Max Weber a exploré la généalogie de la mentalité capitaliste. Il a mis au jour les affinités qui existent, entre cette dernière et l'éthique ascétique protestante.
Le capitalisme moderne et son esprit
"La puissance qui marque le plus le destin de notre vie moderne : le capitalisme."
Si Max Weber dresse ce constat en 1905, c'est que pour la première fois, dans l'histoire de l'humanité, la recherche calculée du gain est devenue l'axe principal, autour duquel s'organisent les sociétés occidentales (bientôt du Monde entier).
Max Weber (1864-1920) est l'un des plus grands sociologues du 20ème siècle. Son œuvre s'impose par son érudition, sa rigueur méthodologique, l'ampleur et la profondeur de ses recherches comparatives des civilisations.
Si le capitalisme compris comme recherche de profits, par des activités commerciales ou artisanales n'est pas nouveau. Son existence est attestée dans de nombreuses civilisations, depuis des époques très reculées.
En revanche, ce qui constitue la nouveauté du capitalisme moderne, c'est le développement concomitant du modèle de l'entreprise capitaliste et d'une mentalité qui lui est spécifique.
L'habitus capitaliste
A lire, le discours de Benjamin Franklin
Cet esprit capitaliste, Max Weber en trouve l’exemplification, dans un texte de Benjamin Franklin. Il s'agit d'un discours, datant de 1736, qui s'ouvre sur la phrase célèbre : "Songe que le temps, c'est de l'argent..."
Franklin y décrit le type idéal du capitaliste.
Il prend les traits d'une personne qui combine tous les moyens et met à profit chaque minute, pour amplifier et accumuler des gains.
L'esprit capitaliste n'est donc pas la simple expression d'un sens commercial. Il s'agit plutôt d'un habitus.
L'habitus capitaliste, c'est une manière d'être, méthodiquement organisée, dans la perspective de satisfaire la recherche de profit.
L'honnêteté, la ponctualité, l'ardeur à la besogne et la tempérance sont des vertus. Mais seulement dans la mesure où elles sont concrètement utiles. Il faut qu'elles apportent du crédit à l'entrepreneur.
Le souverain commandement consiste dans l'obligation de gagner toujours plus d'argent. Ce projet ne s'inscrit pas dans une visée de plaisir ou de jouissance des gains obtenus. Il s'agit bien d'une fin en soi.
L'homme devient tributaire du profit qui est la fin de sa vie.
Ce gain d'argent, dans la mesure où il s'effectue par les voies légales est le résultat de l'assiduité au métier.
Consacrer sa vie à bien accomplir son métier : c'est l'alpha et l'oméga de l'habitus capitaliste.
Le traditionalisme contre l'habitus capitaliste
Weber soutient qu'une telle orientation de la vie a pu paraître sordide et méprisable à l'Homme pré-capitaliste : "Que quelqu'un puisse consacrer le travail d'une vie au seul projet de peser un bon poids d'argent et de biens matériels au moment de la mort, ne semble pouvoir s'expliquer que par l'effet de tendances perverses : l'auri sacra fames." ["L'exécrable soif de l'or." Virgile]
L'être humain ne cherche pas "par nature" à amasser de l'argent et à y consacrer sa vie. Pour que l'habitus capitaliste ait pu s'imposer, il a donc fallu qu'il soit porté, par des groupes d'individus.
C'est l'hypothèse qui est exposée, dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Les éléments fondamentaux de l'habitus capitaliste auraient une affinité avec l'éthique de l'ascèse protestante, notamment calviniste, piétiste, méthodiste et baptiste.
En raison de cette affinité avec leurs idées religieuses, mais aussi parce qu'elles auraient trouvé un intérêt concret à l'adopter, ces communautés puritaines auraient été les vecteurs historiques de la mentalité capitaliste.
La doctrine de la prédestination
C'est, en premier lieu, dans le dogme de la prédestination de Calvin (1509-1564) qu'il faut rechercher le déclenchement du processus de création d'une mentalité favorable au capitalisme.
D'après ce dogme, la grâce de Dieu ne peut être perdue par ceux à qui il l'accorde. Corrélativement, il n'existe aucun moyen d'attirer la grâce de Dieu, sur celui à qui il a décidé de la refuser : ni actions méritoires, ni sacrement, ni prédicateur, ni Église, ni appel au Christ.
Un tel dogme a dû avoir un impact fort sur l'état d'esprit des croyants. En effet, ils se trouvaient dépossédés de tous moyens d'accéder à ce qui était la grande affaire de leur vie : le salut éternel.
Les calvinistes commencèrent alors à rechercher, dans le monde, des signes tangibles de leur élection. Pour lutter contre l'incertitude et l'angoisse, ils voulurent contrôler leur état de grâce. A cette fin, ils cherchèrent à comparer leurs dispositions et leurs conduites, à celles que la Bible attribue aux élus.
Le métier comme vocation divine
Ici intervient une autre notion importante, celle de Beruf. Elle est due à Luther (1483-1546). Dans sa traduction de la Bible en allemand, il propose une nouvelle interprétation, qui évoque le métier (Beruf) comme vocation (Berufung) ou comme mission, donnée par Dieu.
Il en découle l'expression d'un dogme central, pour tous les courants protestants.
Il n'est qu'un moyen de vivre qui agrée à Dieu : l'accomplissement exclusif des devoirs, qui découlent pour chacun, de sa position dans le monde.
Pour Luther, la répartition des Hommes, dans les différents états et métiers existants, est une émanation directe de la volonté de Dieu. L'accomplissement du devoir au sein des métiers temporels est la forme la plus haute que puisse revêtir l'activité morale de l'homme :
"Si un homme est vaillant dans son métier, il pourra se présenter devant des rois." (Luther)
L'ascèse puritaine du métier
Dès lors, pour les protestants puritains, l'exercice sans relâche d'un travail diligent constitua le meilleur indice d'élection.
Le fait de rechigner au travail est a contrario le symptôme de l'absence d'élection.
Le croyant n'étant jamais totalement rassuré, il cherche des signes. Il organise méthodiquement sa vie autour de son métier. Autodiscipline, rigueur, calcul, conscience dans le labeur forment un tout cohérent. Il tente ainsi de soulager son angoisse.
Le puritain en vient finalement à considérer qu'il travaille pour la gloire de Dieu. Le protestantisme a fait sortir l'ascétisme chrétien des monastères. La vie méthodique consacrée à Dieu n'est plus l'apanage des moines.
Le puritain vit lui aussi une vie d'ascète, mais dans le monde séculier. Elle est toute dédiée au divin, par la consécration méthodique au métier-vocation.
Affinités entre ascèse protestante et capitalisme
Les principaux éléments de l'habitus capitaliste, tel que nous l'avons décrit précédemment, sont précisément ceux qui sont contenus dans l'ascèse puritaine du métier.
En premier lieu, le rapport au travail. Prescrit par Dieu, il est la fin en soi de la vie. Le croyant fait face à une exhortation permanente à travailler, sans relâche et durement.
La relation au temps. Dilapider son temps est le premier et le plus grave des péchés. Le temps de la vie est infiniment bref et précieux. Seule l'action permet de conforter sa propre vocation et d'augmenter la gloire de Dieu.
La volonté d'enrichissement. Elle n'est pas moralement condamnable. Au contraire, c'est le signe d'une bénédiction divine. Quand l'enrichissement provient de l'exercice du métier, il devient même un véritable commandement. La richesse n'est condamnable que lorsqu'elle incite à l'oisiveté et à la jouissance coupable des plaisirs charnels.
Le réinvestissement des gains, dans l'activité économique. L'éthique ascétique conjugue la restriction de la consommation et la libération de l'aspiration au profit. Cette conjonction favorise la constitution d'un capital et son réinvestissement, afin d'accroître les gains.
L'esprit ascétique puritain présente de surcroît deux autres homologies avec la mentalité capitaliste moderne.
La justification des inégalités. Par l'assurance réconfortante que la répartition inégale des biens de ce monde est l’œuvre de la Providence divine. Calvin a énoncé ce principe. Le "peuple", la masse des ouvriers et des artisans doit être maintenue en état de pauvreté, pour rester obéissante envers Dieu.
La justification des bas salaires. L'idéologie ascétique protestante donne une nouvelle portée à l'idée - déjà présente dans les autres confessions chrétiennes - que le travail assidu, même peu rétribué, agrée particulièrement à Dieu. Notamment, chez ceux auxquels la vie n'a pas offert d'autre chance.
Capitalisme et utilitarisme matériel
D'après Max Weber, les composantes majeures de l'habitus capitaliste et donc de notre civilisation moderne sont contenues dans l'ascétisme puritain du métier. Aujourd'hui - mais déjà bien avant l'époque à laquelle Max Weber écrit - ces différentes composantes ont perdu leur sens religieux, en se généralisant.
Un effet de la Réforme fut que l'ascèse religieuse sortit des monastères. L'entrepreneur puritain voulait transformer le monde, à la gloire de Dieu.
A partir du moment où l'ascèse du métier s'étendit et commença à agir sur notre monde, les biens matériels acquirent un pouvoir croissant sur l'Homme.
L'utilitarisme religieux a été évincé par l'utilitarisme matérialiste. Le capitalisme autonomisé a contribué à saper les fondements religieux qui avaient favorisé son émergence.
Pour en savoir plus, lire aussi notre article sur la sociologie de la compréhension de Max Weber
Ce qui reste. La restriction de la vie à un travail spécialisé. Elle était un choix pour le puritain. Elle est devenue une obligation.
Et la compulsion au travail :
"L'idée d'accomplir son devoir à travers une besogne hante désormais notre vie, tel le spectre de croyances religieuses disparues."
© Gilles Sarter
j’ai commencé récemment à découvrir les articles de ce site que je trouve très remarquables, continuez
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