Le projet d’une sociologie émancipatrice, telle que Erik Olin Wrigth l’envisage, s’articule autour de deux grandes idées. Le substantif « sociologie » indique la nécessité de procéder à une investigation scientifique du monde social. Le qualificatif « émancipatrice » précise que le questionnement sociologique s’effectue au profit d’un projet d’émancipation humaine ou, tout au moins, d’une remise en question des rapports sociaux de domination ou d’oppression.
Sociologie émancipatrice
L’investigation sociologique vise non seulement à mettre au jour les agencements sociaux qui causent des préjudices ou des souffrances. Mais, elle prend aussi en charge l’étude d’agencements alternatifs à ceux qui entravent l’épanouissement des individus.
Il est évident que l’évaluation critique des modalités d’organisation sociale présuppose d’adopter une visée normative.
Le caractère préjudiciable d’un agencement ou d’une institution ne peut être évoqué que si l’on bénéficie d’hypothèses relatives aux conditions de pleine réalisation de l’être humain.
Or cette réflexion concerne le champ de la critique sociale plutôt que celui de la sociologie. Erik Olin Wright assume pleinement ce constat et entreprend une réflexion d’ordre normatif, en parallèle à ses investigations sociologiques proprement dites.
Définir l’émancipation
Pour commencer, E.O. Wright rappelle que le terme « émancipation » peut prendre deux acceptions. La première est négative et concerne, comme on l’a dit, l’élimination des différentes formes d’oppression ou de domination qui pèsent sur les êtres humains. C’est ainsi que l’on parle de l’émancipation des esclaves, des femmes, des colonisés, des travailleurs…
Le second sens d’« émancipation » est positif. Il fait référence à l’acte de construction de conditions sociales qui favorisent l’épanouissement humain.
La notion d’épanouissement peut se comprendre grâce à l’idée de santé. La santé représente davantage que l’absence de maladie. Elle englobe l’idée de vitalité qui permet de vivre énergiquement. De même l’épanouissement inclut la concrétisation de capacités, pas seulement l’abolition de contraintes.
Dès lors, ce sont ces conditions d’épanouissement qu’il s’agit de définir, aussi précisément que possible. Pour E.O. Wright, elles relèvent de l’application des principes de justice sociale, de justice politique et de solidarité.
Justice sociale
La justice sociale garantit aux individus un accès large et égal aux moyens matériels et sociaux indispensables à la réalisation d’une vie épanouissante. La vie épanouissante est entendue comme permettant à l’individu de développer ses capacités, de sorte qu’il puisse réaliser ses objectifs et aspirations.
L’idée de garantir un accès large et égal aux moyens nécessaires à l’épanouissement des individus est plus forte que l’idée d’égale opportunité. Cette dernière suggère que tous les individus possèdent des chances équivalentes au départ et qu’ils sont responsables de la manière dont ils valorisent ou gâchent ces dernières.
L’accès égalitaire aux conditions d’épanouissement, tout au long de la vie, définit mieux les contours d’une société juste, dans la mesure où au cours de leur existence les gens peuvent se fourvoyer ou être victimes d’événements indépendants de leur volonté.
Dans une société qui réunit les conditions d’application de la justice sociale, l’échec à réaliser des aspirations individuelles ne peut être imputé à un manque d’accès aux moyens nécessaires à cette réalisation.
Justice politique et Solidarité
La justice politique, selon E.O. Wright, doit concilier la possibilité d’exercer les libertés individuelles et la démocratie. D’une part, les individus doivent être en mesure de décider librement pour ce qui les concerne à titre individuel. D’autre part, ils doivent pouvoir participer aux décisions qui les engagent en tant que membres de la collectivité.
La notion de solidarité implique l’idée que les gens devraient coopérer, pas seulement par intérêt personnel, mais aussi par souci du bien-être d’autrui.
La solidarité tient une place importante dans la réalisation d’une vie épanouissante. Quand elle est suffisamment forte au sein d’une collectivité, les différents membres se sentent moins vulnérables. En agissant de manière solidaire, ils donnent aussi un sens fort à leur vie.
Par ailleurs, la solidarité peut jouer un rôle de premier ordre dans la mise en œuvre de la justice sociale et politique. En effet, pour les individus qui se sentent concernés par le bien-être d’autrui, il est plus facile d’accepter un principe comme « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Quant à la délibération démocratique, elle ne peut prendre toute son ampleur que si les individus engagés se soucient du bien commun et de la recherche du consensus.
Utopies réelles
L’investigation des agencements et des rapports sociaux au sein des sociétés capitalistes constitue le premier volet de la sociologie émancipatrice telle que l’envisage E.O. Wright. Les résultats de cette démarche empirique permettent de vérifier dans quelles mesures les conditions de réalisation de la justice sociale, de la justice politique et de la solidarité y sont ou non réunies.Lire l’article sur les relations d’exploitation, de domination et d’oppression
Il est évident qu’elles ne le sont pas partout où les relations sociales prennent la forme de rapports d’exploitation, de domination ou d’oppression.
Le second volet concerne la proposition d’agencements sociaux alternatifs à ces derniers.
Pour ce faire, la sociologie de l’émancipation réalise une étude empirique du déjà-là émancipateur. Elle examine parmi les modalités d’organisation sociale existantes, celles qui favorisent l’épanouissement humain.
Ce versant de la sociologie de l’émancipation, E.O. Wright l’appelle le « Projet Utopies Réelles ». A travers le monde, des expériences sociales existent qui actualisent les principes de justice sociale, de justice politique et de solidarité.
A partir de l’étude de ces expériences concrètes, la sociologie peut apporter son soutien à l’élaboration d’alternatives réalisables et substituables aux agencements sociaux qui entravent l’épanouissement humain.
© Gilles Sarter