la convergence des luttes essai de typologie pour la critique sociale

Convergence des Luttes : Quels Objectifs?

Convergence des luttes. Bien que plus ancien, l’usage de l’expression est répandu, depuis les grèves de 1995. Plus proche de nous, en 2016, elle a été très utilisée dans le cadre du combat pour la protection du code du travail et de Nuit Debout. L’expression est explicite. Il s’agit de mettre ensemble des luttes afin de les faire converger vers un but commun.

Actuellement, la question de la concrétisation de cette stratégie est au centre de nombreux débats. Les convergences envisagées concernent au premier chef le mouvement des Gilets Jaunes, les personnels en grève des secteurs public et privé, les associations et collectifs de citoyens mobilisés contre le racisme, le sexisme, les violences policières, pour l’écologie mais aussi certains syndicats et partis politiques…

La convergence vise la mise en place d’un front uni, entre des acteurs qui semblent a priori avoir des objectifs communs.

Typologie des conflits politiques

Or c’est justement cette notion d’objectif qui mérite d’être clarifiée car en réalité elle ne va pas toujours de soi. Pour ce faire, on peut notamment s’appuyer sur les travaux que Robert Alford et Roger Friedland ont mené sur les conflits politiques.

Dans The Powers of Theory: Capitalism, the State, and Democracy (Cambridge University Press, 1985), les deux auteurs développent une typologie des conflits politiques, dans les sociétés capitalistes. Cette typologie permet de distinguer trois types d’objectifs qui sont en lien avec des luttes d’ordre systémique, institutionnel ou situationnel.

Pour illustrer leur théorie, R. Alford et R. Friedland utilisent la métaphore du jeu.

Luttes systémiques : quel jeu ?

Les conflits de niveau systémique peuvent être illustrés par la question du choix du jeu qui doit être joué. Imaginons un groupe d’amis qui décident de jouer ensemble. Ils possèdent un ballon. Ils peuvent jouer au football, au volley ou au basket-ball. Un débat s’engage entre les tenants des différentes options afin de déterminer à quel jeu ils vont jouer.

Les luttes sociales et politiques d’ordre systémique concernent le type de système social qui doit prédominer.

Dans les luttes systémiques s’affrontent révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Actuellement, elles s’articulent autour de trois grands axes politique, économique et écologique.

C’est ainsi que les mouvements qui s’inscrivent dans les traditions anarchistes, marxistes, communistes ou socialistes militent pour une sortie de l’économie capitaliste. Le Réseau Salariat et Bernard Friot, par exemple, proposent un modèle d’économie reposant sur l’appropriation collective des moyens de production et l’établissement d’un salaire à vie universel.

Sur le plan politique, ces mêmes penseurs et activistes avancent que l’économie capitaliste n’est pas compatible avec des institutions authentiquement démocratiques. Leur argument principal est qu’un individu aliéné économiquement ne peut pas être souverain sur le plan politique.

Concrètement, notre système politique actuel correspondrait plutôt à une oligarchie élective. Le changement systémique auquel aspirent ces militants concerne la mise en place d’une démocratie véritable. Par exemple, les tenants du municipalisme promeuvent l’établissement d’assemblées citoyennes qui décident au niveau local, qui se fédèrent à plus grande échelle et qui désignent des représentants facilement révocables.

Certains mouvements ajoutent en plus, la demande de changements systémiques d’ordre écologique. Zadistes ou militants de l’Écologie Sociale, ils prônent, tout à la fois, la sortie du modèle économique capitaliste, la mise en place d’une démocratie directe et l’abandon de la posture dominante de l’être humain vis-à-vis de son « environnement ».

Leur paradigme est illustré par le mot d’ordre : « Nous sommes la nature qui se défend ».

Luttes institutionnelles : quelles règles?

Le conflit sur le pouvoir institutionnel concerne la question des règles qui sont appliquées dans un jeu donné. Si des amis décident de jouer au basket-ball, quelles règles décident-ils d’appliquer ? En principe le jeu se joue sur deux paniers. Certains participants veulent appliquer cette règle car l’espace de jeu s’en trouve élargi. Mais d’autres membres du groupe ne veulent pas trop courir et préfèrent jouer sur un seul panier…

Les réformistes et les réactionnaires luttent pour le pouvoir institutionnel. Par exemple, le jeu de l’économie capitaliste peut être joué selon différentes règles. Elles sont importantes parce qu’elles offrent des avantages et des inconvénients aux différents types de joueurs qui sont impliqués dans le jeu (propriétaires d’empires industriels, patrons de petites entreprises, employés, chômeurs…) .

Ces questions peuvent se poser pour des variations à grande échelle. D’un côté, une économie capitaliste néolibérale, avec un État garant des intérêts des grandes entreprises et des établissements financiers, sans filet de sécurité pour les travailleurs, avec des services publics réduits et un développement du capital privé fondé sur une appropriation des biens communs (autoroutes, aéroports, barrages hydroélectriques…). De l’autre côté, un capitalisme du Welfare state qui essaie de concilier les intérêts des employés et des employeurs, qui met à disposition de tous des services d’utilité sociale et qui protège les communs.

Dans le cadre des sociétés capitalistes actuelles, ces variations concernent aussi le domaine politique. D’un côté, les États autoritaires gouvernent par ordonnances, réduisent les Assemblées à des théâtres d’ombres, contrôlent directement le pouvoir judiciaire et répriment les contestations. D’un autre côté, les État sociaux-démocrates sont plus ouverts au dialogue et au compromis. Ils respectent l’indépendance de la justice ainsi que l’équilibre des trois pouvoirs.

Luttes situationnelles : quels mouvements ?

Les conflits d’ordre situationnel concernent les mouvements des joueurs dans le cadre de règles données. Il s’agit du jeu tel qu’il s’engage concrètement. Chaque équipe, au cours de la partie de basket-ball, essaie de prendre l’avantage sur l’autre, de s’emparer et de conserver le ballon, de marquer des points…

Sur le plan politique et social, ces luttes peuvent concerner la défense ou la conquête d’intérêts collectifs, dans le cadre des règles fixées par l’économie capitaliste : revendications portant sur les niveaux des salaires, l’âge de la retraite, la détermination des taux d’imposition, la suppression de certaines taxes… Dans le même ordre d’idée, les revendications contre les discriminations et les violences policières, contre les grands projets inutiles, pour l’égalité salariale entre femmes et hommes… sont d’ordre situationnel.

Typologie et complexité du réel

Bien sûr les sociétés réelles sont très complexes. Il n’est pas toujours évident de trancher entre ce qui représente un changement de règles dans le système et ce qui représente un changement de jeu. Par exemple, l’addition de changements d’ordre socialiste dans l’organisation économique pourrait être interprétée comme une transformation (systémique) de la nature du jeu capitaliste, par des changements graduels (institutionnels) de ces règles.

De la même manière, il n’est pas toujours facile de déterminer si le combat d’une organisation porte plus sur la dimension systémique, institutionnelle ou situationnelle.

Cette détermination est d’autant plus délicate à opérer dans le cas de grandes structures. Les partis politiques ou les syndicats sont souvent parcourus par diverses tendances. Et les engagements des militants peuvent être sous-tendus par l’aspiration à une société plus juste aussi bien que par la défense de revendications immédiates.

Comme toutes les typologies celle de R. Alford et R. Friedland nous offre des éclairages ou des points de vue sur la réalité sociale. Elle ne peut pas rendre compte de l’entière complexité du réel.

Jaune couleur de la convergence

Parlant de point de vue sur la réalité, la convergence des luttes peut être envisagée par son sommet ou par sa base. Par le sommet, les organisations qui agissent comme des personnes morales essaient de s’entendre pour signer des tribunes et des revendications communes ou encore pour appeler à des actions collectives (grève générale…).

Mais si on envisage la convergence par la base, alors il faut constater que le mouvement des Gilets Jaunes constitue en lui-même une forme de convergence des luttes.

En effet, le mouvement rassemble, dans le cadre d’actions collectives, des personnes qui militent ou pas, dans des syndicats, partis politiques, associations et collectifs. Les objectifs de ces personnes prises individuellement sont d’ordres systémique, institutionnel ou situationnel. Cependant, au jour le jour, dans des assemblées, sur des ronds-points, à travers le Vrai Débat…, ils élaborent les revendications qu’ils portent ou vont porter ensemble.

© Gilles Sarter

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