Le salaire est l’une des institutions qui permettra d’en finir avec le capitalisme. C’est la thèse défendue par Bernard Friot.
Salaire direct et cotisation
Si cette idée nous paraît contre-intuitive a priori, c’est parce que notre imaginaire collectif est dominé par la convention capitaliste du travail. Cette convention tend à assimiler salaire et « salaire direct ». Le salaire direct, c’est la somme d’argent que l’employeur verse sur le compte en banque de son employé à la fin de chaque mois. Il est parfois envisagé comme un pouvoir d’achat mais aussi comme la rétribution du travail qu’a fourni le salarié.
Mais, le salaire ce n’est pas seulement le salaire direct. C’est aussi l’ensemble des cotisations sociales payées par l’employeur. Ces cotisations servent à financer les indemnités de chômage, les pensions de retraite, les allocations familiales et des prestations de santé.
Le salaire comme cumul du salaire direct et de la cotisation est une conquête que les travailleurs ont gagné par la lutte contre les détenteurs de la propriété lucrative, au cours des 19ème et 20ème siècles.
Si le salaire est subversif vis-à-vis du mode capitaliste, c’est parce qu’il repose sur une conception de la valeur économique qui est différente de celle que la logique capitaliste veut imposer.
Conceptions de la valeur
Selon la conception capitaliste, la valeur est incorporée dans des marchandises qui sont produites par de la force de travail qui est achetée par les propriétaires des moyens de production, sur le marché du travail.
Selon cette conception de la valeur, le travail se limite au travail lucratif.
L’imaginaire capitaliste tend à dénier la qualité de « travail » à toutes les activités effectuées, en dehors du processus de fructification du capital.
Ainsi, une personne « travaille » lorsqu’elle est rémunérée pour mettre en valeur la propriété lucrative (usines, machines, outils…). Même si son activité consiste à fabriquer des médicaments qui tuent ou à acheminer des déchets polluants en Afrique, elle contribue cependant à produire de la valeur du point de vue capitaliste.
En revanche, la même personne ne « travaille » pas lorsqu’elle confectionne des confitures pour ses petits-enfants, ni quand elle prend soin d’un parent impotent ou quand elle participe à des activités de soutien scolaire dans son quartier. Pourtant ces différentes activités constituent bien du travail concret. Elles produisent des biens et des services qui ont une valeur concrète pour ceux qui en bénéficient. Cependant, elles ne font pas fructifier la propriété lucrative d’un capitaliste.
Salaire socialisé
Alors pourquoi l’institution sociale du salaire est-elle subversive ? C’est parce que les cotisations sociales permettent de constituer du salaire socialisé qui est versé à des gens qui n’exercent pas un travail lucratif. Selon la logique capitaliste, les chômeurs, les retraités, les personnes en congé parental ou en incapacité de travailler ne devraient pas percevoir de salaire car elles ne produisent pas de la valeur marchande.
Aussi afin d’occulter sa qualité subversive, l’imaginaire capitaliste présente le salaire socialisé comme une rétribution ex post.
Selon cette conception, la pension de retraite, l’indemnité chômage viendraient rémunérer des efforts (mesurés en temps) qui auraient été produits avant la période de la mise en retraite ou au chômage.
Cette idée est entretenue par la formule : « Vous avez cotisé donc vous avez droit. » Depuis trente ans au moins, l’effort essentiel des gouvernements successifs consiste à mener des politiques qui tendent à transformer cet imaginaire en réalité concrète.
Lire l’article « Régime de retraite et Démocratie
La fameuse retraite à points ne vise rien d’autre. Dans un tel système, les employés se verront attribuer des points dont le nombre sera déterminé en fonction de leur temps de travail lucratif. Au moment de leur retraite, ils échangeront ces points contre du pouvoir d’achat.
Ces conceptions et ces politiques constituent une véritable perversion du salaire socialisé tel qu’il a été conçu et institutionnalisé au cours des deux derniers siècles.
Salaire à la qualification
B. Friot, L’enjeu du salaire, Éditions La Dispute, 2012 En effet, le
salaire ne vient pas récompenser une dépense de force de travail mesurée en temps. Plutôt, il reconnaît une capacité à produire de la valeur économique, en fonction de la qualification de la personne. En la matière, le modèle de référence est celui de la fonction publique. Le salaire est fonction du grade de la personne et non du poste occupé. Dans le secteur privé, cette logique s’exerce quand une qualification est attachée à un poste de travail. Le salaire est fonction de la fiche de poste mais pas seulement de la durée de travail.
Pour le salaire socialisé (pensions, indemnités…), le principe appliqué est identique. Pour le fonctionnaire, la pension de retraite est la continuation de son « salaire d’activité ». C’est la même chose dans le secteur privé quand la pension est proche des salaires perçus, avant la retraite. Dans tous les cas, le salaire socialisé n’est jamais la contre-partie d’un effort produit ex ante. Il est au contraire attaché au grade ou à la qualification de la personne. A l’heure actuelle, les pensions sont encore pour les trois quart (240 sur 320 milliards d’euros) la poursuite du salaire et non la contrepartie de cotisations.
Enjeu de la maîtrise de la valeur
Pour quelle raison la classe capitaliste s’acharne-t-elle à démolir l’institution du salariat ? Ce qui est en jeu, selon Bernard Friot, ce n’est pas la répartition de la richesse entre salaire et rémunération du capital.
Le véritable enjeu se situe en amont, il s’agit de la maîtrise de la décision économique et de la souveraineté sur le travail. C’est la capacité de décider ce qui a de la valeur, ce qui doit être produit, comment cela doit être produit et par qui.
Dans le mode capitaliste, les travailleurs sont relégués au statut de mineurs sociaux. Seuls les détenteurs de la propriété lucrative détiennent le pouvoir de décider. Et seuls travaillent ceux qui mettent en valeur le capital. A ces « travailleurs », les capitaliste disent : « Nous vous devons une rétribution en échange de votre travail et après cela nous sommes quittes. Nous décidons pour tout le reste. »
La réforme du salaire attaché à la qualification de la personne reconnaît aux travailleurs la capacité de décider de la production. Le salaire continué pendant la retraite, pendant les périodes de chômage ou de congé parental confirme que la personne libérée du travail lucratif continue malgré tout de contribuer par son travail concret à l’économie collective.
Avec le salaire universel à vie, Bernard Friot entrevoit la possibilité d’émanciper les individus du pouvoir du capital.
En élargissant à tous les adultes l’attribution d’un salaire à vie (selon des modalités qu’il faudrait détailler dans un autre article) on entamerait un processus de démocratisation de la décision économique. Les individus n’étant plus pieds et poings liés au travail lucratif, ils auraient la possibilité de se concerter de manière démocratique sur ce qui vaut d’être produit et sur la manière de le produire.
Gilles Sarter