L’étude de la bureaucratie est une pièce centrale de l’œuvre de Max Weber. Dans la conception wébérienne, le type idéal de la bureaucratie et son articulation à la domination légale et à la démocratie de masse permet de mieux cerner un certain nombre de caractéristiques des sociétés modernes.
Domination légale et rationalité formelle
Max Weber associe l’étude des formes d’administration à celle des formes de domination. Un type d’administration est abordé à partir du type de domination auquel il est intrinsèquement lié. « Toute domination se manifeste et fonctionne comme administration. Toute administration a besoin d’une forme quelconque de domination. » Le type idéal de la bureaucratie est la forme d’administration adaptée à l’exercice de la domination légale. C’est donc par référence à celle-ci qu’il se comprend.
Par ailleurs, l’étude de la bureaucratie trouve sa place dans la réflexion de Max Weber sur la modernité. Elle est menée en comparaison avec les moyens prémodernes d’administration, les structures patriarcales associées à la domination traditionnelle et l’administration patrimoniale associée à la domination charismatique. Cette analyse comparative aide à clarifier les « traits distinctifs du rationalisme occidental ». Et ce d’autant plus que, dans les sociétés modernes, la bureaucratie est présente, à la fois, dans les institutions étatiques, en tant qu’ « autorité constituée » et dans les entreprises capitalistes. Elle transcende donc les frontières du public et du privé.
Les raisons du succès de la bureaucratie tiennent à celui de la rationalité formelle dont elle applique les principes. Cette dernière est fondée sur l’application méthodique de règles et de procédures qui permet la calculabilité et la prévision. Instrument privilégié de la domination légale, la bureaucratie fonctionne par obéissance à des principes généraux et non à des personnes. Elle prospère donc sur la base d’un droit écrit. Ce mode de fonctionnement méthodique et légal fait de la bureaucratie un outil particulièrement bien adapté au monde technico-économique moderne et à l’entreprise capitaliste qui réclame « calculabilité du résultat » (comptabilité) et prévisibilité.
Comme une machine
A ce stade, il est important de préciser que Max Weber ne dit pas seulement que la bureaucratie bénéficie d’une supériorité technique. Il précise que cette supériorité est « purement technique » et , non pas, adéquate à toutes les tâches. Sa perfectibilité technique est liée à l’idée de « maximum de rendement ». Le « mécanisme bureaucratique pleinement développé » se compare aux autres formes d’administration comme une « machine » se compare « aux modes non mécanique de production des biens ».
Max Weber évoque la rationalisation bureaucratique comme opérant « une révolution de l’extérieur ». Elle va des choses et des ordres aux hommes. Elle s’oppose ainsi au charisme qui provoque une « transformation révolutionnaire » partant de l’intérieur des hommes eux-mêmes. La bureaucratie est d’autant plus propice au capitalisme qu’à l’inverse du charisme, elle se déshumanise davantage. Elle exclut dans l’accomplissement de ses fonctions l’amour, la haine et tous les éléments d’ordre affectif qui échappent au calcul. La culture moderne prétend à l’expertise non impliquée personnellement. Cette description du type idéal de la bureaucratie sert à cerner une tendance profonde de la modernité. Elle attire ainsi l’attention sur une dimension cruciale de la civilisation occidentale.
Une autre originalité cruciale de la bureaucratie en tant que mode d’administration typique de la « modernité » concerne la séparation entre la sphère privée et la fonction. Cette dissociation des fonctions et des ressources est consubstantielle au monde moderne. Déjà signalée par Karl Marx au sujet des ouvriers dépossédés des moyens de production, elle s’applique, en réalité, à tous les travailleurs dont l’activité professionnelle s’exerce dans une organisation hiérarchisée qu’elle soit publique ou privée. Ces travailleurs sont séparés des ressources effectives d’exploitation à l’usine mais aussi à l’école, à l’armée, dans les laboratoires de recherche ou dans les partis politiques. Cette séparation est un principe décisif de structuration des sociétés occidentales modernes.
Dilemmes de la bureaucratie et de la démocratie
La bureaucratie entretient des rapports complexes avec la démocratie de masse. D’un côté, elle participe à son développement. D’abord, son principe de fonctionnement basé sur l’application de règles générales exclut, en principe, les privilèges et le traitement des problèmes au cas par cas. Ensuite, le mouvement de démocratisation de masse tend à imposer la bureaucratisation de l’État et des partis politiques, en mettant fin à l’administration par les notables et à la prépondérance de leurs cercles locaux. Enfin, il y a une affinité entre la bureaucratie et la démocratie relativement à l’expansion d’un système éducatif qui sanctionne l’acquisition d’une formation professionnelle par un examen spécifique.
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Ce développement cependant aboutit à des effets contradictoires. Quand le diplôme prend la place de la preuve de noblesse, il devient la base de différences de statuts. En effet, le prestige qu’il confère s’accompagne de la monopolisation de positions socialement et économiquement avantageuses. Une « couche privilégiée » finit par émergée dans l’administration publique et les entreprises capitalistes. Si l’on prend en considération la durée et les coûts induits par la préparation des examens, ce phénomène conduit à désavantager « les talents au profit des possédants ». Les différences d’éducation deviennent le principal facteur d’apparition des inégalités. Et l’examen produit des effets contraires à la démocratisation.
Régime des fonctionnaires
Max Weber formalise sa vision de l’opposition entre bureaucratie et démocratie par la description du « régime des fonctionnaires ». Dans ce régime, les fonctionnaires occupent des postes de direction. Cet accaparement du pouvoir politique induit de lourdes conséquences parce que le fonctionnaire n’est pas préparé à assumer ce rôle. Pour Max Weber, les aptitudes attendues du bureaucrate s’opposent à celles du politique. Alors que le premier est tenu par son devoir d’obéissance à sacrifier son avis et ses convictions lors de l’exécution d’un ordre, le second doit se sentir personnellement responsable des mesures qu’il prend quitte à renoncer à ses fonctions s’il ne parvient pas à faire prévaloir ses vues.
Mais le « régime des fonctionnaires » ne se réduit pas au cas de l’occupation des fonctions dirigeantes. Il s’instaure dès que la faiblesse de la direction politique laisse les fonctionnaires déterminer les grandes orientations. C’est le cas, par exemple, quand un Parlement se trouve désarmé face à la bureaucratie, en raison d’un accès insuffisant à l’information pertinente. Or Max Weber avance que la bureaucratie se caractérise par une tendance à éliminer toute publicité donnée aux affaires traitées. Si la confidentialité est légitime dans certains domaines, elle s’étend cependant au-delà et exprime « les purs intérêts de puissance de la bureaucratie ».
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L’extension du pouvoir des bureaucraties publiques et privées n’est pas sans solution. Le principe fondamental consiste à les soumettre de manière effective à une ou des autorités qui n’émanent pas d’elles-mêmes. Toute bureaucratie exige d’être confrontée à des formes de contre-pouvoir. Max Weber pose comme principe que dans un monde où elles ne cessent de se développer l’un des moyens les plus efficaces pour les juguler consiste à en opposer les diverses composantes entre elles : bureaucraties privées contre publiques, étatiques contre partisanes et partisanes entre elles pour la suprématie électorale… Jean-Marie Vincent (Max Weber ou la démocratie inachevée, 1998, p.105) avance même qu’il y a chez le sociologue allemand « une théorie de la démocratie de masse comme concurrence oligopolistique entre des partis bureaucratisés ».
Source: François Chazel, Aux fondements de la sociologie, Presses Universitaires de France, 2000
Gilles Sarter