste de la société américaine. L’individualisme de « maîtrise du monde » qui sous-tend une activité entrepreneuriale relativement libre à l’égard de la tradition se juxtapose à son contraire apparent, une large sphère civique, nourrie d’idéaux et de valeurs qui tirent les individus loin des calculs égoïstes et qui les guident vers l’amélioration de leurs communautés.

Pour Max Weber ce dualisme entre deux orientations qui semblent contradictoires, l’orientation vers soi et l’orientation vers la communauté, caractérise la culture politique américaine. Même si Max Weber pointe que la corruption politique est particulièrement répandue dans les grandes cités industrielles, il remarque aussi que les vertus civiques héritées du passé y ont un impact sociologique significatif, même lorsqu’elles ne perdurent qu’à l’état de souvenir.

Stephen Kalberg, Les idées, les valeurs et les intérêts: Introduction à la sociologie de Max Weber, La Découverte 2010

Le mouvement pendulaire entre la sphère civique, pénétrée de valeurs éthiques, et l’individualisme accentué de « maîtrise du monde », explique dans une large mesure le dynamisme de la culture politique américaine.

Cette explication n’est pas compatible avec la description de la société capitaliste sous la forme d’une « cage d’acier », régie unilatéralement par des contraintes techniques, administratives et marchandes et qui enferme les relations de solidarité et de fraternité dans la sphère familiale. Ce constat renforce l’hypothèse de Stephen Kalberg selon laquelle la « cage d’acier » constitue un modèle théorique et non la description d’une réalité sociale.

Gilles Sarter

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